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Date : 20131015


Dossier : T-1581-12

Référence : 2013 CF 1039

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2013

En présence de madame la juge Henegan

 

ENTRE :

MERVIN D. GRANDBOIS

 

demandeur

et

CHEF ET CONSEIL DE LA COLD LAKE FIRST NATION

 

défendeurs

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]               Mervin D. Grandbois (le demandeur) sollicite une ordonnance de mandamus pour qu’il soit enjoint au chef et au conseil de la Cold Lake First Nation (CLFN) (collectivement appelés les défendeurs) de se conformer à une décision rendue par le comité d’appel de la CLFN (le comité d’appel). Dans sa décision du 18 septembre 2010, le comité d’appel a ordonné le déclenchement de nouvelles élections, repoussé les nouvelles élections de quatre mois pour permettre la modification de la Loi électorale du 27 mai 1985 de la CLFN (la Loi électorale), abrogé certaines dispositions de cette loi et déclaré que tous les membres de la CLFN en âge de voter avaient le droit de le faire.

 

[2]               Dans son avis de demande, le demandeur cherche également à obtenir une injonction mandatoire concernant la tenue d’élections ainsi que les dépens sur la base avocat-client.

 

[3]               Le 23 octobre 2012, le juge Russell a rejeté la requête du demandeur visant l’obtention d’une injonction mandatoire ou d’une ordonnance de mandamus, au motif que le demandeur ne pouvait court-circuiter le contrôle judiciaire pour demander une injonction mandatoire ou une ordonnance de mandamus dans le cadre d’une requête. Le juge Russell a également fait remarquer que le demandeur n’avait pas présenté des éléments de preuve suffisants pour justifier la délivrance d’une injonction mandatoire ou d’une ordonnance de mandamus.

 

[4]               La CLFN a élu un chef le 16 juin 2010 et des conseillers le 30 juin 2010 dans le cadre d’élections tenues conformément à la Loi électorale. Divers problèmes ont été soulevés, notamment l’exclusion non fondée des membres non résidents de la CLFN ainsi que des irrégularités de procédure.

 

[5]               Cinq membres de la CLFN ont interjeté appel relativement aux résultats des élections conformément à la Loi électorale. Le 18 septembre 2010, le comité d’appel, composé de membres d’une Première nation voisine, a accueilli l’appel. Le comité d’appel a conclu que l’exclusion de la liste électorale des membres non résidents de la bande (en raison de l’exclusion des dispositions du projet de loi C‑31) était une mesure inconstitutionnelle qui n’est pas sauvegardée par l’article premier de la Charte des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, ch. 11 (R.U.), Annexe B (la Charte). Le comité a ordonné la tenue de nouvelles élections, mais il a repoussé ces élections de quatre mois afin de permettre la modification de la Loi électorale.

 

[6]               Le comité d’appel a également abrogé les articles 1(L), 4(E), 5(G) et 6(C) de la Loi électorale au motif qu’ils étaient contraires au paragraphe 24(1) de la Charte et non sauvegardés par l’article premier. Le comité d’appel a en outre déclaré que tous les membres de la CLFN en âge de voter étaient des membres ayant le droit de voter et d’être candidat aux élections. Dans la décision, le comité d’appel a affirmé qu’il présumait qu’il avait le pouvoir voulu pour ordonner une réparation fondée sur la Charte en tant que « tribunal compétent » et que, s’il avait outrepassé sa compétence, sa décision pouvait faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

 

[7]               En janvier 2011, le chef et le conseil ont reçu un avis juridique, rédigé par un dénommé James Duke, selon lequel les représentants élus n’avaient pas à démissionner puisque le comité d’appel avait outrepassé sa compétence. L’avis juridique a été distribué aux membres de la CLFN à l’occasion d’une réunion de bande en février 2011. Des réunions et des ateliers ont été tenus d’octobre 2010 à mars 2011 dans le but de modifier la Loi électorale. Les consultations auprès de la collectivité ont eu lieu en novembre et décembre 2011.

 

[8]               Dans l’affidavit qu’elle a déposé en même temps que sa demande, Mme Judy Nest, membre de la CLFN, affirme qu’il est devenu évident au cours de ces réunions qu’il serait difficile d’accomplir quoi que ce soit. Le chef et le conseil ont embauché des membres de la collectivité et les ont chargés de faire du porte-à-porte pour expliquer aux gens les modifications qu’ils proposaient d’apporter à la Loi électorale. Mme Nest affirme également que le conseil avait l’intention de tenir un référendum au sujet des modifications en mars 2013 et que les prochaines élections d’un chef et d’un conseil devaient avoir lieu en juin 2013.

 

[9]               La présente demande soulève une seule question : le demandeur a‑t‑il le droit de demander une ordonnance de mandamus? Le critère relatif à délivrance d’une ordonnance de mandamus, énoncé dans l’arrêt Apotex Inc. c. Merck & Co. et Merck Frosst Canada Inc. (1993), 162 N.R. 177, exige que le demandeur établisse ce qui suit :

1.             il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

2.             l’obligation doit exister envers le requérant;

3.             il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment

a)       le requérant a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation :

b)      il y a eu

i)       une demande d’exécution de l’obligation,

ii)      un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande à moins que celle-ci n’ait été rejetée sur-le-champ, et

iii)     il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable;

4.             lorsque l’obligation dont on demande l’exécution forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent

a)       le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste » ou d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;

b)      un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;

c)       le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir en se fondant sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;

d)      un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné ;

e)       un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé », c’est-à-dire que le requérant a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.

5.             le requérant n’a aucun autre recours;

6.             l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

7.             le tribunal, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, estime que rien ne l’empêche du point de vue de l’équité d’accorder la réparation demandée;

8.             compte tenu de la « prépondérance des inconvénients », une ordonnance de mandamus devrait (ou ne devrait pas) être rendue.

 

[10]           Les deux parties ont soulevé la question de la compétence de la Cour d’accorder la réparation demandée, quoique de manière différente.

 

[11]           Le demandeur présente la question de la compétence sous l’angle de la qualité d’« office fédéral » du comité électoral, dont les décisions peuvent faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour. Il s’appuie sur la décision Felix Sr. c. Sturgeon Lake First Nation (2011), 398 F.T.R. 88, aux paragraphes 12 à 17, et l’arrêt Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3, aux paragraphes 21 à 23.

 

[12]           Les défendeurs abordent la question de la compétence sous l’angle du pouvoir du comité d’appel de rendre une ordonnance donnant lieu à « une obligation légale d’agir à caractère public ». Autrement dit, les défendeurs remettent en question le pouvoir accordé au comité d’appel et le fait que sa décision puisse créer une « obligation légale d’agir à caractère public » qui leur incomberait.

 

[13]           À mon avis, les défendeurs ont bien cerné la question de la compétence. La présente demande de contrôle judiciaire suppose non pas un « contrôle » de la décision du comité d’appel en tant que tel, mais plutôt un examen de la portée du pouvoir décisionnel du comité et de l’effet de la décision qu’il a rendue en l’espèce.

 

[14]           Le pouvoir du comité d’appel lui est conféré par la Loi électorale du 27 mai 2010. L’article 15 de cette loi porte sur le [traduction] « comité des appels ». Les articles (A), (C) et (E) de la loi sont pertinents au regard de la présente demande :

[traduction]

A.  Le comité d’appel doit respecter et appliquer la Loi électorale des Cold Lake First Nations.

 

[…]

 

C.  Le comité d’appel s’occupe des appels dans le cadre d’une assemblée publique des électeurs des Cold Lake First Nations.

 

[…]

 

E.   Le comité d’appel peut demander à tout membre des Cold Lake First Nations de formuler des commentaires au sujet de l’appel et une position claire au sujet des lois traditionnelles du peuple des Cold Lake First Nations.

 

[15]           L’article 14 porte sur les appels en général. Les paragraphes (A), (C) et (G) sont pertinents en l’espèce :

[traduction]

A. Toute contestation concernant les élections du chef et du conseil doit être faite dans les trente (30) jours suivant les élections.

 

[…]

 

C. Toute contestation doit s’assortir de motifs d’appel fondés sur la loi électorale traditionnelle des Cold Lake First Nations.

 

[…]

 

G.  Tous les appels sont définitifs à l’issue de l’examen du comité.

 

[16]           Ces dispositions autorisent le comité d’appel à [traduction] « s’occuper » des appels [traduction] « dans le cadre d’une assemblée publique ». Elles n’autorisent pas le comité à rendre une décision. Le comité d’appel doit [traduction] « respecter et appliquer » la Loi électorale de la CLFN, mais aucun recours précis devant être mis en œuvre après un appel n’est prévu.

 

[17]           Les défendeurs soutiennent que la compétence du comité d’appel se limite aux sphères dans lesquelles la CLFN lui a accordé un pouvoir au moyen de la Loi électorale. À cet égard, les défendeurs s’appuient sur l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, [2010] 2 R.C.S. 650, aux paragraphes 55 et 60.

 

[18]           Les défendeurs se fondent également sur l’arrêt R. c. Conway, [2010] 1 R.C.S. 765, aux paragraphes 81 et 82, dans lequel la Cour suprême du Canada affirme que les tribunaux qui ont le pouvoir exprès ou tacite de trancher des questions de droit peuvent examiner et appliquer la Charte, y compris les réparations qu’elle prévoit, à moins qu’il ne soit clairement établi que le législateur a voulu soustraire l’application de la Charte à leur compétence.

 

[19]           J’estime que les arguments présentés par les défendeurs concernant le fait que le comité d’appel n’avait pas la compétence voulue pour accorder les réparations qu’il a accordées ni pour ordonner la tenue de nouvelles élections sont plus convaincants que les observations du demandeur. Ce qui définit une ordonnance de mandamus, c’est qu’il s’agit d’une mesure discrétionnaire à la disposition du demandeur s’il démontre que les éléments cumulatifs nécessaires sont réunis. Le demandeur et les défendeurs conviennent que le critère à respecter est celui qu’a établi la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Apotex.

 

[20]           J’estime que le demandeur a insisté à tort sur la qualité d’« office fédéral » du comité d’appel aux termes du paragraphe 2(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, sans approfondir la question de fond touchant les pouvoirs de ce comité.

 

[21]           L’arrêt Rio Tinto Alcan est pertinent en l’espèce, puisqu’il met en lumière l’obligation pour un tribunal comme le comité d’appel d’évaluer les limites de ses pouvoirs. Les tribunaux doivent procéder à cette évaluation en se référant à leurs lois habilitantes, et, en l’espèce, cette loi habilitante est la Loi électorale. Je cite le paragraphe 60 de l’arrêt Rio Tinto Alcan de la Cour suprême du Canada :

60     […] Un tribunal administratif n’a que les pouvoirs qui lui sont expressément ou implicitement conférés par la loi. […] Le pouvoir de réparation d’un tribunal administratif tient à sa loi habilitante et à l’intention du législateur : Conway, par. 82.

 

 

[22]           La situation de l’espèce est différente de celle qui existait dans la décision Meeches c. Meeches (2013), 447 N.R. 168, dans laquelle la Cour d’appel fédérale a dit ce qui suit, au paragraphe 45 : « Tout au long de la Loi électorale sont énoncés clairement et sans ambiguïté les pouvoirs du comité d’appel en matière d’élections. » La Loi électorale en cause en l’espèce n’est ni claire ni sans équivoque.

 

[23]           À mon avis, vu le libellé général de la Loi électorale, le rôle du comité électoral se limite au respect et à l’application de la Loi électorale ainsi qu’à la reconnaissance des lois traditionnelles de la CLFN.

 

[24]           Il n’y a aucun élément de preuve au dossier concernant ces lois traditionnelles et le lien, s’il y en a un, entre celles-ci, d’une part, et la Loi électorale et le rôle du comité électoral, d’autre part.

 

[25]           Si le rôle du comité électoral est seulement de nature administrative ou consultative, c’est‑à‑dire de nature discrétionnaire, sa décision ne peut créer une « obligation légale d’agir à caractère public ». Dans ce cas, il s’ensuit que le demandeur ne peut demander comme réparation une ordonnance de mandamus. J’estime que ma conclusion concernant l’absence d’obligation légale d’agir à caractère public permet de trancher la demande, mais je vais examiner brièvement certains des éléments du critère énoncé dans l’arrêt Apotex que le demandeur n’a pas établis.

 

[26]           Rien n’indique que le demandeur avait droit à l’exécution de l’obligation. Il n’a présenté aucune preuve montrant qu’il a exigé l’exécution de l’obligation dans un délai raisonnable, et il n’y a pas non plus de preuve d’un refus, exprès ou tacite, des défendeurs d’exécuter l’obligation. Le témoignage de Mme Nest montre que les membres de la CLFN ont autorisé les défendeurs à continuer d’exercer leurs fonctions et à modifier la Loi électorale.

 

[27]           De toute façon, il semble que l’octroi de la réparation demandée n’offrirait aucun avantage concret, même si le demandeur s’était acquitté du fardeau de prouver l’existence d’une obligation légale d’agir à caractère public. D’après l’affidavit de Mme Nest, la Loi électorale est en cours de révision depuis septembre 2010. Par ailleurs, un référendum devait être tenu en mars 2013, et de nouvelles élections devaient également être tenues en 2013.

 

[28]           Encore une fois, je suis d’accord avec l’argument des défendeurs selon lequel le demandeur a indûment tardé à présenter sa demande de réparation. Le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire près de deux ans après que le comité électoral a rendu sa décision et plus de deux ans après le début du mandat de trois ans des défendeurs. Je suis d’accord pour dire que rien n’indique que le maintien du statu quo pourrait causer un préjudice. J’admets qu’il ait pu y avoir des irrégularités de procédure lors des élections de juin 2010, mais il semble que beaucoup de ces problèmes ont découlé des dispositions de la Loi électorale en vigueur en 2010. La modification de cette loi pourrait venir régler le problème à la source.

 

[29]           Ainsi, la demande de mandamus est rejetée, et les dépens, adjugés aux défendeurs, sont calculés à partir de la colonne III du tableau du tarif B, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS98-106. Je ne suis pas convaincue que l’octroi de dépens sur la base avocat-client est justifié en l’espèce.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de mandamus est rejetée, et que les dépens, adjugés aux défendeurs, sont calculés à partir de la colonne III du tableau du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

 

« E. Heneghan »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


Dossier :

T-1581-12

 

INTITULÉ :

MERVIN D. GRANDBOIS c. CHEF ET CONSEIL DE LA COLD LAKE FIRST NATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                            Edmonton (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                            Le 9 avril 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

                                                            La juge Heneghan

DATE DES MOTIFS :

                                                            LE 15 OCTOBRE 2013

COMPARUTIONS :

Priscilla Kennedy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Hagg, c.r.

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davis LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel W. Hagg Professional Corporation

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

 

 

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