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Date : 20130718

Dossier : IMM-7940-12

Référence : 2013 CF 799

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Roy

 

ENTRE :

Muhammad Naveed MANGA

 

demandeur

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), visant la décision d’un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission). La Commission a conclu que le demandeur, M. Muhammad Naveed Manga, citoyen pakistanais, n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[2]               La Cour juge qu’il y a lieu, au vu du dossier soumis à la Commission, de renvoyer l’affaire devant un nouveau commissaire. Les motifs formulés par la Commission ne satisfont pas aux normes. Ils ne remplissent pas l’objectif fondamental de démonstration que la décision fait partie des issues possibles. Vu cette conclusion, je n’exprimerai pas d’opinion sur la question de savoir si le demandeur remplit les conditions prévues aux articles 96 et 97 de la Loi.

 

Les faits

[3]               Sauf à signaler l’abondance d’allégations cohérentes présentées à la Commission au sujet de sévices physiques, et même de menaces de mort, dont le demandeur avait été l’objet pour des raisons d’ordre politique et religieux, il ne sera pas nécessaire d’exposer les faits en détail.

 

[4]               Le demandeur a fui vers le Canada le 2 décembre 2010, après une série d’incidents qui a débuté au mois de mai 2010. Toute l’affaire tient à un terrain, au Pakistan, sur lequel le demandeur et son frère voulaient construire une école anglaise interconfessionnelle.

 

[5]               Le demandeur affirme qu’il a été dépossédé du terrain par des gens qui n’acceptaient pas que celui‑ci serve à une école non islamique.

 

[6]               Il allègue aussi qu’il est politiquement actif depuis 2007. Il a notamment participé à des tentatives visant à discréditer un député provincial en raison de ses liens présumés avec une organisation islamique extrémiste. Ce sont principalement les membres de cette organisation qui seraient les auteurs des incidents violents dont le demandeur a commencé à être la cible en mai 2010.

Décision

[7]               Malgré la preuve présentée et les nombreuses allégations selon lesquelles les incidents violents avaient des motifs politiques et religieux, la Commission paraît, à toutes fins utiles, avoir évacué cette question dans sa décision du 29 juin 2012. Sans analyse ni motif, elle a qualifié la dépossession de simple litige foncier, caractérisation qui ne donne pas lieu à l’application de l’article 96 de la Loi en raison de l’absence de persécution pour un motif énoncé à la Convention. Pour ce qui est de l’article 97, la Commission a estimé que le demandeur ne serait pas exposé à un risque s’il n’essayait pas de récupérer son terrain.

 

[8]               Lors de l’audience, la Commission a interrogé le demandeur pendant deux séances, et elle s’est beaucoup attardée aux déclarations indiquant que le terrain était la cause de la violence qu’il subissait. De fait, ces séances ont plus d’une fois eu des allures de contre‑interrogatoire. Au bout du compte, cependant, la décision de la Commission comporte très peu d’analyse.

 

Arguments et norme de contrôle

[9]               Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Je suis aussi de cet avis. Il ne s’agit pas d’un cas où l’obligation de motiver n’a pas été respectée. Il y a des motifs. La Cour étant saisie d’une question mixte de faits et de droit, c’est la norme de la raisonnabilité qui s’applique. Comme l’a établi la Cour suprême du Canada dans Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 39 :

Il convient de présumer que la norme de contrôle à laquelle est assujettie la décision d’un tribunal administratif qui interprète sa loi constitutive ou qui l’applique est celle de la décision raisonnable.

 

[10]           Lorsque la question en jeu est la suffisance des motifs, la norme de la décision raisonnable s’applique. Dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union], la Cour suprême a statué ainsi sur la question :

[22]     Le manquement à une obligation d’équité procédurale constitue certes une erreur de droit. Or, en l’absence de motifs dans des circonstances où ils s’imposent, il n’y a rien à contrôler. Cependant, dans les cas où, comme en l’espèce, il y en a, on ne saurait conclure à un tel manquement. Le raisonnement qui sous‑tend la décision/le résultat ne peut donc être remis en question que dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable de celle‑ci.

 

[11]           Le demandeur soutient que la Commission a tiré ses conclusions de façon abusive ou arbitraire. Selon lui, en outre, elle a conclu à tort que [traduction] « le risque allégué ne se rapportait pas à un motif prévu à la Convention », et sa conclusion relative à l’inexistence d’une crainte subjective était déraisonnable.

 

[12]           L’argumentation du défendeur repose principalement, sinon exclusivement, sur la déférence due aux tribunaux administratifs.

 

Analyse

[13]           Le point de départ de l’analyse relative au caractère raisonnable des décisions est, bien sûr, l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Les attributs d’une décision raisonnable sont décrits en ces termes au paragraphe 47 de l’arrêt :

     La norme déférente du caractère raisonnable procède du principe à l’origine des deux normes antérieures de raisonnabilité : certaines questions soumises aux tribunaux administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables.  Il est loisible au tribunal administratif d’opter pour l’une ou l’autre des différentes solutions rationnelles acceptables.  La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité.  Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[14]           La cour de révision fera preuve de déférence, mais elle n’abdiquera pas son rôle, ce que reconnaît Dunsmuir à la fin du paragraphe 48.

 

[15]           D’un autre côté, l’insuffisance des motifs ne justifie pas à elle seule l’annulation de la décision d’un tribunal administratif. Dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, la Cour suprême du Canada a considéré qu’il fallait examiner les motifs en conjonction avec le résultat :

[14]     Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§12:5330 et 12:5510).  Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles.  Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

 

 

[16]           En l’espèce, la Commission écarte l’existence d’un lien avec un motif prévu à la Convention en concluant, sans plus, que la cause des actes de violence était le terrain. Jamais elle n’associe la dépossession du terrain à un possible motif religieux ou politique. Les motifs n’ont pas à aborder tous les arguments et mentionner tous les éléments de preuve jusqu’au plus infime, mais on ne saurait accepter l’absence d’analyse de la question centrale en cause. Au paragraphe 16 de Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, la Cour suprême précise la notion de suffisance des motifs :

     Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

[17]           Tel est le critère : les motifs doivent permettre à la Cour de connaître le fondement de la décision. Il n’y a rien en l’espèce qui permette de comprendre pourquoi il faut écarter la preuve des motivations d’ordre politique et religieux. L’intelligibilité exigée par la loi fait défaut. Il est insuffisant, selon moi, d’exposer des faits puis de formuler une conclusion ne s’y rapportant pas sans indiquer de corrélation. On arrive à une conclusion pour des raisons. Dans certains cas, les raisons sont implicites, dans d’autres, elles doivent être exprimées, à tout le moins minimalement ou de façon suffisante pour permettre de comprendre le fondement de la décision.

 

[18]           On pourrait donner beaucoup d’exemples de cette lacune. Ainsi, on comprend difficilement pourquoi la Commission examine ce qu’elle présente comme « le sort des personnes qui se trouvent dans une situation semblable au Pakistan ». La preuve établit qu’après l’expulsion par la violence, le frère du demandeur a décidé de quitter l’endroit où se trouve le terrain. Il est possible que la Commission ait fait mention des « personnes qui se trouvent dans une situation semblable » pour contester la validité de la crainte subjective ou du risque. Toutefois, la pertinence de cet élément demeure conjecturale, puisque c’est la crainte subjective du demandeur qui importe, non celle de son frère. Le frère du demandeur, il est vrai, n’a pas quitté le Pakistan, mais il s’est néanmoins éloigné et il a déménagé à une centaine de miles de l’endroit où les incidents violents se sont produits, par crainte de représailles. Cela peut fort bien, dans une certaine mesure, indiquer une crainte.

 

[19]           La Commission conteste également l’existence d’une crainte subjective au motif que le demandeur aurait pu atténuer ou même supprimer le risque si sa famille et lui avaient vendu le terrain à n’importe quel prix. Cette affirmation est pour le moins étrange, mais elle concorde avec l’opinion de la Commission que le problème était uniquement foncier. Comme elle le signale, la protection de droits de propriété ne constitue pas un motif donnant ouverture à la protection en qualité de réfugié. Toutefois, sans rien indiquer qui pourrait permettre à une cour de révision de comprendre sa décision, la Commission ne s’arrête pas même au fait que les actes de violence se sont aggravés après la prise du terrain au mois d’août 20010 et que le demandeur et son frère ont été menacés et battus à cet endroit même.

 

[20]           Il suffit, pour la décision à rendre en l’espèce, de prendre acte de l’allégation du demandeur que les agressions se sont poursuivies même après qu’il a été dépossédé du terrain. Il a dû être hospitalisé après l’une d’elles. Moins d’un mois plus tard, quatre hommes à bord de deux motos ont ouvert le feu sur la voiture dans laquelle il se trouvait, alors qu’il revenait de voir un avocat.

 

[21]           En définitive, la Commission indique plusieurs fois que la demande d’asile ne peut être accueillie, mais sans exposer quelque motif que ce soit à l’appui du rejet. La cour de révision ne dispose que d’affirmations non étayées, et elle ignore si la Commission a mal interprété la preuve ou si elle ne l’a pas crue et, dans ce dernier cas, pour quelles raisons. Il se peut aussi que la Commission ait rejeté la demande d’asile parce qu’elle estimait que les incidents n’atteignaient pas le degré voulu pour constituer de la persécution ou que le demandeur disposait d’autres solutions. Toutefois, on ne saurait le dire au vu du dossier soumis à la Cour.

 

[22]           La Cour n’oublie pas la mise en garde de la Cour suprême selon laquelle « [l]es juges siégeant en révision doivent accorder une “ attention respectueuse ” aux motifs des décideurs et se garder de substituer leurs propres opinions à celles de ces derniers quant au résultat approprié en qualifiant de fatales certaines omissions qu’ils ont relevées dans les motifs » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, au paragraphe 17). En l’espèce, ce ne sont pas tant les omissions que comportent les motifs qui posent problème que le fait que, de façon générale, la Commission ne les a pas exposés de façon à faire comprendre le résultat auquel elle était parvenue.

 

[23]           Comme la Cour suprême l’a très récemment signalé dans une affaire concernant la Loi, les motifs donnés par le ministre ont été jugés raisonnables parce que « [m]algré leur brièveté, ils indiquaient clairement le processus décisionnel suivi relativement à la demande de l’appelant. Le ministre a examiné toutes les pièces et les éléments de preuve qui lui ont été soumis […] En bref, ses motifs permettent à la Cour de saisir clairement pourquoi il est arrivé à cette décision » (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au para 89).

 

[24]           Les présents motifs doivent être pris pour ce qu’ils sont. La Cour a conclu que la décision de la Commission ne permet pas l’appréciation de son caractère raisonnable. Par conséquent, l’affaire doit être renvoyée à un tribunal différemment constitué pour réexamen. Rien dans les présents motifs ne doit être considéré comme une évaluation de la qualité de réfugié du demandeur au regard de la Loi. Il appartient au tribunal différemment constitué de se prononcer sur ce point.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.         L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

3.         Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Ghislaine Poitras, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-7940-12

 

INTITULÉ :                                      MUHAMMAD NAVEED MANGA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 6 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 18 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

G. Michael Sherritt                             POUR LE DEMANDEUR

 

Camille N. Audain                              POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

G. Michael Sherrittt                                        POUR LE DEMANDEUR

Calgary (Alberta)

 

William F. Pentney                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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