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Date : 20131216


Dossier :

IMM-12503-12

 

Référence : 2013 CF 1255

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Annis

 

ENTRE :

NICOLAS JOSE SOSA

JUAN JOSE SOSA

ROBERTO JOSE SOSA

 

 

demandeurs

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

1.  Introduction

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, rendue le 17 octobre 2012, par laquelle la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu que les trois demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande est rejetée.

 

2.  Les faits

[3]               M. Juan José Sosa, le demandeur principal, est né au Mexique en 1982. Les membres de sa famille et lui sont des autochtones appartenant à une minorité visible qui parle le mixteco, et ils viennent d’un petit village. M. Sosa a sept frères et deux sœurs, nés entre 1977 et 1994. Trois de ses frères cadets – Roberto (né en 1984), Miguel (né en 1986) et Nicolas (né en 1988) – et lui sont les demandeurs d’asile. Miguel a toutefois retiré sa demande d’asile.

 

[4]               Le demandeur principal a fréquenté l’école pendant six ans. Il a travaillé à la ferme de son père jusqu’au moment où il a quitté le Mexique, le 10 août 2000, quelques semaines avant son 18e anniversaire, et il est allé vivre avec son frère aîné, Florencio, aux États‑Unis. Il a ensuite travaillé comme peintre en Floride pendant sept ans. Les codemandeurs étaient trop jeunes pour le suivre en 2000, mais ils sont allés le rejoindre en 2002, 2004 et 2007 respectivement, lorsqu’ils ont eu 18 ans. Ses deux sœurs, Maria et Rosa, s’étaient déjà installées aux États‑Unis, où elles vivaient sans papiers, et ses deux plus jeunes frères, Daniel (né en 1990) et Adolfo (né en 1994), vivaient toujours dans leur village d’origine au Mexique au moment où il a rempli son formulaire de renseignements personnels [FRP]. Comme la famille avait peu de moyens, le père a emprunté de l’argent à ses voisins pour payer le voyage de chacun de ses enfants qui s’est rendu aux États‑Unis.

 

[5]               Les frères n’ont pas présenté de demande d’asile aux États‑Unis, mais ils y ont vécu illégalement. À un moment donné, M. José a consulté un avocat pour savoir s’il pouvait obtenir le statut de réfugié, mais ce dernier lui a répondu que cela coûterait 10 000 $ et que ce n’était pas possible de toute façon à moins qu’un membre de sa famille ne réside légalement aux États‑Unis. En 2007, après avoir appris en écoutant la station de télévision hispanophone UniVision que les immigrants illégaux étaient expulsés et qu’il était possible de demander l’asile au Canada, les quatre frères se sont rendus à Windsor, en Ontario, où ils sont arrivés le 21 septembre 2007. Ils ont demandé l’asile le jour de leur arrivée. Le demandeur principal a trouvé un emploi d’empaqueteur de champignons à Windsor. D’après son FRP, ses frères aînés Florencio (né en 1977) et Celestino (né en 1979) ont présenté des demandes de résidence permanente fondées sur des motifs d’ordre humanitaire à Windsor, mais leurs demandes ont été rejetées.

 

[6]               Le demandeur principal et ses frères ont quitté le Mexique parce qu’ils y étaient persécutés par des habitants des villages voisins de San Juan Mixtepec et de Santo Domingo Yosonama. Des groupes de 15 à 20 hommes venaient dans leur village, battaient les gens et les volaient. Le service de police le plus près se trouvait dans la ville de Tlaxiaco, à deux heures de route, et les policiers avaient peu de sympathie pour les autochtones, qu’ils reconnaissaient à leur accent et au fait qu’ils étaient plus petits et avaient la peau plus foncée que les autres Mexicains. La police ne les aidait jamais.

 

[7]               Le demandeur principal s’est installé à Mexico en 1999. Il y a passé un mois, mais il n’a trouvé ni travail ni endroit où vivre et a été maltraité, et est donc rentré dans son village. Les demandeurs ont affirmé qu’on leur refusait souvent des emplois parce qu’ils n’avaient pas été autorisés à faire leur service militaire et que les employeurs n’embauchaient pas les gens qui ne possédaient pas de carte d’identité de l’armée.

 

3.  La décision contestée

[8]               Dans les motifs de la décision, la Commission a commencé par expliquer que le dialecte maternel des frères est le mixteco et que seuls Juan et Roberto parlent espagnol. La commissaire a fait remarquer que le conseil avait demandé qu’un interprète mixteco soit présent et qu’un commissaire coordonnateur avait écrit pour expliquer qu’on avait tout fait pour en trouver un, mais qu’il n’y en avait pas au Canada. Une conférence préparatoire à l’audience avec un interprète mixteco de la Californie n’avait pas donné de résultats satisfaisants. La commissaire a informé les avocats que l’audience se déroulerait en anglais et en espagnol et qu’elle accorderait le temps nécessaire pour que les deux demandeurs qui ne parlaient pas espagnol comprennent la nature de la procédure. Elle a aussi affirmé que les deux frères qui parlaient espagnol pouvaient jouer le rôle de représentants désignés des deux autres. Par ailleurs, elle a dit aux demandeurs de lever la main dès s’ils ne comprenaient pas ce qui se passait. La commissaire a écrit dans les motifs de la décision qu’à aucun moment au cours de l’audience les demandeurs n’ont indiqué qu’ils ne comprenaient pas ce qui se passait.

 

[9]               La commissaire a ensuite passé en revue les allégations de persécution, et elle a précisé que les questions déterminantes concernaient le défaut de présenter une demande d’asile ailleurs, la protection de l’État et la possibilité de refuge intérieur. Elle a fait remarquer que M. José n’avait pas tenté de régulariser sa situation aux États‑Unis entre 2000 et 2007. L’avocat a affirmé qu’il fallait tenir compte du fait que les frères étaient jeunes lorsqu’ils sont arrivés aux États‑Unis, qu’ils avaient peu d’argent et peu d’éducation et qu’ils étaient au courant des problèmes auxquels les Hispaniques sont confrontés dans ce pays. La commissaire en a tenu compte, mais elle a quand même tiré une conclusion négative, quoique non déterminante, du fait que les frères n’ont pas demandé l’asile aux États‑Unis.

 

[10]           La commissaire a ensuite expliqué qu’elle s’est penchée sur l’existence d’une PRI viable à Mexico. Elle a appliqué le critère à deux volets énoncé dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF), cherchant à savoir s’il n’existe aucun risque sérieux de persécution à l’endroit proposé et s’il serait raisonnable de s’y réinstaller eu égard à l’ensemble des circonstances.

 

[11]           La commissaire a conclu que, même si le demandeur principal a dit dans son témoignage qu’il ne pouvait vivre en sécurité nulle part au Mexique, puisque sa façon de parler et son apparence trahissaient ses origines autochtones, il n’avait essayé d’y vivre qu’une seule fois, pendant un mois, 13 ans auparavant. Il ne s’agissait pas d’un effort sérieux. La commissaire a également conclu que, malgré l’existence d’éléments de preuve documentaire selon lesquels les autochtones font l’objet de discrimination au Mexique, aucune preuve convaincante ne lui permettait de croire qu’il y avait eu persécution ou que M. José serait persécuté à Mexico.

 

[12]           Les demandeurs d’asile avaient affirmé qu’ils n’avaient pas le droit de servir dans l’armée et qu’ils ne pouvaient trouver de travail sans carte d’identité de l’armée, mais la commissaire a conclu que cela n’était pas démontré par les éléments de preuve qui lui avaient été présentés. Elle a pris acte des deux articles de journaux publiés en 2008 selon lesquels beaucoup d’entreprises exigent de leurs éventuels employés qu’ils possèdent une carte de l’armée, mais elle a fait remarquer que les articles en question n’étaient corroborés par aucun renseignement figurant dans la documentation sur le pays de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC]. La commissaire a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils n’avaient pas été autorisés à faire leur service militaire, et elle a conclu également que la preuve selon laquelle les cartes de l’armée étaient exigées par les employeurs n’était pas concluante.

 

[13]           La commissaire a ensuite passé en revue les éléments de preuve concernant la discrimination dont les autochtones font l’objet au Mexique. Elle a conclu que, même s’il y a bel et bien des cas de discrimination, il y a aussi des protections constitutionnelles et des organisations chargées de protéger les droits des autochtones (comme la Commission nationale pour le développement des peuples autochtones et le Bureau de l’agence spécialisée du ministère public à l’intention des autochtones). Par ailleurs, les migrants autochtones s’installent surtout dans les grandes villes du Mexique, et en particulier à Mexico, où la population de locuteurs d’une langue autochtone est de 650 000 personnes d’après un rapport publié en 2007, ce qui en fait une communauté importante.

 

[14]           La commissaire a fait remarquer que les demandeurs avaient été en mesure de se rendre aux États‑Unis, d’y vivre et d’y travailler. Elle a par ailleurs conclu que des mécanismes de plainte seraient à leur disposition s’ils s’installaient à Mexico, et elle n’était pas convaincue qu’ils ne seraient pas en mesure de trouver du travail dans cette ville ni que la discrimination qu’ils pourraient y subir serait suffisamment grave pour être considérée comme étant de la persécution. Le second volet du critère relatif à la PRI n’est donc pas respecté.

 

[15]           Comme les demandeurs avaient une PRI viable, la commissaire a conclu qu’ils n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni de personnes à protéger, et elle a rejeté leurs demandes d’asile.

 

4.  Questions à trancher

[16]           Les questions à trancher sont les suivantes :

a.         La Commission a‑t‑elle manqué aux principes de justice naturelle en tenant l’audience en l’absence d’un interprète s’exprimant en mixteco?

 

b.         La conclusion de la Commission relativement à la PRI était‑elle raisonnable?

 

5.  Norme de contrôle

[17]           La question de l’équité procédurale doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte; quant à la conclusion de la Commission concernant la PRI, elle doit l’être selon la norme de la décision raisonnable.

 

6.  Analyse

A.         La Commission a‑t‑elle manqué aux principes de justice naturelle en tenant l’audience en l’absence d’un interprète s’exprimant en mixteco?

 

[18]           Après avoir lu la transcription de l’audience en entier, je conclus que les quatre demandeurs ont pu participer adéquatement à la procédure, sans qu’il y ait de difficultés indues. Je suis d’accord avec la commissaire pour dire que rien n’indique qu’ils n’aient pas bien compris les questions qui leur ont été posées ni que les réponses qu’ils ont données n’étaient pas adéquates. Les demandeurs ont participé pleinement à la procédure, notamment en fournissant des réponses adéquates aux nombreuses questions posées par leur conseil. En effet, même si ce dernier a affirmé au départ que les demandeurs avaient besoin d’un interprète s’exprimant en mixteco, l’interprète présent pendant toute la durée de l’audience a formulé l’observation suivante à la fin du témoignage : [traduction] « Si je puis me permettre, pour que ces messieurs puissent peut‑être comprendre encore mieux, nous avons terminé avec vous [les demandeurs qui affirmaient ne pas parler espagnol] et vous nous parliez » Je suis d’accord.

 

[19]           Aucune objection n’a été formulée pendant le reste de l’audience, et aucun passage de la transcription de l’audience ayant pu nuire à la demande d’asile n’a été relevé. Voir Bankole c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1581, au paragraphe 21.

 

[20]           En outre, les mêmes conditions et les mêmes faits s’appliquent aux quatre demandeurs, qui ont en grande partie vécu la même chose. Par ailleurs, la commissaire a admis l’allégation de nature générale qu’ils ont formulée, c’est‑à‑dire qu’ils risquaient de se faire tuer dans leur région natale du Mexique du fait qu’ils sont autochtones, puisque le gouvernement mexicain n’est pas disposé à les protéger, selon eux. Par conséquent, la question déterminante était de savoir s’il y avait une PRI à Mexico et si les demandeurs pouvaient vivre dans cette ville en toute sécurité, sans être exposés à un risque sérieux de persécution. Le tribunal a tenu compte du témoignage limité qu’ils ont présenté sur cette question, lequel se résumait en grande partie à l’affirmation générale selon laquelle ils ne pouvaient vivre nulle part au Mexique parce que les gens savaient qu’ils étaient autochtones ainsi qu’au fait qu’ils avaient de la difficulté à trouver du travail parce qu’ils ne possédaient pas de cartes de service militaire.

 

[21]           Je ne vois pas de raison de critiquer le choix de la commissaire de procéder en présence de l’interprète d’expression espagnole. CIC avait déployé beaucoup d’efforts pour trouver un interprète s’exprimant en mixteco, en vain, et l’instruction de l’affaire avait été reportée pour cette raison pendant plusieurs années, inutilement au bout du compte. Comme les demandeurs avaient indiqué dans leur FRP qu’ils parlaient espagnol, la commissaire pouvait certainement décider d’évaluer elle‑même la capacité des demandeurs de communiquer dans cette langue. La transcription des témoignages montre en fin de compte que les demandeurs parlaient suffisamment bien espagnol pour comprendre la procédure et y prendre part.

 

[22]           Je rejette l’argument des demandeurs concernant un manquement à la justice naturelle découlant de l’absence d’un interprète s’exprimant en mixteco.

 

B.         La conclusion de la Commission relativement à la PRI était‑elle raisonnable?

[23]           Les demandeurs affirment que la Commission a fait preuve d’un manque de sensibilité flagrant à l’égard du fait qu’ils sont des autochtones d’une région rurale figurant parmi les plus pauvres du Mexique et qu’ils feraient face à des difficultés de nature culturelle et financière s’ils devaient s’adapter à la vie dans une grande ville. Je ne suis pas d’accord. La Commission a admis que les autochtones font l’objet de discrimination au Mexique, et probablement à Mexico. Néanmoins, elle a conclu que les demandeurs ne se sont pas acquittés du fardeau de prouver que Mexico n’offrait pas de PRI raisonnable et qu’ils n’étaient pas en mesure d’y trouver une protection.

 

[24]           Dans le même ordre d’idées, les demandeurs ont affirmé que la Commission n’avait pas traité de la question de la difficulté d’obtenir une carte de service militaire et, par conséquent, de trouver un emploi. La Commission a examiné cet argument, et, comme les demandeurs n’ont fourni aucune documentation et qu’elle disposait d’éléments de preuve documentaire concernant les efforts importants déployés par le Mexique pour régler les problèmes auxquels se heurtent les autochtones, elle l’a rejeté selon la prépondérance des probabilités.

 

[25]           En ce qui a trait à la question de la PRI dans son ensemble, les demandeurs n’ont rien dit au sujet des conclusions de la Commission concernant le fait que les migrants autochtones s’installent surtout dans les grandes villes du Mexique; que la population de locuteurs de langue autochtone est d’environ 650 000 personnes à Mexico; que, depuis mars 2007, les autochtones du Mexique ont accès au Bureau de l’agence spécialisée du ministère public à l’intention des populations autochtones; et que, de façon générale, le gouvernement respecte le désir des autochtones de conserver des éléments de leur culture traditionnelle. Rien ne démontre que les demandeurs ne seraient pas en mesure de trouver une solution à toute discrimination dont ils pourraient faire l’objet à Mexico avec l’aide du Bureau de l’agence spécialisée du ministère public à l’intention des populations autochtones.

 

[26]           En outre, la dernière recherche d’emploi du demandeur principal à Mexico remonte à 1999, soit il y a 13 ans, et il a cherché un emploi pendant un mois seulement. Cela ne suffisait pas à infirmer la conclusion de la Commission selon laquelle une PRI existait à Mexico.

 

7. Conclusions

[27]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question de la PRI se résume à un désaccord concernant l’appréciation de la preuve par la Commission et à l’application par celle‑ci du bon critère. La décision, à laquelle la Commission est parvenue de façon transparente et intelligible, était raisonnable et faisait partie des issues possibles et acceptables.

 

[28]           Vu ce qui précède, la demande est rejetée. Aucune question certifiée n’a été posée, et aucune ne saurait l’être.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande est rejetée.

 

 

 

« Peter Annis »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


 

DOSSIER :

IMM-12503-12

 

INTITULÉ :

NICOLAS JOSE SOSA ET AL c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            le 11 DéCEMBRe 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 16 DÉcembrE 2013

COMPARUTIONS :

Hart A. Kaminker

POUR LES DEMANDEURS

 

Sybil Thompson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hart Kaminker Law Offices

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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