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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20120113

Dossier : IMM-27-11

Référence : 2012 CF 51

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), 13 janvier 2012

En présence de monsieur le juge en chef

 

 

ENTRE 

MOHAMED HAMDY ABDOU ELFAR

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Elfar est un citoyen de l’Égypte. D’après ses allégations, des agents de sécurité l’ont battu et torturé à maintes reprises, après quoi il a réussi à obtenir un visa d’étudiant auprès de l’ambassade canadienne au Caire et il a immédiatement pris la fuite au Canada. Peu après son arrivée ici en septembre 2008, il a présenté une demande d’asile fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

 

[2]               En novembre 2010, un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté sa demande.

 

[3]               M. Elfar demande à la Cour d’annuler la décision de la Commission au motif que cette dernière a commis entre autres les erreurs suivantes :

 

                                  i.          elle a violé ses droits en matière d’équité procédurale;

 

                                ii.          elle a fondé sa décision sur de nombreuses conclusions de fait erronées qu’elle a tirées de manière abusive ou arbitraire ou sans égard à la preuve documentaire.

 

[4]               La présente affaire est troublante, parce que M. Elfar n’a pas toujours dit la vérité aux autorités de l’immigration au Canada, et peut‑être même ailleurs. Dans de tels cas, la Cour doit faire preuve d’une grande prudence à l’égard de l’appréciation après coup des inférences défavorables que la Commission a tirées en matière de crédibilité. Je ne peux accepter la suggestion formulée par l’avocate de M. Elfar selon laquelle la crédibilité des demandeurs d’asile qui ne disent pas la vérité aux autorités de l’immigration en ce qui a trait à leur demande de visa ne devrait pas être mise en doute lorsqu’ils présentent une demande d’asile par la suite. Je suis donc d’avis que lorsqu’il a été établi qu’une telle personne n’a pas dit la vérité aux autorités de l’immigration par le passé, la présomption selon laquelle les allégations formulées par celle‑ci à l’appui de sa demande d’asile sont vraies (Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302, au paragraphe 5) ne s’applique plus. En bref, dans de telles circonstances, on ne peut plus présumer que le demandeur d’asile dit la vérité, et il est tout à fait approprié pour la Commission de chercher à obtenir une corroboration quant aux allégations du demandeur. L’intégrité du régime d’immigration de ce pays dépend en grande partie de la véracité des renseignements donnés par les demandeurs de visa, de résidence permanente, d’asile et de citoyenneté (Cao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 450, au paragraphe 28.). Les demandeurs qui ne disent pas la vérité lors de certaines de leurs interactions avec les autorités de l’immigration ne peuvent être présumés dire la vérité à l’égard de leurs autres interactions, et ce, même si elles se rapportent à un autre type de demande.

 

[5]               Néanmoins, pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que le traitement ou l’absence de traitement de certains éléments de preuve par la Commission, lorsqu’examiné dans son ensemble, était déraisonnable et qu’il ne serait pas dans l’intérêt de la justice de confirmer la décision. Par conséquent, la présente demande sera accueillie.

 

I.          Le contexte

[6]               M. Elfar est né en Égypte en 1973. En 1999, il a voyagé aux États‑Unis, muni d’un visa de visiteur. C’est dans ce pays qu’il s’est marié avec sa première épouse en 2001. Elle a présenté une demande en vue de le parrainer pour l’obtention de la résidence permanente, mais leur relation s’est détériorée au cours du long processus de parrainage et le couple s’est par la suite séparé.

 

[7]               Sa demande de résidence permanente a été rejetée; on lui a envoyé un avis de comparution relativement à une audience quant à son renvoi. Il allègue qu’il n’a pas reçu l’avis en raison de sa séparation. Une mesure d’expulsion a été prononcée contre lui en raison de sa non-comparution à l’audience relative à son renvoi. Il prétend que ce n’est qu’en 2007 qu’il a eu connaissance de l’existence de cette mesure.

 

[8]               Entre-temps, M. Elfar a rencontré sa deuxième épouse, Mme Marwa Ahmed, une dame née en Égypte qui a obtenu la citoyenneté des États‑Unis. En février 2007, à la suite de son divorce avec sa première épouse, il a épousé Mme Ahmed. Cette dernière a ensuite présenté une autre demande visant à parrainer le demandeur à des fins de résidence permanente.

 

[9]               Cependant, le 20 juillet 2007, M. Elfar a été expulsé en Égypte. Pour faciliter son renvoi, le Département de Sécurité intérieure des États‑Unis a obtenu un document de voyage temporaire auprès du consulat égyptien à New York. Ce document était nécessaire, parce que le passeport égyptien de M. Elfar était expiré et qu’il lui a été retourné lorsqu’il avait présenté une demande en vue d’obtenir un nouveau passeport.

 

[10]           À son arrivée en Égypte, M. Elfar a été longuement interrogé à propos de son identité, de son absence de l’Égypte, de sa nationalité, des motifs pour lesquels il avait été détenu aux États‑Unis et de son expulsion des États‑Unis. Il a été détenu pendant sept jours et il aurait alors été battu. Entre autres choses, il allègue que les agressions dont il a été victime ont occasionné la réouverture des plaies découlant d’une opération qu’il avait dû subir deux mois auparavant aux États‑Unis pour un problème d’hémorroïdes, entraînant ainsi une hémorragie.

 

[11]           M. Elfar allègue de plus que les agents de sécurité égyptiens ont continué de le contraindre à se présenter à des interrogatoires, au cours desquels il était parfois battu et torturé. Il affirme aussi qu’il a été détenu pendant une période d’environ deux mois au début de l’année 2008, période au cours de laquelle il avait été maintenu en isolement et soumis à un régime de privation du sommeil. À sa remise en liberté en mars 2008, des agents de sécurité égyptiens auraient continué de le contraindre à subir des interrogatoires sur une base régulière.

 

[12]           En raison de ce qui précède, M. Elfar affirme qu’il a commencé à tenter désespérément d’obtenir un visa d’un autre pays pour quitter l’Égypte. Peu après qu’on lui eut délivré un visa d’étudiant à l’ambassade canadienne au Caire le 18 août 2008, il a fui l’Égypte et il est arrivé au Canada le 4 septembre 2008.

 

II.         La décision visée par la demande de contrôle judiciaire

 

[13]           La Commission a relevé que la crédibilité de M. Elfar était la question déterminante dans sa décision et elle a circonscrit son examen à cette question. La Commission a commencé son examen en concluant que l’allégation de M. Elfar selon laquelle il avait subi un long interrogatoire relativement à son identité n’avait pas de sens et qu’elle était par conséquent non crédible. La Commission ne croyait pas non plus l’explication de M. Elfar quant à savoir pourquoi les autorités égyptiennes croyaient qu’il avait « tenu des propos méprisants ou inappropriés [aux Américains] sur l’Égypte ». De plus, la Commission a non seulement écarté diverses lettres qu’il avait produites à l’appui à sa demande, mais elle en a tiré des inférences négatives quant à sa crédibilité. La Commission a tiré des inférences de même nature quant aux éléments suivants : (i) une partie du témoignage de M. Elfar, qu’il avait selon elle émaillé; (ii) sa perception selon laquelle il avait eu de la difficulté à répondre à une des questions, et (iii) le fait que M. Elfar n’a pas modifié son Formulaire de renseignements personnels (FRP) pour y inscrire que les autorités égyptiennes s’étaient rendues à son domicile pour le chercher après son arrivée au Canada et la présentation de sa demande d’asile.

 

[14]           La Commission a rejeté la demande de M. Elfar en se fondant sur ce qui précède.

 

III.       La norme de contrôle applicable

[15]           Les questions soulevées par M. Elfar qui ont trait à l’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paragraphes 55 et 90; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43).

 

[16]           Les questions soulevées par M. Elfar qui se rapportaient aux conclusions de fait tirées par la Commission ainsi qu’à la manière dont cette dernière a traité la preuve sont susceptibles de contrôle selon la norme de la raisonnabilité (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 53 et 54; et Khosa, précité, aux paragraphes 45 et 46). La Cour, dans son appréciation de la raisonnabilité de la manière dont la Commission a traité la preuve, doit porter son attention sur la preuve dont disposait la Commission au moment où elle a rendu sa décision.

 

IV.       Analyse

A.     La Commission a‑t‑elle violé les droits de M. Elfar relatifs à l’équité procédurale?

 

[17]           M. Elfar soutient que la Commission a violé ses droits à l’équité procédurale en :

 

i.        refusant d’ajourner son audience en attente de l’arrivée de son dossier (le dossier américain) du département de la Sécurité intérieure des États‑Unis et en tirant des conclusions se rapportant à des questions à l’égard desquelles les documents (dans le dossier américain) seraient directement pertinents;

 

ii.      fondant sa décision sur des « renseignements » ou sur ou des conclusions en matière de vraisemblance qui, à la lumière du dossier américain, étaient erronés.

 

[18]           Je ne souscris pas à ces prétentions.

 

[19]           La conseil de M. Elfar a demandé la production du dossier américain en septembre 2010, soit avant la tenue de l’audience devant la Commission. Elle a présenté cette demande après avoir reçu une copie du formulaire de vérification de la Commission, qui contenait les questions essentielles aux yeux de la Commission quant à la demande d’asile de M. Elfar et qui donnait à la conseil la directive de produire une copie du dossier américain.

 

[20]           Il n’est pas contesté que la Commission a demandé la production du dossier américain pour déterminer le statut de M. Elfar aux États-Unis et pour connaître les motifs pour lesquels il a été expulsé en 2007. De plus, la Commission a demandé la production des dossiers concernant M. Elfar auprès de la police et des autorités judiciaires.

 

[21]           M. Elfar ou son avocate n’ont, à aucun moment avant la comparution de M. Elfar à l’audience de la Commission, (i) précisé de quelque manière qu’il y avait quoi que ce soit dans le dossier américain qu’ils pourraient souhaiter invoquer à l’appui de leurs allégations ou (ii) demandé un ajournement pour leur donner plus de temps en vue d’obtenir le dossier américain. Effectivement, il convient de souligner que ce n’est qu’après que le dossier américain eut été demandé par la Commission que l’avocate du demandeur a effectué des démarches en vue de l’obtenir.

 

[22]           Au tout début de l’audience, l’avocate de M. Elfar a mentionné qu’elle n’avait pas encore reçu de copie du dossier américain. Après avoir demandé à la Commission ce qu’elle pensait de cela, elle a ajouté ce qui suit : [traduction] « Je ne sais pas exactement à quel moment je vais le recevoir, hum, si ce n’est pas essentiel pour votre décision, ou que celui‑ci n’est en aucune façon un déterminant en l’espèce, je ne sais pas comment nous allons procéder sans celui‑ci ». La Commission a répondu qu’elle ne [traduction] « suspendra pas l’audience parce que les documents des États‑Unis ne sont pas ici ». La Commission a renchéri en mentionnant qu’il y avait d’autres moyens par lesquels elle pourrait [traduction] « découvrir ce qui s’était passé aux États‑Unis » et que la question pourrait être abordée au cours de l’audience. La Commission a ensuite remercié la conseil d'avoir donné suite à sa demande relativement au dossier américain et de l’avoir informée qu’elle n’avait pas encore reçu le dossier en question.

 

[23]           Il ne fait aucun doute à la lumière de la discussion relatée ci-dessus que, au moment de l’audience, l’avocate de M. Elfar s’intéressait au dossier américain uniquement parce que la Commission en demandait la production. M. Elfar ou son avocate, à aucun moment au cours du reste de l’audience de la Commission, n’ont soulevé la question d’un possible ajournement ou mentionné qu’il y avait quoi que ce soit dans le dossier américain qui pourrait étayer ses allégations.

 

[24]           Je suis d’avis que l’omission de la Commission d’ajourner l’audience pour donner à M. Elfar une autre possibilité d’obtenir les documents que la Commission elle‑même avait demandés, alors qu’elle était disposée à aller de l’avant sans ceux-ci, ne constituait pas une violation des droits à l’équité procédurale de M. Elfar.

 

[25]           M. Elfar était bien au fait, longtemps avant la réception du formulaire de vérification de la Commission en septembre 2010, de la possible pertinence du document de voyage que les autorités égyptiennes lui avaient confisqué à son arrivée en Égypte en juillet 2007. Il a mentionné ceci dans son FRP, alors qu’il décrivait l’interrogatoire initial dont il avait fait l’objet en arrivant en Égypte :

 

[traduction]

Je me suis rapidement rendu compte que les agents pouvaient avoir des doutes envers moi parce que j’avais été expulsé en direction de l’Égypte sans passeport égyptien et que j’étais uniquement muni d’un document de voyage. Mon passeport égyptien expiré était toujours au consulat de New York et je n’ai jamais reçu un nouveau passeport égyptien ou un passeport égyptien renouvelé. J’étais aussi sous escorte lors du vol en Égypte et le document de voyage qui avait été utilisé pour m’expulser des États‑Unis a été confisqué à l’aéroport du Caire.

 

[26]           Cependant, sans égard au fait qu’il était représenté par une conseil compétente lors de toutes les étapes du processus, il n’a jamais pris de mesure pour obtenir une copie du document de voyage avant que la Commission demande à obtenir une copie du dossier américain.

 

[27]           M. Elfar a été informé bien avant son audience devant la Commission des questions que la Commission jugeait cruciales quant à sa demande d’asile. On lui a aussi donné une pleine occasion de [traduction] « présenter sa cause sous son meilleur jour » au moyen d’observations écrites quant à ces questions. Il a ensuite bénéficié d’une audience, au cours de laquelle il était représenté par une conseil compétente et il a eu toutes les possibilités d’étayer sa demande et de formuler des observations au sujet des éléments sur lesquels la Commission a ultimement fondé ses inférences défavorables en matière de crédibilité. On lui a aussi donné l’occasion de présenter des observations écrites après l’audience. La Commission a donc respecté ses droits en matière d’équité procédurale en ce qui a trait à sa demande fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR.

 

[28]           La Commission n’a violé aucun des droits de M. Elfar en matière d’équité procédurale lorsqu’elle a refusé d’accorder de la crédibilité à un important aspect de sa demande d’asile, lequel s’est plus tard avéré être corroboré par le document de voyage dont il est fait état ci‑dessus, et dont la Commission et M. Elfar n’ont eu connaissance de son contenu qu’approximativement un mois avant la date de la décision par laquelle la Commission a rejeté la demande d’asile de M. Elfar.

 

[29]           Les précédents sur lesquels M. Elfar se fonde peuvent tous être différenciés du cas en l’espèce, au motif que ceux‑ci portaient sur des situations où (i) la partie dont les droits en matière d’équité procédurale ont été violés n’avait pas eu l’occasion d’être entendue; (ii) la Commission n’avait pas tenu compte ou avait mal apprécié des éléments de preuve importants qui corroboraient les allégations du demandeur, ou (iii) la décision visée par le contrôle judiciaire concernait un refus de rouvrir une demande d’asile après qu’un agent de police s’était rétracté quant à des éléments de preuve qui étaient cruciaux dans la décision de la Commission de rejeter la demande d’asile du demandeur en question.

 

B. La Commission a-t‑elle commis une erreur en fondant sa décision sur des conclusions de fait erronées qu’elle a tirées de façon arbitraire ou abusive ou sans tenir compte des éléments de preuve documentaires?

 

[30]           M. Elfar soutient que la Commission a commis une erreur, entre autres, en tirant des inférences erronées en matière de crédibilité qui étaient fondées sur de pures conjectures, en tirant nombre de conclusions de faits de manière abusive et arbitraire, en interprétant mal son témoignage et en omettant de tenir compte de certains éléments de preuve.

 

[31]           Je souscris à sa prétention.

 

[32]           La Commission a traité, au tout début de ses motifs se rapportant à son appréciation de la crédibilité de M. Elfar, l’allégation de ce dernier selon laquelle on lui avait posé plusieurs questions à son arrivée en Égypte au sujet de son identité. Compte tenu du fait que le consulat égyptien à New York lui avait délivré un document de voyage égyptien avant son expulsion des États‑Unis, la Commission a conclu que son allégation n’était pas crédible et qu’il était tout à fait insensé que les autorités en Égypte le détiennent et l’interrogent pendant sept jours en raison de préoccupations liées à son identité. En revanche, la Commission a conclu qu’il était probable que les autorités égyptiennes aux États­Unis se soient d’abord assurées de son identité avant de lui délivrer un document de voyage en lien avec son renvoi en Égypte. Cependant, cela était une pure conjecture de la part de la Commission. La Commission n’a cité aucun élément de preuve à l’appui de cette inférence. Il s’est ensuite avéré que cette inférence était erronée.

 

[33]           Le document de voyage en question mentionnait expressément ce qui suit, en caractères gras soulignés (en langue arabe et en langue anglaise) :

 

[traduction]

DOCUMENT DE VOYAGE TEMPORAIRE

VALIDE UNIQUEMENT POUR LE RETOUR EN ÉGYPTE

NON VALIDE POUR IDENTIFICATION

 

[34]           Au cours de l’audience, la Commission a demandé à M. Elfar pourquoi les personnes qui l’avaient interrogé voulaient des preuves qu’il était égyptien, étant donné que l’ambassade d’Égypte à New York lui avait délivré un document de voyage. M. Elfar a répondu ce qui suit : [traduction] « Ils affirment que vous avez été expulsé des États­Unis selon les documents de voyage de l’ambassade, et cela ne constitue pas une preuve blindée portant que vous êtes Égyptien ».

 

[35]           En soi, la découverte subséquente portant que l’inférence de la Commission sur cet élément important était erronée ne fait pas en sorte que la décision de la Commission était déraisonnable. Cependant, le cumul des incidences de cette inférence erronée ainsi que les erreurs supplémentaires commises par la Commission qui seront discutées ci­dessous sont tels que sa décision en ce qui concerne la crédibilité de M. Elfar est viciée au point d’être déraisonnable. L’intérêt de la justice commande que la décision visée par le contrôle judiciaire ne soit pas confirmée.

 

[36]           La Commission a ensuite relevé que la seule explication donnée par M. Elfar quant à savoir pourquoi il avait été battu par les autorités égyptiennes est « qu’elles ont pu croire qu’il avait critiqué son pays lorsqu’il était aux États-Unis étant donné qu’il y a vécu pendant huit ans ». Après avoir mentionné qu’elle ne disposait d’aucun renseignement crédible en ce qui concerne les antécédents de M. Elfar aux États-Unis en matière d’immigration, la Commission a sommairement rejeté cette explication au motif qu’elle n’était pas crédible. La Commission a fait remarquer que l’explication donnée par M. Elfar était « au mieux que de spéculations ». Toutefois, la Commission elle‑même se livrait en conjectures quant au fait que l’explication n’était pas valide.

 

[37]           La Commission a ensuite fait remarquer qu’il y avait peu « d’éléments de preuve crédibles selon lesquels les autorités égyptiennes auraient un quelconque intérêt pour [M. Elfar], au point de l’avoir emprisonné et battu pendant sept jours à son retour des États-Unis le 20 juillet 2007 et de l’avoir à nouveau placé en détention entre les mois de janvier et de mars 2008 ». La Commission a tout simplement affirmé, sans même discuter ou faire mention des diverses lettres rédigées par des gens en Égypte qui corroboraient cet aspect des allégations du demandeur, qu’elle ne croyait pas « cette partie du témoignage du demandeur ».

 

[38]           La Commission a ensuite abordé la question d’un certificat médical émis par le Wezera Specialist Hospital le 27 juillet 2007, soit la journée à laquelle M. Elfar a été remis en liberté à la suite de sa détention initiale. Le certificat mentionne, entre autres choses, que M. Elfar avait été « admis à l’hôpital en raison de saignements anaux (résultant d’une hémorroïdectomie) et qu’il présentait de nombreuses ecchymoses et éraflures dans le dos et sur l’épaule droite ». La Commission, après avoir mentionné que le certificat ne corroborait pas l’allégation de M. Elfar selon laquelle ses blessures découlaient du fait qu’il avait été détenu et battu par les autorités égyptiennes, a statué qu’elle donnait « peu de poids » au certificat. La Commission a renchéri que le certificat avait « une incidence défavorable sur les allégations du demandeur d’asile ».

 

[39]           Étant donné la date du certificat et le fait que la Commission n’a pas mis en doute son authenticité, sa conclusion portant qu’il ne fallait pas accorder beaucoup de poids au certificat soulève des doutes. Sa conclusion selon laquelle le certificat a eu une incidence défavorable sur les allégations de M. Elfar est tout simplement manifestement erronée. Cette erreur était accentuée par l’omission de la Commission de traiter du témoignage de M. Elfar portant (i) qu’il avait presque recouvré la santé à la suite de sa chirurgie pour des problèmes d’hémorroïdes avant d’être battu par les autorités égyptiennes et (ii) que son hémorragie a commencé uniquement après que les autorités eurent commencé à le battre.

 

[40]           La Commission a ensuite traité d’une lettre rédigée par le père de M. Elfar. Entre autres choses, cette lettre mentionnait que, lorsque M. Elfar a été remis en liberté, [traduction] « [s]es vêtements étaient sales et des traces de violence et de sang étaient visibles ». Le père de M. Elfar expliquait ensuite dans la lettre qu’il avait amené son fils chez le docteur pour que ce dernier y passe un examen et que « l’examen a permis de découvrir que le demandeur d’asile avait été battu, qu’il avait des saignements anaux (là où il a subi son hémorroïdectomie) et qu’il présentait des éraflures sur l’épaule droite ». Après avoir mentionné que le traitement de M. Elfar s’était prolongé pendant plus de deux mois, il a renchéri en mentionnant que les autorités égyptiennes [traduction] « l’avaient harcelé à maintes reprises en le convoquant et en le retenant dans leurs bureaux pendant plusieurs heures. Parfois, il revenait à la maison le lendemain, fatigué et affichant des traces de violence ».

 

[41]           La Commission a décidé d’accorder peu de poids à cette lettre. Après avoir fait remarquer que les copies des prescriptions produites par M. Elfar n’étaient pas en anglais et qu’elles n’expliquaient pas ce qui était prescrit, la Commission a une fois de plus tiré une « conclusion défavorable relativement à la crédibilité » non fondée et erronée sur foi de ces documents. Cette erreur était aggravée par l’observation suivante de la Commission : « Puisque le demandeur d’asile soutient qu’il a été battu pendant sept jours par les autorités égyptiennes, il n’est pas crédible qu’il n’ait pas nécessité de soins médicaux pendant sa détention ». Lorsque l’on examine conjointement cette conclusion et les critiques que la Commission avait formulées précédemment au sujet du certificat médical, cela donne à penser que la Commission s’attendait à ce que les tortionnaires allégués de M. Elfar lui fournissent non seulement un traitement médical pour les blessures qu’ils lui avaient infligées, mais aussi qu’ils documentent la cause de ces blessures.

 

[42]           La Commission a ensuite examiné l’allégation de M. Elfar selon laquelle les autorités égyptiennes s’étaient rendues au domicile de ses parents pour le chercher après sa fuite au Canada. Après avoir fait remarquer que le demandeur n’avait pas donné de motif crédible à savoir pourquoi il n’avait pas fait mention de ce fait dans son FRP, la Commission a fait remarquer qu’elle considérait que cet aspect de son récit avait été bonifié. Elle fondait sa conclusion sur son opinion selon laquelle le demandeur avait relaté lors de son témoignage que « les autorités étaient peut-être passées à sa résidence après son départ pour le Canada […] » [souligné dans l’original]. Une fois de plus, la Commission a renchéri que « cela nui[sait] considérablement à la crédibilité du demandeur d’asile ».

 

[43]           Cependant, un examen de la transcription de l’audience de la Commission révèle que la Commission a mal interprété cet aspect du témoignage de M. Elfar. M. Elfar n’a pas eu de difficulté à répondre à la question qui lui avait été posée à ce sujet, contrairement aux dires de la Commission. M. Elfar a clairement mentionné que les autorités égyptiennes s’étaient effectivement rendues à son domicile au moins une fois après qu’il eut quitté l’Égypte en direction du Canada. L’emploi du mot « pourrait » par M. Elfar se rapportait à la question de la Commission en ce qui concerne le motif pour lequel les autorités avaient continué de le chercher après qu’il eut fui le pays. À cet égard, M. Elfar a tout simplement donné la réponse suivante : [traduction] « Il se pourrait que ce soit une opération de routine qu’ils effectuent tous les mois ou tous les deux mois : ils viennent à ma maison, ils me cherchent, et ils ne savent pas que je suis déjà parti ou ils ne savent pas que je n’y suis – ».

 

 

[44]           En fin de compte, la Commission a rejeté les demandes d’asile de M. Elfar pour des motifs liés à la crédibilité et « compte tenu de l’ensemble de la preuve ».

 

[45]           Cependant, en tirant sa conclusion, la Commission n’a pas fait mention de plusieurs documents auxquels M. Elfar avait expressément renvoyé dans les observations qu’il avait produites après l’audience, et qui contenaient des renseignements au sujet de la pratique fort répandue des détentions arbitraires et du recours à la torture par les forces de sécurité en Égypte. Bien qu’elle ait fait mention d’un tel document publié par Amnesty International et qu’elle ait reconnu que l’existence de torture et d’agressions en Égypte soit un élément au sujet duquel elle est manifestement préoccupée, surtout en raison des allégations du demandeur d’asile, elle a déclaré qu’elle n’était pas convaincue que M. Elfar avait bel et bien été agressé et battu par les autorités égyptiennes. Elle a étayé cet énoncé en faisant référence aux « problèmes de crédibilité soulevés dans la présente décision ».

 

[46]           Je suis convaincu que le traitement ou l’absence de traitement de la preuve par la Commission qui a fait l’objet de discussions ci­dessus, lorsqu’examiné dans l’ensemble, était déraisonnable et que cela a vicié de manière fatale son appréciation de l’ensemble de la preuve qu’elle a examiné.

 

[47]           Je reconnais que la Commission « […] a le droit, pour apprécier la crédibilité, de se fonder sur des critères comme la raison et le bon sens » (Shahamati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 415, au paragraphe 2 (CA)). Cependant, elle peut faire une telle chose, tant et aussi longtemps que les inférences qu’elle tire « ne sont pas déraisonnables au point d’attirer [l’]intervention [de la Cour] » (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, au paragraphe 4 (CAF)). Je suis d’avis que les inférences tirées par la Commission dont j’ai discuté ci‑dessus, lorsqu’on les considère conjointement, étaient déraisonnables et qu’elles justifient l’intervention de la Cour.

 

[48]           En résumé, la décision de la Commission quant à la question déterminante, soit la crédibilité de M. Elfar, n’appartenait pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

V.        Conclusion

[49]           La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la décision de la Commission datée du 30 novembre 2010 par laquelle elle rejetait les demandes d’asile du demandeur fondées sur les articles 96 et 97 de la Loi est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour réexamen conformément aux présents motifs.

 

Il n’y a pas de question à certifier.  

 

                                                                                                             « Paul S. Crampton »

Le juge en chef

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.

 



COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-27-11

 

INTITULÉ :                                      MOHAMED HAMDY ABDOU ELFAR

                                                            c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 août 2011

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge en chef

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 13 janvier 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

 

Katherine Ramsey

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Katherine Ramsey

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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