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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 

           

 


Date : 20130830

Dossier : T-1050-13

Référence : 2013 CF 918

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 août 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, l’Alliance de la fonction publique du Canada [l’Alliance], est l’agente négociatrice accréditée des fonctionnaires de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] appartenant au groupe Services frontaliers (que les parties désignent du nom de « FB »). Le groupe FB comprend les agents des services frontaliers [les ASF], affectés principalement aux points d’entrée au Canada ainsi qu’aux opérations postales de l’ASFC. Aux fins des questions reliées aux relations du travail, précisons que l’employeur des ASF est le Conseil du Trésor du Canada (Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTFP]; Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F-11, annexe IV). Dans le cas de l’unité de négociation FB, c’est la LRTFP qui régit les relations de travail entre le Conseil du Trésor [l’employeur] et l’Alliance[1]. L’Alliance et l’employeur sont engagés dans des négociations visant le renouvellement de la deuxième convention collective applicable à l’unité de négociation FB.

 

[2]               Le 7 juin 2013, le ministre du Patrimoine canadien, en sa qualité de ministre chargé de l’application de la LRTFP [le ministre], a donné au président de la Commission des relations de travail dans la fonction publique [la CRTFP] l’ordre de tenir un scrutin auprès des membres de l’unité de négociation FB sur la dernière offre faite par l’employeur. L’ordre a été donné en vertu de l’article 183 de la LRTFP, qui autorise le ministre à exiger la tenue d’un vote sur les dernières offres d’un employeur s’il estime qu’il y va de l’intérêt public de tenir ce scrutin. Les dispositions de l’article 183 figurent (dans leur version actuelle ou sous une forme analogue) depuis un certain temps dans la LRTFP, mais lorsqu’il a rendu sa décision du 7 juin, c’était la première fois que le ministre se prévalait du pouvoir prévu à cet article et ordonnait la tenue d’un vote sur une offre de l’employeur.

 

[3]               Dans sa demande de contrôle judiciaire, l’Alliance sollicite l’annulation de la décision rendue par le ministre le 7 juin pour trois motifs. Premièrement, elle soutient que la décision du ministre était déraisonnable, car rien ne lui permettait de conclure à juste titre que la tenue du scrutin servait l’intérêt public, vu l’état des négociations entre les parties. À cet égard, elle affirme que la décision d’ordonner un vote constitue une « atteinte directe » au droit de négocier collectivement dans la fonction publique fédérale et que la décision du ministre doit par conséquent être annulée. Deuxièmement, l’Alliance prétend qu’il y a eu atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale, car elle n’a pas reçu avis du fait que l’employeur avait demandé au ministre d’exercer le pouvoir que lui confère l’article 183 de la LRTFP et n’a pas eu la possibilité de présenter des observations à cet égard, alors que l’employeur a lui‑même présenté des arguments au ministre quant à la nécessité de tenir un scrutin. Troisièmement, l’Alliance fait valoir qu’on peut raisonnablement craindre que le ministre a fait preuve de partialité, car il a repris de nombreux passages de l’esquisse d’une lettre destinée au président de la CRTFP qui lui a été soumise par l’employeur et qu’en acceptant ainsi les arguments de l’employeur sans consulter l’Alliance, le ministre est intervenu à tort dans le déroulement des négociations collectives. Par ailleurs, l’Alliance sollicite la radiation de l’affidavit souscrit par Rachel Auclair, directrice de la Division des programmes frontaliers du secteur commercial à l’ASFC. Elle soutient que cet affidavit, déposé par le défendeur, renferme des renseignements dont le ministre ne disposait pas lorsqu’il a rendu la décision du 7 juin et qu’il est donc irrecevable dans le cadre de la présente demande. Pour terminer, l’Alliance sollicite des dépens calculés selon un barème élevé; selon elle, le comportement du ministre a été à ce point inacceptable qu’il a rendu nécessaire une telle mesure.

 

[4]               Pour sa part, le défendeur soutient que l’Alliance n’a pas qualité pour introduire la présente demande : en effet, elle n’est pas touchée par la question de la tenue d’un scrutin sous le régime de l’article 183 de la LRTFP, car celui‑ci traite des droits des fonctionnaires et non de ceux de leur agent négociateur. Le défendeur fait également valoir que la décision du ministre ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire sous le régime de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la LCF] parce qu’elle ne soulève aucune question susceptible d’être tranchée par voie judiciaire. En ce qui concerne le fondement de la demande, le défendeur soutient que l’Alliance ne pouvait exiger à bon droit d’être avisée de l’ordre de tenir un scrutin vu qu’elle n’avait pas qualité pour agir et vu la nature de la décision en cause; il ajoute qu’en tout état de cause, l’Alliance a reçu un avis en bonne et due forme, mais a négligé de présenter des observations et de donner suite à la lettre qu’elle a envoyée au bureau des affaires parlementaires du ministre. Ainsi, selon le défendeur, l’Alliance ne peut affirmer qu’il y a eu atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale. À titre subsidiaire, le défendeur affirme que même s’il y avait eu manquement à l’équité procédurale, il n’y aurait pas lieu d’annuler la décision du ministre, car celle-ci aurait abouti à un résultat identique si l’Alliance avait eu la possibilité de présenter des observations. Sur ce point, le défendeur prétend qu’il était amplement justifié d’en venir à la conclusion que la tenue d’un scrutin sur l’offre finale de l’employeur servait l’intérêt public, au vu de la longueur des négociations, de la position adoptée par l’Alliance dans ces négociations (notamment en cherchant à obtenir des modifications aux droits à pension des fonctionnaires, lesquels sont régis par la loi et ne peuvent faire l’objet d’une convention collective), de sa position concernant l’offre finale, de l’importance des fonctions exécutées par les ASF et des conséquences que pourrait avoir une interruption de travail au cours de l’été. En outre, le défendeur affirme que rien ne permet d’étayer la conclusion de partialité du ministre et que l’affidavit de Mme Auclair (sauf peut‑être la pièce « B » jointe à cet affidavit) est validement présenté à la Cour. Enfin, le défendeur avance que rien ne justifie l’adjudication de dépens plus élevés et qu’il y a lieu de s’en tenir aux principes généralement applicables en vertu desquels les dépens sont adjugés à la partie ayant obtenu gain de cause suivant la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

 

[5]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, je suis arrivée à la conclusion que les trois premiers paragraphes de la pièce « A » jointe à l’affidavit de Mme Auclair sont validement présentés à la Cour, que l’Alliance a bel et bien qualité pour introduire la présente demande, que les questions qu’elle soulève sont du ressort des tribunaux et que l’Alliance avait droit à l’équité procédurale, mais qu’elle a été privée de ce droit. J’ai également conclu que le manquement à l’équité procédurale a empêché le ministre de prendre connaissance de faits importants ainsi que du point de vue de l’Alliance, ce qui peut avoir eu un impact sur sa décision. Partant de là, j’ai jugé que la décision rendue par le ministre le 7  juin devait être annulée. Il s’ensuit qu’il faut mettre fin au processus entrepris pour la tenue du scrutin en raison de la nullité de la décision dont il procède.

 

[6]               Cela dit, les faits ne permettent pas d’affirmer que le ministre ne disposait d’aucun fondement légitime pour conclure que la tenue d’un vote allait dans le sens de l’intérêt public. L’Alliance n’a pas non plus établi l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre. Par ailleurs, le passage du temps a modifié le climat de la négociation collective entre l’employeur et l’Alliance, car la commission de l’intérêt public [la CIP] établie sous le régime de l’article 167 de la LRTFP et chargée de la conduite de procéder à une conciliation non contraignante a remis son rapport peu de temps avant que le ministre ne rende sa décision sans toutefois que ce dernier en soit informé et ait la possibilité de le consulter. Dans ces circonstances, j’ai conclu qu’il n’était pas approprié de renvoyer l’affaire au ministre pour qu’il rende une nouvelle décision puisque le dépôt du rapport de la CIP constitue un fait nouveau important et qu’en tout état de cause, l’article 183 de la LRTFP permet la présentation d’une nouvelle demande de scrutin si cela est indiqué (en plus d’autoriser le ministre à ordonner d’office un nouveau scrutin s’il estime que la tenue d’un second scrutin est commandée par l’intérêt public). Enfin, j’ai conclu que l’adjudication de dépens plus élevés n’est pas justifiée dans les circonstances propres à la présente affaire.

 

[7]               Mes conclusions sont le résultat de l’analyse des questions suivantes :

a.       Y a-t-il lieu de radier l’affidavit de Mme Auclair?

b.      L’Alliance a-t-elle qualité pour introduire la présente demande? Celle‑ci peut-elle être tranchée par voie judiciaire?

c.       Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale à l’endroit de l’Alliance?

d.      Le cas échéant, devrais-je refuser d’en ordonner la réparation, ainsi que le demande le défendeur?

e.       Les autres motifs invoqués par l’Alliance ont-ils quelque fondement?

f.       Quelle est la réparation appropriée?

g.      Comment convient-il d’adjuger les dépens?

 

[8]               Chacune de ces questions est examinée ci-dessous. Afin de les situer dans leur contexte, il convient d’examiner la toile de fond de la présente demande de même que l’historique des négociations collectives entre l’employeur et l’Alliance concernant le groupe FB.

 

Contexte

[9]               En 2009, les parties ont signé une première convention collective pour l’unité de négociation FB; cette convention a été en vigueur jusqu’au 20 juin 2011. (Les parties et les fonctionnaires de l’unité de négociation FB continuent d’être liés par les conditions d’emploi stipulées dans cette convention en raison du gel prévu à l’article 107 de la LRTFP).

 

[10]           Pour le deuxième cycle de négociation portant sur l’unité FB, l’Alliance a opté pour la voie de la conciliation. Suivant la LRTFP, le syndicat peut choisir parmi deux procédures pour dénouer les impasses du processus de négociation, à savoir l’arbitrage (où les questions non réglées dans le cadre de la négociation sont tranchées par un conseil d’arbitrage qui est formé d’un ou plusieurs membres de la CRTFP et dont la décision lie les parties) ou la conciliation (qui permet divers modes de règlement des différends, y compris la grève et le lock-out) (voir le paragraphe 103(1) de la LRTFP).

 

[11]           La LRTFP interdit à une organisation syndicale d’autoriser une grève et aux fonctionnaires d’y prendre part à moins que certaines conditions soient remplies. Au nombre de ces conditions, les parties doivent avoir conclu une entente sur les services essentiels (ESE) applicable à l’unité de négociation, ou à défaut, la CRTFP doit en avoir fixé les clauses (voir les alinéas 194(1)f) à j) de la LRTFP). Sont des services essentiels les services qui sont nécessaires à la sécurité de tout ou partie du public; quant à l’ESE, elle précise les types de postes compris dans l’unité de négociation qui sont nécessaires pour permettre à l’employeur de fournir les services essentiels, ainsi que le nombre de ces postes et les postes en question (voir l’article 4 de la LRTFP). L’Alliance et l’employeur ne se sont pas encore entendus sur les clauses d’une ESE à l’égard de l’unité FB, mais ils ont accompli des progrès substantiels en ce sens dans le cadre de leurs négociations.

 

[12]           En février 2011, l’Alliance a signifié à l’employeur un avis de négocier en vue du renouvellement de la convention collective de l’unité FB et, en mars 2011, les parties ont entamé les négociations collectives. D’avril 2011 à avril 2012, les parties ont négocié directement pendant quelque 38 jours, mais ont été incapables d’arrêter les clauses de l’accord de l’entente de renouvellement. Rappelons qu’au nombre des améliorations qu’elle tentait d’obtenir, l’Alliance demandait la modification des droits à pension des ASF, qui sont régis par Loi sur la pension de la fonction publique, LRC 1985, c P‑36. Or, suivant l’article 113 de la LRTFP, les améliorations souhaitées en matière de pension débordent du cadre prévu d’une convention collective.

 

[13]           Le 19 avril 2011, l’Alliance a demandé un renvoi à la conciliation en vertu de l’article 161 de la LRTFP. Le 29 juin 2012, le président de la CRTFP a demandé au ministre d’établir une CIP conformément à la section 10 de la LRTFP. La CIP est l’organe de conciliation prévu par la LRTFP. Les parties ont arrêté leur choix sur une CIP tripartite et, le 25 juillet 2012, le ministre a approuvé les candidatures proposées par les parties pour le poste de président de la CIP.

 

[14]           Selon les articles 162 à 167 de la LRTFP, le ministre ne dispose pas du pouvoir discrétionnaire d’établir ou non une CIP, cependant qu’il jouit d’une certaine latitude quant au choix de la personne qu’il nommera à la présidence. La LRTFP confère plutôt au président de la CRTFP la responsabilité de décider s’il est opportun d’établir une CIP. Ainsi, suivant les articles 162 et 163 de la LRTFP, le président de la CRTFP peut refuser d’accéder à la demande que lui adresse une partie en vue de l’établissement d’une CIP; il peut tout autant décider, de sa propre initiative, qu’il y a lieu d’établir une telle CIP. La Loi ne confère aucun pouvoir de cet ordre au ministre.

 

[15]           Sur le plan du fonctionnement de la CIP, la LRTFP prévoit que la CIP doit présenter son rapport au président de la CRTFP dans les 30 jours qui suivent la date de son établissement, à moins qu’un délai plus long ne soit convenu entre les parties ou accepté par le président de la CRTFP. Dans la présente affaire, l’employeur et l’Alliance se sont entendus pour prolonger le délai et ont clos leurs arguments devant la CIP en décembre 2012. Puis, pendant que cette dernière délibérait, les parties ont poursuivi leurs négociations. Le 29 avril et le 6 mai 2013, l’employeur a présenté à l’Alliance deux offres globales de règlement en vue de la conclusion de la convention collective de l’unité FB. (La deuxième offre venait bonifier l’offre du 29 avril.)

 

[16]           Le 6 mai 2013, l’Alliance a annoncé à ses membres, par l’entremise d’un site Web, qu’elle rejetterait l’offre finale présentée le jour même par l’employeur et qu’elle ne la soumettrait pas au vote des membres de l’unité de négociation.

 

[17]           Le 21 mai 2013, l’honorable Tony Clement, président du Conseil du Trésor, a écrit au ministre pour lui demander d’ordonner la tenue d’un vote sur l’offre finale de l’employeur conformément à l’article 183 de la LRTFP. Dans sa lettre, le président fait un certain nombre de déclarations, dont les suivantes :

  • Le rapport de la CIP n’avait pas encore été reçu, en dépit du fait que la demande d’établissement de la CIP avait été faite plus d’un an auparavant. Par contre, comme le signale à juste raison l’avocat de l’Alliance, le président du Conseil du Trésor a omis de mentionner que les parties avaient prolongé le délai imparti à la CIP pour le dépôt de son rapport;
  • On s’attendait à ce que le rapport de la CIP n’aurait pas pour effet de favoriser un règlement;
  • Le président du Conseil du Trésor s’inquiétait de la possibilité que les ASF aient recours à des moyens de pression;
  • L’Alliance demandait des améliorations aux conditions d’emploi des ASF (notamment en matière de pension), améliorations dont le coût annuel était estimé à 116 millions de dollars, abstraction faite des rajustements salariaux. Selon le président, de telles mesures [traduction] « outrepassaient le mandat conféré, étaient coûteuses et constituaient un précédent et, s’agissant de la réforme des pensions, [elles] n’étaient pas autorisées par la [LRTFP] »;
  • L’employeur avait déposé une offre de règlement que le président du Conseil du Trésor jugeait équitable et qui comportait des augmentations salariales et d’autres améliorations;
  • Le président du Conseil du Trésor était d’avis que [traduction] « le fait de ne pas tenir de vote sur une offre finale fera traîner en longueur les négociations et entraînera un débrayage et peut-être même une grève prolongée ».

 

[18]           Le président du Conseil du Trésor a joint à la lettre adressée au ministre une copie de l’offre finale présentée par l’employeur à l’Alliance ainsi que le brouillon de la lettre qu’il proposait que le ministre envoie au président de la CRTFP pour lui donner l’ordre de tenir un vote.

 

[19]           L’Alliance n’a pas reçu copie de la lettre adressée au ministre le 21 mai par le président du Conseil du Trésor; en fait, elle n’a pas été avisée du fait que l’employeur s’apprêtait à demander au ministre d’ordonner un vote suivant l’article 183 de la LRTFP. Sur ce point, la preuve portée à l’attention de la Cour établit que l’employeur s’est contenté de dire à l’Alliance qu’il songeait à effectuer une telle démarche.

 

[20]           Le 7 mai 2013, la présidente de l’Alliance, Robyn Benson, a écrit au ministre pour lui demander d’autoriser l’Alliance à présenter des observations quant aux raisons pour lesquelles il ne convenait pas d’ordonner le vote prévu à l’article 183 de la LRTFP. Dans sa lettre, la présidente affirme que l’employeur avait [traduction] « laissé entendre » qu’il chercherait à obtenir un vote sur ordre du ministre donné en vertu de l’article 183 de la LRTFP, ajoutant que l’Alliance [traduction] « a eu le sentiment » que cela se produirait.

 

[21]           La lettre rédigée le 7 mai par la présidente de l’Alliance a été envoyée au bureau des affaires parlementaires du ministre. Les documents produits en cour montrent que cette lettre n’a été transmise au cabinet du ministre que longtemps après la prise de la décision d’ordonner un vote et qu’au moment de prendre cette décision, le ministre n’avait pas connaissance de cette lettre. En revanche, on n’a pas expliqué à la Cour pourquoi la lettre n’avait pas été portée à l’attention du ministre ni pourquoi le personnel du bureau des affaires parlementaires du ministre avait attendu plusieurs semaines avant de la faire suivre au ministère (où on peut présumer qu’elle aurait été traitée rapidement au vu des normes de service applicables à l’organisation).

 

[22]           Au final, l’Alliance n’a pas été invitée à présenter ses observations quant à l’opportunité de tenir un vote sous le régime de l’article 183 de la LRTFP, bien qu’elle ait écrit au ministre pour lui demander de lui accorder cette possibilité, et bien que l’employeur ait fait connaître ses propres vues sur la question.

 

[23]           Le 5 juin 2013, soit à peine deux jours avant que le ministre décide d’ordonner la tenue d’un vote sur l’offre finale de l’employeur, la CIP a déposé son rapport. Exception faite d’un point particulier, il s’agissait d’un rapport unanime et les représentants de l’employeur et du syndicat avaient souscrit à son contenu sur tous les autres points. Dans ce rapport, la CIP recommandait le rejet de nombreuses propositions faites par l’Alliance dans le cadre des négociations, dont sa demande d’améliorations en matière de pension (la CIP observait d’ailleurs que cette dernière proposition ne pouvait pas faire partie d’une convention collective en raison des dispositions de l’article 113 de la LRTFP). En revanche, les conditions du règlement recommandé par la CIP étaient légèrement plus avantageuses pour les ASF que ne l’étaient celles proposées par l’employeur dans son offre finale.

 

[24]           Il est prévu, dans la LRTFP, que le rapport de la CIP ne lie pas les parties à moins que celles-ci acceptent l’une et l’autre d’être liées par tout ou partie de son contenu. L’Alliance et l’employeur n’ayant pas donné leur accord, il s’ensuit que le rapport de la CIP ne constitue que la recommandation d’un point de départ pour un règlement, même s’il convient de préciser qu’il s’agit d’un point de départ largement accepté par les représentants de l’employeur et de l’Alliance au sein de la CIP ainsi que par son président, qui occupe une position neutre.

 

[25]           Le ministre ne disposait pas du rapport de la CIP lorsqu’il a décidé d’ordonner la tenue du vote et sa décision n’y fait aucunement allusion ; il y a donc lieu de se demander s’il savait que la CIP avait déposé son rapport au moment d’ordonner le vote. Par contre, le ministre disposait des observations du président du Conseil du Trésor de même que d’une note documentaire datée du 4 juin 2013 dans laquelle son sous‑ministre lui recommandait d’ordonner la tenue du vote. Puisque cette note a été rédigée avant la sortie du rapport de la CIP, celui-ci n’y est pas mentionné.

 

[26]           Après avoir décidé d’ordonner un vote, le ministre a fait parvenir une lettre au président de la CRTFP et une autre à sa direction. Dans ces lettres, il expose succinctement les motifs pour lesquels ordre était donné de tenir un vote. Essentiellement, le ministre expliquait être d’avis qu’il devait y avoir un scrutin sur l’offre finale de l’employeur parce qu’il estimait qu’il était dans l’intérêt public de donner aux ASF la possibilité de voter [traduction] « vu le contexte financier actuel, les risques posés à la sécurité publique et nationale et les conséquences financières importantes que pourrait avoir une grève pour le pays ».

 

[27]           Ayant reçu l’ordre du ministre de procéder à la tenue d’un vote, la CRTFP a entrepris des démarches à cette fin et est toujours à faire le nécessaire. Étant donné les difficultés inhérentes à l’organisation d’un scrutin à l’échelle nationale, il semble que le vote ne sera pas terminé avant le 5 septembre 2013, au mieux.

 

[28]           Avec ce contexte à l’esprit, nous pouvons maintenant examiner les questions que soulève la présente demande de contrôle judiciaire.

 

Y a-t-il lieu de radier l’affidavit de Mme Auclair?

[29]           Examinons d’abord la demande de radiation de l’affidavit de Mme Auclair. L’Alliance fait valoir que, puisque le ministre ne disposait pas de cet affidavit lorsqu’il a décidé d’ordonner le vote, je ne peux valablement en tenir compte ici, car ne peuvent être produits, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, que les éléments de preuve dont le décideur administratif était saisi.

 

[30]           Le défendeur reconnaît qu’il s’agit bien de la règle générale, mais il relève des exceptions. L’une d’elles autorise la production d’une certaine quantité de renseignements de base afin d’étayer le dossier de faits d’ordre général susceptibles d’aider le tribunal. À titre d’exemple de ce qu’il avance, le défendeur cite Chopra c Canada (Conseil du Trésor), [1999] ACF no 835 (1re inst.) et Armstrong c Canada (Procureur général), 2005 CF 1013, 141 ACWS (3d), où la Cour a jugé être valablement saisie d’éléments de preuve très semblables à ceux que renferme l’affidavit de Mme Auclair (à l’exception, peut-être, de la pièce B jointe à cet affidavit).

 

[31]           La règle générale, considérée comme [traduction] « bien établie en droit », veut que l’auteur d’une demande de contrôle judiciaire ne peut se fonder que sur la preuve dont disposait le décideur (p. ex. Association des universités et collèges du Canada et Université du Manitoba c Canadian Copyright Licensing Agency, 2012 CAF 22, au paragraphe 19, 428 NR 297; Première Nation d’Ochapowace c Canada (Procureur général), 2007 CF 920 au paragraphe 9, 316 FTR 19). Par contre, comme le signale à juste titre le défendeur, cette règle souffre un nombre limité d’exceptions, l’une d’elles autorisant la production de renseignements généraux supplémentaires susceptibles d’aider le tribunal.

 

[32]           C’est ce genre de renseignements que l’on trouve, en l’espèce, dans les deux premiers paragraphes de l’affidavit de Mme Auclair, qui ne font que décliner l’identité de l’affiante et résumer le rôle et la mission de l’ASFC. À mon sens, le troisième paragraphe de l’affidavit renferme des renseignements généraux qu’il m’est également permis de considérer, puisqu’il énonce des principes généraux, à savoir que la gestion des frontières est une préoccupation à l’échelle de la planète et que le Canada et les États‑Unis ont signé, en 2011, un plan d’action témoignant de leur engagement à poursuivre l’harmonisation de leurs échanges commerciaux, à faciliter les déplacements entre les deux pays et à accroître leurs efforts en matière de sécurité. Dans ce troisième paragraphe, Mme Auclair mentionne la pièce A jointe à l’affidavit, soit un exemplaire du Rapport sur les plans et les priorités de l’ASFC pour 2013‑2014, dont les parties reconnaissent qu’il s’agit d’un document public que l’Alliance était en mesure de consulter depuis déjà un certain temps. Ce rapport, qui est lui aussi de nature générale, donne des renseignements de base et expose le contexte sans porter préjudice à l’Alliance. À mon avis, cette pièce accompagnant l’affidavit de Mme Auclair et le paragraphe 3 de l’affidavit sont donc admissibles.

 

[33]           En revanche, le paragraphe 4 de l’affidavit de Mme Auclair et la pièce B qui y est jointe vont beaucoup plus loin et exposent en la résumant une analyse faite par Mme Auclair elle‑même au sujet des conséquences des temps d’attente à la frontière canado‑américaine sur la gestion de la chaîne d’approvisionnement et la productivité industrielle. Il s’agit là de renseignements qui ne sont pas de nature générale, qui ont été produits par Mme Auclair, dont le ministre ne disposait pas lorsqu’il a décidé d’ordonner le vote et dont l’Alliance n’a pu prendre connaissance qu’au moment où ils ont été déposés relativement à la présente demande de contrôle judiciaire. À mon avis, ils ne devraient pas figurer au dossier, car leur teneur va bien au-delà du genre de renseignement qu’il est permis de soumettre, c’est-à-dire des renseignements généraux susceptibles d’aider la Cour. Par conséquent, le paragraphe 4 de l’affidavit de Mme Auclair et la pièce B jointe à l’affidavit seront radiés, et je ne les ai donc pas pris en compte pour parvenir à la présente décision.

 

L’Alliance a-t-elle qualité pour introduire la présente demande? Celle‑ci peut-elle être tranchée par voie judiciaire?

[34]           La seconde question préliminaire qu’ont soulevée les parties concerne la capacité de l’Alliance d’introduire la présente demande. Le défendeur soutient qu’elle n’a pas cette capacité et soumet deux arguments à l’appui de ce qu’il avance. D’une part, il fait valoir qu’aux termes du paragraphe 18.1(1) de la LCF, seuls le procureur général et les personnes directement touchées par « l’objet de la demande » peuvent présenter une demande de contrôle judiciaire. Or, selon lui, l’Alliance n’est pas directement touchée par la décision d’ordonner un vote, ce qui implique qu’elle ne peut introduire la demande. D’autre part, le défendeur affirme, dans son mémoire écrit (l’argument n’ayant pas été repris lors de la plaidoirie), que la décision d’ordonner un vote en vertu de l’article 183 de la LRTFP ne peut faire l’objet d’un recours en justice puisqu’elle ne [traduction] « convient pas à une solution judiciaire » (paragraphe 112 du mémoire des  faits et du droit du défendeur).

 

            a)         La qualité pour agir

[35]           À l’appui du premier argument selon lequel l’Alliance ne serait pas directement touchée par la décision du ministre, le défendeur soutient que cette décision a des conséquences uniquement pour les ASF, et non pour l’Alliance. À cet égard, il invoque la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2011 CAF 347, 426 NR 131, [Air Canada], dont il prétend qu’elle est assimilable à la présente situation. Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’Air Canada n’était pas autorisée à contester par le biais d’une demande de contrôle judiciaire présentée sous le régime de la LCF, deux bulletins d’information publiés par l’Administration portuaire de Toronto afin de décrire le processus qu’elle entendait suivre pour l’attribution des créneaux de décollage et d’atterrissage. Pour conclure qu’il y avait lieu de confirmer le rejet sommaire des demandes de contrôle judiciaire d’Air Canada en première instance, la Cour d’appel s’est fondée en partie sur le fait que ces demandes ne contestaient aucun élément « touchant les droits d’Air Canada, l’imposition d’obligations juridiques à cette société ou des effets préjudiciables qui lui seraient causés » (au paragraphe 42). Le défendeur soutient que le même constat s’applique à la décision du ministre d’ordonner un vote en vertu de l’article 183 de la LRTFP en l’espèce, car cette décision n’a aucun effet sur l’Alliance et n’a de conséquences que pour les fonctionnaires.

 

[36]           En toute déférence, je ne partage pas cet avis. En fait, je crois qu’il serait difficile de trouver décision plus susceptible de porter atteinte aux intérêts d’une organisation syndicale que celle d’ordonner un vote auprès des membres de l’unité de négociation en vertu de dispositions comme celles de l’article 183 de la LRTFP.

 

[37]           Suivant la LRTFP (et il en va de même pour l’ensemble de la législation du travail au Canada), dès lors qu’un syndicat acquiert les droits de négociation collective, il assume à la fois le droit et la responsabilité de négocier la convention collective au nom de l’unité de négociation. Et il est reconnu depuis longtemps en droit (dans un arrêt de la Cour suprême du Canada datant d’un demi-siècle : Syndicat catholique des employés de magasins c Paquet Ltée, [1959] RCS 206, aux pp. 212‑213) que la convention collective supplante tous les contrats individuels de travail des membres de l’unité de négociation (voir aussi McGavin Toastmaster Ltd c Ainscough, [1976] 1 RCS 718, aux pp. 724‑726, 54 DLR (3d) 1). Il s’ensuit que les seules parties à la convention collective sont l’employeur et le syndicat et que la convention collective est l’unique contrat régissant les conditions d’emploi des membres de l’unité de négociation.

 

[38]           Le scrutin prévu à l’article 183 est l’un des mécanismes offerts par la LRTFP aux parties pour parvenir à arrêter définitivement les modalités d’une convention collective. Si les fonctionnaires acceptent la dernière offre de l’employeur, cette offre (ainsi que les éléments sur lesquels l’employeur et le syndicat se sont déjà entendus) formera la teneur de la convention collective. Or, puisque l’Alliance sera liée par cette convention collective, elle a forcément un intérêt de nature juridique dans l’issue du processus visant à arrêter ses modalités, de la même façon que toute partie à un contrat est nécessairement intéressée par le libellé de ses clauses et qu’elle a qualité pour soulever une question s’y rapportant.

 

[39]           Mais ce qui est plus important encore, c’est que l’argument du défendeur donne une idée fausse du processus de négociation collective et de la nature des intérêts en cause dans un cas comme celui‑ci. La LRTFP (à l’instar de l’ensemble de la législation canadienne du travail) interdit à l’employeur de négocier directement avec les fonctionnaires : il est tenu de négocier avec l’agent négociateur de ces derniers. Et dans la mesure où il mène ses négociations en toute bonne foi, le comité de négociation du syndicat a le droit d’accepter ou de rejeter les offres de l’employeur selon ce qui, selon lui, sert au mieux les intérêts des membres de l’unité de négociation. Toutefois, il doit exercer ce droit avec prudence et les lois adoptées par les divers ordres de gouvernement prévoient des mécanismes variés pour remédier aux erreurs de jugement commises par les comités de négociation syndicaux. Par exemple, un vote de grève est normalement requis pour conférer au syndicat le mandat de déclencher une grève[2], et un comité de négociation négligent pourrait ne pas obtenir un tel mandat. De la même façon, un syndicat peut se voir retirer son accréditation si les employés sont si mécontents qu’ils souhaitent se débarrasser de leur agent négociateur[3]. Enfin, la législation d’un bon nombre de ressorts permet à l’employeur de demander un vote des employés sur son offre finale[4], comme c’est le cas en l’espèce. Si un vote est ordonné et que les employés se prononcent en faveur de l’acceptation de l’offre de l’employeur initialement rejetée par le comité de négociation, la crédibilité du syndicat en sera ébranlée. L’Alliance est donc foncièrement concernée par la question de savoir s’il y aura tenue d’un vote sur l’offre finale de l’employeur, car l’acceptation de l’offre par scrutin risque de modifier le rapport de force des négociations et sa position vis‑à‑vis des ASF.

 

[40]           Ainsi, la présente affaire diffère fondamentalement de celle d’Air Canada invoquée par le défendeur. Dans cette affaire, les bulletins contestés n’avaient aucune incidence sur Air Canada puisqu’ils se limitaient à décrire le processus que l’Autorité portuaire de Toronto entendait suivre. En revanche, en l’espèce, pour les raisons exposées plus haut, la décision d’ordonner le vote a bel et bien un impact sur l’Alliance.

 

[41]           Le défendeur n’a pas cité le moindre précédent tiré du contexte des relations de travail qui tendrait à soutenir la thèse selon laquelle un syndicat n’a pas qualité pour contester la décision d’ordonner un vote sur une offre faite dans le cadre de négociations. Toutefois, pour appuyer une hypothèse d’un tout autre ordre, le défendeur a invoqué une décision étayant fortement la conclusion voulant que l’Alliance ait qualité pour introduire la présente demande. En effet, dans Corner c Ontario (Minister of Labour), 2011 ONSC 5979, 287 OAC 176, ayant confirmé que les membres d’une unité de négociation n’ont généralement pas qualité pour prendre part à une instance concernant l’arbitrage de la première convention collective et le déroulement des votes ordonnés par le ministre, la Cour divisionnaire de l’Ontario a souligné que les parties ayant naturellement un intérêt dans de telles instances sont l’employeur et le syndicat (voir les paragraphes 49 et 52). (Voir également, dans le même sens : Jamal c Crown Employees Grievance Settlement Board, 221 OAC 67, au paragraphe 5; Alford c Yukon (Public Service Commission), 2006 YKCA 9, au paragraphe 14, 273 DLR (4th) 140).

 

[42]           Par ailleurs, selon la LRTFP, dans une affaire portée devant la CRTFP et une CIP concernant des questions de droits de négociation et de conventions collectives, les parties intéressées sont invariablement l’employeur et l’organisation syndicale qui est titulaire de ces droits de négociation ou qui cherche à les obtenir. Ces dispositions législatives viennent confirmer que l’Alliance est concernée par la décision du ministre d’ordonner la tenue d’un scrutin auprès des membres de l’unité de négociation FB en l’espèce.

 

[43]           Il faut donc rejeter la première objection formulée par le défendeur à l’encontre de la capacité de l’Alliance d’introduire la présente demande.

 

b)         L’assujettissement à la compétence des tribunaux

[44]           Est également sans fondement valable le deuxième motif de contestation du défendeur, à savoir que la décision ne relève pas de la compétence des tribunaux. À l’appui de ce qu’il avance, le défendeur cite Cummins c Canada (Ministre des Pêches et Océans), [1996] 3 CF 871, 41 Admin LR (2d) 151 [Cummins], Fogo (Town) c Newfoundland, 190 Nfld & PEIR 228, 23 Admin LR (3d) 138 [Fogo] et Les Ami(e)s de la Terre - Friends of the Earth c Canada (Gouverneur en Conseil), 2008 CF 1183, 299 DLR (4th) 583 [Les Ami(e)s de la Terre ], où les tribunaux ont jugé que les questions soulevées n’étaient pas du ressort de la justice. Or, dans ces affaires, les questions contentieuses se rapportaient à des choix délicats de politique publique que l’exécutif avait faits ou était appelé à faire : dans Cummins, il s’agissait d’une décision d’aller de l’avant en délivrant des permis de pêcher le saumon, décision dont la Cour a statué qu’elle ne pouvait empêcher la mise en œuvre par voie d’injonction; dans Fogo, du choix d’un site pour la construction d’un hôpital, que la municipalité n’a pas été autorisée à contester; enfin, dans Les Ami(e)s de la Terre, d’un éventuel retrait du Protocole de Kyoto de la part du Canada. De plus, dans chacune de ces affaires, la partie demanderesse priait le tribunal de forcer ou d’empêcher la prise d’une décision donnée.

 

[45]           La possibilité de régler une question par voie judiciaire est liée au principe de retenue dont les tribunaux doivent faire preuve (Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B), [1991] 2 RCS 525, au paragraphe 33, 83 DLR (4th) 297). Ainsi que l’a noté le juge en chef Dickson dans l’arrêt Canada (Vérificateur général) c Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 RCS 49, 61 DLR (4th) 604 [Vérificateur général], la question de l'assujettissement d’une question à la compétence des tribunaux consiste en « un examen normatif de l’opportunité pour les tribunaux, sur le plan de la politique judiciaire constitutionnelle, de trancher une question donnée ou, au contraire, de la déférer à d’autres instances décisionnelles de l’administration politique » (paragraphe 50).

 

[46]           Dans une décision récente, Kelly c Canada (Attorney General), 2013 ONSC 1220, 226 ACWS (3d) 654 [Kelly], le juge Perell procède à un examen utile de la jurisprudence sur l'assujettissement à la compétence des tribunaux et en déduit qu’il existe vraisemblablement quatre grandes catégories de différends qui n’ont pas vocation à être tranchés par voie judiciaire (paragraphe 148) :

[traduction]

(1)   le différend porte sur un objet ou une question qui ne relève pas de la compétence institutionnelle des tribunaux;

(2)   le différend porte sur un objet ou une question dont la teneur n’est pas suffisamment juridique;

(3)   le différend est d’ordre politique, et non juridique, un aspect qui constitue peut-être une variante de la teneur juridique insuffisante;

(4)   le différend peut nécessiter l’investigation d’un problème et des négociations, ou encore la recommandation d’une solution, plutôt qu’un règlement du problème par l’application du droit aux faits allégués et établis.

 

[47]           Dans l’affaire Kelly, il était question du Traité no 3 intervenu entre la Couronne et la Première nation des Ojibways. Ce traité obligeait la Couronne à « maintenir des écoles » sur les terres visées par le traité. La Première Nation alléguait que depuis 200 ans, la Couronne négligeait d’assurer un financement adéquat aux écoles et demandait à ce que cette violation du Traité no 3 soit constatée dans un jugement déclaratoire. Estimant que les véritables enjeux de l’affaire relevaient du domaine des politiques en matière d’éducation et de leur financement, le juge Perell a conclu que les questions soulevées [traduction] « devaient être réglées à l’extérieur de la salle d’audience » (paragraphe 155), étant donné que le véritable objet de la poursuite était de pousser le gouvernement à négocier.

 

[48]           Or, la décision en cause ici diffère foncièrement de celles examinées dans l’affaire Kelly et dans les trois autres affaires invoquées par le défendeur. D’abord, l’Alliance ne demande pas de forcer ou d’empêcher la prise d’une décision particulière : elle sollicite un simple contrôle judiciaire de la décision prise par le ministre en vertu d’un pouvoir qui lui est conféré par une loi. Le contrôle judiciaire des décisions discrétionnaires prises par les membres du gouvernement en vertu de pouvoirs d’origine législative est monnaie courante : un examen rapide de la jurisprudence de la Cour permet d’emblée de le constater. (Pour ne citer qu’un exemple, les décisions discrétionnaires prises par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ou leurs délégués en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 sont clairement sujettes à révision. Voir à cet égard Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [2002] 1 RCS 3, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, et Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36.)

 

[49]           Ensuite, et surtout, la décision ministérielle dont l’Alliance demande le contrôle en l’espèce est, par sa nature même, fondamentalement différente de celles en cause dans Kelly, Cummins, Fogo, Les Ami(e)s de la Terre ou d’autres affaires portant sur des enjeux jugés non susceptibles d’être réglés par les tribunaux (par exemple, dans les arrêts Procureur général du Canada c Inuit Tapirisat, [1980] 2 RCS 735 [Inuit Tapirisat], où la Cour suprême du Canada a conclu que la décision de fixer les tarifs d’un service public n’appelle pas l’obligation d’agir équitablement, Vérificateur général, où la Cour suprême a jugé que la loi prévoyait une voie de recours appropriée devant le pouvoir législatif, ou Black c Canada (Prime Minister) (2001), 199 DLR (4th) 228, où la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’elle n’avait pas compétence pour procéder à l’examen des conseils donnés par le premier ministre à la Reine concernant l’attribution de distinctions honorifiques).

 

[50]           Or, ce qui est en cause ici, c’est la décision d’un ministre du gouvernement fédéral d’ordonner un vote en vue de régler les modalités d’une convention collective à laquelle le gouvernement (par l’entremise du Conseil du Trésor) est lui‑même partie. Au nombre des questions soulevées se posent celles de l’exercice présumé déraisonnable d’un pouvoir ministériel discrétionnaire, d’un manquement à l’équité procédurale et de partialité. Ces questions relèvent bien de la compétence institutionnelle des tribunaux, elles sont d’ordre juridique et ne font pas intervenir des facteurs purement politiques. Elles ne sont donc pas politiques ou complexes au point d’être à l’abri de tout examen et le défendeur n’a cité aucun précédent tiré du contexte des relations de travail qui permette de penser qu’une décision du genre de celle prise par le ministre en l’espèce ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire. En fait, s’il en était ainsi, l’une des parties à la convention collective – à savoir, le gouvernement – pourrait se dérober à toute remise en question de ses actions, ce qui serait contraire à l’esprit du régime des négociations collectives prévu par la LRTFP pour la fonction publique. La LRTFP vise à établir un équilibre entre les droits de l’employeur et ceux des syndicats représentant les fonctionnaires et confère à l’un et aux autres la qualité de partie dans les instances présidées par la CRTFP ou une CIP, lorsque des questions relatives à la négociation collective sont à l’examen. Il est logique, à mon sens, de leur accorder la même capacité de soumettre des questions à la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire concernant la tenue d’un vote suivant l’article 183 de la LRTFP.

 

[51]           En somme, les questions soulevées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire sont réglables par les tribunaux et il s’ensuit que les objections préliminaires formulées par le défendeur au sujet de la capacité de l’Alliance d’introduire cette demande sont rejetées.

 

Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale à l’endroit de l’Alliance?

[52]           Je me propose maintenant d’examiner les questions de fond dont je suis saisie en l’espèce. Logiquement, la première qui se pose est celle de savoir si l’Alliance avait droit au respect des règles d’équité procédurale et, le cas échéant, si elle y a effectivement eu droit dans le cadre du processus adopté par le ministre pour en venir à la décision d’ordonner un vote en vertu de l’article 183 de la LRTFP. La Cour n’est pas tenue de faire preuve de retenue envers le ministre sur ce point, car la question de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale en est une qui relève de la cour saisie de la demande de contrôle judiciaire (Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339; Satheesan c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CF 346, au paragraphe 35, 227 ACWS (3d) 106). Suivant la règle générale, il y a lieu de se pencher sur cette question avant d’examiner les autres points soulevés par l’Alliance (même si elle a été soulevée par cette dernière à titre subsidiaire), car la décision rendue en violation des droits d’une partie à l’équité procédurale sera normalement annulée. Dans ce cas, il n’y a plus de décision à contrôler et il n’est donc plus nécessaire de se demander si la décision initiale était raisonnable.

 

[53]           Concernant la question de savoir si le ministre était tenu de respecter les règles d’équité procédurale à l’endroit de l’Alliance dans le cadre du processus décisionnel, la Cour, du fait qu’elle a conclu que les questions soulevées par la présente demande étaient du ressort des tribunaux, est aussi amenée à conclure que les parties touchées par la décision avaient droit à un certain degré d’équité procédurale puisque, essentiellement, ces questions n’en font qu’une seule et même. (Par exemple, si une décision échappe à toute possibilité de contestation et que les tribunaux ne peuvent être appelés à la contrôler – comme c’était le cas dans Inuit Tapirisat –, aucune obligation d’équité procédurale n’est due au demandeur. À l’inverse, si la question relève des tribunaux – comme dans le cas du pouvoir discrétionnaire du ministre de la Justice d’ordonner l’extradition du demandeur, illustré dans l’affaire Idziak c Canada, [1992] 3 RCS 631 –, les règles d’équité procédurale s’appliquent.)

 

[54]           En ce qui a trait au contenu des obligations dues à l’Alliance sur le plan de l’équité procédurale, la Cour suprême du Canada note, dans Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28, 174 DLR (4th) 193 [Baker], que ce contenu varie en fonction du contexte. Cela commande l’examen de divers facteurs, notamment les suivants :

  • la nature de la décision en cause et le processus suivi pour la rendre et, en particulier, la mesure dans laquelle le processus décisionnel se rapproche de celui suivi par un tribunal (le cas échéant, des garanties procédurales plus importantes doivent être offertes à une partie);
  • le régime législatif applicable au tribunal;
  • l’importance de la décision pour les parties visées;
  • les attentes légitimes des parties;
  • les choix de procédure faits par le tribunal, surtout lorsque la loi prévoit que c’est au tribunal que revient le choix de la procédure.

 

[55]           En l’espèce, parmi les facteurs qui précèdent, les premier, deuxième et cinquième incitent à conclure que le degré d’équité procédurale exigée relativement à la décision visée à l’article 183 de la LRTFP est minime. En effet, la LRTFP n’impose pas au ministre de suivre une procédure particulière lorsqu’il prend une décision en vertu de l’article 183 – et à coup sûr, aucun processus assimilable à une audience contradictoire n’y est envisagé. D’ailleurs, comme le signale à juste titre l’avocat du défendeur, les dispositions de l’article 183 de la LRTFP tranchent avec celles des articles 162 et 163 de la Loi, qui obligent expressément le président de la CRTFP à consulter chacune des parties s’il décide de refuser d’établir une CIP et, s’il entend établir une CIP de sa propre initiative, à en aviser préalablement les parties. Nulle obligation de donner avis ou de consulter ne figure à l’article 183, qui, en réalité, est tout à fait muet sur la question du processus que doit suivre le ministre pour décider s’il doit y avoir tenue d’un scrutin.

 

[56]           Par contre, les troisième et quatrième facteurs énoncés dans l’arrêt peuvent donner à penser qu’un degré plus élevé d’équité procédurale est requis. Nous avons déjà exposé les raisons pour lesquelles la décision d’ordonner ou non un vote revêt une importance considérable pour l’Alliance et vraisemblablement, pour l’employeur également. Pour ce qui est des attentes des parties, comme c’est la première fois que le ministre exerce le pouvoir que lui confère l’article 183 de la LRTFP et qu’aucun processus n’a jamais été développé pour régir les demandes de cette nature, il est difficile de dire quelles devraient être ces attentes. Cela dit, rappelons que la LRTFP, de façon générale, accorde à l’employeur et au syndicat la qualité de partie dans les instances portant sur des questions de négociation collective (du moins, pour les recours devant la CRTFP et les CIP). L’Alliance fait donc valoir qu’elle était au moins en droit de s’attendre à être informée de la demande adressée par l’employeur au ministre en vue d’obtenir la tenue d’un vote en vertu de l’article 183 et à se voir accorder la possibilité de présenter des observations à cet égard.

 

[57]           Au bout du compte, si l’on considère tous ces facteurs dans leur ensemble, je suis d’avis que la décision en cause commande un degré minimal d’équité procédurale. Toutefois, contrairement à ce que prétend le défendeur, cela ne signifie pas que l’Alliance n’avait pas droit à un avis et à la possibilité de présenter des observations au ministre ni à ce que ce dernier examine ces observations avant de décider d’ordonner un vote. En effet, même lorsqu’une partie n’a droit qu’au respect d’exigences minimales sur le plan de l’équité procédurale, il faut néanmoins l’aviser en bonne et due forme des questions qui se posent et lui donner la possibilité de présenter des observations par écrit à ce sujet.

 

[58]           Comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504 [Mavi], même lorsque l’obligation d’équité procédurale est minime, elle exige à la fois la remise d’un avis et la possibilité de présenter des observations écrites. Au paragraphe 79 de Mavi, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour, tire les conclusions suivantes sur ce point :

Cette obligation d’équité procédurale exige : a) de donner [au demandeur] un avis de la [requête] à sa dernière adresse connue, b) de lui accorder un délai pour exposer par écrit les circonstances financières ou autres qui [sont pertinentes et lui sont propres], c) de tenir compte de tout élément pertinent qui lui est signalé […], d) d’informer [le demandeur] de la décision de l’administration, et ce, e) sans qu’il n’y ait besoin de donner des motifs à l’appui.

 

 

[59]           La jurisprudence abonde d’exemples où les tribunaux sont arrivés à des conclusions analogues. Ainsi, dans Knight c Indian Head School Division No 19, [1990] 1 RCS 653, la Cour suprême a statué que pour satisfaire à une obligation d’équité procédurale dont le contenu était minimal, il suffisait « que le Conseil communique à l’intimé les raisons de son insatisfaction à l’égard de son rendement et qu’il lui fournisse la possibilité de se faire entendre » (au paragraphe 51). Dans la même veine, le juge Gibson, de la Cour, a jugé, dans Lameman c Cardinal, 138 FTR 1, que [traduction] « seul un minimum d’équité [était] dû », ce qui signifiait que [traduction] « le [décideur, dans cette affaire] avait l’obligation de notifier [les personnes] les plus directement touchées par l’appel […] du dépôt de l’appel et des motifs d’appel et de leur fournir une possibilité, aussi limitée soit-elle, de lui présenter des observations au sujet de l’appel » (au paragraphe 22). Par ailleurs, dans Russo c Canada (Ministre du Transport, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2011 CF 764, 406 FTR 49, mon collègue, le juge Russell, a conclu que le degré d’équité procédurale minimal auquel le demandeur avait droit exigeait que la possibilité lui soit accordée de se faire entendre (au paragraphe 59), ce qui comprenait la remise d’un avis et le droit de présenter des observations.

 

[60]           En somme, même dans les cas qui n’exigent que le respect d’un minimum d’équité procédurale, le droit à un avis et la possibilité d’être entendu demeurent. Il s’ensuit que l’Alliance avait le droit d’être avisée de la demande de l’employeur et de se voir accorder une possibilité réelle d’y répondre. Dans les circonstances, cela signifie que l’Alliance avait notamment le droit d’être informée des motifs invoqués par l’employeur à l’appui de sa demande pour la tenue d’un vote ordonnée par le ministre, de se voir accorder la possibilité de présenter par écrit des observations sur la question et d’obtenir que le ministre examine ses observations avant de décider si la tenue du scrutin visé à l’article 183 de la LRTFP auprès des ASF servait l’intérêt public.

 

[61]           L’Alliance n’a pas reçu de tel avis, car, d’une part, l’employeur s’est contenté de dire à ses représentants qu’il envisageait de demander au ministre la tenue d’un vote en vertu de l’article 183 de la LRTFP et que, d’autre part, le ministre ne l’a pas non plus informée de la réception de la demande. Par ailleurs, l’Alliance n’a pas davantage eu la possibilité de présenter des observations. Le défendeur prétend qu’il incombait à l’Alliance d’effectuer un suivi auprès du ministre puisqu’elle n’avait pas reçu de réponse à sa lettre du 7 mai – et qu’en omettant de le faire, elle avait en quelque sorte renoncé à son droit à l’équité procédurale –, mais cet argument est mal fondé, car il tient pour acquis que l’Alliance a reçu un avis en bonne et due forme et qu’elle a négligé de se prévaloir de la possibilité de présenter des observations. Or, ce n’est pas ce qui s’est produit. En somme, l’Alliance n’était pas tenue de chercher à découvrir si l’employeur avait présenté une demande en vertu de l’article 183 ni de présenter des observations sans avoir été informée du dépôt de la demande. C’est plutôt au ministre qu’il incombait de fournir à l’Alliance un avis et la possibilité de présenter des observations, ce qu’il a omis de faire.

 

[62]           L’Alliance soutient que si elle avait été régulièrement avisée et obtenu la possibilité de présenter des observations, elle aurait expliqué au ministre que les inquiétudes nourries par l’employeur quant à la possibilité d’une interruption de travail n’étaient pas justifiées : en effet, à l’époque, les parties n’étaient pas en mesure de faire la grève ou de décréter un lock-out légalement puisqu’aucune ESE n’était en vigueur et qu’il était peu probable qu’une telle entente soit conclue au cours de l’été. L’Alliance affirme également qu’elle aurait contesté l’avis de l’employeur selon lequel le rapport de la CIP ne pouvait mener à un règlement et elle aurait fait valoir qu’après le dépôt du rapport et avant d’ordonner un vote, il fallait accorder aux parties l’occasion de reprendre les négociations. À cet égard, l’Alliance avance que le maintien et la valorisation de la pratique des libres négociations collectives au sein de la fonction publique fédérale sont des objectifs d’intérêt public et que la décision d’ordonner un vote avant la conclusion des négociations constitue une ingérence malvenue dans ce processus de libres négociations collectives, en particulier dans les cas où, comme ici, la CIP a rendu un rapport en grande partie unanime et a recommandé des modalités plus avantageuses pour les ASF que celles contenues dans l’offre finale de l’employeur.

 

[63]           À mon avis, tous ces éléments auraient dû être pris en compte par le ministre pour déterminer si la tenue d’un vote allait dans le sens de l’intérêt public, car chacun d’eux est pertinent. Or, ils ne l’ont pas été, puisque l’Alliance n’a pas eu la possibilité de les présenter et, en fait, comme nous l’avons vu plus tôt, il existe même de véritables raisons de douter que le ministre était au courant du contenu du rapport de la CIP lorsqu’il a décidé d’ordonner le vote. Par conséquent, il se peut fort bien que les manquements à l’équité procédurale commis à l’endroit de l’Alliance aient eu une incidence sur la teneur de la décision du ministre.

 

Devrais-je refuser d’ordonner une réparation?

[64]           Ayant conclu que le déni d’équité procédurale avait privé le ministre de la connaissance de certaines considérations importantes, je peux examiner la question qui se pose ensuite en l’espèce. En l’occurrence, il s’agit du fait que le défendeur demande à ce qu’aucune réparation ne soit ordonnée. À ce sujet, le défendeur prétend que le fait qu’il y ait eu ou non déni de procédure importe peu, ajoutant que le ministre serait arrivé à la même décision si l’Alliance lui avait présenté des observations étant donné que quelques‑uns au moins des éléments relevés ici par l’Alliance figuraient en fait dans la note documentaire du sous‑ministre et qu’il y avait quantité de raisons d’ordonner la tenue d’un vote.

 

[65]           Dans un premier temps, le défendeur fait valoir que le risque d’arrêt de travail était bien réel et imminent car, malgré l’absence d’une ESE (ce qui rendait toute grève illégale), les ASF pouvaient tout de même se livrer à des interruptions partielles de travail (comme une grève du zèle par ralentissement, des « congés de maladie concertés » ou d’autres moyens de pression déloyaux). Comme le signale à juste titre la demanderesse, la CRTFP a le pouvoir de limiter ces activités en tant que grèves illégales si elles sont entreprises conjointement ou de concert par des fonctionnaires (p. ex. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Fraternité des ingénieurs de locomotives (1984), 57 di 55, aux paragraphes 49 à 56, 76 et 77, CCRT décision no 479; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Fraternité des ingénieurs de locomotives (1989), 79 di 82, aux paragraphes 22 à 24, 90 CLLC 16,010, CCRT décision no 770; King c Conseil du Trésor, 2003 CRTFP 48, [2003] CRTFPC no 41 (où la CRTFP a confirmé la suspension de dix jours infligée au président d’un syndicat pour des mesures de ralentissement illégal de la production, au paragraphe 137); Telus Communications Inc c STT, [2001] CCRI no 125, au paragraphe 40, CCRI décision no 125).

 

[66]           À cela, le défendeur rétorque qu’il est souvent difficile pour l’employeur d’établir que des employés ont agi conjointement ou de concert lorsqu’ils exercent des moyens de pression plus subtils et que, même si la preuve de l’illégalité d’une grève peut être faite, il s’écoule inévitablement du temps entre le moment où a lieu l’activité illégale et la date à laquelle elle est interdite par la CRTFP. Selon le défendeur, dans les circonstances de l’espèce, le moindre retard dans la maîtrise de la situation de ralentissement aurait des conséquences particulièrement fâcheuses, vu l’importance que revêt le maintien de la libre circulation des marchandises et des personnes de part et d’autre de la frontière canado-américaine. Par conséquent, le défendeur prétend que les observations que l’Alliance aurait présentées au ministre quant au caractère improbable d’une grève n’auraient pas eu d’incidence sur sa décision d’ordonner la tenue d’un vote.

 

[67]           De la même façon, bien qu’il convienne qu’il soit dans l’intérêt public d’encourager les libres négociations collectives dans le secteur public fédéral, le défendeur soutient que cette pratique n’est pas contrecarrée par l’ordre du ministre de procéder à un vote puisqu’il s’agit d’un des moyens proposés dans la LRTFP pour régler les modalités d’une convention collective et que la Loi n’impose pas au ministre de délai limite pour donner un tel ordre. En outre, le défendeur souligne que le maintien de la pratique des libres négociations collectives n’est qu’un élément parmi d’autres que doit prendre en compte le ministre pour déterminer où réside l’intérêt public. En effet, le ministre pouvait aussi se pencher sur d’autres considérations valables, comme les intérêts économiques du pays, qui dépendent d’une circulation sans entrave de part et d’autre de la frontière, et la nécessité de conclure des conventions collectives aux modalités raisonnables dans la fonction publique. Sur ce point, le défendeur répète que même si l’Alliance s’était fait offrir de présenter les arguments qu’elle aurait apparemment souhaité faire valoir, cela n’aurait rien changé au résultat et le vote aurait malgré tout été ordonné parce qu’il y avait suffisamment de facteurs indiquant qu’il était souhaitable de permettre aux ASF de se prononcer sur l’offre de l’employeur du 6 mai 2013.

 

[68]           Le défendeur se fonde sur l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 [Mobil Oil] et les décisions Stenhouse c Canada (Procureur général), 2004 CF 375, 248 FTR 248 [Stenhouse] et Sanchez c Canada, 2011 CF 993, 207 ACWS (3d) 318 [Sanchez] pour avancer que le tribunal n’est pas tenu d’annuler une décision prise en violation des droits d’une partie à l’équité procédurale lorsqu’il est évident que la décision aurait été la même si l’équité procédurale avait été respectée. Dans deux des causes susmentionnées, les juges ont conclu que le manquement à l’équité procédurale n’aurait eu aucun effet sur l’issue de l’affaire. Dans Mobil Oil, d’après l’interprétation qu’aurait faite la Cour suprême de la loi en cause, l’Office aurait été forcé de rendre la même décision sur le plan juridique; dans Sanchez, les observations n’auraient vraisemblablement pas eu d’incidence sur la décision que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié était appelée à rendre (décision qui, à la différence de la présente affaire, n’impliquait pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire). Dans Stenhouse, la troisième cause, le juge Kelen a en fait renvoyé l’affaire pour nouvel examen et décision (aux paragraphes 56 et 57).

 

[69]           Dans l’affaire qui nous occupe, la décision du ministre en est une de nature discrétionnaire et, comme nous l’avons vu, elle aurait très bien pu être influencée par le contenu du rapport de la CIP et les observations qu’aurait présentées l’Alliance, selon ses dires. Par conséquent, on ne peut affirmer que la décision aurait été la même si l’Alliance avait pu présenter des observations. Par conséquent, le rejet de la présente demande que sollicite le défendeur ne saurait être justifié et une réparation sera accordée eu égard au manquement à l’équité procédurale.

 

Les autres motifs invoqués par l’Alliance ont-ils quelque fondement?

[70]           Avant d’aborder la question de la réparation, je voudrais traiter des moyens subsidiaires invoqués par l’Alliance. Je ne suis pas obligée de le faire, puisque la conclusion à laquelle je suis arrivée sur la question de l’équité procédurale me permet à elle seule de statuer sur la présente demande de contrôle judiciaire. Toutefois, les parties ont soumis de nombreux arguments sur ces questions; l’Alliance, en particulier, a demandé qu’elles soient tranchées même si elle obtenait gain de cause sur la question de l’équité procédurale, vraisemblablement pour être éclairée quant aux prochaines mesures à prendre dans les négociations. J’ai donc décidé de faire quelques commentaires au sujet des autres arguments de l’Alliance.

 

[71]           L’Alliance invoque deux autres moyens au soutien de sa demande d’annulation de la décision du ministre. Premièrement, elle fait valoir qu’il n’y avait aucun motif raisonnable sur lequel le ministre, en demeurant impartial, pouvait fonder sa décision d’ordonner un vote. L’Alliance soutient que la décision d’ordonner un vote était déraisonnable pour deux raisons : premièrement, parce que c’était aller à l’encontre de l’objectif de la LRTFP que d’ordonner un vote avant que les parties puissent reprendre les négociations à la suite du dépôt du rapport de la CIP et deuxièmement, parce que la décision repose sur des conclusions de fait erronées. Par ailleurs, aux dires de l’Alliance, les faits montrent qu’il y avait lieu de craindre la partialité du ministre.

 

a)         Le caractère raisonnable de la décision

[72]           Pour ce qui est de l’allégation selon laquelle la LRTFP avait été privée de son efficacité, je conviens avec l’Alliance que le pouvoir discrétionnaire conféré par une loi à un ministre ne doit pas être exercé de manière à contrecarrer l’économie de la loi en question, comme l’a souligné la Cour suprême du Canada dans les arrêts Halifax (Regional Municipality) c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2012 CSC 29, [2012] 2 RCS 108, et SCFP c Ontario (Ministre du Travail), 2003 CSC 29, [2003] 1 RCS 539. Cela dit, il n’est guère facile pour le demandeur d’établir qu’une décision discrétionnaire a effectivement contrecarré les objectifs d’une loi. Dans le cas qui nous occupe, je ne crois pas qu’on puisse affirmer que la décision d’ordonner un vote avant que les parties aient pu négocier jusqu’à l’impasse après le dépôt du rapport d’une CIP aille forcément à l’encontre des objectifs de la LRTFP en toutes circonstances ou dans les circonstances en cause ici.

 

[73]           D’abord, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, la LRTFP n’a pas pour seul objet d’encourager la pratique des libres négociations collectives dans la fonction publique fédérale, même s’il s’agit d’un objectif qui lui est central. Les multiples objectifs poursuivis par la LRTFP ressortent clairement à la lecture de son préambule :

Préambule

 

Attendu :

 

que le régime de relations patronales-syndicales de la fonction publique doit s’appliquer dans un environnement où la protection de l’intérêt public revêt une importance primordiale;

 

que des relations patronales-syndicales fructueuses sont à la base d’une saine gestion des ressources humaines, et que la collaboration, grâce à des communications et à un dialogue soutenu, accroît les capacités de la fonction publique de bien servir et de bien protéger l’intérêt public;

 

que la négociation collective assure l’expression de divers points de vue dans l’établissement des conditions d’emploi;

 

que le gouvernement du Canada s’engage à résoudre de façon juste, crédible et efficace les problèmes liés aux conditions d’emploi;

 

que le gouvernement du Canada reconnaît que les agents négociateurs de la fonction publique représentent les intérêts des fonctionnaires lors des négociations collectives, et qu’ils ont un rôle à jouer dans la résolution des problèmes en milieu de travail et des conflits de droits;

 

que l’engagement de l’employeur et des agents négociateurs à l’égard du respect mutuel et de l’établissement de relations harmonieuses est un élément indispensable pour ériger une fonction publique performante et productive,

 

Preamble

 

Recognizing that

 

the public service labour-management regime must operate in a context where protection of the public interest is paramount;

 

effective labour-management relations represent a cornerstone of good human resource management and that collaborative efforts between the parties, through communication and sustained dialogue, improve the ability of the public service to serve and protect the public interest;

 

collective bargaining ensures the expression of diverse views for the purpose of establishing terms and conditions of employment;

 

the Government of Canada is committed to fair, credible and efficient resolution of matters arising in respect of terms and conditions of employment;

 

the Government of Canada recognizes that public service bargaining agents represent the interests of employees in collective bargaining and participate in the resolution of workplace issues and rights disputes;

 

commitment from the employer and bargaining agents to mutual respect and harmonious labour-management relations is essential to a productive and effective public service;

 

[74]           Deuxièmement, les dispositions de la LRTFP offrent plusieurs autres moyens de conclure une convention collective que la simple négociation collective consensuelle. Par exemple, le syndicat peut choisir l’arbitrage du différend par un tiers, renonçant ainsi à son droit de grève (voir l’article 103); par ailleurs, même si le syndicat choisit la voie de la conciliation ou de la grève pour un cycle donné de négociation, les parties peuvent néanmoins décider de soumettre tout ou partie des conditions de leur convention collective à l’arbitrage (voir l’article 182); les parties peuvent également soumettre certaines questions litigieuses à une CIP et accepter d’être liées par tout ou partie des recommandations formulées dans son rapport (voir l’article 181); enfin, le ministre peut décider d’ordonner un vote en vertu de l’article 183 de la Loi. Tous ces moyens peuvent servir à régler les modalités d’une convention collective suivant un processus autre que la négociation collective consensuelle. Il faut donc conclure que la LRTFP n’a pas pour but d’assurer un règlement des modalités des conventions collectives dans le secteur public fédéral opéré uniquement par voie de négociation collective consensuelle, puisqu’elle propose nombre d’autres moyens d’y parvenir.

 

[75]           Troisièmement, comme le souligne le défendeur, la LRTFP n’assujettit le ministre à aucune limite de temps quant au moment où il peut ordonner un vote en vertu de l’article 183. Il s’agit d’une différence marquée par rapport à d’autres dispositions de la Loi qui fixent des délais précis relativement à d’autres étapes du processus de négociation collective. Ainsi, le délai imparti pour engager les négociations collectives est strictement défini (voir le paragraphe 105(2)). De la même façon, de nombreux délais sont prévus afin de circonscrire les conditions de déclenchement d’une grève légale : trente jours doivent s’être écoulés depuis le règlement des modalités d’une ESE (voir les alinéas 194(1)h) et i)); sept jours doivent s’être écoulés depuis la date à laquelle le rapport de la CIP a été envoyé aux parties ou celle à laquelle le président de la CRTFP a décidé qu’aucune CIP ne serait établie (voir les alinéas 194(1)l) et m)); et, sauf convention contraire des parties, l’obligation imposée au syndicat d’attendre qu’au moins soixante jours se soient écoulés depuis la tenue d’un vote de grève pour déclencher la grève (voir le sous‑alinéa 194(1)r)(ii)). Le fait qu’aucun délai semblable ne soit prévu concernant la tenue d’un scrutin ordonnée par le ministre indique que le législateur n’a pas voulu écarter la possibilité que ce vote ait lieu avant que les parties aient négocié jusqu’à l’impasse consécutivement au dépôt du rapport d’une CIP, si le ministre estime que cela va dans le sens de l’intérêt public.

 

[76]           Toutefois, cette conclusion ne permet pas de supposer que le pouvoir discrétionnaire conféré au ministre par l’article 183 de la LRTFP peut être exercé dans l’intention de passer outre au processus de négociation collective établi dans la LRTFP afin de pouvoir négocier directement avec les fonctionnaires.

 

[77]           L’Alliance me demande de conclure que c’est précisément ce qu’a fait le ministre en l’espèce. Elle soutient que le dossier présenté au ministre ne faisait état d’aucun fait étayant la nécessité de contourner le processus de négociation collective et que sa décision est donc déraisonnable. En toute déférence, je ne souscris pas à cette thèse, et ce, pour plusieurs raisons.

 

[78]           Premièrement, contrairement à ce qu’affirme l’Alliance, le ministre disposait d’éléments factuels susceptibles de l’inciter à conclure que les parties se retrouveraient dans une impasse au cours de l’été, au moment du congé parlementaire, et qu’il serait dès lors difficile (et coûteux) de rappeler le parlement pour l’examen d’un projet de loi de retour au travail. Sur ce point, la note documentaire rédigée par le sous‑ministre précisait que les parties avaient renvoyé leur différend à la conciliation et qu’un rapport provisoire de la CIP avait été présenté pour examen au président de la CRTFP. Selon les articles 176 et 179 de la LRTFP, le président de la CRTPF a la mainmise sur le moment de la publication du rapport et il peut, dans certaines circonstances, demander à la CIP de le modifier. Les parties ne peuvent déclencher légalement la grève légale avant la sortie du rapport de la CIP et l’écoulement de sept jours supplémentaires (alinéa 194(1)l) de la LRTFP). Cela étant, ainsi que le fait observer l’Alliance, il existait des raisons valables qui pouvaient permettre au ministre de penser que le rapport serait prêt sous peu, compte tenu du fait qu’une version préliminaire avait été préparée. Par conséquent, l’un des obstacles au déclenchement d’une grève légale aurait vraisemblablement pu disparaître (et, de fait, il l’a été) avant la reprise de la session parlementaire à l’automne.

 

[79]           Deuxièmement, le président du Conseil du Trésor a déclaré qu’à son avis, il était peu probable que le rapport de la CIP puisse servir de base à un règlement entre les parties. Rien dans le dossier soumis au ministre ne permet de croire que cette opinion était irrationnelle. D’ailleurs, le fait que l’Alliance ait refusé de renoncer à exiger une réforme des pensions par voie de conciliation alors que la loi interdit catégoriquement l’inclusion des réformes demandées dans la convention collective illustre le caractère ardu des négociations.

[80]           Troisièmement, contrairement à ce qu’affirme l’Alliance, les inquiétudes nourries par le ministre quant à la possibilité d’une interruption de travail n’étaient pas déraisonnables. Il est vrai que le sous‑ministre a indiqué dans sa note documentaire qu’aucune ESE n’était en vigueur (tout en précisant qu’il en fallait une pour qu’une grève soit considérée comme légale), mais le ministre n’a pas été informé de tous les détails relatifs à l’état des négociations entourant la conclusion d’une ESE. Étant donné que le président du Conseil du Trésor avait déclaré qu’une grève était probable – et en l’absence de tout argument de l’Alliance à l’effet contraire ou de plus amples renseignements quant à la probabilité que soit conclue une ESE ou au nombre d’ASF qui serait jugé essentiel  –, le ministre avait de bonnes raisons de s’inquiéter du risque posé par le déclenchement d’une grève légale, compte tenu notamment de l’importance de maintenir la libre circulation des biens et des personnes aux frontières pour la bonne santé de l’économie canadienne. De plus, même si ni la note documentaire ni l’employeur n’ont fait état des difficultés que pourrait entraîner un arrêt de travail illégal, les considérations de ce genre peuvent fort bien être également prises en compte pour décider si le recours au pouvoir de l’article 183 de la LRTFP sert l’intérêt public.

 

[81]           Quatrièmement, contrairement aux dires de l’Alliance, le ministre ne s’est pas placé dans une situation contradictoire en concluant que l’intérêt public commandait l’établissement d’une CIP puis en décidant que, toujours dans l’intérêt public, il fallait ordonner un vote avant le dépôt du rapport de la CIP. Comme nous l’avons signalé, suivant la LRTFP, le ministre n’a pas à décider si l’établissement d’une CIP sert l’intérêt public. C’est plutôt au président de la CRTFP qu’est conféré le pouvoir discrétionnaire d’établir ou non une CIP; pour prendre cette décision, il est tenu, conformément à l’article 163 de la LRTFP, d’examiner la question suivante : la constitution d’une CIP peut‑elle aider les parties à s’entendre sur le contenu d’une convention collective, ou est‑il peu probable que les parties parviennent à un accord sans l’aide d’une CIP? Il s’agit de considérations plus limitées que la question de l’intérêt public dont le ministre doit tenir compte, laquelle comprend vraisemblablement les aspects que le ministre a lui‑même relevés en l’espèce. En outre, l’appréciation de ce qui est dans l’intérêt du public peut très bien évoluer avec le temps. Lorsque les négociations s’éternisent, la tenue d’un vote finit par devenir nécessaire. Par conséquent, il n’y a pas eu de contradiction dans les positions adoptées par le ministre.

 

[82]           Par conséquent, on ne peut affirmer que la décision du ministre ne reposait sur aucun fondement raisonnable.

 

b)         La partialité

[83]           L’Alliance n’a pas non plus réussi à établir l’existence d’une crainte raisonnable de partialité de la part du ministre. Selon elle, le ministre aurait préjugé de la demande et décidé de se ranger du côté de l’employeur puisque, d’une part, il a fait siens d’importants extraits de l’ébauche d’une lettre adressée au président de la CRTFP, ébauche qui lui avait été remise par l’employeur, et que, d’autre part, en acceptant le point de vue de l’employeur sans consulter l’Alliance, il s’est ingéré à tort dans le processus de négociation collective. L’Alliance insiste sur l’exigence de l’article 2 de la LRTFP, qui prévoit que le ministre chargé de l’application de la Loi ne doit pas être un membre du Conseil du Trésor, ce qui, selon elle, fait ressortir la nécessaire indépendance du ministre et l’oblige à traiter avec l’employeur en maintenant une certaine distance.

 

[84]           Le critère qui s’applique à la crainte de partialité est bien établi. Il consiste à se demander si une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait, selon toute vraisemblance, que le décideur ne rendra pas une décision juste (Committee for Justice and Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369, à la p. 394, 68 DLR (3d) 716; Newfoundland Telephone Co c Terre‑Neuve (Public Utilities Board), [1992] 1 RCS 623 à la p. 636, 89 DLR (4th) 289; R c S (RD), [1997] 3 RCS 484, à la p. 502, 151 DLR (4th) 193). Appliqué aux faits de l’espèce, le critère exige que l’Alliance établisse que le ministre avait l’esprit fermé ou qu’il avait préjugé de l’affaire (Assoc. des résidents du Vieux St‑Boniface Inc. c Winnipeg (Ville), [1990] 3 RCS 1170, à la p. 1197, 75 DLR (4th) 385; Save Richmond Farmland Society c Richmond (Township), [1990] 3 RCS 1213, à la p. 1224, 75 DLR (4th) 425).

 

[85]           Bien que l’Alliance ait raison d’affirmer que le ministre doit exercer le pouvoir décisionnel que lui confère la LRTFP de façon indépendante par rapport à l’employeur, elle n’a pas pu démontrer qu’il avait décidé à l’avance d’accéder à la demande présentée par l’employeur sous le régime de l’article 183 de la LRTFP. À mon sens, au terme d’une réflexion adéquate, une personne renseignée n’aurait pas de crainte de partialité à l’égard du ministre. Sur ce point, les arguments invoqués par l’Alliance pour étayer l’existence d’un parti pris reposent principalement sur le fait que le ministre a omis de solliciter son point de vue. Or, cette omission d’aviser l’Alliance et de lui donner la possibilité de présenter des observations n’est pas un signe de partialité, puisque le droit d’être entendu et le droit à un décideur impartial sont deux volets distincts de l’équité procédurale. Par ailleurs, comme le ministre exerçait le pouvoir prévu par l’article 183 de la LRTFP pour la première fois, aucun modèle n’existait quant à la procédure à suivre. La situation ne peut donc pas être assimilée au cas où le décideur contourne la procédure établie pour favoriser une partie.

 

[86]           Pour ce qui est de l’argument selon lequel le ministre aurait fait preuve de partialité en adoptant certains passages de la lettre ébauchée à son attention, il a été établi, dans un arrêt décent de la Cour suprême du Canada dans Cojocaru (Tutrice à l’instance de) c British Columbia Women's Hospital and Health Center, 2013 CSC 30, 357 DLR (4th) 585, qu’il est sans fondement. Dans cette affaire, la Cour suprême a statué que même les juges (qui sont tenus de satisfaire à une norme plus stricte d’indépendance qu’un ministre dans l’exercice de ses pouvoirs discrétionnaires d’origine législative) pouvaient incorporer dans leurs motifs des extraits des prétentions d’une partie sans que cela ne constitue une preuve de partialité, à défaut d’éléments de preuve convaincants à l’effet contraire.

 

[87]           En somme, le seul motif d’annulation de la décision du ministre est attribuable au déni d’équité procédurale découlant de ce que le ministre a été privé de renseignements et d’observations qui auraient pu influer sur sa décision.

 

Quelle est la réparation appropriée?

[88]           À la lumière de ce qui précède, la décision du ministre d’ordonner la tenue d’un scrutin auprès des fonctionnaires de l’unité de négociation FB au sujet de l’offre finale de l’employeur sera annulée. Il s’ensuit que la CRTFP doit mettre un terme aux démarches entreprises pour organiser la tenue du scrutin puisqu’il n’y a plus de décision les autorisant.

 

[89]           En règle générale, le tribunal qui annule une décision dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire renvoie l’affaire devant le décideur administratif pour qu’il la réexamine et rende une nouvelle décision, puisqu’il s’agit normalement de la réparation appropriée. Néanmoins, la Cour peut décider à sa discrétion du genre de réparation qu’elle accordera à l’issue d’un contrôle judiciaire. En effet, l’article 18.1 de la LCF lui confère la latitude voulue en énonçant ses pouvoirs de réparation en matière de contrôle judiciaire dans la langue propre au pouvoir discrétionnaire :

Pouvoirs de la Cour fédérale

(3) Sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour fédérale peut :

a) ordonner à l’office fédéral en cause d’accomplir tout acte qu’il a illégalement omis ou refusé d’accomplir ou dont il a retardé l’exécution de manière déraisonnable;

b) déclarer nul ou illégal, ou annuler, ou infirmer et renvoyer pour jugement conformément aux instructions qu’elle estime appropriées, ou prohiber ou encore restreindre toute décision, ordonnance, procédure ou tout autre acte de l’office fédéral.

 

Powers of Federal Court

(3) On an application for judicial review, the Federal Court may

(a) order a federal board, commission or other tribunal to do any act or thing it has unlawfully failed or refused to do or has unreasonably delayed in doing; or

(b) declare invalid or unlawful, or quash, set aside or set aside and refer back for determination in accordance with such directions as it considers to be appropriate, prohibit or restrain, a decision, order, act or proceeding of a federal board, commission or other tribunal.

[Non souligné dans l’original.]

 

[90]           Dans l’affaire qui nous occupe, je ne crois pas qu’il soit indiqué de renvoyer la demande de vote au ministre pour nouvelle décision, car il lui faudrait reconsidérer la question de savoir si la tenue d’un vote va dans le sens de l’intérêt public à partir d’éléments nouveaux, ce qui, en soit, pourrait l’amener à ordonner un second vote qui, sans cela, n’aurait pas lieu. En matière de relations de travail, la décision de demander ou non un vote au ministre et le moment auquel la demande est faite sont des facteurs ayant un impact considérable sur les négociations.

 

[91]           Vu la chronologie des événements, les parties n’ont pas négocié depuis la sortie du rapport de la CIP. Cependant, elles demeurent tenues de négocier de bonne foi suivant l’article 106 de la LRTFP (p. ex. dans l’arrêt CASAW, section locale no 4 c Royal Oak Mines Inc, [1996] 1 RCS 369, la Cour suprême du Canada confirme que l’obligation de négocier de bonne foi perdure pendant tout le processus de négociation et même après le déclenchement d’une grève ou d’un lock-out). Le spectre d’un scrutin ayant disparu, les parties peuvent, si elles le souhaitent, décider de reprendre les négociations et ainsi arriver à s’entendre sur le contenu de la convention collective. Leur capacité et leur volonté d’y parvenir, toutefois, pourraient être affaiblies si je renvoyais la demande de vote au ministre pour nouvel examen.

 

[92]           Puisque la LRTFP ne fixe aucune limite quant au moment où une demande de vote peut être présentée sous le régime de l’article 183 ni quant à celui où le ministre peut, de sa propre initiative, ordonner la tenue d’un vote, ma décision de ne pas renvoyer l’affaire n’empêche pas qu’une nouvelle demande soit faite ou que le ministre prenne l’initiative d’imposer un vote à l’avenir si les circonstances le justifient. En outre, la préparation des documents nécessaires à un nouvel examen n’est pas tâche onéreuse. Par conséquent, la décision de ne pas renvoyer la demande de vote au ministre pour nouvel examen ne s’accompagne d’aucun inconvénient. J’estime que cette façon de faire est celle qui est la plus conforme à l’esprit et aux objectifs de la LRTFP car elle préserve l’intégrité du processus de négociation collective et ne fait aucunement entrave à la capacité future du ministre d’agir dans l’intérêt public.

 

[93]           En conséquence, j’ai décidé de rendre une ordonnance réparatrice se limitant à annuler l’ordre donné par le ministre au président de la CRTFP, en date du 7 juin 2013, de tenir un vote auprès des fonctionnaires de l’unité de négociation FB au sujet de l’offre de règlement présentée le 6 mai par l’employeur concernant les modalités de la convention collective.

 

Comment convient-il d’adjuger les dépens?

[94]           S’agissant, enfin, de la demande d’adjudication de dépens plus élevés, je suis d’avis qu’il n’est pas justifié d’y accéder en l’espèce.

 

[95]           L’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles] confère à la Cour un large pouvoir discrétionnaire en matière de fixation des dépens. Cela dit, ce pouvoir doit être tempéré en fonction du tarif B des Règles et des principes régissant l’adjudication des dépens (voir p. ex. Murphy c Ministre du Revenu national, 2010 CF 448 au paragraphe 7, 367 FTR 219). Selon l’article 407 des Règles, les dépens sont normalement taxés en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B, qui vise « les cas d’une complexité moyenne ou habituelle » (Thibodeau c Air Canada, 2007 CAF 115 au paragraphe 21, 375 NR 195).

 

[96]           Le paragraphe 400(3) des Règles comporte une liste des facteurs que la Cour peut prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’adjudication des dépens. Au nombre des facteurs susceptibles de justifier la fixation de dépens plus élevés, il est fait mention de « la conduite d’une partie qui a eu pour effet […] de prolonger inutilement la durée de l’instance » (alinéa 400(3)i) des Règles) et des cas où une mesure « inappropriée, vexatoire ou inutile » a été prise au cours de l’instance (sous‑alinéa 400(3)k)(i) des Règles). La conduite du défendeur en l’espèce ne correspond à aucun de ces deux cas de figure. Bien que je sois arrivée à la conclusion que le ministre avait manqué à son obligation d’équité procédurale, rien ne prouve qu’il ait été animé d’une intention malhonnête ni ne permet d’affirmer qu’il avait un parti pris. J’estime par conséquent qu’il y a lieu de s’en remettre ici aux principes généralement appliqués à la fixation des dépens et, ayant pris en compte la complexité inhérente à la présente demande, je fixe ces dépens, en vertu de mon pouvoir discrétionnaire, à une somme forfaitaire de 4000 $.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE comme suit :

1.         Le paragraphe 4 de l’affidavit de Rachel Auclair et la pièce B jointe à cet affidavit sont radiés;

2.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

3.         La décision du 7 juin 2013 par laquelle le ministre, en vertu de l’article 183 de la LRTFP, a donné l’ordre au président de la CRTFP de tenir un scrutin auprès des membres de l’unité de négociation FB sur la dernière offre de l’employeur, est annulée;

4.         Le défendeur devra verser à l’Alliance des dépens forfaitaires fixés à 4000 $.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1050-13

 

INTITULÉ :                                      Alliance de la fonction publique du Canada c Procureur général du Canada

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 31 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 août 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrew Raven

Wassim Garzouzi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Caroline Engmann

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP/s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 



[1] Les parties de la LRTFP qui s’appliquent en l’espèce sont annexées aux présents motifs.

[2] LRTFP, art 184.

[3] LRTFP, art 94 à 96.

[4] Canada : LRTFP, art 183; Code canadien du travail, LRC 1985, c L-2, art 108.1; Alberta : Labour Relations Code, RSA 2000, c L‑1, art 68‑70; Colombie‑Britannique : Labour Relations Code, RSBC 1996, c 244, art 78; Saskatchewan : The Trade Union Act, RSS 1978, c T‑17, art 45; Ontario : Loi de 1995 sur les relations de travail, LO 1995, c 1, Ann A, art 42; Manitoba : Loi sur les relations du travail, CPLM c L10, art. 72.1; Nouvelle‑Écosse : Trade Union Act, RSNS 1989, c 475, art 103; Nouveau‑Brunswick : Loi sur les relations industrielles, LRN‑B 1973, c I-4, art 105.1 et Loi relative aux relations de travail dans les services publics, LRN‑B 1973, c P‑25, art 77.1.

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