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Date : 20131129

Dossier : T‑1684‑12

Référence : 2013 CF 1202

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 novembre 2013

En présence de madame la juge Heneghan

 

ENTRE :

LEO GERARD GILLIS

 

demandeur

ET

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE CHEF D’ÉTAT‑MAJOR DE LA DÉFENSE DES FORCES ARMÉES CANADIENNES

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.          INTRODUCTION

[1]               M. Leo Gerard Gillis (le demandeur) cherche à obtenir le contrôle judiciaire de la décision, rendue le 9 août 2012, par laquelle le chef d’état‑major de la défense (le CEMD) des Forces armées canadiennes a rejeté en partie un grief concernant le classement de son rapport d’appréciation du personnel (RAP) 2004‑2005, l’examen de sa candidature par le comité de sélection de 2006 et la convocation d’un comité de sélection supplémentaire en vue de l’examen de sa promotion effective au grade de brigadier‑général. Le demandeur a eu gain de cause en ce qui concerne la question de sa rémunération à son poste intérimaire.

 

[2]               Conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles), le procureur général est désigné comme défendeur. Le procureur général du Canada et le CEMD sont collectivement désignés dans les présents motifs par le terme « défendeurs ».

 

[3]               Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur cherche à obtenir la réparation suivante :

[traduction]

Une ordonnance annulant la décision du chef d’état‑major de la défense sur la nécessité de convoquer un comité de sélection supplémentaire pour examiner l’ensemble de la preuve et des renseignements dont il disposait.

 

Une ordonnance annulant la décision du chef d’état‑major de la défense relativement aux préjugés entretenus à l’égard du demandeur par le superviseur immédiat de ce dernier au sein du comité de classement de l’Académie canadienne de la Défense relativement aux RAP 2004‑2005.

 

II.        PREUVE

[4]               La preuve en l’espèce est composée de l’affidavit du demandeur et de deux affidavits de la major Marjorie Reid déposés pour le compte des défendeurs.

 

[5]               Dans son affidavit, daté du 28 novembre 2012, le demandeur expose les fondements de son grief.

 

[6]               La major Reid est analyste à l’Autorité des griefs des Forces canadiennes. Elle a déposé deux affidavits le 11 janvier 2013. Dans l’affidavit qui figure au volume I du dossier des défendeurs, elle déclare avoir recueilli tous les documents non confidentiels qui ont été soumis au CEMD et sur lesquels ce dernier s’est appuyé pour fonder sa décision du 9 août 2012. L’annexe A de cet affidavit, établi conformément à l’ordonnance du protonotaire Morneau rendue le 13 novembre 2012, contient une copie de ces documents, desquels ont été retranchés tous les renseignements personnels concernant des tiers. Cette pièce constitue dans les faits le dossier de l’office fédéral, aux termes de l’article 318 des Règles.

 

[7]               Dans son second affidavit, daté du 11 janvier 2013, la major Reid a décrit son travail d’analyste des griefs. Elle explique le processus d’examen d’un grief effectué en conformité de la Loi sur la défense nationale, LRC 1985, c N‑5 (la Loi), de même que des Ordonnances et règlements royaux applicables aux Forces canadiennes (les ORFC). Après le dépôt du grief du demandeur devant le CEMD, l’« autorité de dernière instance », le grief a été transmis au Comité des griefs des Forces canadiennes (le Comité des griefs) dont le rôle consiste à analyser la preuve et à transmettre des « conclusions et recommandations » (les C et R) au CEMD. Elle décrit les étapes qui ont été suivies relativement au grief soumis par le demandeur le 28 février 2009.

 

[8]               Les faits décrits ci‑après sont tirés des affidavits déposés pour le compte des parties et du dossier certifié de l’office fédéral.

 

III.       CONTEXTE

[9]               Le demandeur a servi dans les Forces canadiennes de juin 1973 à mars 2010. Il a été promu au grade de colonel en 1997. En 2005, il a été chef d’état‑major du Collège des Forces canadiennes (le Collège). Du 28 février 2005 au 25 août 2005, il était commandant intérimaire du Collège.

 

[10]           Vers mai ou juin 2005, le demandeur a reçu son RAP 2004‑2005, signé par celui qui était alors commandant du Collège, le brigadier‑général Gosselin, et par le vice‑amiral Jarvis. Le demandeur avait obtenu une évaluation positive dans l’ensemble, mais n’avait pas été classé relativement à ses pairs et son dossier n’avait pas été retenu en vue d’une promotion. Le demandeur avait aussi subi une évaluation dans le cadre d’une entente de gestion du rendement. Ce document avait aussi été signé par le commandant du Collège.

 

[11]           Pour la période du 30 avril 2006 au 25 juin 2006, le demandeur a de nouveau été nommé commandant intérimaire du Collège. Il a ensuite occupé le poste de commandant du Collège du 26 juin 2006 au 16 juillet 2007. À l’époque, le demandeur détenait le grade de colonel. Par contre, tous les autres commandants du Collège détenaient un grade supérieur, soit celui de brigadier‑général.

 

[12]           Le 16 août 2007, le demandeur a transmis un grief au directeur général de l’Autorité des griefs des Forces canadiennes (le directeur général) aux termes du paragraphe 29(1) de la Loi. Ce grief concernait la décision du CEMD de ne pas recommander la promotion du demandeur au grade intérimaire pendant la durée de l’affectation (GIDA) de brigadier‑général pour les périodes au cours desquelles il avait occupé le poste de commandant du Collège.

 

[13]           Le 16 juillet 2008, le Comité des griefs a remis ses C et R, dans lesquelles il recommandait que le grief soit accueilli dans toute la mesure du possible par le CEMD, de sorte que le demandeur soit promu rétroactivement brigadier‑général (GIDA) pour la période du 26 juin 2006 au 16 juillet 2007. Le 13 novembre 2008, le CEMD a suivi cette recommandation et la promotion rétroactive au grade de brigadier‑général (GIDA) a été confirmée le 29 janvier 2009. Le demandeur n’avait pas soumis à un contrôle judiciaire la décision relative à son premier grief.

 

[14]           Le demandeur a déposé un second grief le 28 février 2009 dans lequel il faisait état de l’absence de classement dans son RAP 2004‑2005, de préoccupations au sujet du comité de sélection de 2006, d’allégations de partialité et de la question de la rémunération d’intérim. Le grief a suivi les diverses étapes jusqu’au Comité des griefs et, le 8 janvier 2010, le demandeur était informé qu’une analyste avait été affectée à son dossier. L’occasion de formuler des commentaires au sujet de son dossier de grief lui a été offerte et il s’est prévalu de cette offre.

 

[15]           Le processus de traitement des griefs est décrit à l’article 29 de la Loi et au chapitre 7 des ORFC. Le processus comprend la nomination d’un analyste des griefs qui a le mandat de recueillir les renseignements pertinents. Le demandeur a eu l’occasion de formuler des commentaires sur les renseignements qui avaient été recueillis et il s’est prévalu de cette possibilité tout au long du processus.

 

[16]           Le Comité des griefs a formulé ses C et R le 7 juillet 2010. Il recommandait que le grief soit partiellement maintenu, auquel cas le CEMD aurait besoin de demander au ministre de la Défense nationale (le ministre) l’autorisation d’accorder au demandeur la promotion au grade de brigadier‑général (GIDA) pour la période du 1er avril 2005 au 18 août 2005. Le Comité des griefs recommandait que le CEMD rejette les aspects du grief relatifs au RAP 2004‑2005 et au comité de sélection de 2006 parce qu’ils avaient été soumis après la période de six mois prévue au paragraphe 7.02 des ORFC. Le demandeur a déposé en août 2010 ses observations en réponse.

 

[17]           De février à juillet 2011, l’analyste des griefs a sollicité les commentaires des personnes qui avaient travaillé avec le demandeur au cours de la période pertinente au regard du grief de 2009, soit le major‑général Gosselin, ex‑brigadier‑général, le colonel Overton et le contre‑amiral (à la retraite) Pile.

 

[18]           Dans ses commentaires relatifs au RAP 2004‑2005, le major‑général Gosselin déclarait que [traduction] « malgré les termes utilisés dans le RAP », le demandeur ne possédait pas certaines qualités essentielles comme la vision stratégique, la compréhension intime de l’institution de même que des habiletés en relations interpersonnelles; il ajoutait qu’il avait parfois commis d’importantes erreurs de jugement.

 

[19]           En ce qui concerne le comité de sélection de 2006, le colonel Overton soutenait que le demandeur était jugé moins compétitif que ses pairs à l’époque en cause. Le contre‑amiral (à la retraite) Pile était du même avis.

 

[20]           Après avoir pris connaissance du sommaire du grief daté du 12 juillet 2011, qui avait été envoyé par le directeur général, le demandeur a invité le major‑général (à la retraite) Hussey à formuler des commentaires et observations. Le demandeur avait vu dans le document un renvoi à des commentaires du major‑général Gosselin et il avait cherché à savoir pour quelle raison le major‑général (à la retraite) Hussey n’avait pas été joint à ce sujet.

 

[21]           Après avoir reçu les renseignements demandés au major‑général (à la retraite) Hussey en novembre 2011, le demandeur a formulé d’autres observations en décembre 2011. Le 25 mai 2012, le directeur général a recommandé que le grief soit accueilli en partie et que le demandeur reçoive une indemnité pécuniaire au moyen d’une promotion rétroactive au grade de brigadier‑général (GIDA).

 

IV.       DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[22]           Dans une lettre datée du 9 août 2012, le CEMD accueillait en partie le grief et recommandait la promotion rétroactive du demandeur au grade de brigadier‑général (GIDA) du 28 février 2005 au 18 août 2005 et du 30 avril 2006 au 15 juin 2006.

 

[23]           En ce qui a trait au RAP 2004‑2005, le CEMD a estimé qu’il fournissait un portrait fidèle du rendement potentiel et réel du demandeur et que rien ne démontrait que son RAP contenait des éléments non appropriés ou qu’il s’écartait de la politique de classement du Système d’évaluation du personnel des Forces canadiennes (le SEPFC). Le CEMD a souligné que le classement des officiers supérieurs n’est pas une science exacte et que le RAP avait été révisé à deux paliers et signé par le sous‑ministre adjoint (Ressources humaines – Militaires) (« SMA [RH‑Mil] »).

 

[24]           En ce qui concerne le comité de sélection de 2006, le CEMD a conclu que le demandeur s’était retrouvé dans le 30 p. cent supérieur du classement des officiers du SMA (RH‑Mil) pour 2005‑2006 et 2006‑2007. Son dossier avait été transmis pour examen, mais avait été jugé moins compétitif que d’autres.

 

[25]           En ce qui concerne la convocation d’un comité de sélection supplémentaire, le CEMD a affirmé qu’il avait abordé cette question dans sa décision du 13 novembre 2008, soit la date de la décision relative au premier grief du demandeur. Il a conclu qu’il était dessaisi de l’affaire étant donné que le processus suivi par le comité de sélection était correct, que celui‑ci n’a pas outrepassé sa compétence et qu’aucun renseignement nouveau n’avait été présenté.

 

[26]           Le CEMD a aussi conclu que les renseignements fournis ne justifiaient pas les allégations de partialité formulées par le demandeur au regard du RAP 2004‑2005.

 

V.        OBSERVATIONS

A.        Observations du demandeur

            (1)        RAP 2004‑2005

[27]           Le demandeur allègue que cette absence de classement ne correspondait pas aux responsabilités qu’il assumait et aux autres évaluations du rendement le concernant. Il soutient qu’il était raisonnable de supposer qu’il aurait dû obtenir le classement maximal au RAP parce qu’il avait administré le Collège en l’absence du commandant. À son avis, étant donné qu’il avait obtenu la meilleure cote à l’entente de gestion du rendement pour la période en cause, le défaut de le classer révèle la présence d’une irrégularité majeure dans l’évaluation de son rendement. Le demandeur soutient qu’il a soulevé cette question dans son grief, mais que rien ne donne à penser que le CEMD en a tenu compte pour rendre sa décision.

 

[28]           Le demandeur ajoute que les commentaires de son superviseur révèlent qu’il n’avait pas eu droit à une évaluation du rendement impartiale. En effet, ce dernier aurait écrit à son sujet qu’il [traduction] « était considéré comme n’ayant pas le potentiel suffisant, malgré les termes utilisés dans le RAP ». Le demandeur fait valoir qu’il avait été admis à l’Ordre du mérite militaire et qu’il avait reçu sept RAP consécutifs établis par son supérieur immédiat avant celui qui est en cause en l’espèce, puis trois autres par la suite.

 

[29]           Il est indiqué, dans les C et R du Comité des griefs, qu’il avait été impossible de retrouver les dossiers relatifs aux discussions du comité de classement de 2005. Selon le demandeur, ces discussions avaient trait au classement des candidats en vue des promotions en fonction des RAP 2004‑2005. Le demandeur affirme que, selon le système de classement et de gestion des dossiers en vigueur (le SCSCEDD), le calendrier d’élimination des documents des comités de sélection est de cinq ans. Il conteste l’élimination prématurée des notes pertinentes.

 

[30]           Le demandeur affirme aussi qu’à l’époque où il occupait le poste de commandant du Collège, il avait reçu un document destiné à son superviseur. Ce document indiquait que l’identité des officiers qui seraient [traduction] « favorisés » par la Force aérienne était souvent établie avant la fin de la période d’évaluation du rendement visée par les RAP. Le demandeur soutient que ce processus se déroulait à l’extérieur de la chaîne normale de commandement et entravait la réalisation des objectifs de la politique du SEPFC.

 

(2)        Comité de sélection de 2006

[31]           Même si le demandeur n’avait pas accès aux séances du comité de sélection, il soutient que des irrégularités procédurales remettent en question la conformité du processus suivi avec la politique du SEPFC.

 

[32]           Le demandeur affirme que des éléments de preuve établissent que son dossier avait été retiré de la sélection par le Chef du personnel militaire, comme le soulignait le CEMD dans sa décision du 9 août 2012. Il allègue que les déclarations du Chef du personnel militaire au sujet des réponses et des informations à transmettre au demandeur au sujet des délibérations du comité sont inexactes parce que ces discussions n’ont pas eu lieu et que le Chef du personnel militaire n’avait pas donné suite à la promotion GIDA du demandeur comme ce dernier l’avait allégué.

 

(3)        Comité de sélection supplémentaire

[33]           Le demandeur soutient que le CEMD a commis une erreur en refusant de convoquer un comité de sélection supplémentaire. Même si, selon les C et R, la période pendant laquelle le demandeur était commandant intérimaire a été prise en compte en vue d’une promotion effective, il soutient que son statut de brigadier‑général (GIDA) n’a pas été pris en compte, qu’il n’a pas été reconnu comme brigadier‑général (GIDA) avant la décision relative à son grief de 2008 et que, par conséquent, il avait été privé d’une occasion de voir sa candidature examinée par un comité de sélection.

 

B.        Observations des défendeurs

[34]           Dans l’ensemble, les défendeurs soutiennent que le demandeur cherche à obtenir une promotion rétroactive effective au poste de brigadier‑général au moyen du processus de grief et de sa demande ultérieure de contrôle judiciaire. À leur avis, la décision du CEMD était raisonnable et elle a été rendue dans le respect de l’équité procédurale; par conséquent, ils estiment que sa demande doit être rejetée.

 

(1)        RAP 2004‑2005

[35]           Les défendeurs soutiennent que le CEMD a conclu avec raison que le demandeur n’avait pas démontré son allégation selon laquelle l’absence de classement était inappropriée. En effet, deux paliers d’examen ont confirmé la validité de l’évaluation du demandeur. Le SMA (RH‑Mil) a probablement signé les documents relatifs à tous les RAP débouchant sur un classement dans son organisation et su que le demandeur n’avait pas été classé. Les défendeurs affirment que le demandeur n’a pas réussi à démontrer son allégation de partialité relativement à la décision de classement liée à son RAP 2004‑2005.

 

(2)        Comité de sélection de 2006

[36]           Selon les défendeurs, le CEMD a conclu avec raison que le demandeur s’était retrouvé dans le 30 p. cent supérieur du classement des officiers du SMA (RH‑Mil) plutôt que dans le 10 p. cent supérieur. Le CEMD a aussi estimé qu’une partie du processus comprenait un examen de la compétitivité générale sur le plan individuel et que le demandeur avait été jugé moins compétitif que d’autres officiers cette année‑là.

 

(3)        Comité de sélection supplémentaire

[37]           Les défendeurs font valoir que le CEMD a rejeté à bon droit la demande du demandeur relative à la convocation d’un comité de sélection supplémentaire. À leur avis, le CEMD a conclu de façon raisonnable que les allégations relatives au RAP 2004‑2005 et au comité de sélection de 2006 n’étaient pas fondées. Le fait que le CEMD ait accueilli le grief relatif à la paye liée au poste intérimaire ne signifie pas que le demandeur est ou était destiné à une promotion effective.

 

VI.       DISCUSSION ET DISPOSITION

[38]           Le demandeur conteste la décision du CEMD pour trois motifs, soit l’absence de classement dans son RAP 2004‑2005, le fait que son dossier n’ait pas été soumis au comité de sélection de 2006 et le défaut du CEMD de convoquer un comité de sélection supplémentaire. Le demandeur soulève un problème de partialité relativement à l’établissement du RAP 2004‑2005.

 

[39]           La décision du CEMD en l’espèce concerne le grief du demandeur dans lequel il se plaint de ne pas avoir obtenu de promotion. D’après l’information au dossier et les observations des défendeurs, les promotions dans les Forces canadiennes sont régies par la Loi, les politiques et les ORFC. La question générale de l’avancement, qui englobe celle du classement, est à mon avis une question mixte de fait et de droit. Selon l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53, cette question doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[40]           La décision de ne pas convoquer un comité de sélection supplémentaire était une décision discrétionnaire. Selon l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 53, cette décision doit aussi faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

 

[41]           La question de la partialité est un aspect de l’équité procédurale et, à ce titre, elle est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte; voir l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2006] 3 RCF 392, aux paragraphes 52 à 55. La conclusion du CEMD selon laquelle l’allégation de partialité n’a pas été démontrée doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable; voir la décision Riach c Canada (Procureur général), 2011 CF 1230, au paragraphe 37.

 

[42]           Je me propose d’examiner la question de la partialité conjointement avec la première question soulevée par le demandeur, soit l’absence de classement dans son RAP 2004‑2005. Il fonde son allégation de partialité sur certaines remarques formulées par le brigadier‑général Gosselin dans un courriel daté du 27 avril 2011. Ce courriel a été soumis à l’analyste des griefs dans le cadre de la collecte des renseignements relatifs au grief du demandeur. En voici un extrait :

[traduction]

Quoi qu’il en soit, le Col Gillis n’a pas été classé parce qu’il était considéré comme n’ayant PAS le potentiel suffisant pour devenir un officier général, malgré les termes utilisés dans le RAP. Le Col Gillis a abattu de la bonne besogne, très rapidement, avec beaucoup d’énergie et de passion. La lecture attentive du RAP permet cependant de constater l’absence de certaines qualités essentielles : manque de vision stratégique, absence de compréhension intime de l’institution et lacunes en relations interpersonnelles; certaines erreurs graves de jugement y étaient mentionnées. En résumé, il exécutait très bien ce qui lui était demandé.

 

D’autres officiers du CFC avaient sûrement plus de potentiel, comme [nom biffé] (il était classé no 1, si je me rappelle bien), et [nom biffé] (maintenant [mot biffé]). Gillis a été cmdt intérimaire à certains moments parce qu’il avait occupé le poste de CEM pendant quelques mois (en tant qu’officier de la logistique), qui comportait des responsabilités en matière de budget et de ressources. Cependant, je ne lui ai jamais délégué toutes mes responsabilités. Il était cmdt intérimaire uniquement pour les activités courantes. Je conservais le commandement et la direction du Collège, même lorsque je travaillais à l’Équipe de transformation, jusqu’à mon affectation à l’été 2005.

 

[43]           À première vue, ces affirmations semblent injustes eu égard aux termes employés dans le RAP 2004‑2005 du demandeur, lequel avait été signé par le major‑général Gosselin, alors brigadier‑général, le supérieur du demandeur. Cependant, après avoir passé en revue le processus par lequel les officiers sont classés et promus, y compris le chapitre 11 des ORCF et les commentaires du major‑général (à la retraite) Hussey dans son courriel du 26 novembre 2011, que je trouve à la page 320 du volume I du dossier des défendeurs et qui sont reproduits en partie ci‑après, je ne suis pas convaincue que les commentaires du major‑général Gosselin formulés en avril 2011 peuvent permettre de conclure qu’il avait fait preuve de partialité en mai 2005 lorsqu’il a signé le RAP 2004‑2005 du demandeur.

 

[44]           Le major‑général Hussey a décrit le classement comme un processus très compétitif. Il a souligné que le classement était effectué par un comité, et non par une seule personne. Voici un extrait de sa réponse :

[traduction]

Le président du comité (le SMA lui‑même cette année‑là?) a tenté d’obtenir un consensus, mais ce n’était pas toujours possible et il devait parfois « trancher » parce que le classement des candidats justifié en une seule phrase du RAP était une activité très subjective et que cette phrase ne modifiait pas le contenu global des RAP. Les RAP étaient rédigés dans une version préliminaire et les noms et les qualificatifs utilisés étaient par la suite corrigés en fonction de la section 6, plus particulièrement pour tenir compte du classement relatif du groupe supérieur et, bien sûr, ces changements modifiaient aussi le contenu des commentaires touchant les autres col/capt (M) du groupe lors de la rédaction finale des RAP. Il faut souligner que la section 6, visant les personnes possédant un potentiel hors pair, avait été signée par le SMA et non par les cmdt; donc, le Col Gillis était à l’évidence une des personnes avec un potentiel hors pair du groupe, mais tout simplement pas un des cinq membres de ce groupe qui avaient eu droit à une décision de classement au début de la section cette année‑là. Difficile à accepter pour une personne au rendement hors pair, mais résultat malheureux d’un quota imposé pour tous les groupes.

 

[45]           Il ressort de toute évidence de la réponse du major‑général (à la retraite) Hussey que peu importe l’opinion du major‑général Gosselin dans le cadre du processus de RAP 2004‑2005, son opinion n’aurait pas eu d’effet déterminant sur le classement du demandeur à cette époque‑là. En effet, la décision relative au classement avait été prise par un comité et comprenait la prise en compte de divers facteurs, et non seulement du RAP.

 

[46]           Le CEMD a jugé que les allégations de partialité formulées par le demandeur contre le major‑général Gosselin relativement au RAP 2004‑2005 n’étaient pas fondées. Dans sa décision, le CEMD a fourni la réponse suivante aux allégations de partialité :

[traduction]

Après avoir pris connaissance de toutes vos observations, j’estime que les renseignements que vous avez fournis ne justifient pas votre allégation [de partialité] et je ne leur accorde pas de valeur probante. Pour cette raison, je ne vais pas pousser plus loin mon examen de cette question.

 

[47]           Dans ces circonstances, les commentaires du major‑général Gosselin sont loin de satisfaire au critère juridique qui permet d’établir l’existence de partialité. Ce critère est énoncé dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369; voici l’extrait pertinent des motifs de la Cour suprême à ce sujet, à la page 394 :

[…] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle‑même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait‑elle que, selon toute vraisemblance, M. Crowe, consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste?

 

[48]           Je suis convaincue que le CEMD a conclu de façon raisonnable à l’absence de partialité, en tenant compte du dossier complet dont il disposait, y compris les observations déposées par le demandeur dans le cadre du processus de grief. Le demandeur avait eu de nombreuses occasions de présenter ses arguments et il l’a fait.

 

[49]           Dans sa décision du 9 août 2012, le CEMD a tiré la conclusion suivante quant à la question de la nomination effective relativement au RAP 2004‑2005 :

[traduction]

Pour qu’un grief relatif à un RAP soit jugé valide, la personne visée doit démontrer de façon convaincante que l’absence de classement est non appropriée ou que la politique du SEPFC n’a pas été respectée dans l’établissement de son RAP. Je ne pense pas que vous l’ayez fait et je ne crois pas non plus que la preuve au dossier étaye votre allégation.

 

[…]

 

Le fait d’occuper un poste à titre « intérimaire » ne garantit pas l’accès à un grade supérieur. J’estime que la preuve que vous avez fournie de même que le RAP que vous avez transmis reflètent de façon exacte votre rendement et votre potentiel au cours de l’année en cause. J’ai examiné deux de vos RAP ultérieurs visant des périodes au cours desquelles vous avez passé beaucoup plus de temps en tant que commandant intérimaire au cours des périodes pertinentes et j’ai constaté que vous vous retrouviez en bonne position dans le classement des officiers du SMA (RH‑Mil). Pour récapituler, je ne trouve aucun élément de preuve à l’appui de votre allégation selon laquelle l’absence de classement dans votre cas n’était pas appropriée et je n’y vois pas non plus une dérogation à la politique du SEPFC en matière de classement pour l’année 2004‑2005.

 

[50]           Dans ces circonstances, je suis convaincue que le CEMD a rendu une décision raisonnable en refusant de revoir le RAP 2004‑2005 et la question du classement du demandeur. Étant donné qu’il n’avait pas été classé, son dossier ne pouvait pas suivre la filière des promotions de l’année suivante, soit 2006.

 

[51]           La question suivante à trancher concerne la conclusion du CEMD selon laquelle le dossier du demandeur n’a pas été retiré à tort des dossiers confiés au comité de sélection de 2006. Le dossier de l’instance contient une réponse datée du 22 juin 2011, rédigée par le contre‑amiral (à la retraite) Pile, selon laquelle il est évident que le dossier du demandeur n’avait pas été transmis au comité de sélection et qu’il n’y avait rien d’inapproprié à cet égard. Le contre‑amiral (à la retraite) Pile a décrit comme suit un processus en deux étapes :

[traduction]

En préparation du comité de sélection 2006, des col/capt(M), les commandants de premier niveau ont organisé leur propre comité de classement interne. En plus des dossiers classés au premier rang par le comité de classement du CPM, seuls les dossiers qui justifiaient un examen du comité de sélection des FC devaient être soumis – c’est‑à‑dire les dossiers compétitifs. Au comité de classement du CPM, le dossier du Col Gillis faisait partie des 10 premiers des 33 col/capt(M) ou du 30 p. cent supérieur, mais non du 10 p. cent supérieur, comme il l’allègue. Il n’a pas obtenu de classement, ce qui était réservé aux cinq premiers col/capt(M) du CPM et, comparativement à ses pairs du CPM, son dossier n’était pas jugé suffisamment concurrentiel pour être soumis au comité de sélection annuel. Cette évaluation a fait l’unanimité parmi les membres du comité de classement du CPM, même si la décision finale relative aux dossiers qui devaient être acheminés au comité de sélection des FC m’incombait.

 

[52]           Vu cet élément de preuve et d’autres éléments de preuve au dossier, je suis convaincue que le CEMD a estimé de façon raisonnable que le demandeur avait été traité équitablement et conformément aux politiques applicables. Dans sa décision, il affirme sans ambiguïté qu’il n’y avait rien de clandestin dans la décision de ne pas incorporer le dossier du demandeur à ceux qui devaient être étudiés en vue d’une promotion pour l’année 2007, comme le montre cet extrait de sa décision :

[traduction]

… Lors de l’examen des dossiers par le DNS relativement à la compétitivité générale, vous avez été jugé moins compétitif que d’autres officiers qui avaient un plus grand potentiel d’avancement à long terme. La liste définitive des dossiers soumis au comité de sélection, y compris les recommandations touchant les dossiers à retirer (comme ce fut votre cas), a été examinée et approuvée par le président du comité; le président du comité de sélection de 2006 était aussi le commandant qui occupait le poste de Chef du personnel militaire. Je ne trouve aucun élément de preuve à l’appui de votre allégation selon laquelle votre dossier a été retiré par une personne ayant un grade plus élevé que les personnes qui sont affectées au fonctionnement des comités de sélection. De plus, je conclus que vous n’avez pas été traité différemment des autres membres des FC en vue d’une promotion et j’estime que vous avez été traité équitablement et conformément à la politique en vigueur à l’époque.

 

[53]           Enfin, je dois statuer sur la décision du CEMD de ne pas convoquer un comité de classement supplémentaire. Le CEMD a rejeté cette portion du grief pour le motif qu’il avait déjà traité de cette question en rendant sa décision sur le premier grief du demandeur, soit la décision du 13 novembre 2008.

 

[54]           Voici un extrait de cette décision du CEMD :

[traduction]

Vous préféreriez que je recommande au MDN votre promotion effective au rang de bgén. À l’appui de votre demande, vous avez comparé votre situation à celle d’une autre personne. En tant qu’autorité de dernière instance, je dois examiner chaque cas à sa valeur. La promotion au rang de bgén est un processus extrêmement compétitif. La preuve révèle que votre dossier n’a pas été soumis au comité de sélection pour les promotions de l’année 2007 (automne 2006). Par contre, il l’a été au comité de sélection pour l’année de promotion 2008 (automne 2007), dans laquelle vous vous êtes classé 55e sur 58. Étant donné une possibilité de sept à neuf promotions, vous n’étiez pas suffisamment bien classé pour obtenir la promotion effective au poste de bgén en 2008. Pour cette raison, la recommandation de votre promotion effective serait contraire au principe de la promotion au mérite et au caractère compétitif du processus associé aux promotions. Je ne peux donc tout simplement pas donner suite à votre demande.

 

[55]           Le CEMD expose de façon tout à fait limpide ses conclusions dans la décision de 2008, dont le demandeur ne cherche pas à obtenir le contrôle judiciaire. Dans la mesure où le grief en cause en l’espèce vise l’obtention de la même réparation, soit une recommandation en vue de la promotion effective au grade de brigadier‑général, la question a déjà été tranchée. À mon avis, le CEMD a rejeté de façon raisonnable cette partie du grief du demandeur.

 

[56]           En résumé, la décision du CEMD de rejeter certains éléments du grief du demandeur est raisonnable. Il a conclu de façon raisonnable à l’absence de partialité. Ses autres conclusions étaient raisonnables vu le dossier dont il disposait et les conditions de promotion pertinentes, plus précisément les articles 11.01 et 11.02 du chapitre 11 des ORFC concernant les promotions. Je ne constate aucune erreur dans la façon dont le processus d’examen du grief a été suivi par l’analyste des griefs, processus qui a débouché sur la recommandation du directeur général. Le demandeur a eu toute la latitude voulue pour participer au processus et il s’en est prévalu.

 

[57]           Comme l’a souligné l’avocate des défendeurs, le CEMD est l’« autorité de dernière instance » en ce qui concerne le traitement des griefs des membres des Forces canadiennes. Le demandeur n’a pas fait la preuve d’une violation des principes d’équité procédurale et il n’a pas démontré non plus que le CEMD avait commis une autre forme d’erreur juridique. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

 

[58]           Il ne reste que la question des dépens. Les défendeurs veulent se faire adjuger les dépens et le demandeur soutient qu’aucuns dépens ne devraient être adjugés contre lui.

 

[59]           Je tiens compte de la jurisprudence citée par les défendeurs et j’ai aussi à l’esprit les arguments présentés par le demandeur contre l’adjudication des dépens.

 

[60]           Aux termes de l’article 400 des Règles, la Cour a le pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens. En vertu de mon pouvoir discrétionnaire et compte tenu des circonstances de l’espèce, je ne rends aucune ordonnance quant aux dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée. Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1684‑12

 

INTITULÉ :                                                  LEO GERARD GILLIS c
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE CHEF D’ÉTAT‑MAJOR DE LA DÉFENSE DES FORCES ARMÉES CANADIENNES

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 16 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 29 novembre 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leo Gillis

 

POUR LE DEMANDEUR

(AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE)

 

M. Kathleen McManus

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Leo Gillis

Marion Bridge (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LE DEMANDEUR

(AGISSANT POUR SON PROPRE COMPTE)

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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