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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20131205

Dossier : IMM‑1967‑13

Référence : 2013 CF 1221

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 décembre 2013

En présence de monsieur le juge Russell

 

 

ENTRE :

 

MARY EFUA GYARCHIE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] en vue d’obtenir le contrôle judiciaire de la décision, en date du 5 février 2013, par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR] de la demanderesse.

 

CONTEXTE

[2]               Âgée de 58 ans, la demanderesse est une citoyenne du Ghana qui est entrée au Canada en septembre 2009 munie d’un visa d’étudiante. Elle a quitté son domicile au Ghana en 2003 après avoir été victime de violence conjugale. La demanderesse affirme avoir fait l’objet de violences physiques et psychologiques de la part de son mari après que celui‑ci eut été nommé sous‑chef de sa tribu et qu’il eut pris une seconde femme pour pouvoir laisser des héritiers légitimes, étant donné que la demanderesse faisait partie d’une autre tribu. Cette situation a créé des rivalités et des tensions dans le ménage et a dégénéré au point où la demanderesse a fait l’objet de menaces et de violences, notamment au cours d’un incident lors duquel son mari lui a tailladé le bras avec un couteau de cuisine. La demanderesse affirme avoir signalé l’incident à la police, mais n’avoir reçu aucune aide, car la police considérait qu’il s’agissait d’une simple querelle de ménage.

 

[3]               Après avoir quitté le Ghana, la demanderesse a passé plusieurs mois à travailler comme infirmière en Jamaïque. En 2007, elle est retournée au Ghana pour un bref séjour. Elle a, à cette occasion, logé chez son père. Elle affirme qu’elle a dû abréger son séjour au Ghana à la suite d’une rencontre traumatisante avec son ex‑époux, qui s’était présenté au domicile de son père et l’avait accusée d’être une sorcière et d’avoir jeté un mauvais sort qui avait rendu sa seconde épouse infertile. Il a exigé que la demanderesse se présente à un sanctuaire, où un oracle confirmerait publiquement qu’elle était une sorcière et procéderait à un exorcisme. La demanderesse affirme que son mari l’a giflée au visage à deux reprises et qu’elle a de nouveau porté plainte à la police, qui a refusé encore une fois de l’aider et lui a conseillé de demander de l’aide si elle était effectivement une sorcière. Elle explique qu’elle craignait pour sa vie et qu’elle est revenue en Jamaïque, après avoir passé cinq semaines en transit aux États‑Unis.

 

[4]               La demanderesse est entrée au Canada en septembre 2009 pour faire des études en vue de devenir sage‑femme, mais elle a retardé le début de ses études en raison du stress émotionnel qu’elle avait subi à la suite du décès de son père en novembre 2009. Elle n’est pas retournée au Ghana pour les funérailles, car elle affirmait craindre toujours pour sa vie. Comme elle avait repoussé le début de ses études, elle a dû demander une prorogation de son visa d’étudiante, ce qui lui a été refusé en juillet 2010. La demanderesse affirme qu’elle a consulté un avocat parce qu’elle craignait de retourner au Ghana et que cet avocat lui avait conseillé de présenter une demande d’asile. La demanderesse affirme qu’elle n’avait jamais songé à cette possibilité, car elle croyait que seuls les dissidents politiques ou les personnes qui fuyaient une guerre civile pouvaient demander l’asile et non les personnes qui, comme elle, étaient victimes de violence conjugale.

 

[5]               La demanderesse a présenté une demande d’asile en août 2010. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a refusé sa demande en octobre 2011 au motif que son omission de demander l’asile plus tôt, notamment en Jamaïque ou aux États‑Unis, permettait de douter qu’elle avait une crainte subjective pour sa vie et sa sécurité. La SPR a également conclu que la demanderesse n’avait pas pris toutes les mesures nécessaires pour chercher à obtenir la protection de l’État sur laquelle, à son avis, elle aurait probablement pu compter. La Commission a estimé qu’il n’était pas raisonnable qu’une personne ayant fait des études universitaires et qui avait déjà eu affaire avec les autorités d’immigration de trois pays ne soit pas au courant de la possibilité de demander l’asile dans les circonstances qu’elle invoquait, et la Commission a estimé que la crédibilité de sa demande s’en trouvait entachée.

 

[6]               La demanderesse a déposé en août 2012 une demande visant à faire rouvrir cette décision, demande qui a été rejetée en novembre 2012. Cette décision fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire distincte dont la Cour a autorisé l’examen, et qui sera instruite séparément (dossier IMM‑11928‑12).

 

[7]               La demanderesse a déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en octobre 2011 à la suite du rejet de sa demande d’asile. Elle a présenté une demande d’ERAR après être devenue admissible à présenter une telle demande en octobre 2012, à la suite du sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre elle par la Cour le 7 septembre 2012. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et la demande d’ERAR ont toutes les deux été examinées et refusées par le même agent en février 2013. La demanderesse a présenté des demandes de contrôle judiciaire de ces deux décisions, mais s’est par la suite désistée de celle visant sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[8]               Un des éléments essentiels de la thèse défendue par la demanderesse la Cour est qu’elle a été mal conseillée au sujet de sa demande d’asile par un avocat incompétent à qui le barreau a depuis suspendu le droit de pratique. Elle affirme qu’en plus de lui donner de mauvais conseils au sujet de sa préparation en vue de l’audience et des éléments de preuve à présenter à cette occasion, cet avocat :

         lui a dit qu’elle n’avait pas besoin d’engager un nouvel avocat à la suite de la suspension de son droit de pratique, étant donné que tous les préparatifs requis avaient été faits et que, sur la foi de ce conseil, la demanderesse a dit à la Commission qu’elle était prête à agir pour son propre compte, sans être représentée par un avocat;

         a continué à la conseiller de façon non officielle après la suspension de son droit de pratique, et l’a notamment aidée à préparer une demande de contrôle judiciaire concernant le rejet de sa demande d’asile par la Commission, demande qui a été préparée de façon incompétente et intéressée et a été rejetée par la Cour.

 

[9]               Après s’être rendu compte que ses intérêts avaient été compromis en raison du fait qu’elle avait été représentée par un avocat incompétent, la demanderesse a retenu les services d’un nouvel avocat, a présenté une demande en vue de faire rouvrir sa demande d’asile et a déposé une demande de contrôle judiciaire après avoir essuyé un refus. Elle a ensuite obtenu la suspension des mesures de renvoi prises contre elle, a complété le dossier à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et de sa demande d’ERAR, et a présenté des demandes de contrôle judiciaire de la décision relative à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et de la décision rendue au sujet de sa demande d’ERAR.

 

DÉCISION À L’EXAMEN

[10]           La demanderesse a reçu une lettre datée du 5 février 2013 l’informant du rejet de sa demande d’ERAR par l’agent. Il s’agit d’une lettre type qui indiquait seulement qu’il avait été jugé qu’elle ne serait pas « exposée au risque d’être persécutée ou d’être soumise à la torture et ne serait pas exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités » si elle devait retourner au Ghana.

 

[11]           Les notes que l’agent a versées au dossier et qui portent également la date du 5 février 2013 fournissent d’autres éclaircissements au sujet des motifs de la décision. L’agent a fait observer que la demande d’asile de la demanderesse était fondée sur sa présumée crainte d’être persécutée au Ghana [traduction] « en raison de son appartenance à un groupe social, en l’occurrence, les femmes victimes de violence conjugale ». L’agent a également fait observer qu’on avait demandé, dès l’ouverture de son audience devant la SPR, si elle était au courant du fait que son avocat s’était vu suspendre son droit de pratique et si elle avait entrepris des démarches pour engager un nouvel avocat, ce à quoi elle a répondu qu’elle était disposée à se passer de l’aide d’un avocat. L’agent a conclu que [traduction] « les questions déterminantes dans le cas de la demande d’asile en question sont la crédibilité de la demanderesse, le caractère subjectif de ses craintes, et la possibilité pour elle de compter sur une protection de l’État suffisante au Ghana ». L’agent a ensuite cité l’article 113 de la Loi, qui prévoit qu’une personne se trouvant dans la situation de la demanderesse ne peut présenter que de « nouveaux éléments de preuve » à l’appui de sa demande d’ERAR. L’agent a ensuite examiné les éléments de preuve présentés par la demanderesse.

 

[12]           L’agent a conclu que, dans sa déclaration solennelle du 13 janvier 2013, la demanderesse reprenait essentiellement les mêmes renseignements que ceux qu’elle avait déjà soumis à la SPR et qu’elle n’avait présenté aucun nouvel élément de preuve sur les aspects essentiels de sa situation personnelle ni réfuté les conclusions de la SPR. L’agent a conclu que les renseignements qui étaient contenus dans la déclaration au sujet des menaces dont la demanderesse continuait de faire l’objet de la part de son ex‑mari, qui reposaient sur des renseignements qu’elle tenait de ses fils au Ghana, n’étaient pas vérifiables et que la demanderesse n’avait pas soumis suffisamment d’éléments de preuve pour qu’on puisse conclure qu’elle avait une connaissance directe des menaces dont elle affirmait faire toujours l’objet.

 

[13]           L’agent a conclu que les déclarations des fils de la demanderesse, qui parlaient de la persistance des menaces de leur père envers la demanderesse, ne faisaient que reprendre des renseignements que la SPR connaissait déjà et ne fournissaient aucun nouvel élément de preuve au sujet d’aspects essentiels de la situation personnelle de la demanderesse et ne réfutaient pas les conclusions de la SPR. De plus, les renseignements contenus dans les déclarations en question n’étaient pas vérifiables et provenaient de sources qui n’étaient pas désintéressées quant à l’issue de l’affaire, de sorte qu’ils avaient une force probante minime. De plus, ces renseignements ne démontraient pas que la demanderesse ne pouvait se prévaloir de la protection de l’État au Ghana.

 

[14]           L’agent a conclu que, dans sa déclaration solennelle, le beau‑frère de la demanderesse, M. Bernard Kennedy Otoo, reprenait essentiellement les mêmes renseignements que ceux que la demanderesse avait déjà fournis à la SPR et qu’il n’avait soumis aucun nouvel élément de preuve concernant la situation de la demanderesse ni réfuté les conclusions de la SPR. L’affirmation de M. Otoo suivant laquelle le mari de la demanderesse s’était présenté chez des membres de la famille de cette dernière en septembre 2012 pour exiger qu’ils « produisent » la demanderesse et avait affirmé qu’il ne reculerait devant rien pour la retrouver et lui régler son cas n’était pas vérifiable et avait une valeur probante minime. Cette déclaration ne démontrait pas non plus que la demanderesse ne pourrait pas compter sur la protection de l’État au Ghana. Dans le même ordre d’idées, les déclarations et les lettres fournies par des amis de la demanderesse ne faisaient, selon l’agent, que reprendre des renseignements que la demanderesse avait déjà fournis à la SPR. Par ailleurs, aucun des déclarants en question n’avait de connaissance directe des renseignements qu’ils fournissaient. Ces documents ne contenaient donc aucun élément de preuve au sujet de l’évolution du risque et leur valeur probante était minime.

 

[15]           L’agent a conclu que l’évaluation psychologique du 11 janvier 2013, rédigée par Mme Lynne Jenkins, M. Ed., C. Psych., reprenait essentiellement les mêmes renseignements que ceux que la demanderesse avait déjà fournis à la SPR tout en donnant plus de précisions au sujet des symptômes de la demanderesse. L’agent a relevé les observations suivantes contenues dans le rapport, à savoir : les symptômes de la demanderesse pouvaient permettre de penser qu’elle souffrait d’un stress post‑traumatique, ou à tout le moins d’un traumatisme de moindre ampleur, que la demanderesse semblait d’humeur déprimée et que son estime personnelle était faible et que le type de traumatisme vécu par la demanderesse exigeait une intervention particulière de la part de professionnels spécialisés que la demanderesse pouvait consulter au Canada. Enfin, l’auteur de l’évaluation en question craignait beaucoup que, si elle devait retourner au Ghana, la demanderesse soit exposée à une menace élevée pour sa vie et estimait que sa qualité de vie se détériorerait probablement, ce qui compromettrait sérieusement ses chances de se rétablir. L’agent a conclu qu’il y avait lieu d’évaluer ces conclusions en se fondant sur des facteurs comme la durée, la fréquence et l’ampleur des rapports existants entre l’expert médical et la demanderesse et il leur a par conséquent accordé une faible valeur. L’agent a déclaré qu’après avoir examiné attentivement le rapport, il avait conclu que celui‑ci ne contenait aucun nouvel élément de preuve sur les aspects essentiels de la situation personnelle de la demanderesse et qu’il ne réfutait pas les conclusions de la SPR.

 

[16]           En ce qui concerne la preuve documentaire soumise par la demanderesse au sujet de la situation existant au Ghana, et en particulier les éléments de preuve concernant la violence conjugale et le sort réservé aux personnes soupçonnées de sorcellerie, l’agent a conclu que, bien que la plupart d’entre eux soient postérieurs à l’audience relative à la demande d’asile, ces articles ne fournissent aucun élément de preuve et ne permettent pas de réfuter les conclusions de la SPR.

 

[17]           L’agent a reconnu les [traduction] « problèmes de discipline » de l’ex‑avocat de la demanderesse, mais a conclu que le commissaire avait abordé cette question dès le début de l’audience et que les documents soumis ne démontraient pas que cette situation avait eu des effets négatifs sur le déroulement de l’audience ou encore que le commissaire ne s’était pas assuré que la demanderesse était prête à procéder sans avocat. Les documents soumis ne contenaient aucun nouvel élément de preuve et ils ne réfutaient pas les conclusions de la SPR.

 

[18]           Enfin, l’agent a examiné le Rapport de 2011 du Département d’État des États‑Unis intitulé Human Rights Report for Ghana que l’agent a qualifié de résumé impartial, exhaustif et bien documenté. L’agent a conclu que le rapport ne démontrait pas que [traduction] « la situation a sensiblement évolué au Ghana » depuis la décision de la SPR au point où la demanderesse serait exposée à un risque au sens des articles 96 ou 97 de la Loi. L’agent a par conséquent estimé que la demanderesse n’était pas exposée à plus qu’à une simple possibilité de persécution et il n’a pas conclu qu’il était plus probable que le contraire qu’elle serait exposée au risque d’être soumise à la torture, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle devait retourner au Ghana.

 

[19]           Le 19 février 2013, l’avocat de la demanderesse a envoyé des documents complémentaires, y compris des arguments écrits, la déclaration complémentaire d’un ami de la demanderesse, ainsi qu’un rapport de l’Human Rights Advocacy Centre au sujet de la violence conjugale, des meurtres de conjoints et des [traduction] « assassinats de rivaux » au Ghana. L’avocat a demandé que l’agent tienne compte de ces documents avant de rendre sa décision sur la demande d’ERAR et que, si une décision négative avait déjà été prise au sujet de la demande d’ERAR, qu’elle soit réexaminée à la lumière de ces documents. L’agent a joint au dossier une note de service datée du 22 février 2013 dans laquelle il déclarait qu’il avait tenu compte des nouveaux arguments en question et que la décision initiale demeurait inchangée.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[20]           La présente demande soulève les questions suivantes :

a.                   Le rejet de la demande d’ERAR par l’agent était‑il déraisonnable?

b.                  L’agent a‑t‑il rendu sa décision sans tenir dûment compte de la preuve et, en particulier, des présumés nouveaux éléments de preuve présentés par la demanderesse?

c.                   L’incompétence de l’avocat à l’étape de l’audience de la SPR constitue‑t‑elle une raison suffisante pour qualifier les éléments de preuve de « nouveaux », en ce sens qu’ils n’étaient pas normalement accessibles à la demanderesse pendant le traitement de sa demande d’asile?

d.                  L’agent a‑t‑il mal analysé la question de la protection de l’État?

 

NORME DE CONTRÔLE

[21]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a jugé qu’il n’est pas nécessaire de procéder dans tous les cas à l’analyse de la norme de contrôle. Dès lors que la norme de contrôle applicable à la question dont elle est saisie est bien établie par la jurisprudence, la cour de révision peut adopter cette norme de contrôle. Ce n’est que lorsque cette démarche se révèle infructueuse que la cour de révision procède à l’examen des quatre facteurs qui constituent l’analyse relative à la norme de contrôle (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48 [Agraira].

 

[22]           Les parties s’entendent pour dire qu’à défaut de manquement à l’équité procédurale, la norme applicable au contrôle d’une décision d’ERAR est celle de la décision raisonnable (Jainul Shaikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1318, au paragraphe 16 [Shaikh]; Cunningham c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 636, au paragraphe 15). Je suis d’accord pour dire que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce.

 

[23]           Lorsqu’une décision fait l’objet d’un contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable, l’analyse porte sur l’existence d’une « justification, […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que sur] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). Autrement dit, la Cour ne devrait intervenir que si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[24]           Les dispositions suivantes de la Loi, dans sa rédaction en vigueur à la date de la décision d’ERAR, s’appliquent en l’espèce :

Asile

 

 

95. (1) L’asile est la protection conférée à toute personne dès lors que, selon le cas :

 

[…]

 

b) la Commission lui reconnaît la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger;

 

c) le ministre accorde la demande de protection, sauf si la personne est visée au paragraphe 112(3).

[…]

 

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

Personne à protéger

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles‑ci ou occasionnés par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

[…]

 

Demande de protection

 

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

 

[…]

 

Examen de la demande

 

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

 

 

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

 

[…]

 

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

 

 

 

[…]

Conferral of refugee protection

 

95. (1) Refugee protection is conferred on a person when

 

 

[…]

 

(b) the Board determines the person to be a Convention refugee or a person in need of protection; or

 

(c) except in the case of a person described in subsection 112(3), the Minister allows an application for protection.

[…]

 

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well‑founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

 

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

[…]

 

Application for protection

 

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

 

 

[…]

 

Consideration of application

 

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

 

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

 

 

[…]

 

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

 

[…]

PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

La demanderesse

[25]           La demanderesse affirme qu’elle serait exposée à un risque sérieux de violence fondée sur le sexe sous diverses formes si elle devait retourner au Ghana et elle ajoute que le rejet de sa demande d’ERAR par l’agent était par conséquent déraisonnable. Elle affirme qu’elle risque d’être encore victime de violences de la part de son mari et d’être tuée au motif qu’elle serait une sorcière, et d’être victime de violences cruelles et rituelles visant à la dépouiller de ses « pouvoirs magiques » et d’être bannie de la société en tant que sorcière, ajoutant que l’agent disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour confirmer l’existence des risques en question.

 

Appréciation de la preuve

[26]           La demanderesse affirme que l’agent n’a pas examiné de façon appropriée les nouveaux éléments de preuve qu’elle avait soumis à l’appui de sa demande d’ERAR et qu’il a rejeté sa demande sans tenir compte de la preuve. Elle affirme qu’elle a présenté, au sujet des risques auxquels elle serait exposée, des éléments de preuve qui étaient postérieurs à sa demande d’asile et qu’il n’était pas raisonnable de considérer comme normalement accessibles au moment où la demande en question était traitée en raison des conseils qu’elle avait reçus d’un avocat incompétent, ajoutant que les éléments en question répondaient à la définition de l’expression « nouveaux éléments de preuve » prévue à l’article 113 de la Loi et à l’interprétation qu’en donne la jurisprudence.

 

[27]           Malgré le fait que la demande d’ERAR était fondée sur les mêmes motifs allégués dans la demande d’asile présentée par la demanderesse, celle‑ci a présenté de nouveaux éléments de preuve importants à l’appui de sa demande d’ERAR, notamment des éléments de preuve visant à réfuter les conclusions tirées par la SPR au sujet de la crédibilité, de la crainte subjective et de la protection de l’État. Elle a notamment présenté une évaluation psychologique portant sur sa crainte suggestive, des déclarations corroborant les anciennes et les nouvelles menaces dont elle avait fait l’objet, pour permettre à l’agent d’apprécier sa crédibilité, ainsi que des renseignements à jour au sujet de la situation au pays pour permettre à l’agent de se prononcer sur la question de la protection de l’État. Bien que le défendeur se fonde sur la décision Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385 [Raza CF] pour affirmer que les éléments de preuve doivent être « important[s] ou sensiblement différent[s] de [ceux] produit[s] précédemment », la Cour a également expliqué, dans la décision Raza CF, que ce que l’agent doit chercher à savoir est si de nouveaux renseignements essentiels ont été présentés. À la différence de la situation qui existait dans l’affaire Raza CF, la demanderesse a soumis en l’espèce de nouveaux éléments de preuve importants sur des questions déterminantes et elle a fait valoir que l’agent devait tenir compte de ces éléments de preuve conformément à l’alinéa 113a) de la Loi.

 

[28]           En ce qui concerne la crédibilité, la demanderesse a soumis neuf déclarations provenant d’amis et de membres de sa famille qui connaissaient tous personnellement les faits qu’elle alléguait dans sa demande d’asile. De plus, dans son rapport d’évaluation psychologique, Mme Lynne Jenkins avait fait observer que, suivant l’expérience professionnelle qu’elle possédait comme directrice d’un important cabinet de consultation, les femmes qui s’enfuient de leur pays d’origine en raison de violences fondées sur le sexe ignorent souvent, et ce, indépendamment de leur niveau d’instruction, qu’elles possèdent de ce fait le statut de réfugiées. L’agent a accordé peu de poids à ces éléments de preuve parce qu’ils [traduction] « ne réfut[ai]ent pas les conclusions de la SPR », ne provenaient pas de [traduction] « personnes désintéressées » et étaient « non vérifiables ». Il est toutefois de jurisprudence constante que l’on ne doit pas refuser d’ajouter foi à des éléments de preuve simplement parce qu’ils proviennent d’une personne intéressée, notamment dans les cas de demande d’asile, où le risque doit être celui auquel l’auteur de la demande d’asile est personnellement exposé (décision Shaikh, précitée; Mata Diaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37). La demanderesse cite également les décisions Lainez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 914, aux paragraphes 40 à 42, et Begashaw c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 462, au paragraphe 46, dans lesquels la Cour a conclu que l’agent d’ERAR qui rejetait des éléments de preuve psychologiques sans raison commettait une erreur.

 

[29]           La demanderesse affirme que le rapport d’évaluation de Mme Lynne Jenkins se rapportait directement à la conclusion de la SPR suivant laquelle les agissements de la demanderesse n’étaient pas compatibles avec sa présumée crainte. Mme Jenkins a déclaré dans son évaluation : [traduction] « [o]n ne saurait sous‑estimer la crainte éprouvée par [la demanderesse] ». L’agent a accordé peu de poids à cette évaluation et a conclu qu’elle ne contenait aucun nouvel élément de preuve et ne réfutait pas les conclusions de la SPR. Au lieu d’écarter ces éléments de preuve, l’agent aurait dû se demander si la question de la crainte subjective avait été résolue dans la demande d’ERAR et, dans la négative, expliquer pourquoi ce n’était pas le cas. Par ailleurs, les conclusions tirées par la SPR au sujet de la crédibilité étaient inextricablement liées à ses conclusions sur la crainte subjective, de sorte que ces éléments de preuve se rapportaient directement à la question de la crédibilité.

 

[30]           L’argument invoqué par le défendeur au sujet de ces éléments de preuve – à savoir qu’ils démontrent uniquement que la psychologue avait ajouté foi à la version des faits de la demanderesse alors que la SPR ne la croyait pas – passe à côté de la question. La demanderesse a présenté des éléments de preuve provenant d’une experte sur la question de la violence fondée sur le sexe suivant lesquels les agissements de la demanderesse étaient compatibles avec l’existence d’une crainte subjective. La SPR ne disposait pas de ces éléments de preuve, qui satisfaisaient aux critères prévus à l’alinéa 113a) de la Loi pour être considérés comme de nouveaux éléments de preuve. Si l’agent avait l’intention de les écarter, il aurait dû expliquer pourquoi il voulait le faire, au lieu de se contenter de déclarer qu’ils ne réfutaient pas les conclusions de la SPR, sans plus d’explication.

 

[31]           La demanderesse affirme que l’alinéa 113a) de la Loi exige que l’on procède à une analyse en deux étapes. L’agent doit d’abord déterminer si chacun des présumés nouveaux éléments de preuve est effectivement nouveau et admissible, puis déterminer quelle valeur leur attribuer (De Silva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 827, au paragraphe 7). La demanderesse affirme que la présente espèce ressemble à l’affaire Ayach c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1023 [Ayach], dans laquelle la Cour a jugé que la conclusion tirée par l’agent au sujet de la protection de l’État était déraisonnable parce que l’agent avait écarté de présumés nouveaux éléments de preuve dans une seule phrase sans conclure expressément qu’il ne s’agissait pas de nouveaux éléments de preuve et sans en examiner la crédibilité, la pertinence, la nouveauté ou l’importance comme l’exigeait l’arrêt Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385 [Raza CAF], au paragraphe 13. En l’absence d’une telle conclusion, on peut considérer que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve présentés, fondement essentiel de la décision de la Cour d’infirmer la décision de l’agente (décision Ayach, précitée, au paragraphe 34).

 

[32]           La demanderesse a présenté des renseignements détaillés au sujet des mauvais services reçus de son avocat tout au long du processus de traitement de l’examen de sa demande d’asile. Les renseignements en question démontraient que les éléments de preuve contenus dans la demande d’ERAR n’étaient pas normalement accessibles au moment de l’audience de sa demande d’asile et qu’il s’agit par conséquent de nouveaux éléments de preuve. Malgré cela, l’agent a écarté la plupart des éléments de preuve en estimant qu’ils ne faisaient que reprendre des faits dont disposait déjà la SPR sans pour autant signaler ceux qui n’avaient pas été portés à la connaissance de la SPR. J’estime dénué de fondement l’argument du défendeur suivant lequel la demanderesse est irrecevable à soulever la question en l’espèce parce qu’elle a négligé d’informer la SPR des conseils que lui avaient donnés son ancien avocat incompétent ou de soulever la question dans sa première demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR. L’auteur d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’incompétence d’un avocat n’est pas tenu de soumettre les éléments de preuve en question à la SPR (Galyas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 250), et la demanderesse a expliqué dans sa demande d’ERAR que l’avocat qui avait été suspendu avait continué à la conseiller de manière non officielle sur sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

 

Analyse de la protection de l’État

[33]           La demanderesse affirme également que l’agent a mal analysé la question de la protection de l’État en négligeant notamment d’examiner le sort réservé aux femmes accusées d’être des sorcières. Dans son analyse de la protection de l’État, la SPR n’a pas examiné ce groupe identifiable, et ce, malgré le fait que la demanderesse avait expliqué qu’elle était accusée d’être une sorcière. L’analyse reposait uniquement sur les femmes victimes de violence conjugale. Il incombait donc à l’agent d’ERAR, qui bénéficiait d’un dossier plus complet, de procéder à une analyse approfondie (décision Ayach, précitée, au paragraphe 9). L’analyse à laquelle l’agent a procédé au sujet de la protection de l’État se bornait au rapport publié par le Département d’État des États‑Unis sur la situation des droits de la personne au Ghana et sur sa conclusion que ce rapport ne démontrait pas [traduction] « que la situation a évolué au Ghana au point d’exposer la demanderesse à un risque au sens des articles 96 ou 97 de [la Loi] depuis la décision rendue par la SPR ».

 

Le défendeur

[34]           Suivant le défendeur, l’agent a conclu de façon raisonnable que la demanderesse n’avait pas fourni des renseignements ou des éléments de preuve dont ne disposait pas la SPR lorsqu’elle avait rejeté la demande d’asile de la demanderesse. Après avoir examiné les documents les plus récents portant sur la situation au Ghana, l’agent a conclu de façon raisonnable que la conclusion tirée par la SPR au sujet de la possibilité pour des personnes se trouvant dans la situation de la demanderesse de se prévaloir de la protection de l’État était toujours valable.

 

Appréciation de la preuve

[35]           Selon le défendeur, l’agent n’a commis aucune erreur dans sa manière d’apprécier la preuve. L’agent a fait observer à juste titre qu’en tant que personne dont la demande d’asile avait été examinée et rejetée par la SPR, la demanderesse avait l’obligation de présenter des renseignements qui étaient sensiblement différents de ceux que la SPR avait examinés et rejetés, c’est‑à‑dire des renseignements qui étaient « important[s] ou sensiblement différent[s] de [ceux] produit[s] précédemment » (décision Raza CF, précitée au paragraphe 22). L’agent a conclu à juste titre que les présumés nouveaux éléments de preuve ne faisaient que faire écho à ceux que la SPR avait examinés et avait jugés non convaincants. Les nouveaux éléments de preuve ne répondaient pas à la définition de nouveaux éléments de preuve. Cette conclusion fondée fait en sorte que les autres présumées erreurs commises lors de l’examen de la preuve ne tirent pas à conséquence.

 

[36]           L’argument de la demanderesse suivant lequel le rapport de sa psychologue infirmait la conclusion tirée par la SPR au sujet de sa crainte subjective est mal fondé. Le fait que, à la différence de la SPR, la psychologue ait ajouté foi aux explications de la demanderesse sur les raisons pour lesquelles elle n’avait pas demandé l’asile à la première occasion ne fait pas en sorte que les éléments de preuve en question démontraient l’existence d’une crainte subjective. Les convictions de la psychologue ne sont pas suffisantes pour réfuter les conclusions de fait tirées par la SPR.

 

[37]           L’argument de la demanderesse suivant lequel l’agent n’a pas tenu compte des conséquences du fait qu’elle avait été mal représentée est également mal fondé. Nul ne conteste que la demanderesse a choisi de se présenter à l’audience sans bénéficier de l’assistance d’un avocat. Quant à son allégation que son ancien avocat lui avait dit qu’il n’était pas nécessaire qu’elle engage un nouvel avocat pour l’audience relative à sa demande d’asile parce que les préparatifs nécessaires avaient déjà été faits, il incombait à la demanderesse d’en informer la SPR, auquel cas la SPR aurait probablement accordé un ajournement. Le défaut de la demanderesse de soumettre ses éléments de preuve au premier tribunal ou de les soulever dans sa demande de contrôle judiciaire de la décision concernant sa demande d’asile fait échec à son argument suivant lequel l’agent n’en a pas tenu compte.

 

[38]           La SPR a enfin estimé que la demanderesse n’était pas crédible. Cette conclusion ne reposait pas sur un manque d’appui d’autres témoins, et le fait que la demanderesse a soumis des déclarations corroborantes sous forme de déclarations solennelles de ses amis et de sa famille n’obligeait pas l’agent à tirer une conclusion différente de celle de la SPR.

 

Analyse de la protection de l’État

[39]           Le défendeur affirme que l’argument de la demanderesse suivant lequel l’agent n’a pas procédé à une analyse appropriée de la protection de l’État du fait qu’il n’a pas tenu compte du sort des femmes accusées d’être des sorcières au Ghana est dénué de fondement.

 

[40]           La question de savoir si ce groupe de femmes disposait d’une protection suffisante relève carrément de la compétence de la SPR. Rien ne permet de penser que la demanderesse a soulevé cette question dans le cadre de sa demande d’asile et il ne lui était pas loisible d’invoquer ce nouveau motif de protection dans sa demande d’ERAR. À titre subsidiaire, si elle a effectivement soulevé cette question devant la SPR et que celle‑ci a négligé de l’examiner, la demanderesse aurait dû contester cette omission dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Dans un cas comme dans l’autre, le défaut de l’agent d’examiner cette question précise ne constitue pas une erreur susceptible de révision.

 

[41]           Il y a lieu d’établir une distinction entre l’affaire Ayach, citée par la demanderesse, et la présente espèce. Dans cette affaire, la Cour reprochait à l’agent d’ERAR de s’être contenté d’écarter une lettre après le rejet de la demande d’asile sans avoir d’abord vérifié, comme il le devait, si cette lettre répondait aux critères exigés pour pouvoir être considérée comme un nouvel élément de preuve (décision Ayach, précitée, au paragraphe 7). Il s’agissait de la question déterminante. La juge Snyder a par la suite fait observer à titre incident que la possibilité de se prévaloir de la protection de l’État aurait pu être une question déterminante si l’agent avait analysé la question. Étant donné que, dans l’affaire Ayach, la SPR na pas tiré de conclusion au sujet de la protection de l’État, il va sans dire que, dans cette affaire, l’agent aurait eu l’obligation de procéder à une analyse de la question de la protection de l’État si cette question avait une incidence sur l’issue de l’affaire. Dans le cas qui nous occupe, par contraste, la SPR a procédé à une analyse détaillée de la question de la possibilité par la demanderesse de se prévaloir de la protection de l’État et la demanderesse ne semble d’ailleurs avoir rien à redire au sujet de cette analyse. Compte tenu de la conclusion définitive tirée par la SPR, l’agent était fondé à se demander simplement si la situation avait évolué au Ghana depuis la décision en question. Ayant conclu que la situation n’avait pas changé, l’agent a conclu de façon raisonnable que la demanderesse pourrait compter sur la protection de l’État.

 

ANALYSE

[42]           Malgré certains des arguments et des allégations contenus dans les observations écrites du défendeur, ce dernier a confirmé à la Cour que sa thèse sur la question de la protection de l’État était essentiellement la suivante :

a.                       La SPR a examiné les risques associés aux accusations de sorcellerie dans ses motifs ainsi que dans sa décision du 17 octobre 2011;

b.                       L’agent d’ERAR n’a pas exclu les éléments de preuve documentaire concernant la situation existant au Ghana et notamment ceux concernant la violence conjugale et le sort réservé aux femmes accusées d’être des sorcières en vertu de l’alinéa 113a) de la Loi ou de l’arrêt Raza CAF de la Cour d’appel fédérale. Après avoir examiné les articles en question, l’agent a plutôt conclu qu’ils ne changeaient rien [traduction] « aux aspects essentiels de la situation personnelle de la demanderesse et ne réfut[ai]ent pas les conclusions de la SPR »;

c.                       Compte tenu de l’analyse de la protection de l’État de la SPR, les conclusions de l’agent d’ERAR au sujet de la documentation portant sur le sort réservé aux sorcières étaient raisonnables.

 

[43]           À mon avis, si les éléments de preuve documentaire concernant le sort réservé aux sorcières n’ont pas été écartés en vertu de l’alinéa 113a) de la Loi et de l’arrêt Raza CAF, la façon dont l’agent a traité ces éléments de preuve dans son analyse de la protection de l’État était à la fois inadéquate et déraisonnable.

 

[44]           La SPR ne mentionne la sorcellerie qu’aux paragraphes 2 et 8 de sa décision, lorsqu’elle traite des violences infligées par le conjoint de la demanderesse, qui accusait cette dernière d’être une sorcière. La SPR ne mentionne pas dans son analyse de la protection de l’État les dangers généraux que courent au Ghana les personnes accusées de sorcellerie et la SPR ne mentionne pas et n’examine pas ce risque dans son analyse fondée sur l’article 96 et l’article 97. On ne saurait donc affirmer que la SPR a pris position au sujet de la sorcellerie dans sa décision hormis le fait qu’elle l’a mentionné en parlant des violences que la demanderesse avait subies de son mari et des risques auxquels elle était exposée de ce fait.

 

[45]           À l’instar de l’agent d’ERAR, j’ai examiné les articles sur la sorcellerie soumis par la demanderesse. Par exemple, voici un extrait d’un article extrait du magazine ThinkAfrica Press intitulé « Exorcising Witchcraft in Ghana » écrit le 10 novembre 2011 par James Wan :

[traduction]

Au Ghana, la sorcellerie est un phénomène très réel. Elle contraint à l’exil ceux qui en sont accusés, elle désunit les familles et elle détruit des vies. Les personnes qui sont soupçonnées de causer des maladies ou des malheurs sont souvent torturées, tuées ou expulsées de leur village.

Dans son puissant et déchirant documentaire intitulé The Witches of Gambaga, qui a été présenté à Londres à l’occasion du festival Film Africa 2011, Yaba Badoe examine la vie de certaines personnes accusées de sorcellerie qui ont cherché refuge dans ce qui constitue probablement le camp de réfugiés de sorcières le plus ancien et le plus célèbre du Ghana, le camp de Gambaga. Réalisé sur cinq années et relaté en grande partie par les femmes elles‑mêmes, ce documentaire met en lumière le sort peu enviable réservé à certaines des véritables victimes des croyances en la sorcellerie. Ainsi, Salmata a été agressée et expulsée de son village après avoir été accusée par son gendre de l’avoir rendu malade; Amina a été menacée et contrainte à l’exil à la suite de la mort subite de son frère; Asara, une commerçante prospère, a été accusée de sorcellerie après une éclosion de méningite dans son village.

Les femmes de Gambaga, qui sont souvent victimes de violence de la part de leurs anciens voisins, vivent sous la protection et la garde du chef du village, le gambarrana, un personnage sévère qui oscille avec plus au moins d’aise entre le rôle d’exploiteur et celui de philanthrope. Ces femmes vivent souvent dans des conditions de vie abjectes; elles travaillent pour le gambarrana pour payer leur dû, isolées de leurs familles, traumatisées sur le plan psychologique, voire sur le plan physique, et coupées de leur ancienne vie.

Rentrer chez soi

« Cette pratique consistant à accuser des personnes de « sorcellerie » et à les exiler condamne la conscience de notre société » déclare à Hajia Hawawu Boya Gariba, sous‑ministre à la Condition féminine et de l’Enfance lors d’une conférence tenue à Accra en septembre.

 

« Le fait de qualifier certains de nos proches et de nos femmes de sorcières et de magiciens et de les expulser dans des camps où ils vivent dans des conditions inhumaines et déplorables constitue une violation de leurs droits de la personne fondamentaux » a‑t‑elle poursuivi. Les participants à la conférence intitulée « Towards Banning “Witches” Camps » ont réclamé de nouvelles mesures législatives visant à déclarer illégales les accusations de sorcellerie, à abolir les camps de sorcières et à réintégrer les parias actuels dans leurs collectivités.

 

Comme le documentaire The Witches of Gambaga en témoigne, le rapatriement de ces personnes est loin d’être facile. Dans ce documentaire, on voit deux personnes accusées de sorcellerie rentrer dans leur village natal après des décennies d’exil. Malgré le fait que des militants locaux les ont sensibilisés, préparés et convaincus de permettre le retour de ces femmes âgées, les chefs des villages en poste hésitent à honorer leur engagement. Ils acceptent finalement de permettre aux femmes de rester, mais seulement à la condition de se tenir loin du marché, de n’avoir aucun rapport avec les enfants et de s’abstenir de participer aux manifestations et rassemblements du village. Akwasi Osei, psychiatre en chef du service national de santé du Ghana explique : [traduction] « dans l’état actuel des choses, les personnes accusées de sorcellerie qui sont rapatriées se feront immanquablement lyncher lorsqu’elles rentrent chez elles ».

En fait, certains militants ne réclament pas l’abolition des sanctuaires, mais qu’on en augmente le nombre, en plus de réclamer des conditions de vie meilleures dans ces sanctuaires et des mesures visant à aider les « sorcières », non pas à rentrer chez elles, mais à apprendre un métier pour subvenir à leurs besoins tout en demeurant dans les camps.

Croyez‑le ou non

Ces deux conceptions ont toutefois une portée fort limitée et elles incarnent des visées très modestes. Elles s’attaquent à certains symptômes du problème, mais non à ces racines. Il est d’ailleurs impossible d’identifier une seule « racine » au problème.

Les idées concernant la sorcellerie imprègnent toute la société et sont inextricablement liées au tissu social de la vie ghanéenne. Les croyances en ce qui concerne le pouvoir de la sorcellerie et du juju sont profondément ancrées dans l’inconscient collectif ghanéen en raison des récits et des mythes populaires, de la publication fréquente d’articles de journaux portant sur des accusations et des aveux, des paroles des chansons, des films, des pièces de théâtre, des publicités semant la peur et des sermons de chefs religieux charismatiques.

Convaincre les gens du caractère fallacieux des superstitions alors que celles‑ci font partie du cadre de référence par lequel la réalité elle‑même est vécue n’est pas une mince affaire. Les croyances en la sorcellerie comblent non seulement les lacunes causées par le manque d’éducation et d’information, mais coexistent parfois avec la compréhension éclairée des problèmes qu’en ont ceux qui croient en la sorcellerie et vont même jusqu’à en faire partie intégrante. Au cours de la réputée étude ethnographique Evans‑Pritchard portant sur les Azandés, un silo à grain s’est écroulé, tuant deux personnes. Lorsque Evans‑Pritchard ont souligné que la tragédie avait été causée par des termites, le peuple Azande a répondu : « Bien sûr, mais alors, pourquoi ces deux personnes se trouvaient à cet endroit à ce moment précis? » Lorsque les situations semblent se dégrader sans raison, certains évoquent une simple « malchance », d’autres se demandent ce que leur dieu mystérieux peut bien vouloir leur dire et d’autres encore y voient la main invisible du sorcier. Et lorsque l’incantation du juju ne fonctionne pas ou ne protège pas, les croyants ne remettent pas en question la nature ou la réalité, mais attribuent la situation à l’incompétence du sorcier ou à l’utilisation de fétiches de mauvaise qualité.

Même les personnes qui sont victimes de fausses accusations en viennent à se croire coupables. Ainsi, dans le documentaire The Witches of Gambaga, une femme accusée de sorcellerie insiste pour dire : « tout comme le feu brûle, je suis une sorcière ». Et certains observateurs qui militent en faveur des personnes accusées de sorcellerie s’expriment du point de vue humanitaire sans toutefois aller jusqu’à dénoncer les superstitions; ils affirment plutôt qu’ils doivent « mener une campagne pour sensibiliser la population et l’amener à ne pas maltraiter les personnes accusées de sorcellerie, étant donné que ces personnes ne sont pas nécessairement des sorcières » [italiques et soulignements ajoutés].

 

[46]           Dans les observations qu’elle a formulées devant l’agent d’ERAR, la demanderesse a insisté sur la distinction qu’il convenait de faire entre ce risque et celui d’être victime de violence conjugale de la part de son mari et elle a demandé à l’agent d’ERAR d’examiner les articles qu’elle avait soumis à ce sujet et d’évaluer les risques en conséquence. Suivant le défendeur, l’agent n’a pas écarté les articles, mais les a évalués à la lumière de la décision de la SPR et conclu qu’ils ne réfutaient pas les conclusions de la SPR.

 

[47]           En tout premier lieu, j’estime qu’il ressort clairement de la décision de la SPR que celle‑ci s’est concentrée sur la violence conjugale exercée par le mari et non sur la réprobation sociale et le risque de persécution et de violence auquel la demanderesse serait exposée au Ghana parce qu’elle était accusée de sorcellerie. Ainsi, si, comme le défendeur l’affirme, la SPR a effectivement examiné la question du risque de persécution, elle n’a fourni aucune conclusion ni aucun motif sur la question dont l’agent d’ERAR aurait pu se servir ou en fonction desquels les nouveaux éléments de preuve relatifs à la sorcellerie auraient pu être évalués. J’estime qu’il serait inexact et injuste de penser que la SPR a bel et bien examiné ce risque dans le cadre de son analyse de la question de la protection générale de l’État alors qu’elle n’a jamais mentionné ce risque.

 

[48]           Évidemment, on pourrait soutenir que les articles sur la sorcellerie ne constituent pas de « nouveaux éléments de preuve » au sens de l’alinéa 113a) de la Loi et de l’arrêt Raza CAF, précité, et qu’ils ne pouvaient donc pas faire partie de l’analyse de la protection de l’État de l’agent d’ERAR. Ce n’est toutefois pas la position qu’a adoptée le défendeur à l’audience qui s’est déroulée devant moi. La thèse du défendeur est que l’agent a effectivement analysé les articles en question en considérant qu’ils constituaient de nouveaux éléments de preuve pour déterminer s’ils avaient pour effet de réfuter les conclusions de la SPR. La demanderesse est du même avis. Je ne puis qualifier de déraisonnable cette interprétation de la décision.

 

[49]           Dans ces conditions, force m’est de convenir avec la demanderesse que l’analyse de la protection de l’État à laquelle l’agent a procédé ne traitait pas adéquatement de la question de la sorcellerie. L’agent ne mentionne même pas en quoi consistaient les conclusions tirées par la SPR sur cette question. Il est donc impossible de comprendre en quoi les articles cités ne réussissent pas à réfuter les conclusions en question. La conclusion générale finale qui repose sur le rapport de 2011 du Département d’État des États‑Unis au sujet de la situation des droits de la personne au Ghana et suivant laquelle la situation n’avait pas changé de façon sensible au Ghana depuis la décision de la SPR au point d’exposer la demanderesse à un risque au sens des articles 96 et 97 de la Loi ne suffit pas. L’agent n’a fourni aucune explication pour nous permettre de savoir quelles conclusions la SPR avait tirées au sujet de la stigmatisation et des risques de persécution et de violence auxquels la demanderesse serait exposée au Ghana parce qu’elle avait été accusée de sorcellerie. Les seules accusations de sorcellerie mentionnées dans la décision de la SPR sont celles qu’avait faites son mari, et la décision ne contient des conclusions et des motifs qu’en ce qui concerne le risque personnalisé auquel la demanderesse serait exposée de la part de son ex‑conjoint de fait. La décision ne traite pas de la question du risque auquel la demanderesse serait exposée de la part d’autres personnes en tant que femme accusée de sorcellerie au Ghana.

 

[50]           Sur la question de la crédibilité et sur celle de la crainte subjective, je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent semble avoir mal saisi le sens du rapport Jenkin. Exception faite des renseignements provenant de la demanderesse, Mme Lynne Jenkins relate comment les femmes victimes de violence conjugale éprouvent de la honte, ajoutant que [traduction] « la honte est souvent un obstacle majeur qui empêche les survivantes de traumatismes de demander de l’aide ». Cette question est importante au regard des conclusions tirées par la SPR au sujet du temps que la demanderesse avait laissé s’écouler avant de demander l’asile. Dans son rapport, Mme Jenkin écrit :

[traduction

La documentation scientifique appuie l’idée que les survivantes de traumatismes sont portées à attendre avant de dénoncer leur agresseur, étant donné qu’elles ont tendance à avoir des réactions d’évitement prononcées.

 

[51]           Ces éléments de preuve n’ont pas été soumis par la demanderesse. Ils proviennent de sources réputées et portent sur la question de savoir pourquoi la demanderesse a attendu avant de demander l’asile, ainsi que sur son argument qu’elle ne savait même pas que les personnes se trouvant dans sa situation pouvaient demander l’asile. Il s’agit de nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pas été soumis à la SPR. L’agent en a tenu compte, sans toutefois examiner de façon adéquate les éléments de preuve indépendants contenus dans le rapport et leurs incidences quant aux conclusions qui pouvaient être tirées au regard des agissements de la demanderesse. L’agent aurait dû tenir pleinement compte des conséquences des éléments de preuve sur les conclusions concernant la crédibilité et la crainte subjective tirées par la SPR :

[traduction

Dans leur étude sur les femmes immigrantes provenant du Nigeria et du Ghana qui avaient été victimes de violence conjugale, les auteurs Ogusiji et autres ont retenu deux (2) thèmes (Ogunsiji, Wilkes, Jackson & Peters, 2011). Le premier était « la souffrance en silence » et le second, « la réticence à demander de l’aide ». Les chercheurs ont également retenu un autre sous‑thème, « la souffrance et le sourire » ou encore le syndrome consistant à faire semblant que tout va bien. Les chercheurs ont soutenu qu’il était important de bien comprendre les barrières culturelles qui font obstacle à la capacité des femmes immigrantes de demander et de recevoir une aide et une intervention appropriées et de signaler les incidents de violence conjugale dont elles sont victimes. Les barrières culturelles auxquelles ces femmes sont confrontées concernent leur hésitation à immigrer dans un autre pays où elles ne pourraient compter sur leur réseau informel habituel constitué des membres de la famille élargie, ce qui les empêche de dénoncer les violences dont elles étaient victimes et de demander de l’aide. Ces femmes racontaient que leur réticence à demander de l’aide s’expliquait également par leur perception que la dénonciation de ces violences aurait de graves conséquences. Les femmes visées par cette étude ne se prévalaient pas des ressources qui leur étaient offertes en tant que femmes victimes de violence. Suivant les auteurs de l’étude, leur attitude à cet égard est confirmée par les publications existantes, qui laissent entendre que les femmes immigrantes provenant de groupes minoritaires sont particulièrement vulnérables lorsqu’il s’agit de demander de l’aide et de se prévaloir des services qui sont offerts aux victimes de violence conjugale.

 

[…]

 

Au cours de ma carrière dans le domaine de la violence faite aux femmes, j’ai été témoin du fait que les déplacements de populations, la migration et l’exil des femmes loin de leur domicile ou de leur pays d’origine ancestral en raison de violence fondée sur le sexe ne sont pas des phénomènes qui se produisent en étant conscients que ce type de violence fondé sur le sexe confère le droit de demander l’asile. Suivant mon expérience professionnelle comme directrice d’un grand cabinet de consultation, j’ai observé que, la plupart du temps, c’est par accident que les femmes immigrantes apprennent qu’elles disposent du droit d’asile, et ce, peu importe leur niveau d’instruction. J’ai également constaté, en prenant connaissance des récits de leur diaspora, que les femmes réfugiées expérimentent en général la persécution d’une façon différente des hommes. La persécution dont elles sont victimes se produit le plus souvent dans l’intimité et l’idée que la violence contre les femmes est une question privée est toujours répandue partout dans le monde malgré les gains réalisés dans des pays comme le Canada et les États‑Unis au cours des dernières années pour sensibiliser le public afin de faire évoluer les mentalités culturelles à cet égard. Même au Canada, il existe des attitudes sexistes tenaces. Peu de personnes au sein de la population savent que la violence conjugale constitue un motif permettant de demander l’asile. J’ai conseillé et/ou interrogé des personnes en vue de soumettre des rapports à la CISR. Les femmes que j’ai aidées avaient tendance à croire qu’un réfugié est une personne persécutée en raison de son rôle dans le domaine public ou de ses convictions politiques ou de ses démêlés avec l’État en raison de ses convictions politiques. Ainsi, Mary croyait qu’une personne ne pouvait demander l’asile que si elle était exposée à une persécution politique ou qu’elle fuyait une zone de guerre ou de désastre. Sa supposition n’est pas dénuée de fondement, compte tenu de la définition du « réfugié » que l’on trouve à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Mary a expliqué que, si elle avait su qu’en tant que victime de violence conjugale elle pouvait demander l’asile, elle aurait présenté une demande d’asile dès son arrivée aux États‑Unis.

 

[52]           L’agent a tiré une conclusion déraisonnable en affirmant que [traduction] « Mme Jenkins reprend essentiellement les mêmes renseignements que ceux que la demanderesse a déjà fournis à la SPR, mais donne plus de précisions au sujet des symptômes de la demanderesse ». Comme les passages précités le démontrent, Mme Jenkins est allée bien plus loin. Elle s’est appuyée sur des études et des sondages objectifs sur la façon dont les femmes victimes de violence se comportent normalement en situation de traumatisme, et elle explique la raison pour laquelle ces facteurs ont pu contribuer au délai que la demanderesse a laissé écouler avant de signaler les abus et de demander l’asile. L’agent était conscient de cet état de fait et a tenté de l’écarter de la manière suivante :

[traduction]

Je prends acte des préoccupations exprimées par Mme Jenkins au sujet des réponses données aux cas de violence contre les femmes au Ghana; elle n’a toutefois soumis aucun élément de preuve objectif pour démontrer qu’elle connaissait personnellement la façon dont les femmes victimes de violence conjugale étaient traitées au Ghana ou pour démontrer qu’elle possédait des connaissances spécialisées dans le domaine médical au Ghana qui lui auraient permis de conclure que la demanderesse n’avait pas été en mesure de bénéficier des services thérapeutiques destinés aux victimes de traumatismes au Ghana.

 

[53]           Le témoignage de Mme Jenkins repose sur son expérience comme directrice d’un grand service de consultation qui s’occupe des femmes immigrantes victimes de violence conjugale, et notamment sur une étude portant sur les femmes immigrantes provenant du Nigeria et du Ghana qui ont été victimes de violence conjugale dans un contexte dans lequel les obstacles sociaux et culturels peuvent amener ces femmes à souffrir en silence et à hésiter avant de demander l’aide et l’intervention appropriées lorsqu’il s’agit pour elle d’immigrer dans un autre pays. Il était déraisonnable de la part de l’agent d’écarter ces éléments de preuve au motif que Mme Jenkins ne possédait pas des connaissances directes concernant le traitement des victimes de violence conjugale au Ghana ni des connaissances spécialisées dans le domaine médical au Ghana. Le fait d’appliquer une norme de preuve aussi exigeante ou d’obliger Mme Jenkins à posséder des connaissances médicales au Ghana ne fait que défavoriser encore plus les femmes victimes de violence et contribue au problème signalé et documenté dans le rapport :

[traduction

Dans un document de recherche d’analyse du contenu, Ortz‑Barreda et autres (2011) concluent que les femmes vulnérables se heurtent partout dans le monde à de nombreux obstacles lorsqu’il s’agit pour elles d’accéder à des services, ajoutant que les législateurs doivent tenir compte des besoins spéciaux et culturels des femmes en question et de leur situation.

 

[54]           Dans le cas qui nous occupe, j’estime que l’agent aurait pu tenir compte des éventuels obstacles auxquels la demanderesse se heurterait si elle souhaitait obtenir le témoignage d’une personne possédant des compétences spécialisées dans le domaine médical au Ghana.

 

[55]           Mme Jenkins est une personne qui semble posséder une expérience professionnelle vaste, profonde et réfléchie auprès des femmes immigrantes victimes de violence conjugale et culturelle. Elle semble également citer des études réputées réalisées par des personnes effectuant des recherches actives dans le domaine. Je ne vois pas pourquoi ces éléments de preuve devraient se voir reconnaître une faible valeur et pourquoi il fallait les minimiser à ce point lorsqu’il s’agissait d’examiner s’ils étaient susceptibles de réfuter les conclusions de la SPR au sujet du délai que la demanderesse avait laissé s’écouler avant de demander l’asile et d’apprécier les questions de crédibilité et de crainte subjective.

 

[56]           La demanderesse soulève d’autres questions, mais, à mon avis, il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. Compte tenu des motifs qui ont été exposés, la demanderesse m’a convaincu que la décision était déraisonnable et qu’il y a lieu de réexaminer l’affaire.

 

[57]           Les avocats sont d’accord pour dire qu’il n’y a aucune question à certifier et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

 

LA COUR :

1.                  ACCUEILLE la demande, ANNULE la décision et RENVOIE l’affaire à un autre agent pour un nouvel examen.

2.                  Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

« James Russell »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM‑1967‑13

 

INTITULÉ :                                      MARY EFUA GYARCHIE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 septembre 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 5 décembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sayran Sulevani

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Charles Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Barbra Schlifer Commemorative Clinic

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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