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Date : 20130730

Dossier: T-897-10

Référence : 2013 CF 832

Ottawa (Ontario), le 30 juillet 2013

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

ENTRE :

 

9171-7702 QUÉBEC INC.,

FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM DE

“LES SURPLUS JT”

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

 

défenderesse

 

ET ENTRE

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

 

 

demanderesse reconventionnelle

 

et

 

 

 

 

 

TRINAV CONSULTANTS INC.

 

 

 

 

défenderesse reconventionnelle

 

     MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]        La demanderesse, 9171-7702 Québec Inc. (également connue sous le nom « Les Surplus JT »), a intenté une action en responsabilité contractuelle et en dommages-intérêts contre la défenderesse, Sa Majesté la Reine. Elle allègue essentiellement avoir été induite en erreur quant au type de moteur dont est équipé un navire qu’elle a acheté de la défenderesse, dans la mesure où le moteur principal est décrit comme un « 1989 Caterpillar Marine 3612 1060 cv » alors qu’il s’agissait plutôt d’un modèle « 3512 ». La défenderesse nie avoir manqué à ses obligations contractuelles envers la demanderesse et allègue, en demande reconventionnelle, que c’est la défenderesse reconventionnelle Trinav Consultants Inc. (Trinav) qui devrait être tenue responsable de toute faute qui aurait pu être commise puisque la description du moteur incluse dans l’offre d’achat a été copiée directement des rapports d’évaluation (« valuation surveys ») fournis par Trinav.

 

[2]        Après avoir dûment considéré la preuve au dossier et considéré les représentations des parties quant au droit applicable, la Cour en arrive à la conclusion que la présente action doit être rejetée, et que la demande reconventionnelle est donc sans objet.

 

I. Les faits

[3]        Peu de temps avant le début du procès, les parties ont déposé un exposé conjoint des faits et des admissions, que je reproduis ici intégralement :

1.         Le 13 février 2007, la défenderesse et demanderesse reconventionnelle est devenue propriétaire du navire de pêche Donegal (ci-après « Navire ») suite à une confiscation de ce Navire au profit de Sa Majesté en vertu de l’article 16 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, 1996, ch. 19 ;

 

2.         Aux termes d’un acte de vente intervenu le 10 septembre 2007, numéro de facture 7HA000559, la défenderesse et demanderesse reconventionnelle a vendu à la demanderesse le Navire pour une somme totale de 79,342.86 $, incluant les taxes applicables ;

 

3.         La vente a eu lieu suite à l’émission d’une offre d’achat préparée par Travaux Publics et Services gouvernementaux Canada (ci-après « Travaux Publics ») qui a supervisé la vente du Navire ;

 

4.         Avant de mettre le Navire en vente, Travaux publics a retenu les services de la défenderesse reconventionnelle TriNav Consultants (ci après « TriNav ») par deux (2) contrats (l’un daté du 25 juillet 2005 et l’autre du 12 juillet 2007) afin d’examiner le navire et de préparer un rapport d’examen le décrivant et faisant état de sa condition, incluant une opinion sur la valeur marchande du navire ;

 

5.         Conformément à ces contrats, TriNav Consultants a préparé deux (2) « Valuation Survey » quant au navire, l’un daté du 25 juillet 2005 et l’autre du 20 juillet 2007 ;

 

6.         L’offre d’achat de Travaux Publics qui a été consultée par M. Marmen, le représentant de la demanderesse, a été préparée à partir des deux « Valuation Survey » rédigées par TriNav ;

 

7.         TriNav a commis une erreur en indiquant dans ses rapports que le moteur du Navire était un moteur Caterpillar 3612 alors qu’il s’agissait réellement d’un moteur Caterpillar 3512 ;

 

8.         La description, dans les rapports, de la puissance du moteur se trouvant à bord du Navire indiquait 1060 chevaux-vapeur (HP) ;

 

9.         Les termes de l’offre d’achat du 30 août 2007 indiquaient que la vente du Navire s’effectuait « telle quelle, sur place » et que le vendeur n’offrait aucune garantie expresse quant à la quantité, nature et caractère, qualité, poids, taille ou description des biens vendus ;

 

10.       L’avis de vente, la facture et l’acte de vente du Navire, indiquaient à ses pages 2 et 3, que le Navire était équipé d’un moteur 1989 Caterpillar Marine 3612 HP 1060 ;

 

11.       L’offre d’achat de Travaux Publics indiquait que la puissance du moteur était de 1060 chevaux-vapeur ;

 

12.       Au Registre canadien d’immatriculation des bâtiments, il était indiqué en date du 22 mai 2005 et en date du 5 juillet 2010 que le Navire avait une puissance de propulsion de « 1040 ». [lors de l’audition, cet énoncé a été corrigé pour préciser que cette mention au Registre s’y retrouvait entre le 22 mai 2005 et le 5 juillet 2010, et non seulement à ces deux dates] ;

 

13.       Avant de soumissionner pour procéder à l’acquisition du Navire, la demanderesse a communiqué avec M. Paul Pleau, un représentant de la Direction de la distribution des biens de la Couronne afin d’obtenir certaines informations.

 

14.       Hormis les informations obtenues de M. Paul Pleau, la demanderesse n’a pas effectué de vérifications additionnelles relatives au navire avant de déposer sa soumission.

 

15.       La demanderesse a pris possession du Navire à Terre-Neuve ;

 

16.       Quelques mois plus tard, la demanderesse a constaté que le moteur de propulsion du Navire était en fait un 1989 Caterpillar Marine 3512 HP 1060 et non un 1989 Caterpillar Marine 3512 HP 1060 [il semble ici que les parties ont commis la même erreur que celle à l’origine du présent litige, puisque la deuxième description du moteur devrait plutôt se lire 1989 Caterpillar Marine 3612 HP 1060];

 

17.       Ces deux types de moteurs (3512 et 3612) sont différents en ce qui concerne leur puissance respective ;

 

18.       L’offre d’achat préparée par Travaux Publics contenait une erreur quant à l’identification du numéro du moteur, mais le nombre de chevaux-vapeur indiqué était adéquat ;

 

19.       Le 12 mai 2008, la demanderesse a transmis une lettre à Travaux Publics l’informant avoir constaté que le moteur du Navire est un « 3512 » plutôt qu’un « 3612 » et demandant d’être compensé pour cette description inexacte ;

 

20.       Le 27 juillet 2012, la demanderesse a revendu le Navire à M. Kojak Raymond de Castries, St-Lucie pour la somme totale de 28 450$, plus un montant inconnu pour le paiement d’une commission à M. Patrick Boily de East Coast Marine Broker Inc. ;

 

21.       Entre le 1er octobre 2007 et le 5 avril 2010, la demanderesse a payé une somme totale de 58 584$ pour l’entreposage du Navire et la location d’équipements liés à l’entreposage du navire ;

 

Admissions

 

1.         TriNav admet avoir préparé deux expertises pour la vente du Navire, en date du 13 juillet 2005 et 20 juillet 2007 ;

 

2.         Trinav admet qu’une erreur cléricale s’est glissée dans les rapports puisque le moteur Caterpillar a été inscrit comme étant le 3612 alors que celui-ci aurait dû être un modèle 3512. Toutefois, la description de la puissance, soit 1060 chevaux-vapeur (HP), était exacte ;

 

3.         La défenderesse admet que le moteur du Navire Donegal a été décrit sur le site internet de Travaux publics, sur l’offre d’achat et sur l’acte de vente comme un moteur Caterpillar Marine 3612 HP 1060, alors qu’il était plutôt équipé d’un moteur Caterpillar Marine 3512 HP 1060.

 

[4]        Il convient de noter que dans la déclaration originale, la demanderesse réclamait un montant total de 145 964 $, pour perte de profits (60 000 $), frais d’entreposage encourus (58 584 $), frais reliés à la remise à l’eau du bateau (17 380 $) et trouble, ennuis et inconvénients (10 000 $). La réclamation portant sur les frais de remise à l’eau du bateau a subséquemment été abandonnée, si bien que la réclamation totale se chiffre maintenant à 128 584 $.

 

II. La preuve

[5]        Les parties ont déposé un cahier de documents conjoint, et ont présenté trois témoins ordinaires et deux témoins experts. Je résumerai ci-après leur témoignage dans l’ordre où ils ont été livrés.

 

A.        M. Paul Pleau

[6]        Suite à une entente entre les procureurs, la défenderesse a présenté son témoin principal dès l’ouverture du procès étant donné qu’il n’était pas disponible les jours subséquents. M. Pleau est le gestionnaire régional de la Direction de la gestion des biens saisis du ministère des Travaux publics et Services gouvernementaux Canada (Travaux publics) à Halifax. M. Pleau est à l’emploi de la Direction depuis 45 ans, et c’est lui qui a supervisé la vente du navire à la demanderesse en 2007. M. Pleau a expliqué en quoi consistait la Direction de la gestion des biens saisis (la Direction), et le processus suivi lorsque le gouvernement fédéral procède à la vente de ses biens, incluant les biens saisis et confisqués au profit de la Couronne. Il a précisé avoir vendu entre 100 et 150 bateaux au cours de sa carrière.

 

[7]        M. Pleau, dont la crédibilité ne me paraît pas devoir être mise en cause, a témoigné à l’effet que la demanderesse ne s’était jamais enquise du modèle du moteur. En contre interrogatoire, il a mentionné que le numéro de série d’un moteur n’est généralement pas indiqué sur l’offre d’achat qui paraît sur le site internet de la Direction, mais qu’il sera fourni s’il est mentionné dans l’évaluation qui en a été faite par la firme de consultants, dans la mesure où une telle information permet à un soumissionnaire d’obtenir toute l’information pertinente sur un moteur. Dans le cas présent, les évaluations soumises par Trinav donnaient le numéro de modèle, mais pas le numéro de série, et c’est la raison pour laquelle cette information n’apparaissait pas sur les offres d’achat mises en ligne par la Direction.

 

[8]        M. Pleau a également mentionné avoir transmis à M. Marmen (le propriétaire de Surplus JT) à sa demande, l’évaluation remise à Travaux publics par Trinav ; sans se souvenir de la date précise où ce rapport aurait été remis à M. Marmen, M. Pleau s’est dit convaincu qu’il lui avait été remis avant la date de clôture pour soumettre une offre d’achat. M. Pleau a également réitéré que M. Marmen s’était enquis de l’état du moteur, mais ne lui avait jamais demandé le numéro de série du moteur. M. Pleau ne se souvient pas d’avoir spécifiquement attiré l’attention de la demanderesse sur les termes de l’offre d’achat, ni de lui avoir spécifiquement mentionné qu’il pouvait inspecter le bateau, mais a discuté avec M. Marmen de la date où le bateau devrait être récupéré s’il en devenait propriétaire.

 

B.        M. Charles Marmen

[9]        M. Marmen est le propriétaire unique de la compagnie Les Surplus JT depuis 2008 ; il était le seul employé de la compagnie en 2007 et c’est lui qui a acheté le navire et qui a transigé avec la Direction à cet effet. Il a témoigné avoir parlé à M. Pleau à quelques reprises avant le 30 août 2007, date de clôture de l’offre d’achat. Il dit lui avoir demandé dans quel état étaient les moteurs et l’équipement du bateau, ce à quoi M. Pleau aurait répondu que d’après lui, le bateau était en bon état. Il dit avoir aussi demandé le numéro de série du moteur, une information que M. Pleau a répondu ne pas pouvoir lui donner puisque les seules informations disponibles étaient celles qui se trouvaient dans l’offre d’achat apparaissant sur le site internet de la Direction. Il a ajouté ne jamais avoir discuté des frais d’entreposage, et n’en avoir été informé qu’après être devenu propriétaire du bateau. Enfin, M. Marmen a affirmé n’avoir reçu l’évaluation de Trinav qu’après la date de clôture pour l’offre d’achat, contrairement à ce qu’a affirmé M. Pleau.

 

[10]      En contre-interrogatoire, M. Marmen a reconnu que c’était la première fois qu’il achetait un bateau, et que sa connaissance des moteurs Caterpillar provenait uniquement du fait qu’il avait vu des moteurs de cette compagnie installés sur des génératrices lorsqu’il travaillait sur des chantiers de construction. Il n’a mandaté personne pour aller inspecter le navire avant de compléter son offre d’achat, et n’a pas consulté le Registre des navires administré par Transport Canada puisqu’il ne connaissait pas l’existence d’un tel registre. Il n’a pas fait non plus de recherche auprès de Caterpillar avant d’acheter le navire et ne se souvient pas avoir visité leur site internet. Il a également quelque peu modifié sa version des faits en disant qu’il « pensait » avoir demandé le numéro de série à M. Pleau, qui lui aurait dit ne pas le connaître.

 

[11]      Il a dit avoir acheté le navire principalement pour la valeur de revente du moteur (bien qu’il n’en ait jamais avisé la défenderesse), mais ne s’est pas attardé à la description qui en est fournie sur l’offre d’achat. Il n’y a par ailleurs aucune preuve à l’effet que M. Marmen aurait essayé de vendre le moteur Caterpillar indépendamment du navire avant que soit découverte l’erreur dans la description en mai 2008. M. Marmen a également confirmé ne pas avoir évalué le marché pour connaître la valeur de revente du bateau, et ne pas s’être informé du coût pour sortir le moteur du bateau et le vendre séparément. En fait, il ne savait pas si la mention « HP » (ou « CV » dans la version française) référait au chiffre 3612 ou au chiffre 1040 (ou 1060 dans la version française, un « CV » étant une unité de mesure légèrement différente d’un « HP »). Il a par ailleurs reconnu ne pas avoir cherché à obtenir le numéro de série avant le printemps 2008, parce qu’il n’en voyait pas la nécessité ; il se fiait à l’évaluation du gouvernement et au fait qu’on demandait au moins 50 000 $ pour le navire.

 

[12]      Il a également indiqué ne pas avoir lu les termes et conditions de l’offre d’achat, qu’il avait vus sur le site internet de la Direction, parce qu’il n’a pris connaissance que de la version anglaise de ce site et ne savait pas qu’il y avait une version française ni comment y accéder ; il a par ailleurs reconnu n’avoir jamais demandé à M. Pleau, ou à quiconque, si ces conditions étaient accessibles en français. Il a également dit ne pas avoir pris connaissance des conditions d’achat qui apparaissent sur l’offre d’achat et sur la facture de vente, et ne pas avoir demandé une copie de ces conditions comme l’y autorisait l’acte de vente ; il n’a considéré que la description du bateau. Enfin, il a témoigné à l’effet qu’il n’avait pas demandé à M. Pleau où se trouvait le navire, croyant qu’il était dans un des ports gérés par Transport Canada. Il ne croyait donc pas avoir à payer des frais d’entreposage. Quant aux frais liés à la remise à l’eau du navire, il ne s’en est pas préoccupé parce que, de son propre aveu, il ne connaît pas les navires.

 

[13]      S’agissant de ses discussions en mai-juin 2008 avec M. Potvin, gestionnaire à la Direction de la distribution des biens de la Couronne, M. Marmen a dit avoir demandé un dédommagement ou la reprise du bateau ; il n’a jamais demandé à M. Potvin de lui livrer un moteur Caterpillar de modèle 3612 tel que décrit sur l’offre d’achat.

 

C.        Témoins experts : M. Marcel Darveau (pour la demanderesse) et M. Richard Breton (pour la défenderesse)

[14]      La demanderesse et la défenderesse ont fait témoigner deux experts sur la base de leur rapport. M. Darveau est consultant en ingénierie navale et professeur à l’Institut maritime du Québec à Rimouski, après avoir été à l’emploi de la Garde côtière canadienne pendant une trentaine d’années. Quant à M. Breton, il est titulaire d’un diplôme de génie mécanique de l’École de Marine du Québec, et il détient également une licence de premier mécanicien (classe 1) de Transport Canada, ce qui le qualifie pour être chef ingénieur sur des navires de toutes dimensions partout dans le monde. Après avoir navigué pendant une dizaine d’années, il fait maintenant de l’expertise maritime depuis 13 ans et il est propriétaire de la compagnie Hayes Stuart Inc., une firme de consultants qui se spécialise dans la fourniture d’assistance technique et opérationnelle en matière maritime.

 

[15]      La qualité d’expert a rapidement été reconnue à MM. Darveau et Breton, en ce qui concerne l’aspect technique du navire et surtout de son moteur principal. Je retiens de leur témoignage, concordants pour l’essentiel, que le numéro de modèle inscrit sur l’offre d’achat du moteur Caterpillar constituait une erreur qu’une personne connaissant un tant soit peu ce genre de moteurs et les navires en général aurait facilement identifiée. Il appert que des moteurs Caterpillar de modèle 3512 et 3612 sont en effet très différents, le deuxième étant environ quatre fois plus lourd que le premier et développant une puissance environ trois fois supérieure. Une personne avisée aurait donc tout de suite compris qu’il y avait une erreur dans la description du moteur apparaissant sur l’offre d’achat, puisqu’un moteur Caterpillar de modèle 3612 ne peut développer aussi peu que 1040 HP (ou 1060 CV). D’autre part, un moteur de modèle 3612 serait beaucoup trop gros et beaucoup trop puissant pour un navire de la dimension du MFV Donegal en cause ici.

 

[16]      La seule nuance entre leurs deux témoignages tient peut-être à l’importance que chacun accorde au numéro de série du moteur. M. Darveau estime que le numéro de série est une information critique pour évaluer l’état d’un moteur dans la mesure où il permet de retracer l’historique des réparations et de l’entretien qui ont été effectués sur ce moteur. La puissance développée par un moteur n’est pas suffisante pour l’identifier puisque plusieurs modèles de moteur, même fabriqués par un unique manufacturier, peuvent développer sensiblement la même puissance selon la calibration (« rating ») qui leur est assignée. M. Breton, pour sa part, s’est dit d’avis que c’est la puissance du moteur qui est le facteur le plus important pour un acheteur, puisque c’est le renseignement sur la base duquel on peut évaluer si le navire ou le bateau est adéquatement propulsé. M. Darveau a d’ailleurs reconnu que l’on identifie souvent un moteur par le nombre de « HP » qu’il produit, et que la puissance est aussi importante que le numéro de série et le modèle du moteur. En somme, je retiens que les deux informations sont importantes et complémentaires puisque le numéro de série permet d’établir l’état (et la valeur) d’un moteur tandis que la puissance permet de déterminer si le moteur est approprié pour le navire et l’usage que l’on veut en faire.

 

D.        M. Rick Young

[17]      La défenderesse reconventionnelle a fait témoigner M. Rick Young, un des propriétaires de la firme Trinav. Il a expliqué à la Cour comment se faisait une expertise, en quoi consiste le rapport d’évaluation (« appraisal survey ») confectionné par sa firme, comment on en arrive à établir la valeur marchande et la valeur estimée du navire tel quel, etc. Dans le cas présent, la valeur marchande du navire tel quel a été estimée entre 90 000 $ et 120 000 $ en juillet 2005 et entre 50 000 $ et 70 000 $ en juillet 2007, tandis que la valeur estimée était de 240 000 $ en 2005 et de 180 000 $ en 2007.

 

[18]      Il a reconnu que les deux rapports fournis par sa firme à Transport Canada contenaient la même erreur typographique quant à la description du numéro de modèle du moteur principal, et qu’il en avait pris connaissance pour la première fois lorsqu’il a reçu un courriel d’un employé de Transport Canada en mai 2008 lui demandant d’aller vérifier le numéro de modèle du moteur principal sur le navire. Il a également témoigné à l’effet que cette erreur n’avait pas affecté la valeur attribuée au navire, dans la mesure où la valeur marchande ou la valeur estimée d’un navire dépend principalement non pas du modèle de moteur, mais plutôt de la condition dans laquelle il se trouve et du fait qu’il développe ou non suffisamment de puissance pour propulser adéquatement le navire.

 

III. Questions en litige

[19]      Dans son ordonnance du 11 janvier 2012, le protonotaire Morneau a identifié les questions à être tranchées lors de l’audition. Ces questions se lisent comment suit :

  • Est-ce que les préposés de la défenderesse ont induit la demanderesse en erreur en indiquant que le MFV Donegal était équipé d’un moteur « Caterpillar Marine 3612 HP 1060 » alors qu’il était plutôt équipé d’un « Caterpillar Marine 3512 HP 1060 » ?
  • La demanderesse a-t-elle agi comme une acheteuse prudente et diligente ?
  • Les clauses « tel quel, sur place » et « sans garantie » sont-elles des défenses à la réclamation de la demanderesse ?
  • Si la Cour conclut que le fait d’avoir décrit erronément le moteur du MFV Donegal constitue un manquement aux responsabilités de la défenderesse, est-ce que cette erreur engage la responsabilité de la défenderesse reconventionnelle ?
  • Si la Cour conclut que le fait d’avoir décrit erronément le moteur du MFV Donegal constitue un manquement aux responsabilités de la défenderesse et/ou de la défenderesse reconventionnelle, quels sont les dommages auxquels la défenderesse et/ou de la défenderesse reconventionnelle doivent être condamnés ?
  • Est-ce que les dommages réclamés reflètent la perte subie par la demanderesse et est-ce que la demanderesse a mitigé ses dommages ?

 

[20]      Avant de se pencher sur ces questions, cependant, il est essentiel de déterminer quel est le droit applicable. En d’autres termes, un contrat de vente portant sur un navire est-il régi par le droit maritime ou par le droit civil de la province où le contrat a été formé? La réponse à cette question est évidemment cruciale dans le cadre du présent litige. Si l’on détermine que la vente du navire en cause ici relève du droit maritime, c’est le droit maritime canadien, tel que ce concept est défini à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui devra recevoir application. Si, au contraire, on en vient à la conclusion que c’est l’aspect contractuel qui prédomine, c’est alors le Code civil du Québec qui doit être considéré puisqu’il s’agit du droit commun applicable à la Couronne fédérale en matière civile au Québec au même titre que la common law dans les autres provinces. Il en va de même en matière délictuelle, la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, LRC 1985, c C-50, assimilant à son article 3 la Couronne fédérale à une personne pour le dommage causé par la faute de ses préposés. Voir : Peter W. Hogg, Patrick J. Monahan et Wade K. Wright, Liability of the Crown, 4e éd, Carswell, 2011 aux pp 497-8; David Sgayias, Meg Kinnear, Donald J Rennie et Brian J Saunders, The 1995 Annotated Crown Liability and Proceedings Act, Scarborough, Carswell à la p 15.

 

[21]      Il convient par ailleurs de préciser d’entrée de jeu que la compétence de cette Cour pour connaître des questions qui lui sont soumises n’est pas tributaire du droit applicable, du moins en ce qui concerne l’action principale, et ce contrairement à la situation qui prévaudrait si les deux parties au litige étaient des parties privées. Dans un tel contexte, la Cour fédérale ne pourrait être saisie d’un litige que dans l’hypothèse où il s’agirait véritablement d’une question de droit maritime, au terme de l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales et conformément à l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, tel qu’interprété par des arrêts comme Quebec North Shore Paper c CP Ltée, [1977] 2 RCS 1054 [Quebec North Shore] et McNamara Construction et autre c La Reine, [1977] 2 RCS 654 [McNamara Construction]. En l’occurrence, Sa Majesté La Reine du chef du Canada est partie au litige, dans la mesure où c’est Travaux publics qui a vendu le navire à la demanderesse. Or, il n’est pas contesté que la Cour fédérale exerce une compétence concurrente pour toute réclamation visant le gouvernement fédéral, tant en matière contractuelle que délictuelle : voir la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, article 21 et la Loi sur les Cours fédérales, article 17. Par conséquent, il ne fait aucun doute que la Cour fédérale peut trancher le litige qui oppose la demanderesse et Sa Majesté la Reine.

 

[22]      Il en va différemment pour la demande reconventionnelle logée par la Couronne contre Trinav. À cet égard, la Cour fédérale ne peut avoir compétence pour se prononcer sur la réclamation de la Couronne que si elle se fonde sur du droit fédéral applicable, pour reprendre la terminologie utilisée dans les affaires Quebec North Shore et McNamara Construction. Je reviendrai sur cette question lorsque j’aborderai la demande reconventionnelle.

 

[23]      Je reformulerais donc les questions en litige de la façon suivante :

            (1)        Quel est le droit applicable au présent litige?

            (2)        La défenderesse a-t-elle contrevenu à ses obligations contractuelles?

            (3)        Dans la mesure où la défenderesse a contrevenu à ses obligations contractuelles, la responsabilité de la défenderesse reconventionnelle est-elle engagée?

 

IV. Analyse

            (1) Quel est le droit applicable au présent litige?

[24]      On ne saurait évidemment délimiter la compétence fédérale sur la navigation et les expéditions par eau conférée par le paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867 en référant à la définition que donne la Loi sur les Cours fédérales du droit maritime. Il va de soi que ni l’un ni l’autre des deux ordres de gouvernement ne peut de son propre chef et unilatéralement s’arroger le pouvoir d’interpréter le texte constitutionnel en légiférant sur la question.

 

[25]      C’est très souvent dans le contexte de litiges mettant en cause la juridiction de la Cour fédérale que s’est développée la jurisprudence relative à la question de savoir si une matière relève ou non du droit maritime au plan constitutionnel. S’il en va ainsi, c’est parce qu’il a été établi par la Cour suprême dans les arrêts Quebec North Shore et McNamara Construction qu’une loi fédérale valide et applicable doit nécessairement nourrir la juridiction octroyée par le Parlement à la Cour fédérale pour que cette dernière puisse être saisie d’un litige.

 

[26]      C’est sans doute dans l’arrêt ITO-Int'l Terminal Operators c Miida Electronics, [1986] 1 RCS 752 [ITO-Int'l Terminal Operators], que l’on retrouve la première discussion un tant soit peu élaborée du partage des compétences en matière de droit maritime. L’une des questions en litige dans cette affaire consistait à déterminer si la Cour fédérale était compétente pour entendre une action en dommages-intérêts pour négligence suite au vol de marchandise entreposée dans un hangar de transit situé à Montréal et exploité par une compagnie de manutention et d’acconage. Cette compagnie avait convenu avec le transporteur maritime de décharger la marchandise du navire à son arrivée au port de Montréal et de l’entreposer jusqu’à ce qu’elle soit délivrée à leur propriétaire. Pendant l’entreposage, plusieurs cartons contenant la marchandise ont été volés, et une action avait été intentée par le propriétaire des marchandises contre le transporteur et l’entreposeur. La Cour en arriva à la conclusion que la réclamation était régie par le droit maritime canadien, et non pas le droit civil du Québec, et que la Cour fédérale était compétente pour entendre le litige.

 

[27]      À cette occasion, la Cour en profita pour élaborer quelque peu sur le concept de droit maritime en droit constitutionnel canadien. Dans le cadre de ses motifs, le juge McIntyre reconnut que le droit maritime canadien doit s’entendre des règles de droit fédérales qui régissent toute demande en matière maritime et d’amirauté. À son avis, la deuxième partie de la définition que donne du droit maritime l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales reconnaît que ce droit n’est pas figé par la Loi d’amirauté adoptée par le Parlement fédéral en 1934, et que les termes « maritime » et « amirauté » doivent être interprétés dans le contexte moderne du commerce et des expéditions par eau. Cette définition expansive du droit maritime canadien ne saurait cependant aller au-delà de la compétence octroyée au Parlement par le constituant en 1867 :

En réalité, l’étendue du droit maritime canadien n’est limitée que par le partage constitutionnel des compétences établi par la Loi constitutionnelle de 1867. Je n’ignore pas, en tirant cette conclusion, que la cour, en déterminant si une affaire donnée soulève une question maritime ou d’amirauté, doit éviter d’empiéter sur ce qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867. Il est donc important de démontrer que la question examinée dans chaque cas est entièrement liée aux affaires maritimes au point de constituer légitimement du droit maritime canadien qui relève de la compétence législative fédérale.

 

ITO-Int’l Terminal Operators, à la p 774.

 

[28]      Le juge McIntyre précisera quelque peu sa pensée un peu plus loin en indiquant les facteurs qui l’amènent à penser que le litige dont la Cour est saisie dans cette affaire relève du droit maritime :

Au risque de me répéter, je tiens à souligner que la nature maritime de l’espèce dépend de trois facteurs importants. Le premier est le fait que les activités d’acconnage se déroulent à proximité de la mer, c’est-à-dire dans la zone qui constitue le port de Montréal. Le second est le rapport qui existe entre les activités de l’acconier dans la zone portuaire et le contrat de transport maritime. Le troisième est le fait que l’entreposage en cause était à court terme en attendant la livraison finale des marchandises au destinataire. À mon avis, ce sont ces facteurs qui, pris ensemble, permettent de caractériser la présente affaire comme mettant en cause du droit maritime canadien.

 

ITO-Int’l Terminal Operators, aux pp 775-776.

 

[29]      Il est intéressant de noter qu’aux yeux du juge McIntyre, il est important que le droit maritime canadien soit uniforme partout au Canada, et doit pour cette raison englober les principes de common law en matière de responsabilité délictuelle, de contrat et de dépôt. Ce thème sera subséquemment repris par le juge La Forest dans l’arrêt Whitbread c Walley, [1990] 3 RCS 1273, [1990] ACS no 138 [Whitbread], une affaire où la Cour était appelée à déterminer l’applicabilité des dispositions restreignant la responsabilité des propriétaires de navire contenues dans la Loi sur la marine marchande du Canada, LRC 1970, c S-9, à une action en dommages-intérêts intentée par une personne ayant subi des blessures corporelles ou perdu des biens suite à un accident de bateau de plaisance. S’appuyant sur un passage de l’affaire ITO-Int’l Terminal Operators où le juge McIntyre écrivait que le droit maritime canadien est uniforme partout au pays et englobe les principes de common law en matière de responsabilité délictuelle, le juge La Forest réitéra l’importance d’assurer l’uniformité du droit maritime au Canada :

Mise à part la jurisprudence, la nature même des activités relatives à la navigation et aux expéditions par eau, du moins telles qu'elles sont exercées ici, fait que des règles de droit maritime uniformes s'appliquant aux voies navigables intérieures sont nécessaires en pratique. […] Cela explique probablement aussi pourquoi les Pères de la Confédération ont estimé nécessaire d'attribuer le pouvoir général sur la navigation et les expéditions par eau au gouvernement central plutôt qu'à celui des provinces, et pourquoi les tribunaux ont rapidement accepté que ce pouvoir s'étendait à la réglementation de la navigation sur les voies d'eau intérieures, à la condition qu'elles soient navigables dans les faits […] Car il serait assez incroyable, surtout lorsque l'on pense que bon nombre des règles de droit maritime sont le produit de conventions internationales, que les droits et obligations juridiques de ceux qui se livrent à la navigation et aux expéditions par eau changent de façon arbitraire au moment où leurs navires arrivent à l'endroit où l'eau cesse ou commence, selon le cas, à être soumise à la marée. Une telle division géographique est, sur le plan de la répartition des compétences, complètement dénuée de sens, car elle ne traduit aucun changement fondamental dans l'utilisation d'une voie d'eau. Au Canada, les voies navigables intérieures et les mers traditionnellement reconnues comme relevant du droit maritime font partie du même réseau de navigation, lequel devrait, selon moi, être assujetti à un régime juridique uniforme.

 

J'estime qu'il est évident que cette nécessité d'une uniformité juridique est particulièrement pressante dans le domaine de la responsabilité délictuelle pour abordages et autres accidents de navigation. Comme il ressort clairement même d'un examen rapide des textes de base sur les expéditions par eau ou le droit maritime, l'existence et l'étendue d'une telle responsabilité doivent être déterminées selon "les règles d'une bonne navigation" lesquelles, à leur tour, sont jugées par renvoi aux "règles de barre et de route" pour la navigation qui sont codifiées depuis longtemps dans les Règles sur les abordages […] Il me semble évident que le palier de gouvernement habilité à édicter et à modifier ces "règles de barre et de route" pour la navigation doit aussi être compétent à l'égard de la responsabilité délictuelle à laquelle ces règles sont si intimement liées. Que je sache, le pouvoir du Parlement de prendre un règlement sur les abordages n'a jamais été contesté et, à ma connaissance, on n'a jamais prétendu que ce règlement ne s'appliquait pas aux bâtiments qui empruntent les voies navigables intérieures. En fait, ses dispositions servent de façon régulière à déterminer la responsabilité délictuelle de ces bâtiments; voir la jurisprudence citée dans l'ouvrage de Fernandes, op. cit., aux pp. 61 à 105. Il s'ensuit que la responsabilité délictuelle des propriétaires et exploitants de ces navires devrait être considérée comme une question de droit maritime relevant de la compétence du Parlement en matière de navigation et d'expéditions par eau.

 

Whitbread, aux pp 1294-96.

 

[30]      Sur la base de ces principes, la jurisprudence a reconnu au Parlement un vaste pouvoir de légiférer non seulement sur les eaux navigables (Re Waters and Water Power, [1929] SCR 200), les ouvrages reliés à la navigation (ibid) et les ports (Hamilton Harbour Commissionners v City of Hamilton (1978), 21 OR (2d) 459, 6 MPLR 183 (CA Ont)), mais également sur la réglementation de la navigation (Whitbread), sur la responsabilité découlant d’accidents maritimes (Whitbread; Succession Ordon c Grail, [1998] 3 RCS 437, [1998] ACS no 84 [Ordon] ; ITO-Int’l Terminal Operators), sur la responsabilité en cas de perte ou dommages à des marchandises transportées par bateau (Tropwood AG c Sivaco Wire & Nail Co, [1979] 2 RCS 157), sur l’assurance maritime (Zavarovalna Skupnost, (Insurance Community Triglav Ltd) c Terrasses Jewellers Inc,[1983] 1 RCS 283), sur la réparation, la construction et l’entretien des navires (Wire Rope Industries of Canada (1966) Ltd c BC Marine Shipbuilders Ltd, [1981] 1 RCS 363) ainsi que sur le pilotage et le remorquage des navires (ibid).

 

[31]      Qu’en est-il des contrats de vente portant sur un navire? S’agit-il là d’une matière qui relève, intrinsèquement ou par analogie avec les matières mentionnées précédemment, du droit maritime? Ou doit-on plutôt conclure que, de par son caractère véritable, un tel contrat relève plutôt du droit civil? La Cour suprême ne s’est jamais directement prononcée sur la question, bien que certains auteurs se disent d’avis qu’elle en est implicitement arrivée à cette conclusion dans l’arrêt Antares Shipping Corporation c Le navire Capricorn et autres, [1980] 1 RCS 553 [Antares] : voir Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, feuilles mobiles, 5e éd, Toronto, Carswell à la p 22-21; CJ Giaschi, « Confused Seas: The Application of Provincial Statutes to Maritime Matters », Séminaire de l’Association canadienne de droit maritime tenu le 1er juin 2010, présenté à Halifax (NÉ), 1er juin 2010. Dans cette affaire, la Cour suprême a décidé que l’alinéa 22(2)a) de la Loi sur les Cours fédérales octroyant compétence à cette Cour relativement à toute demande portant sur « le titre, la possession ou la propriété d’un navire » constitue une loi fédérale applicable qui entre dans la catégorie des sujets « la navigation et les bâtiments ou navires ».

 

[32]      Cette conclusion me paraît toutefois discutable. Il convient tout d’abord de noter que la seule question dont devait disposer la Cour suprême dans l’affaire Antares était de savoir si la Cour fédérale était compétente pour connaître d’une action visant l’exécution d’un contrat de vente d’un navire par la livraison et par la signature d’un acte de vente. Aucune des parties en cause ne semble avoir remis en question la compétence du Parlement d’adopter l’alinéa 22(2)a), et la Cour n’a pas discuté de cette question. D’autre part, la vente du navire en litige dans cette affaire faisait intervenir des parties situées à l’extérieur du pays; en effet, l’appelante prétendait qu’elle avait acquis le navire au terme d’une convention de vente constatée par un document délivré à Londres et qu’elle s’était acquittée de ses obligations auprès de la National Bank of North America à New York. Elle réclamait la livraison du navire après que le vendeur eut refusé d’exécuter ses obligations et eut vendu le navire à un autre acheteur et que la vente ait été enregistrée auprès du Liberian Registrar of Shipping à New York. Dans ce contexte, l’argument à l’effet qu’il est impérieux d’assurer l’uniformité du droit maritime au Canada prend toute sa signification.

 

[33]      Il n’en va cependant pas nécessairement de même lorsqu’il s’agit de déterminer quelles sont les règles applicables à la formation et à l’exécution du contrat entre deux parties résidant au Canada. Peut-on alors légitimement prétendre que le droit régissant un tel contrat est intrinsèquement lié au droit maritime et que les facteurs énoncés par le juge McIntyre dans l’arrêt ITO-Int'l Terminal Operators sont rencontrés? Contrairement à l’assurance maritime, à la responsabilité civile et à l’acconage, il n’y a pas de lien étroit entre le transfert de propriété d’un navire (par opposition à son enregistrement) et le droit maritime. En d’autres termes, rien ne permet de croire que les objectifs d’uniformité et de respect des conventions internationales qui ont présumément poussé le constituant à confier le droit maritime au Parlement nécessitent que la vente d’un navire échappe à la compétence des provinces sur la propriété et le droit civil. Les règles entourant l’immatriculation, l’enregistrement et l’inscription des navires que l’on retrouve dans la Partie 2 de la Loi de 2001 sur la marine marchande du Canada, LC 2001, c 26, suffisent probablement pour atteindre ces objectifs.

 

[34]      C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la jurisprudence regorge de décisions où les différents tribunaux du pays (y inclus cette Cour et la Cour d’appel fédérale) ont appliqué le droit provincial à des litiges soulevant le droit de propriété sans vraiment discuter du partage des compétences en la matière : voir, à titre d’exemples, Casden v Cooper Enterprises Ltd, (1993), 151 NR 199, 38 ACWS (3d) 915 (CAF); Mark Fishing Co Ltd c Northern Princess Seafood Ltd (1991), 38 FTR 299, ACWS (3d) 1049 ainsi que les jugements cités par E. Gold, A. Chircop et H. Kindred dans Maritime Law, Toronto, Irwin Law, 2003 aux pp 170-173. Je ne peux donc qu’être d’accord avec le professeur Braën lorsqu’il écrit, aux paragraphes 465 et 466 de son ouvrage intitulé Le droit maritime au Québec, Montréal, Wilson & Lafleur, 1992 :

Si le Parlement, en vertu de sa compétence en matière de navigation, est habilité à contrôler l’immatriculation des navires (et à imposer des restrictions relatives au titre de propriété) ainsi que le transfert de leur propriété (y inclus les modalités relatives à la forme de ce transfert), nous doutons qu’il puisse également légiférer validement et de façon principale sur les conditions de fond du contrat. Il s’agit là, selon nous, de questions strictement de droit privé et relevant de la compétence provinciale en matière de propriété et de droits civils. On ne pourrait soutenir sérieusement, par exemple, que le Parlement est compétent à l’égard des règles de fond régissant une succession simplement parce que la dévolution d’un navire peut être en cause. De la même façon, s’il s’agit d’appliquer les règles relatives à la garantie du vendeur à un contrat de vente d’un navire au Québec, pourra-t-on recourir aux principes de common law ou à ceux du Code civil? Dans le premier cas, il faut savoir que ces principes ont fait l’objet d’une législation de la part de toutes les juridictions de common law. Aux règles de quelles juridictions faudra-t-il renvoyer?

 

Le contrat de vente obéit donc au droit ordinaire, le droit civil au Québec, en ce qui concerne ses conditions de fond, ne serait-ce qu’à titre supplétif…

 

[35]      En supposant même que le Parlement soit habilité à légiférer sur les conditions de fond régissant la vente d’un navire au titre de sa compétence sur la navigation et les expéditions par eau, l’application des dispositions pertinentes du Code civil du Québec sur la vente (et les dispositions équivalentes dans les autres provinces) n’en seraient pas pour autant écartées. Il est en effet bien établi en droit constitutionnel canadien que des lois provinciales d’application générale peuvent incidemment recevoir application dans des champs de compétence fédérale, à moins qu’elles entrent en conflit avec des lois fédérales valides. La seule exception à ce principe découle de la théorie des immunités interjuridictionnelles, telle qu’appliquée par la Cour suprême dans l’arrêt Ordon.

 

[36]      La question qui se posait dans cette affaire était de savoir si deux lois provinciales pouvaient recevoir application dans des actions en dommages pour négligence suite à des accidents impliquant des bateaux de plaisance sur des lacs situés en Ontario. Le droit fédéral ne comportait pas de causes d’action équivalentes à celles que prévoyaient la Loi sur le droit de la famille, LRO 1990, c F.3, à l’alinéa 61(2)e), la Loi sur les fiduciaires, LRO 1990, c T.23, au paragraphe 38(1) et la Loi sur le partage de la responsabilité, LRO 1990, c N.1.

 

[37]      À cette occasion, la Cour suprême développa un critère pour déterminer si une partie peut se prévaloir d’une loi provinciale dans le cadre d’une action pour négligence fondée sur le droit maritime, qui comporte les quatre étapes suivantes :

            -           Le premier volet consiste à déterminer si la question précise en litige dans une action relève de la compétence législative fédérale exclusive au titre du paragraphe 91(10) de la Loi constitutionnelle de 1867. En d’autres termes, « il faut déterminer si les faits d’une affaire donnée soulève une question maritime ou d’amirauté, ou plutôt une question qui constitue, de par son caractère véritable, une matière d’une nature locale mettant en cause la propriété et les droits civils ou toute autre question qui relève essentiellement de la compétence exclusive de la province en vertu de l’art. 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 » (Ordon, au para 73);

            -           Dans un deuxième temps, il faut se demander s’il est nécessaire d’invoquer une loi provinciale et s’il n’existe pas en droit maritime canadien une règle équivalente à la disposition législative provinciale dont une partie cherche à se prévaloir. À ce chapitre, toutes les sources pertinentes du droit maritime canadien, législatives et non législatives, tel que défini à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, devront être considérées;

            -           Dans un troisième temps, dans l’hypothèse où les sources existantes du droit maritime canadien ne comportent pas de règle analogue à la disposition que l’on veut invoquer, le tribunal devra déterminer s’il convient de modifier une règle non législative du droit maritime canadien en respectant les principes de réforme du droit par les tribunaux;

            -           Dans un quatrième temps, lorsqu’il est impossible de trancher la question sur la base des principes qui précèdent, la Cour devra déterminer si la disposition législative provinciale est constitutionnellement applicable dans le cadre d’une action fondée sur le droit maritime. Reconnaissant qu’une loi provinciale de portée générale peut toucher des questions relevant de la compétence fédérale, la Cour ajouta qu’il en ira différemment si la loi provinciale porte sur le contenu essentiel d’une compétence fédérale. S’appuyant notamment sur le raisonnement du juge Beetz dans l’arrêt Bell Canada c Québec (Commission de la santé et de la sécurité du travail), [1988] 1 RCS 749, [1988] ACS no 41 [Bell Canada], la Cour écrit (au paragraphe 85 de sa décision):

À notre avis, lorsque l’application d’une loi provinciale de portée générale a pour effet de réglementer indirectement une question touchant les règles relatives à la négligence du droit maritime, il y a intrusion dans le contenu essentiel irréductible du droit maritime fédéral, ce qui est inacceptable sur le plan constitutionnel. En particulier, en ce qui concerne les présents pourvois, il est inacceptable sur le plan constitutionnel que l’application d’une loi provinciale ait pour effet d’ajouter aux règles relatives à la négligence existantes du droit maritime fédéral de telle sorte qu’elle change effectivement des règles dont la modification relève de la compétence exclusive du Parlement ou qu’il appartient aux tribunaux de modifier. Dans le cadre d’une action intentée à la suite d’une collision entre embarcations ou d’un autre accident, les règles relatives à la négligence du droit maritime comprennent notamment les points suivants: l’éventail des demandeurs éventuels, la portée des dommages-intérêts qui peuvent être obtenus et l’existence d’un régime de partage de la responsabilité selon la faute. La loi provinciale de portée générale qui régit de telles questions dans le cadre des compétences légitimes de la province ne saurait être invoquée dans une action pour négligence fondée sur le droit maritime et doit faire l’objet d’une interprétation atténuée.

 

[38]      Cette décision appelle plusieurs commentaires. Tout d’abord, il importe de noter que la Cour elle-même insiste sur le fait que son analyse « est nécessairement axée sur les règles relatives à la négligence du droit maritime » (para 86) et qu’elle n’entend pas statuer sur l’applicabilité générale de la démarche proposée dans un contexte ne faisant pas intervenir les règles relatives à la négligence en droit maritime. Or, j’ai déjà mentionné qu’à mon avis, les règles régissant les conditions de fond d’un contrat de vente d’un navire et son exécution sont beaucoup plus éloignées de ce qui constitue le « contenu essentiel irréductible du droit maritime fédéral » que le régime juridique entourant la négligence du droit maritime.

 

[39]      D’autre part, il faut prendre acte d’une décision plus récente rendue par la Cour suprême dans l’affaire Banque canadienne de l'Ouest c Alberta, 2007 CSC 22, [2007] 2 RCS 3 [Banque canadienne de l'Ouest], qui a considérablement réduit la portée des immunités interjuridictionnelles. Dans cette affaire, la question en litige était de savoir si le régime provincial de délivrance de permis régissant la promotion de produits d’assurances était applicable aux banques à charte fédérale. Bien que ces décisions n’ont pas explicitement renversé l’arrêt Ordon, force est de constater qu’elles ont sensiblement édulcoré le champ d’application de cette théorie. Reconnaissant que le fédéralisme canadien avait et a toujours comme objectif de réconcilier l’unité et la diversité, la Cour procéda à un réexamen des principales doctrines constitutionnelles élaborées par les tribunaux dans le but avoué d’exposer comment l’articulation de ces doctrines doivent être conçues pour mieux atteindre les objectifs de la structure fédérale canadienne.

 

[40]      Dans un premier temps, la Cour s’est attardée à la doctrine du caractère véritable (« pith and substance ») qui repose sur « la reconnaissance de l’impossibilité pratique qu’une législature exerce efficacement sa compétence sur un sujet sans que son intervention ne touche incidemment à des matières relevant de la compétence de l’autre ordre de gouvernement » (para 29). Par conséquent, une législation dont le caractère véritable relève de la compétence du législateur qui l’a adoptée pourra, dans une certaine mesure, toucher incidemment ou accessoirement des matières qui ne sont pas de sa compétence sans que sa validité constitutionnelle ne soit nécessairement affectée.

 

[41]      Il arrivera cependant, dans des situations exceptionnelles, que les compétences d’un ordre de gouvernement doivent être protégées contre les empiétements, même accessoires, de l’autre ordre de gouvernement. C’est dans ces circonstances que l’on appliquera la doctrine des immunités interjuridictionnelles et de la prépondérance fédérale en cas de conflit. S’agissant plus particulièrement des immunités interjuridictionnelles, la Cour précisa qu’elle repose sur la nature exclusive des compétences distribuées par les articles 91 et 92 de la Loi constitutionnelle de 1867 et qu’il faut par conséquent assurer à ces catégories de sujets un contenu « minimum, élémentaire et irréductible » (Bell Canada, à la p 839, repris par la Cour dans Banque canadienne de l’Ouest, au para 33).

 

[42]      La Cour s’est par la suite employée à décrire les effets pervers de cette doctrine : elle favorise indûment la législation fédérale au détriment de la législation provinciale et n’est pas compatible avec l’interprétation souple et flexible du fédéralisme, elle crée de l’incertitude parce qu’il n’est pas facile de déterminer ce qui constitue le « caractère essentiel » d’une compétence législative, elle accroît le risque de créer des vides juridiques et elle est superflue dans la mesure où le Parlement a toujours le loisir de légiférer de manière suffisamment précise pour que les personnes assujetties n’aient aucun doute quant à l’application résiduelle ou accessoire de la législation provinciale. Compte tenu de ces critiques, la Cour précisa qu’elle « ne préconise pas une utilisation intensive de cette doctrine » (para 47).

 

[43]      Il appert donc de cette décision que la doctrine des immunités interjuridictionnelles est d’une portée limitée, et qu’elle est soumise à deux limites importantes. Tout d’abord, ce n’est que dans l’hypothèse où une loi adoptée par un niveau de gouvernement « entrave » (sans nécessairement stériliser ou paralyser) le contenu essentiel d’une compétence relevant de l’autre ordre de gouvernement que la doctrine s’appliquera. En d’autres termes, il ne suffira pas qu’une loi provinciale « touche » simplement la spécificité d’un sujet ou d’un objet fédéral, elle devra avoir des conséquences fâcheuses pour être inapplicable. De plus, il faudra interpréter restrictivement ce qui doit être considéré comme l’essence d’une compétence législative. Le contenu minimum élémentaire et irréductible d’une compétence législative doit s’entendre de ce qui est absolument indispensable et nécessaire à l’exercice de cette compétence.

 

[44]      À la lumière de ces derniers développements, il m’apparaît encore moins crédible de prétendre que les lois provinciales encadrant la vente et l’exécution d’un contrat de vente ne puissent recevoir application lorsque l’objet de la vente est un navire. De telles lois n’entravent certainement pas la compétence fédérale sur la navigation et les expéditions par eau, dont le noyau dur consiste plutôt à réglementer les divers aspects du commerce maritime et de la circulation sur les eaux notamment pour assurer une certaine uniformité ainsi que la conformité avec le droit applicable au niveau international. Il est d’ailleurs significatif de constater que la Cour suprême, dans l’arrêt Banque canadienne de l’Ouest, n’a fait allusion à l’arrêt Ordon que pour citer un passage de cette décision où l’on justifiait l’exclusion des lois provinciales d’application générale dans le cadre d’une action pour négligence en matière maritime en s’appuyant sur un souci d’uniformité. Et la Cour d’ajouter : « Nous aurions pensé qu’en matière d’assurance, ce souci d’uniformité favoriserait le droit provincial, de sorte que tous les promoteurs d’assurance dans la province devraient être assujettis à des règles uniformes sur le plan de la commercialisation et des pratiques loyales » (para 59). Il me semble que l’on peut très certainement en dire autant des règles relatives à la formation et à l’exécution des contrats que l’on retrouve dans le Code civil du Québec. Si des dispositions législatives provinciales en matière de santé et sécurité au travail s’appliquent sur des navires, comme l’ont décidé deux cours provinciales (R v Mersey Seafoods Ltd, 2008 NSCA 67, 295 DLR (4th) 244; Jim Pattison Enterprises v British Columbia (Workers’ Compensation Board), 2009 BCSC 88, 93 BCLR (4th) 131), il doit en aller de même, a fortiori, de dispositions portant sur la vente d’un navire qui sont encore plus éloignées de la navigation et du droit maritime.

 

[45]      Le fait que la Couronne soit impliquée dans le présent litige a-t-il un impact sur le choix du droit applicable? Je ne le crois pas. Il est bien établi que la responsabilité contractuelle de la Couronne fédérale n’est pas tributaire d’une loi, mais découle plutôt de la common law. La Couronne fédérale sera donc assujettie au droit commun en vigueur dans la province où la cause d’action a pris naissance, et le Code civil du Québec, malgré sa forme législative, a toujours été considéré comme le droit commun du Québec au même titre que la common law dans les autres provinces.

 

[46]      L’avocat de la défenderesse a soutenu que la Sale of Goods Act adoptée par le Parlement anglais en 1893 (56 & 57 Vict, c 71) avait été incorporée au droit maritime canadien par le biais de la définition que l’on retrouve de ce concept à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales. En supposant même que ce soit le cas (et il ne m’est pas nécessaire de me prononcer sur cette question pour les fins du présent litige), il n’en découlerait pas pour autant qu’elle doit prévaloir sur le Code civil du Québec. D’une part, elle n’a présumément été introduite en droit fédéral que pour les fins du droit maritime et non pour régir l’ensemble des relations entre la Couronne fédérale et ses cocontractants. Il faudrait un texte beaucoup plus explicite pour conclure que le Parlement entendait soumettre la Couronne à cette loi en toute matière et pour l’ensemble des contrats conclus par cette dernière. D’autre part, il serait pour le moins inopportun d’encadrer un secteur juridique aussi important que la responsabilité contractuelle de la Couronne au moyen d’une loi vieille de plus d’un siècle. Je note d’ailleurs que la défenderesse n’a soumis aucune décision où cette loi anglaise aurait été appliquée à la vente d’un navire au Canada, alors que le droit provincial a fréquemment été utilisé sans même que l’on discute de la question.

 

[47]      Pour tous les motifs qui précèdent, je suis donc d’avis que c’est le droit québécois des contrats qui doit être appliqué au présent litige, et que la réponse aux questions formulées par le Protonotaire doit trouver sa source dans le Code civil du Québec et plus particulièrement dans le chapitre premier du titre premier du livre cinquième de ce code portant sur la vente.

 

            (2) La défenderesse a-t-elle contrevenu à ses obligations contractuelles?

 

[48]      S’appuyant sur l’article 1716 du Code civil du Québec, la demanderesse allègue que la Couronne n’a pas satisfait à son obligation de livrer un bien rigoureusement conforme à ce qui avait été convenu tant du point de vue de son identité, de sa quantité que de sa qualité. Puisqu’il s’agit là d’une obligation de résultat, le défaut de s’y conformer fait présumer la faute du débiteur et lui impose le fardeau de démontrer que l’inexécution provient d’une cause qui ne lui est pas imputable : P-G Jobin, La vente, 2e éd, Cowansville, Yvon Blais, 2001 à la p 108. Le texte de l’article 1716 du Code civil du Québec se lit comme suit :

1716. Le vendeur est tenu de délivrer le bien, et d'en garantir le droit de propriété et la qualité.

 

Ces garanties existent de plein droit, sans qu'il soit nécessaire de les stipuler dans le contrat de vente.

 

1716. The seller is bound to deliver the property and to warrant the ownership and quality of the property.

 

These warranties exist of right whether or not they are stipulated in the contract of sale

 

[49]      Or, la demanderesse soutient que les documents d’appel d’offres désignaient le moteur dont était muni le MFV Donegal comme étant un « 1989 Caterpillar Marine 3612 HP 1060 », alors que le bateau qui lui a été livré était plutôt équipé d’un « Caterpillar Marine 3512 HP 1060 ». La demanderesse ajoute que la solution serait la même en vertu de la common law, puisque les caractéristiques du moteur constituaient très certainement un « term » du contrat dont le non-respect doit entraîner le bris du contrat.

 

[50]      Cet argument de la demanderesse ne me convainc pas, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, je suis d’accord avec l’avocat de la défenderesse pour dire que le bien transmis à la demanderesse était dans son ensemble adéquatement décrit. L’offre d’achat précisait en effet les dimensions du navire, son année de construction, ses caractéristiques, son équipement ainsi que le manufacturier, l’année et le modèle du moteur principal et des moteurs auxiliaires. Or, il n’est pas contesté que le navire effectivement vendu à la demanderesse correspondait rigoureusement à cette description, si ce n’est pour l’erreur dans la désignation du numéro de modèle du moteur principal.

 

[51]      La demanderesse a fait valoir qu’elle avait acheté ce navire essentiellement à cause du moteur qui s’y trouvait et qu’il s’agissait même là de la considération principale du contrat, voire même d’une condition au sens de la common law des contrats. Pourtant, la preuve révèle que M. Marmen n’a jamais communiqué cette information à la défenderesse. Tout au plus s’est-il enquis de l’état général du navire. Dans ces circonstances, l’on est en droit de présumer que c’est le navire qui faisait l’objet du contrat de vente et non pas le moteur Caterpillar. Une simple lecture de l’offre d’achat, de la facture de vente et de l’acte de vente permet de constater que le bien faisant l’objet du contrat est le navire Donegal, avec toutes ses caractéristiques et son équipement, qui a été offert et acheté par la demanderesse plutôt que l’une de ses composantes. Il aurait peut-être pu en aller différemment si M. Marmen avait explicitement mentionné aux représentants de la défenderesse qu’un moteur Caterpillar de modèle 3612 représentait pour lui une composante essentielle du navire, mais tel n’a pas été le cas.

 

[52]      Au demeurant, j’estime que le moteur livré est conforme à l’équipement mentionné sur l’offre d’achat, sur la facture et sur l’acte de vente. Bien qu’une coquille se soit glissée dans la description du numéro de modèle, il n’en demeure pas moins que la puissance développée par le moteur était correctement décrite. Il ressort du témoignage des experts qu’un moteur Caterpillar de modèle 3612 n’aurait pu se trouver sur le navire Donegal étant donné sa taille et son poids disproportionnellement élevés par rapport à la dimension du navire, et que la puissance du moteur est un élément crucial pour déterminer si un bateau est adéquatement propulsé. Il est d’ailleurs intéressant de constater, à cet égard, que le Système de recherche d’informations sur l’immatriculation des bâtiments maintenu par Transports Canada indique la puissance propulsive du Donegal, mais ne mentionne pas le numéro de modèle du moteur.

 

[53]      Il ressort également des témoignages entendus lors du procès que la demanderesse a fait preuve de négligence et aurait facilement pu constater l’erreur que comportait l’offre d’achat quant à la désignation du moteur. Malgré le fait que M. Marmen n’avait aucune expérience des navires et ne connaissait les moteurs Caterpillar que pour en avoir déjà vu sur des chantiers de construction, il n’a pas jugé bon de visiter le navire ou de mandater un expert ou un représentant pour visiter le bateau. M. Marmen a soutenu qu’il n’avait aucune raison de douter des informations qui lui étaient communiquées par la défenderesse. Il n’en demeure pas moins que la simple prudence aurait commandé qu’avant d’acheter un bien d’une telle valeur, et qui au surplus était loin d’être neuf, l’acheteur ou un représentant procède à une inspection sommaire qui n’aurait pas manqué de révéler que le moteur principal développait bel et bien la puissance indiquée mais ne correspondait pas au modèle indiqué sur l’offre d’achat. En fait, une personne connaissant les navires aurait pu relever l’erreur de description en ne consultant que les caractéristiques mentionnées sur l’offre d’achat, au dire des experts, tant il était évident qu’un Caterpillar de modèle 3615 développait une puissance bien supérieure à celle qui était mentionnée dans les caractéristiques sans compter qu’un tel moteur était beaucoup trop gros pour un navire du type de celui qui était vendu.

 

[54]      Enfin, il faut également tenir compte des conditions du contrat de vente dans la détermination de l’obligation de la Couronne de livrer le bien vendu au sens de l’article 1716 du Code civil du Québec. Tel que mentionné précédemment, les termes de l’offre d’achat indiquaient que la vente du Navire s’effectuait « telle quelle, sur place » et que le vendeur n’offrait aucune garantie expresse quant à la quantité, nature et caractère, qualité, poids, taille ou description des biens vendus. L’acte de vente référait également aux conditions de vente prévues à l’offre d’achat en ces termes : « Nota : On peut obtenir, sur demande, une copie de l’offre d’achat approuvée et des conditions de vente ». En l’absence de toute fraude ou fausse représentation, de telles clauses me semblent clairement exclure toute responsabilité que pourrait autrement assumer le vendeur quant aux caractéristiques précises du bien vendu, et ce autant en droit civil qu’en common law : voir P-G Jobin, La vente, 2e éd, Cowansville, Yvon Blais, 2001 aux pp 198 et ss ; GHL Fridman, The Law of Contract in Canada, 5e éd, Toronto, Carswell aux pp 511 et ss. Or, M. Marmen a avoué ne pas avoir pris connaissance de ces clauses parce qu’il ne maîtrise pas bien l’anglais et qu’il n’avait pu accéder à la version française du site internet de Travaux publics.

 

[55]      Encore une fois, M. Marmen ne peut s’en prendre qu’à lui-même et n’a pas fait preuve de diligence raisonnable dans les circonstances. Les sites internet du gouvernement fédéral sont accessibles dans les deux langues, et le représentant de Sa Majesté la Reine, M. Pleau, a témoigné à l’effet que le site de Travaux publics et de sa Direction de la gestion des biens saisis est bilingue. M. Marmen aurait pu demander au représentant de la Couronne de lui faire parvenir une version française de l’offre d’achat ou à tout le moins demander à une personne plus à l’aise en anglais de lui traduire ce document.

 

[56]      Tout ceci me porte à conclure que Sa Majesté la Reine a rempli ses obligations au terme de l’article 1716 du Code civil du Québec, et qu’elle a également respecté les termes du contrat qu’elle avait conclu avec la demanderesse dans l’optique de la common law. Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire de me prononcer sur la troisième question identifiée plus haut quant à la responsabilité de la défenderesse reconventionnelle. J’ajouterais cependant qu’en tout état de cause, la Cour n’aurait sans doute pas juridiction pour traiter de cette question.

 

V. Conclusion

[57]      Pour les motifs qui précèdent, la Cour ne peut accueillir l’action principale de la demanderesse. Par conséquent, il n’y a pas lieu de se prononcer sur la demande reconventionnelle à l’encontre de Trinav.

 

JUGEMENT

LA COUR STATUE que l’action de la demanderesse est rejetée, avec dépens en faveur de la défenderesse.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-897-10

 

INTITULÉ :                                      9171-7702 QUÉBEC INC., FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM DE «  LES SURPLUS JT »

                                                            c

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                            et

                                                            SA MAJESTÉ LA REINE

                                                            et

                                                            TRINAV CONSULTANTS INC.

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Québec (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 30 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Philippe Thibault

POUR LA DEMANDERESSE

 

Me Jean-Robert Noiseux

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Me Jean-François Bilodeau

POUR LA DÉFENDERESSE

RECONVENTIONNELLE

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Roy Beaulieu Boudreau Bélanger

Rimouski (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

Robinson Sheppard Shapiro

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

RECONVENTIONNELLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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