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Date : 20131107

Dossier : IMM-10581-12

Référence : 2013 CF 1122

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 7 novembre 2013

En présence de monsieur le juge Campbell

 

ENTRE :

 

KHALIL YOUNES ET KHAWLA KHALIFE

 

 

 

demandeurs

 

                                      et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Dans le cadre de la présente demande, un couple marié d’âge avancé ayant présenté une demande d’asile fondée sur une crainte justifiée de persécution au Liban du fait qu’ils sont des Palestiniens apatrides contestent une décision rendue le 19 septembre 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande présentée en application des articles 96 et 97 de la LIPR. Le rejet repose sur deux motifs : la conclusion défavorable quant à la crédibilité fondée sur les éléments de preuve présentés par les demandeurs, et la conclusion selon laquelle les demandeurs d’asile, advenant leur retour au Liban, dans un camp de réfugiés, se retrouveraient dans une situation qui « [pourrait] équivaloir à de la discrimination, mais non à de la persécution » (décision, au paragraphe 24).

 

I.          Conclusion défavorable quant à la crédibilité

[2]               Pour ce qui est de la décision de la SPR, il convient de rappeler les règles établies en droit en ce qui concerne les conclusions défavorables quant à la crédibilité, comme je l’ai exposé dans Istvan Vodics c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 783 :

[10] En ce qui a trait aux conclusions défavorables sur la crédibilité en général et les conclusions d’invraisemblance en particulier, le juge Muldoon a énoncé, dans la décision Valtchev c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. n1131, la norme à appliquer :

 

6. Le tribunal a fait allusion au principe posé dans l’arrêt Maldonado c. M.E.I., [1980] 2 C.F. 302 (C.A.), à la page 305, suivant lequel lorsqu’un revendicateur du statut de réfugié affirme la véracité de certaines allégations, ces allégations sont présumées véridiques sauf s’il existe des raisons de douter de leur véracité. Le tribunal n’a cependant pas appliqué le principe dégagé dans l’arrêt Maldonado au demandeur et a écarté son témoignage à plusieurs reprises en répétant qu’il lui apparaissait en grande partie invraisemblable. Qui plus est, le tribunal a substitué à plusieurs reprises sa propre version des faits à celle du demandeur sans invoquer d’éléments de preuve pour justifier ses conclusions.

 

7. Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le demandeur d’asile le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les demandeurs d’asile proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur [voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22].

 

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[11] Il n’est pas difficile de comprendre que, en toute justice pour la personne qui jure de dire toute la vérité, des motifs concrets s’appuyant sur une preuve forte doivent exister pour qu’on refuse de croire cette personne. Soyons clairs. Dire qu’une personne n’est pas crédible, c’est dire qu’elle ment. Donc, pour être juste, le décideur doit pouvoir exprimer les raisons qui le font douter du témoignage sous serment, à défaut de quoi le doute ne peut servir à tirer des conclusions. La personne qui rend témoignage doit bénéficier de tout doute non étayé.

 

 [12] [En ce qui concerne la formulation de motifs clairs,] [l]a Cour d’appel fédérale impose à la SSR l’obligation de suivre un processus décisionnel, dans l’arrêt Hilo c. Canada (M.E.I.), [1991] A.C.F. n228, (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.) (paragraphe 6) :

 

Selon moi, la Commission se trouvait dans l’obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l’appelant. L’évaluation précitée que la Commission a faite au sujet de la crédibilité est lacunaire parce qu’elle est exposée en termes vagues et généraux.

 

En outre, comme l’indique la décision Leung c. Canada (M.E.I.) (1994), 81 F.T.R. 303 (paragraphe 14), l’obligation d’être clair est liée à l’exigence d’énoncer la preuve :

 

[...] la Commission est clairement tenue de justifier ses conclusions sur la crédibilité en faisant expressément et clairement état des éléments de preuve.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[3]               À l’audience devant la SPR, la demanderesse a essentiellement livré le témoignage sous serment au soutien de la demande. Les paragraphes suivants extraits de la décision font état des doutes dont la SPR a été saisie relativement à sa crédibilité :

[10] La demandeure d’asile a déclaré que la principale raison qui les a poussés, son époux et elle, à quitter le Liban est la prétendue attaque contre leur domicile au Liban, ainsi que l’agression dont ils ont été victimes, en août 2009. Ils prétendent en outre que leur maison a finalement été saisie par des groupes d’activistes en 2011. Pour des motifs liés à la crédibilité, le tribunal n’admet pas que ces deux événements ont eu lieu. Voici les explications.

 

[11] La demandeure d’asile a affirmé dans son témoignage que, lors de l’incident d’août 2009, elle a reçu des coups de pied et s’est fait battre, et quelqu’un a tenté de lui retirer son niqab. Quant à son époux, il s’est fait cracher au visage et insulter. Cependant, dans l’exposé circonstancié, il est seulement écrit que des hommes armés les ont menacés, et il n’est fait mention d’aucune agression physique. Le tribunal constate également qu’il n’est fait mention d’aucune agression dans le formulaire IMM 5611 (pièce R/A‑2), qui contient les notes prises au point d’entrée (PDE).

 

[12] La demandeure d’asile n’a pas eu besoin de soins médicaux à la suite des blessures subies lors de cette présumée attaque, de sorte que l’agression n’est appuyée par aucun rapport médical. Elle a déclaré qu’elle croyait avoir besoin d’aide psychologique à la suite de l’incident, mais elle n’y a pas eu recours. Il n’y a donc aucun document médical pour étayer l’agression.

 

[13] La demandeure d’asile s’est vu demander pourquoi il n’était pas mentionné dans son exposé circonstancié que cette agression avait eu lieu. Elle a répondu qu’elle en avait été si traumatisée qu’elle ne souhaitait pas en parler. Il lui a été signalé qu’elle avait choisi d’en parler à l’audience, et elle a donc été de nouveau questionnée sur la raison pour laquelle elle ne l’avait pas mentionné dans l’exposé circonstancié. Elle a simplement répété que l’incident était traumatisant, ce qui n’a pas répondu à la question. Compte tenu du fait que la présumée agression n’était appuyée par aucun document, le tribunal estime que celle‑ci a été mentionnée à l’audience uniquement afin d’embellir le récit, et le tribunal en tire une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

 

[…]

 

[16] La demandeure d’asile n’a pas non plus été en mesure de présenter des éléments de preuve documentaires démontrant que le domicile du couple a été confisqué par des activistes en 2011, comme il a été prétendu. Le tribunal prend note des deux courriels (pièce C-5) envoyés par des proches des demandeurs d’asile, qui mentionnent que la maison a été saisie, conformément aux allégations, et que les demandeurs d’asile ont demandé que des éléments de preuve à cet égard leur soient envoyés. Ils n’ont rien reçu. Compte tenu des autres doutes soulevés quand à la crédibilité, comme il a été mentionné précédemment, et étant donné qu’il ne s’agit pas d’éléments de preuve documentaires provenant d’une tierce partie, le tribunal accorde relativement peu de poids à ces courriels, qui ne suffisent pas à établir la crédibilité des demandeurs d’asile à cet égard. Le tribunal conclut donc que cette expropriation n’a jamais eu lieu.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[4]               En ce qui concerne le témoignage de la demanderesse selon lequel elle a été agressée lors de l’attaque contre son domicile, la SPR a conclu que les différences entre les notes prises au point d’entrée, le FRP et le témoignage qu’elle a livré à l’audience sont d’une importante cruciale. Dans les huit lignes du paragraphe 13 de la décision, la SPR expose un raisonnement découlant du témoignage que la demanderesse a livré au commissaire de la SPR lors de l’audience relative à la demande d’asile, qui a commencé par les mots : [traduction] « Permettez‑moi de vous poser quelques questions » :

[traduction]

 

COMMISSAIRE : Très bien, avez‑vous… quels problèmes avez‑vous eus en raison de votre sexe?

CODEMANDEURE D’ASILE : J’ai été maltraitée et ils m’ont persécutée.

COMMISSAIRE : Pouvez‑vous être plus précise, donner des détails? […]

[…]

CODEMANDEURE D’ASILE : Ils m’ont persécutée; ils ont proféré des obscénités [inaudible] à mon endroit, ce qui est contraire aux traditions et aux principes de la religion musulmane, à laquelle j’appartiens. Ils m’ont vraiment maltraitée, ils m’ont donné des coups de pied et ont tenté d’enlever le hidjab qui me recouvrait la tête…

COMMISSAIRE : Ils? Puis‑je vous demander de qui il s’agit?

CODEMANDEURE D’ASILE : Ceux qui nous ont attaqués à notre domicile et qui ont mis la main sur notre maison.

COMMISSAIRE : Ceux qui ont attaqué votre maison et ensuite?

CODEMANDEURE D’ASILE : Ceux qui ont mis la main sur notre maison.

COMMISSAIRE : Je vois, et ils vous ont battue et vous ont donné des coups de pied?

CODEMANDEURE D’ASILE : Oui, et ils ont aussi insulté mon mari, ils lui ont dit qu’il était incapable de protéger sa femme et ils lui ont craché au visage.

[…]

COMMISSAIRE : D’accord. Permettez‑moi de me concentrer un instant. Alors, si l’on revient au début, ont‑ils aussi frappé votre mari?

CODEMANDEURE D’ASILE : L’un d’eux était sur le point de le battre, mais ils ont remarqué qu’il était épuisé et très malade.

COMMISSAIRE : Je vois, et c’est à vous qu’ils ont donné des coups de pied et c’est vous qu’ils ont battue?

INTERPRÈTE : Ils?

COMMISSAIRE : C’est à vous qu’ils ont donné des coups de pied et c’est vous qu’ils ont battue?

CODEMANDEURE D’ASILE : Oui.

COMMISSAIRE : Avez‑vous eu besoin de soins médicaux?

CODEMANDEURE D’ASILE : Non, mais je crois que j’avais besoin de l’aide d’un psychologue.

COMMISSAIRE : Avez‑vous tenté d’obtenir des soins de santé mentale?

CODEMANDEURE D’ASILE : Non. Ce qui nous importait à ce moment‑là était de trouver comment nous tirer de la situation dans laquelle nous étions. Ils ont commis certains gestes qui étaient…

COMMISSAIRE : Des gestes, oui.

CODEMANDEURE D’ASILE : …qui étaient si obscènes que je souhaitais réellement que le sol s’ouvre sous mes pieds pour y disparaître.

COMMISSAIRE : Je comprends. Pourquoi n’avoir pas dit dans votre exposé circonstancié que vous aviez été battue?

CODEMANDEURE D’ASILE : Parce que je ne voulais pas me replonger là‑dedans encore une fois, chaque fois que j’y pense ou que j’en parle, tout me revient clairement à la mémoire.

COMMISSAIRE : Vous en avez parlé aujourd’hui; pourquoi ne pas l’avoir fait dans l’exposé circonstancié contenu dans votre FRP?

CODEMANDEURE D’ASILE : Je ne voulais vraiment pas y repenser et mettre l’épisode par écrit et le revivre encore une fois.

 

(Dossier du tribunal, aux pages 583 à 586.)

 

[5]               La transcription montre clairement que la demanderesse interrogée par le commissaire de la SPR était disposée à préciser les déclarations contenues dans les notes prises au point d’entrée et le FRP. Il semble que le commissaire de la SPR n’ait tout simplement pas cru la demanderesse lorsque celle‑ci a dit qu’elle n’avait pas fait les déclarations dans les premiers documents en raison d’un traumatisme. J’estime que le rejet du motif donné par la demanderesse pour avoir omis de mentionner l’attaque dans son FRP constitue une conclusion d’invraisemblance, à savoir qu’il est invraisemblable que le traumatisme qu’elle affirme avoir subi soit la raison pour laquelle elle n’a pas fait état de l’agression. Selon la décision rendue dans l’affaire Valchev, pour arriver à cette conclusion, la SPR devait conclure que le témoignage de la demanderesse débordait du cadre de ce à quoi l’on pouvait logiquement s’attendre. Rien ne justifie une telle conclusion.

 

[6]               Je suis d’avis que le commissaire de la SPR a omis de formuler un motif clair et non équivoque pour expliquer pourquoi il n’a pas cru au témoignage sous serment que la demanderesse a livré lors de son interrogatoire. J’estime donc que la conclusion défavorable quant à la crédibilité que la SPR a tirée constitue une erreur.

 

[7]               En ce qui concerne le fait que les demandeurs n’ont pas demandé l’asile pendant l’année et demie qui a suivi leur arrivée au Canada, la SPR a conclu comme suit :

[19] Compte tenu de tout ce qui précède, le tribunal estime que le comportement des demandeurs d’asile a démontré l’absence de crainte subjective de leur part dans l’éventualité d’un retour au Liban. Les demandeurs d’asile ont soutenu avoir toujours éprouvé de la crainte au Liban, et être venus au Canada pour fuir le Liban. Pourtant, ils n’ont présenté leur demande d’asile que plus d’un an et demi après leur arrivée, et ils n’ont fait aucun effort ne serait‑ce que pour se renseigner sur la manière de présenter une demande d’asile. La demandeure d’asile soutient que la présumée expropriation de leur domicile en 2011 est à l’origine de leur décision de demander l’asile, mais le tribunal est d’avis [au paragraphe 16] que cette expropriation n’a jamais eu lieu. En outre, étant donné que les demandeurs d’asile prétendent avoir éprouvé de la crainte au Liban, et que leur comportement porte le tribunal à croire que ce n’est pas le cas, le tribunal tire à cet égard une conclusion défavorable quant à la crédibilité.

 

[20] Compte tenu de tous les problèmes de crédibilité mentionnés précédemment, le tribunal estime que le témoignage des demandeurs d’asile n’est pas crédible dans son ensemble, et qu’il ne suffit donc pas à appuyer leur demande d’asile.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

Le paragraphe 19 de la décision établit que la conclusion défavorable erronée quant à la crédibilité tirée au paragraphe 13 a imprégné de façon abusive l’ensemble de la décision et a mené à conclure que les demandeurs n’avaient pas établi que leur demande reposait sur une crainte subjective fondée.

 

[8]               De plus, en ce qui a trait à la conclusion défavorable quant à la crédibilité tirée au paragraphe 13, le commissaire de la SPR s’attendait à ce que la documentation corrobore les allégations d’agression subie par la demanderesse. En fait, comme l’indique le paragraphe 12 de la décision, aucun document n’appuyait l’agression parce que la demanderesse n’avait pas eu besoin de soins médicaux. D’après le contenu du paragraphe 16 de la décision, la SPR s’attendait également à ce que des preuves documentaires étayent le témoignage de la demanderesse selon lequel leur domicile avait été confisqué en 2011, mais elle a en fait rejeté deux courriels fournis à l’appui de ce fait. Je conclus que le rejet était erroné parce que la force probante des courriels n’a pas été évaluée indépendamment de la conclusion défavorable quant à la crédibilité du témoignage de la demanderesse.

 

[9]               Puisque la conclusion défavorable que la SPR a tirée quant à la crédibilité a eu un effet préjudiciable sur la demande d’asile des demandeurs, la décision contrôlée doit être annulée. Toutefois, il y a aussi une deuxième raison.

 

II.        Conclusion tenant compte de la distinction entre la discrimination et la persécution

[10]           La SPR ayant admis que les demandeurs sont des Palestiniens apatrides retournant au Liban, elle a conclu avec raison que la décision devait établir une distinction entre la persécution et la discrimination.

 

[11]           En définitive, la SPR n’a pas conclu que les Palestiniens faisaient l’objet de persécution au Liban. L’ensemble des motifs sur lesquels la SPR s’est fondée pour parvenir à cette conclusion sont les suivants :

[24] Il incombe au tribunal de trancher la question de savoir si les conditions dans lesquelles devraient vivre les demandeurs d’asile dans l’éventualité d’un retour au Liban équivaudraient à de la persécution ou seraient simplement assimilables à de la discrimination ou à du harcèlement, cette dernière catégorie ne donnant pas droit au statut de réfugié. Cette analyse se fonde sur la présomption que le couple vivrait dans son ancien camp de réfugiés, Ain El Hilweh, et dans son ancienne maison, puisque le tribunal n’a pas admis les allégations selon lesquelles leur maison a été endommagée puis saisie – ni d’ailleurs le fait qu’ils ont été personnellement attaqués. Le point de départ consiste à déterminer la gravité de l’éventuel préjudice que subiraient les demandeurs d’asile. L’autre façon de formuler le critère consiste à se demander s’il y aurait atteinte à l’un ou l’autre des droits humains fondamentaux des demandeurs d’asile s’ils devaient retourner au Liban vivre dans un camp de réfugiés palestiniens. Dans son ensemble, la preuve porte à croire que l’UNWRA subvient largement aux besoins des résidants du camp. Il n’y a eu aucune allégation voulant que des réfugiés palestiniens manquent de nourriture ou soient sans domicile. Ils ont accès à une éducation de base et à certains soins médicaux. Les résidants semblent donc disposer des ressources essentielles leur permettant de mener une vie modeste. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit d’un mode de vie idéal, mais seulement que ces conditions sont acceptables dans la mesure où les besoins essentiels de ces personnes sont comblés. Le tribunal est conscient des autres restrictions qui leur sont imposées, par exemple le fait qu’ils n’ont pas le droit de voter, d’être citoyens ou d’avoir pleinement et librement accès au pays. Cependant, de l’avis du tribunal, ces conditions n’empêchent pas de conclure que la situation dans laquelle se trouveraient les demandeurs d’asile s’ils retournaient au Liban, dans un camp de réfugiés, peuvent équivaloir à de la discrimination, mais non à de la persécution.

 

 [25] En outre, le point 2.3 indique ce qui suit : [traduction] « Au cours des trois dernières années, le gouvernement, de concert avec l’UNRWA, a pris des mesures concrètes pour améliorer les relations entre les réfugiés palestiniens et la communauté libanaise et s’occuper des conditions de vie dans les camps. » Il y a donc, de surcroît, des motifs de croire que les conditions s’amélioreront pour les réfugiés palestiniens au Liban.

 

[26] Le tribunal a également examiné la documentation très abondante fournie dans les observations. Cependant, elle ne modifie en rien la conclusion énoncée précédemment par le tribunal, à savoir que la situation des Palestiniens apatrides au Liban n’équivaut pas à de la persécution.

 

[27] À cet égard, le tribunal souligne la situation particulière des demandeurs d’asile, comme en témoigne la demande de visa (pièce R/A‑4). D’après les documents présentés, les demandeurs d’asile étaient propriétaires d’une maison et d’un véhicule, et ils semblaient disposer de bons moyens financiers. En outre, comme il a été mentionné dans le témoignage, les demandeurs d’asile voyageaient fréquemment, et pendant de longues périodes, ce qui tend encore à prouver qu’ils étaient, à titre personnel du moins, relativement bien nantis, et qu’ils étaient loin d’avoir tout juste de quoi subsister, comme c’est peut‑être le cas d’autres résidants des camps de réfugiés palestiniens.

 

[28] Des éléments de preuve ont aussi été présentés pour démontrer le danger qui existe dans le camp en raison des affrontements entre les factions palestiniennes. Cette situation est vraiment regrettable. Cependant, le tribunal estime que si cette situation expose les demandeurs d’asile à un risque, il s’agit d’un risque généralisé, car apparemment, les camps peuvent généralement être des endroits dangereux, et le théâtre de violences commises par des activistes. Rappelons néanmoins que le tribunal a jugé que les demandeurs d’asile en l’espèce n’avaient pas été personnellement pris pour cibles.

 

[29] Le conseil a présenté une très grande quantité de documents imprimés (pièces C‑4 et C‑5), en plus des observations, et ces documents indiquent que les camps peuvent être, en général, des endroits dangereux et le théâtre de violences. Cependant, comme il a été mentionné précédemment, le tribunal estime que ce danger est associé à de la violence généralisée, ce qui ne permet pas aux demandeurs d’asile d’obtenir le statut de réfugié. Les documents présentés confirment l’existence du groupe d’activistes qui aurait, d’après les demandeurs d’asile, saisi leur propriété. Cependant, le tribunal a jugé que cette saisie n’avait pas eu lieu.

 

[30] Au terme de l’analyse qui précède, le tribunal conclut que les demandeurs d’asile ne craignent pas avec raison d’être persécutés et qu’ils ne seraient pas exposés à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ni au risque d’être soumis à la torture advenant un retour au Liban.

 

[31] Le tribunal conclut donc que les demandeurs d’asile n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention, au titre de l’article 96 de la LIPR, ni celle de personne à protéger, au titre de l’article 97 de la LIPR.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[12]           Je souscris à l’argument du conseil des demandeurs, reproduit ci‑après, selon lequel la SPR n’a manifestement pas tenu compte des éléments de preuve sur la question en litige, ni présenté une analyse crédible de ces éléments de preuve, et que la décision rendue écarte et déforme certains éléments de preuve essentiels au sujet de la situation déplorable des Palestiniens au Liban :

[traduction]

 

Il est respectueusement soumis que le tribunal de la SPR a commis une erreur en concluant de façon déraisonnable que ce à quoi les demandeurs sont exposés au Liban « [peut] équivaloir à de la discrimination », plutôt qu’à de la « discrimination constituant de la persécution » systémique, fondée sur des faits et beaucoup plus grave. De toute évidence, la décision du tribunal de la SPR repose sur une interprétation nettement trop simpliste de la volumineuse preuve documentaire produite par les demandeurs, qui était axée sur la situation difficile que la minorité palestinienne apatride a connue dans le passé, qui demeure sa réalité aujourd’hui et qui devrait perdurer. De plus, le tribunal n’a pas renvoyé à la preuve documentaire décisive dont elle disposait, qui soutenait largement les allégations dont les demandeurs devaient faire la preuve, soit qu’ils avaient été victimes de discrimination et de mauvais traitements et qu’ils avaient été exposés à un risque de préjudice élevé, et qu’ils pourraient se retrouver dans une situation similaire à l’avenir.

 

[…] Au mieux, les Palestiniens apatrides au Liban ont été et demeurent l’objet d’un cycle incessant d’exclusion, de souffrance, de négligence déplorable, de misère, d’insécurité et de désespoir. De toute évidence, le tribunal n’a tout simplement pas analysé attentivement la preuve documentaire accablante à la lumière de la situation particulière des demandeurs, ce qu’elle était tenue de faire.

 

Bref, la situation des demandeurs n’est pas de celles que le tribunal de la SPR peut trancher au moyen d’une analyse froide, « à l’emporte‑pièce » ou « standardisée », ce qui jette de sérieux doutes sur la rigueur et l’exactitude de son analyse et de ses conclusions dans leur ensemble.

 

Par ailleurs, il est allégué que le tribunal de la SPR a commis une erreur dans ses motifs en laissant de côté et en déformant des éléments de preuve documentaire dont elle disposait et en faisant une utilisation sélective déraisonnable de la preuve, ce qui a donné lieu à des conclusions de fait erronées, au sujet de la question de la situation déplorable des demandeurs en tant que Palestiniens apatrides au Liban.

 

Comme la Cour fédérale l’a fait remarquer dans le contexte d’une demande d’asile refusée dans l’affaire Simpson c. Canada (11 août 2006, IMM‑5326‑05 (C.A.F.)) :

 

Bien qu’il soit exact qu’il existe une présomption que la Commission a examiné toute la preuve, et qu’il n’est pas nécessaire qu’elle mentionne tous les éléments de preuve documentaire dont elle disposait, lorsqu’il existe dans le dossier des éléments de preuve importants qui contredisent la conclusion de fait de la Commission, une déclaration générale dans la décision selon laquelle la Commission a examiné toute la preuve ne sera pas suffisante. La Commission doit fournir les motifs pour lesquels la preuve contradictoire n’a pas été jugée pertinente ou digne de foi […].

 

(Exposé des arguments des demandeurs, aux paragraphes 25 à 26.)

 

[13]           En ce qui concerne l’avis que la SPR a exposé au paragraphe 24 de la décision, selon lequel il faut absolument établir qu’il y a eu atteinte aux droits humains fondamentaux pour conclure que les Palestiniens font l’objet de discrimination au Liban, le conseil des demandeurs avance que certains éléments de preuve convaincants au dossier n’ont pas été pris en compte :

[traduction]

 

Les passages suivants sont extraits de l’article intitulé « Persecution faced by Palestinian Refugees in Lebanon », accessible à l’adresse http://refugees.resist.ca/document/situationlebanon.htm :

 

[traduction]

 

Il est déjà établi que le traitement des réfugiés palestiniens au Liban entraîne la violation d’une pléthore de droits de la personne fondamentaux. En 2003, Amnistie internationale dénonçait le traitement des Palestiniens apatrides au Liban, comme entrant clairement en violation avec :

 

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels;

• La Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale;

La Convention relative aux droits de l’enfant;

Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques;

• La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes;

• La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

 

Le Canada a ratifié chacun de ces instruments, ou y a adhéré. Les Palestiniens vivant au Liban sont confrontés à une discrimination systématique qui menace leur capacité à disposer des éléments essentiels pour mener une vie saine et sans dangers.

 

Les communautés de réfugiés palestiniens se concentrent pour la plupart en Jordanie, au Liban et en Syrie. Les réfugiés vivant au Liban sont sans doute ceux qui souffrent le plus. Dans leur cas, la douleur causée par la perte de leur maison et des décennies d’exil dans un pays étranger est aggravée par une politique de discrimination systématique dirigée contre eux.

 

Selon l’UNRWA, les centaines de milliers de réfugiés palestiniens au Liban connaissent le taux de misère excessive le plus élevé de toutes les communautés de Palestiniens qui dépendent de cet organisme.

 

Les Palestiniens sont souvent victimes d’arrestations, de mises en détention et de harcèlement de façon arbitraire de la part des forces de sécurité, des forces syriennes et des milices rivales dans les camps de réfugiés.

 

L’Office de secours et des travaux des Nations Unies pour les réfugiés (UNRWA), Amnistie internationale et l’Organisation palestinienne des droits de l’homme ont reconnu qu’en raison de cette discrimination systématique, les réfugiés palestiniens du Liban sont presque entièrement dépendants de l’UNRWA pour les services de base.

 

Toutefois, l’UNRWA est dans l’incapacité de fournir ces services, à cause de contraintes budgétaires.

 

Depuis 1994, l’UNRWA se heurte à de graves compressions budgétaires qui nuisent à la qualité et à l’étendue des services que procure l’organisme.

 

Depuis plus de 50 ans, les réfugiés palestiniens sont exclus du système international pour la protection des réfugiés.

 

Le manque d’aide adéquate ne représente qu’un des aspects de l’échec de la communauté internationale envers les réfugiés palestiniens qui relèvent de l’UNRWA. Contrairement aux autres réfugiés, ceux‑ci ne sont pas protégés par la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, ou par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). Ni la Convention de 1951 ni le Statut du HCR n’accordent aux Palestiniens une protection internationale. Ironie du sort, tout comme la loi libanaise nie aux réfugiés palestiniens le droit de propriété au Liban, la Convention et le Statut n’excluent pas directement les réfugiés palestiniens, mais ils excluent tous ceux qui reçoivent de l’aide d’autres organismes de l’ONU. Là encore, les réfugiés palestiniens se retrouvent isolés.

 

Ainsi, en raison de leur situation unique, les réfugiés palestiniens du Liban se voient privés de tous les moyens disponibles d’exercer leurs droits fondamentaux :

 

La situation exceptionnelle des Palestiniens apatrides et leur dispersion ont des répercussions dans toutes les sphères d’activités politiques, économiques, sociales et humanitaires.

 

La discrimination cruelle qui découle des politiques du gouvernement libanais et l’incapacité de l’UNRWA à remplir son mandat ont réduit les réfugiés palestiniens à vivre dans la pauvreté la plus extrême, dans l’isolement et la persécution.

 

Et il ne semble pas que cette situation déplorable puisse s’améliorer dans un avenir prévisible.

 

(Exposé des arguments des demandeurs, au paragraphe 37.)

 

Je souscris à cet argument. Par conséquent, je conclus que la SPR n’a pas rendu une décision soutenable établissant une distinction entre la discrimination et la persécution, comme elle était tenue de le faire, et que la décision doit être annulée pour cette seconde raison.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la décision contrôlée soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

           

            Il n’y a pas de question à certifier.

 

                                                                                                            « Douglas R. Campbell »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :                                        IMM-10581-12

 

INTITULÉ :

KHALIL YOUNES ET KHAWLA KHALIFE C
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :               Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 novembre 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE :                      LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 7 novembre 2013

 

COMPARUTIONS :

Marc J. Herman

POUR LES DEMANDEURS

 

Sybil Thompson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Herman & Herman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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