Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

Cour fédérale

 

Federal Court


Date : 20120111

Dossier : T-730-11

Référence : 2012 CF 34

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 janvier 2012

En présence de madame la juge Bédard

 

 

ENTRE :

 

MOHAMMAD MAHMOU TAWFIQ ET KHALEDA MOHSEN KHALED

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs ont la citoyenneté syrienne. Ils ont été admis comme réfugiés au Canada et, le 12 mai 2005, ils ont obtenu le statut de résidents permanents. Ils ont trois enfants; leur fils aîné est né en 2003, en Jordanie; leur second garçon est né au Canada en décembre 2005, et leur fille est aussi née au Canada. La date de naissance de celle-ci n’est pas précisée dans le dossier, mais elle est née après la période utile à la présente procédure.

 

[2]               Le 12 juin 2008, chacun des demandeurs a présenté une demande visant l’obtention de la citoyenneté canadienne. Dans sa demande, M. Tawfiq a déclaré qu’il a été absent du Canada pendant 21 jours au cours de la période de référence pour le calcul de sa résidence. Il a été absent en octobre 2007, parce qu’il est allé rendre visite à ses parents en Jordanie. Mme Khaled a déclaré qu’elle n’avait pas quitté le Canada depuis son arrivée en mai 2005.

 

[3]               Le 15 mars 2011, la juge de la citoyenneté, Mme Renée Giroux, a rendu deux décisions de refus d’attribution de la citoyenneté canadienne aux demandeurs au motif qu’ils n’avaient pas satisfait à la condition de résidence énoncée dans la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi]. Les demandeurs interjettent appel de ces décisions.

 

I. Les décisions soumises au contrôle

[4]               La juge de la citoyenneté a conclu que les demandeurs n’avaient pas satisfait à la condition énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, lequel exige que les demandeurs aient résidé au moins trois ans au Canada dans les quatre ans qui ont immédiatement précédé la date de leurs demandes de citoyenneté. Dans les deux cas, la juge de la citoyenneté a adopté le critère de la présence physique établi dans la décision Pourghasemi (Re) (1993), 62 FTR 122, 39 ACWS (3d) 251 (1re inst), mais elle n’a pas été convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs avaient résidé au Canada autant de jours qu’ils l’ont déclaré dans leurs demandes. Dans les deux cas, la juge de la citoyenneté a conclu qu’il y avait trop peu d’éléments probants pour tirer une conclusion de présence physique au Canada. Elle a décidé que le nombre de jours que les deux demandeurs ont passés au Canada demeure inconnu et non vérifiable et, par conséquent, a conclu qu’ils n’avaient pas satisfait à la condition de résidence.

 

[5]               La juge de la citoyenneté a rendu des motifs distincts pour chacune des demandes, et elle y a évoqué la preuve documentaire produite par les demandeurs à l’appui de leurs demandes de citoyenneté, ainsi que le témoignage qu’ils ont donné durant leurs entrevues avec elle. Dans les deux ensembles de motifs, la juge de la citoyenneté a noté que la documentation présentée par les demandeurs à l’appui de leurs demandes n’était pas très utile pour l’établissement d’une présence physique continue au Canada pendant la période de référence. Plus précisément, elle a fait mention de documents tels que des relevés de compte bancaire conjoint, des documents financiers, quelques attestations de rendez-vous chez le médecin, des factures de services publics et d’autres documents semblables. Dans les deux décisions, la juge de la citoyenneté a relevé que depuis leur arrivée au Canada, les demandeurs ont suivi quelques cours de langue, mais elle a principalement mis l’accent sur le fait que les demandeurs n’avaient pas d’emploi garanti depuis qu’ils ont obtenu le droit d’établissement au Canada, et qu’ils vivaient grâce aux prestations d’assurance sociale. Elle a conclu que cette situation, en particulier, n’aidait pas véritablement à prouver leur résidence au Canada. La juge de la citoyenneté a aussi mis en doute le contrat de location de l’appartement dans lequel M. Tawfiq et sa famille vivaient. L’immeuble d’habitation appartient au frère de M. Tawfiq, un citoyen canadien qui réside à l’étranger depuis 2006. La juge de la citoyenneté a en outre fait remarquer que les demandeurs n’ont fait mention d’aucune participation communautaire ou implication sociale ou sportive au Canada.

 

II. Les questions en litige

[6]               Dans leur appel, les demandeurs ont soulevé les trois questions en litige suivantes :

a) La juge de la citoyenneté a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a examiné si les demandeurs satisfaisaient à la condition de résidence physique?

b) La juge de la citoyenneté a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a omis de prendre en compte les facteurs de résidence très subjectifs dûment énoncés dans la décision Koo (Re) (1992), [1993] 1 FC 286, 59 FTR 27, si elle n’était pas convaincue que les demandeurs satisfaisaient au critère de présence physique?

c) Les commentaires de la juge de la citoyenneté à l’audience et ses considérations dénuées de pertinence dans ses motifs écrits soulèvent-ils une crainte raisonnable de partialité?

 

[7]               Je suis convaincue que le présent appel devrait être accueilli sur le fondement de la première question et, par conséquent, je ne statuerai pas sur les deuxième et troisième questions.

 

III. La norme de contrôle

[8]               Les deux parties soutiennent, et j’en conviens, que les décisions des juges de la citoyenneté sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir El-Khader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 328, aux paragraphes 8 à 10 (disponible sur CanLII) [El-Khader]; Raad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 256, 97 Imm LR (3d) 115, aux paragraphes 20 à 22 ; Chaudhry  c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 179, 384 FTR 117, aux paragraphes 18 à 20; Hao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 46, 383 FTR 125, aux paragraphes 11 et 12 [Hao]; Cardin  c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 29, 382 FTR 164, au paragraphe 6 [Cardin]; Deshwal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1248, aux paragraphes 10 et 11 (disponible sur CanLII); Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 709, 347 FTR 76, aux paragraphes 24 à 28; Pourzand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 395, 166 ACWS (3d) 222, au paragraphe 19; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Takla, 2009 CF 1120, 359 FTR 248, au paragraphe 23).

 

IV. Analyse

[9]               Dans son interprétation de la condition de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, la juge de la citoyenneté a choisi d’adopter le critère de la présence physique. Pour les besoins du présent jugement, je conclus qu’il n’est pas nécessaire que je m’étende sur les différentes interprétations de la condition de résidence que les juges de la citoyenneté peuvent adopter. Il suffit de dire que la Loi ne donne pas de définition du terme « résidence », et que les juges de la citoyenneté n’appliquent pas de façon uniforme la condition de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Certains juges, notamment la juge de la citoyenneté qui a statué sur les demandes des demandeurs, optent pour l’application du critère strict de la présence physique. Ce critère a été reconnu comme étant une interprétation raisonnable de la condition de résidence, et, selon moi, il constitue toujours une interprétation valide de l’alinéa 5(1)c) de la Loi (voir généralement la décision Hao, précitée, aux paragraphes 42 à 50; El-Khader, précitée, aux paragraphes 17 à 19; Alinaghizadeh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 332, aux paragraphes 28 à 33 (disponible sur CanLII); Abbas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 2011 CF 145, aux paragraphes 6 et 7 (disponible sur CanLII); Cardin, précitée, au paragraphe 12; Murphy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 482, 98 Imm LR (3d) 243, aux paragraphes 6 à 8; Martinez-Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640, 98 Imm LR (3d) 288, aux paragraphes 20 à 26; Balta  c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1509, aux paragraphes 11 à 13 (disponible sur CanLII); Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Saad, 2011 CF 1508, aux paragraphes 13 et 14). Par conséquent, je ne crois pas que la juge de la citoyenneté a commis une erreur lorsqu’elle a choisi d’adopter le critère de la présence physique. Toutefois, je suis d’avis que la décision qu’elle a rendue est déraisonnable, parce qu’elle n’a pas pris en compte la preuve pertinente.

 

[10]           Je reconnais qu’il incombe aux demandeurs d’établir qu’ils satisfont à la condition de résidence. Certes, la demande des demandeurs aurait pu être mieux documentée, ils ont produit certaines preuves pertinentes, mais la juge de la citoyenneté semble ne pas les avoir prises en compte. Comme je l’ai mentionné ci-dessus, la juge de la citoyenneté a mis l’accent sur le fait que les demandeurs n’avaient pas d’emploi garanti depuis qu’ils ont obtenu le droit d’établissement au Canada, et à son avis, cela ne les a pas aidés à prouver que pendant la période de référence, ils étaient physiquement présents au Canada. Elle a en outre déclaré que la preuve documentaire produite par les demandeurs et les documents auxquels ils ont fait référence tels que des relevés de compte bancaire conjoint, des documents financiers, des factures, des attestations de cours de langue et quelques attestations de rendez-vous chez le médecin n’étaient pas suffisants pour l’établissement d’une présence physique continue. Je conviens que ces documents, en soi, peuvent ne pas être suffisants pour prouver la présence physique des demandeurs au Canada.

 

[11]           Toutefois, je conclus que la juge de la citoyenneté n’a pas pris en compte d’autres éléments de preuve documentaire pertinents pour l’appréciation de la question de savoir si les demandeurs étaient physiquement présents au Canada pendant la période de référence.

 

[12]           Premièrement, la juge de la citoyenneté n’a pas fait mention des titres de voyage des demandeurs. Le titre de voyage pour réfugié de M. Tawfiq révèle un seul voyage de 21 jours en Jordanie, en octobre 2007, et le titre de voyage pour réfugiée de Mme Khaled ne révèle aucun voyage à l’étranger depuis qu’elle a obtenu le droit d’établissement au Canada, en mai 2005. Certes, ces titres de voyage ne sont pas toujours suffisants pour l’établissement de la présence physique, cependant, ils constituent certainement un facteur pertinent. Pourtant, la juge de la citoyenneté n’a mentionné ni si elle a pris en compte ses titres de voyage ni si elle les a négligés, la raison pour laquelle elle ne leur a accordé aucun poids. Par conséquent, je conclus qu’elle n’a pas pris en compte cet élément de preuve pertinent. Cette conclusion est aussi corroborée par les affidavits des demandeurs dans lesquels ils ont tous les deux déclaré que la juge de la citoyenneté ne les a jamais interrogés au sujet de leurs antécédents de voyage, et qu’elle ne leur a posé aucune question relativement à leurs titres de voyage pour réfugiés.

 

[13]           Deuxièmement, la juge de la citoyenneté a fait remarquer que les demandeurs recevaient des prestations d’assurance sociale. Toutefois, cette remarque faisait référence au fait que les demandeurs n’avaient pas d’emploi depuis leur arrivée au Canada. Elle a conclu que cela n’aidait pas à prouver leur résidence. Dans leurs affidavits, les demandeurs ont déclaré que pour être admissibles aux prestations d’assurance sociale, ils doivent produire des déclarations mensuelles au gouvernement du Québec, et que, par conséquent, le fait qu’ils reçoivent des prestations d’assurance sociale aurait dû être pris en compte comme élément de preuve corroborant leur présence physique au Canada. À l’audience, l’avocat du défendeur a mis en doute l’affirmation des demandeurs selon laquelle ils devaient produire des déclarations mensuelles pour demeurer admissibles aux prestations d’assurance sociale, mais j’aimerais souligner que les demandeurs n’ont jamais subi de contre‑interrogatoire relativement à leurs affidavits et que leur preuve demeure non contredite. Dans ses motifs, la juge de la citoyenneté n’a pas examiné si le fait que les demandeurs recevaient des prestations d’assurance sociale depuis leur arrivée au Canada pouvait être un facteur en faveur de l’établissement de leur résidence. Selon moi, cet élément était convaincant.

 

[14]           Troisièmement, la juge de la citoyenneté n’a pas pris en compte le fait que le deuxième enfant des demandeurs est né au Canada, en décembre 2005. Elle n’a pas non plus pris en compte la preuve relative à la résidence des garçons des demandeurs, nommément, le passeport canadien délivré au plus jeune des fils, en mai 2007, et les carnets de vaccination des deux garçons. Selon moi, ces éléments étaient convaincants pour l’établissement de la présence des enfants au Canada, et, en conséquence, la présence des parents.

 

[15]           Quatrièmement, la juge de la citoyenneté a conclu que Mme Khaled n’avait pas de participation dans la communauté. Cette conclusion contredit totalement la déclaration faite dans la demande de Mme Khaled selon laquelle celle‑ci est membre d’une association communautaire dénommée « Familles en action ». Cette déclaration est corroborée par sa carte de membre. L’observation de la juge de la citoyenneté selon laquelle, « [l]a requérante ne fait mention d’aucune participation communautaire ou implication sociale ou sportive au Canada », m’amène à conclure qu’elle a simplement négligé cet élément de preuve qui, à mon avis, était pertinent.

 

[16]           En résumé, la juge de la citoyenneté a conclu que la preuve était insuffisante, et que le nombre de jours pendant lesquels les deux demandeurs résidaient au Canada était inconnu et non vérifiable, mais elle est arrivée à cette conclusion sans tenir compte de la preuve pertinente qui tend à établir une certaine présence physique. Le rôle de la Cour n’est pas de déterminer si les facteurs dont la juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte étaient suffisants pour qu’elle conclue que les demandeurs ont satisfait au critère de présence physique. Toutefois, ces éléments étaient pertinents et, parce qu’elle n’en a pas tenu compte, la juge de la citoyenneté a rendu une décision déraisonnable.

 

 

 

 

 

 

 

 

                                                                                  


JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’appel est accueilli. Les décisions rendues le 15 mars 2011 par la juge de la citoyenneté Renée Giroux sont annulées et les demandes sont renvoyées à un autre juge de la citoyenneté pour qu’il statue à nouveau sur celles-ci.

 

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                              T-730-11

 

INTITULÉ :                                            MOHAMMAD MAHMOU TAWFIQ ET AUTRES

c

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                   Le 13 décembre 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                  La juge Bédard

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                           Le 11 janvier 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jessica Lipes

 

POUR LE DEMANDEUR

Catherine Brisebois

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jessica Lipes

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvin

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.