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Date : 20130718

Dossier : T-2198-12

Référence : 2013 CF 798

 

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 juillet 2013

En présence de monsieur le juge Hughes

 

 

ENTRE :

 

RAPHAEL CARRERA (alias RAFFAELE MILONE)

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 15 octobre 2012, rendue par le ministre de la Sécurité publique en vertu des dispositions de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21, dans sa version en vigueur au 2 mai 2012. Dans sa décision, le ministre a rejeté la demande de transfèrement du demandeur d’une prison des États‑Unis vers le Canada. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’ai décidé que la demande devrait être accueillie, et que l’affaire devrait être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue sans délai.

 

[2]               Le demandeur, Raphael Carrera (alias Raffaele Milone) et aussi connu sous le nom de Ralph Milone, est un citoyen du Canada. Il a un casier judiciaire au Canada, qui remonte en 1971, relativement à de nombreuses infractions. En 1985, il a été condamné au Canada à une peine d’emprisonnement de plus de quatre ans pour possession de stupéfiants dans le but d’en faire le trafic. Pendant qu’il était en liberté conditionnelle de jour, il s’est enfui aux États‑Unis, où il a adopté un faux nom, Carrera, et une fausse identité.

 

[3]               Pendant qu’il était aux États‑Unis, le demandeur a travaillé et vécu en union de fait avec une femme au Nevada. Il a été arrêté aux États‑Unis lors d’une opération d’infiltration mettant en cause une importante quantité de cocaïne. Auparavant, il avait aussi eu affaire à d’importantes quantités de cocaïne. Un tribunal des États‑Unis a condamné le demandeur à une peine d’emprisonnement de 30 ans, suivie d’une période de liberté sous surveillance de cinq ans.

 

[4]               Le demandeur a purgé environ quinze années de sa peine dans un pénitencier des États‑Unis. La présente affaire traite de sa sixième demande de transfèrement au Canada pour qu’il y purge le reste de sa peine. Les avocats m’ont avisé que, s’il revenait au Canada, il serait admissible à une demande de libération conditionnelle. Les quatre premières demandes ont été rejetées par les États‑Unis, la cinquième a été rejetée par l’ancien ministre de la Sécurité publique du Canada. La sixième demande a été rejetée par un autre ministre de la Sécurité publique. C’est cette sixième décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

DÉCISIONS SOUMISES AU CONTRÔLE

[5]               Les décisions rendues par le ministre le 15 octobre 2012 commencent de la façon suivante :

[traduction]

Étant donné que la demande de M. Raffaele Milone a été présentée avant l’entrée en vigueur, le 3 mai 2012, des modifications récentes à la Loi sur le transfèrement international des délinquants (la Loi), j’examine la demande de transfèrement de M. Milone aux termes de la Loi telle qu’elle était en vigueur le 2 mai 2012.

L’objet de la Loi est de faciliter l’administration de la justice, ce qui inclut des considérations de sécurité publique. La Loi vise également à faciliter la réinsertion sociale des délinquants en leur permettant de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou ressortissants.

 

J’ai examiné les faits et les circonstances de l’espèce eu égard à l’objet de la Loi et aux facteurs précis énoncés à l’article 10 de la Loi, lesquels sont présentés en annexe.

 

Selon les renseignements qui m’ont été fournis, M. Milone est un citoyen canadien qui purge une peine de 30 ans d’emprisonnement pour avoir commis les infractions suivantes : [traduction] « complot en vue de distribuer de la cocaïne et possession illégale de cocaïne à des fins de distribution », et [traduction] « tentative de distribuer de la cocaïne et possession illégale de cocaïne à des fins de distribution ».

 

J’ai examiné l’ensemble du dossier dont je disposais, y compris les documents présentés par M. Milone.

 

Je relève les faits suivants :

 

 

            Le ministre a cité environ neuf pages de faits énoncés en points centrés. Aux pages trois et quatre, le ministre a fait part de ses conclusions et des motifs de celles-ci :

[traduction]

J’ai relevé que M. Milone résidait aux États‑Unis depuis environ dix ans au moment de son arrestation. Il a déménagé aux États‑Unis pour éviter une arrestation au Canada. J’ai tenu compte du fait que M. Milone était revenu au Canada pour des occasions spéciales et que, durant ces visites, il avait parfois résidé en Ontario pendant plusieurs semaines. Toutefois, j’ai aussi relevé que M. Milone avait dissimulé son identité canadienne en se créant une fausse identité aux États‑Unis. Pendant de nombreuses années, M. Milone avait résidé et travaillé aux États‑Unis sous le pseudonyme de Raphael Carrera. J’ai en outre relevé que M. Milone avait une fiancée aux États‑Unis, avec laquelle il vivait à Las Vegas, au Nevada, qu’il possédait une maison aux États‑Unis et qu’il travaillait aux États‑Unis de façon intermittente. Ayant ces renseignements à l’esprit et malgré les liens familiaux de M. Milone au Canada, je conclus que M. Milone a quitté le Canada ou a demeuré à l’extérieur du Canada avec l’intention d’abandonner le Canada comme son lieu de résidence permanente.

 

J’ai aussi tenu compte de la gravité des infractions pour lesquelles M. Milone avait été reconnu coupable, et du tort commis à la société. Je relève la lourde peine qui lui a été imposée par le tribunal américain, laquelle reflète d’autant plus la gravité de l’infraction commise. Je relève que M. Milone est incarcéré depuis 14 ans et qu’il lui reste 16 ans à purger à sa peine.

 

Je relève que M. Milone a donné instruction à son complice de transporter de grandes quantités de cocaïne à travers les États‑Unis. M. Milone a donné des directives à son complice sur le lieu et le moment de la livraison des drogues. Je relève en outre que le complice de M. Milone a précédemment transporté et livré la cocaïne à M. Milone à au moins quatre occasions. Cela m’indique que les activités criminelles de M. Milone étaient bien planifiées et exécutées, et qu’elles ont généré un avantage financier aux membres du groupe. Selon moi, la nature organisée de l’infraction accroît le caractère sérieux du crime et, compte tenu de son casier judiciaire, cela crée un risque important que M. Milone entreprenne des activités semblables s’il retournait au Canada. Ce facteur a trait à la sécurité publique de la population canadienne, dont je me soucie avant tout.

 

Bien que je tienne compte des progrès réalisés par M. Milone depuis son incarcération, du fait qu’il a obtenu un diplôme d’enseignement général et participé à un programme d’aide aux toxicomanes, ainsi que des liens familiaux qu’il a maintenus au Canada, ces facteurs ne font pas le poids devant la preuve selon laquelle M. Milone a abandonné le Canada comme son lieu de résidence permanente et le caractère grave, organisé et sophistiqué des infractions commises, de la peine infligée, ainsi que du risque important, à mon avis, que M. Milone participe à des activités semblables s’il était transféré au Canada. Selon moi, un transfèrement dans la présente espèce ne faciliterait pas l’administration de la justice, notamment la sécurité publique, au Canada.

 

Par conséquent, je rejette la demande de transfèrement de M. Milone au Canada.

 

[6]               L’avocat de M. Milone a allégué que le ministre s’était essentiellement fondé sur deux motifs pour rendre une telle décision : le premier est l’abandon du Canada; le second est lié au fait qu’il est question de crimes graves et du crime organisé.

 

[7]               L’avocat du ministre soutient qu’il y avait trois motifs : le premier est l’abandon du Canada; le deuxième est la grande criminalité; le troisième est le crime organisé qui, selon l’avocat, est soit un troisième motif et un motif séparé, soit un motif qui suppléait le deuxième motif de grande criminalité.

 

QUESTIONS EN LITIGE

 

[8]               Les questions en litige suivantes ont été présentées par l’une ou l’autre des parties :

                                  i.                                 Quelle est la norme de contrôle applicable?

 

                                ii.                                 Les motifs du ministre étaient‑ils suffisants en ce qui a trait à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité?

 

                              iii.                                 La décision du ministre en ce qui a trait à l’abandon du Canada était‑elle clairement formulée et raisonnable?

 

                              iv.                                 La décision du ministre en ce qui concerne la grande criminalité (crime organisé) était‑elle clairement formulée et raisonnable?

 

Première question :  Quelle est la norme de contrôle applicable?

 

[9]               Les avocats des deux parties ont déclaré que la norme de contrôle applicable était la décision raisonnable. Je suis du même avis. Comme la juge Dawson de la Cour d’appel fédérale l’a écrit au paragraphe 15 de l’arrêt LeBon c Canada (Procureur général), 2012 CAF 132 (LeBon), la décision du ministre de consentir au transfèrement est tributaire des faits et est de nature discrétionnaire; la norme de contrôle de la décision raisonnable est celle qui s’applique :

 

15        En l’espèce, la décision que le ministre était appelé à rendre au sujet de l’opportunité d’approuver la demande de transfèrement du délinquant canadien au Canada était tributaire des faits et était de nature discrétionnaire. En principe, c’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à de telles décisions (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53). Compte tenu de la nature de la décision du ministre, c’est à bon droit que le juge de première instance a retenu la norme de la décision raisonnable comme norme de contrôle applicable.

 

 

DEUXIÈME QUESTION :   Les motifs du ministre étaient‑ils suffisants en ce qui a trait à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité?

 

[10]           Les parties se sont mises d’accord sur les principes applicables. Il convient de faire encore une fois référence aux motifs formulés par la juge Dawson de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt LeBon. Je reproduis ci‑dessous les paragraphes 16 à 19 :

 

[16]      Dans l’arrêt Telfer, notre Cour a expliqué dans les termes suivants la nature du contrôle judiciaire effectué suivant la norme de la raisonnabilité :

25.        Lors d’un contrôle judiciaire suivant la norme de la raisonnabilité, le juge doit examiner le processus décisionnel (y compris les raisons avancées pour justifier la décision) afin de s’assurer qu’il offre une « justification » rationnelle de la décision, qu’il est transparent et qu’il est intelligible. De plus, le tribunal d’appel doit déterminer si la décision en soi appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir au paragraphe 47).

 

[17]      Plus récemment, la Cour suprême a donné d’autres éclaircissements au sujet de la nature du contrôle judiciaire effectué selon la norme de la raisonnabilité. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, la juge Abella écrit ce qui suit au nom de la Cour, aux paragraphes 14, 15 et 16 :

14         Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), ss. 12 : 5330 et 12 : 5510). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

 

15         La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen, mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

 

16         Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

[18]      Par conséquent, compte tenu du dossier dont le ministre disposait en l’espèce, la question à laquelle il faut répondre est celle de savoir si les raisons avancées par le ministre pour justifier sa décision permettent à la juridiction de contrôle de comprendre pourquoi le ministre a pris cette décision et ensuite de déterminer si la conclusion du ministre appartient aux issues acceptables.

 

[19]      Avant de passer à l’examen de la décision du ministre, il importe de reconnaître le bien-fondé de l’argument du procureur général suivant lequel le transfèrement prévu par la Loi est un privilège offert aux délinquants canadiens incarcérés à l’extérieur du Canada. Nul n’a le droit d’exiger son rapatriement au Canada. L’argument suivant lequel le ministre n’a aucune obligation de suivre l’avis du SCC est également bien fondé.

 

 

 

[11]           J’analyserai les motifs énoncés par le ministre dans sa décision, tout en ayant ces principes à l’esprit.

 

TROISIÈME QUESTION :  La décision du ministre en ce qui concerne l’abandon du Canada était‑elle clairement formulée et raisonnable?

 

[12]           La décision du ministre en ce qui a trait à l’abandon du Canada est contenue dans le premier des paragraphes de la « décision » précédemment cités. Le ministre est arrivé à la conclusion suivante : [traduction] « [...] M. Milone a quitté le Canada ou a demeuré à l’étranger avec l’intention de ne plus considérer le Canada comme son lieu de résidence permanente ».

 

[13]           L’alinéa 10(1)c) de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, LC 2004, c 21, dispose que l’un des facteurs dont le ministre doit tenir compte est de savoir si « le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada ». Ce n’est pas la même chose que l’abandon.

 

[14]            Le ministre semble être d’avis qu’une fois qu’une personne a apparemment [traduction] « abandonné » le Canada à un moment de sa vie, elle ne pourrait jamais changer d’avis ou sa situation ne pourrait jamais changer à tel point que cette personne n’abandonnerait plus le Canada.

 

[15]           Une évaluation communautaire, datée du 21 août 2007, préparée par le Service correctionnel du Canada énonce de façon concise la situation de M. Milone :

 

[traduction]

Selon la personne‑ressource, le sujet a fait une rechute de consommation de drogues peu après sa libération conditionnelle de jour en 1987. De peur d’être incarcéré, il a décidé de s’enfuir de l’établissement résidentiel communautaire. Plusieurs mois plus tard, il a téléphoné aux membres de sa famille à partir des États‑Unis pour leur dire qu’il allait bien. Selon les personnes-ressources, le sujet a dit à son père ainsi qu’à ses frères et sœurs qu’il reviendrait au Canada pour subir toute conséquence qui résulterait de sa fuite illégale. Malheureusement, son plan de revenir au Canada a été retardé après qu’il eut commencé une relation avec une femme nommée Christina, et qu’il eut commencé une entreprise de courte durée avec le père de Christina. Selon les personnes‑ressources, la relation du sujet avec Christina est terminée depuis sept ans, et Christina s’est depuis mariée à un autre homme, il y a de nombreuses années. Selon les personnes-ressources, après sa séparation d’avec son ancienne petite amie Christina, le sujet n’a ni famille ni liens sociaux aux États‑Unis (à l’exception d’associés criminels ou négatifs).

 

Selon les personnes-ressources, le sujet a maintenu des communications régulières par téléphone, par cartes postales et par lettres avec son père, ses frères et sœurs ainsi que ses deux fils depuis la fin des années 1980 et 1990. Il leur a toujours dit qu’il voulait revenir au Canada pour vivre auprès d’eux. Il planifiait aussi une réunification avec son ancienne épouse Anne, à son retour au Canada. Selon les personnes‑ressources, le sujet n’a jamais abandonné son plan de revenir au Canada. Il a présenté quatre demandes de transfèrement international depuis son incarcération en 1998. De plus, il a écrit au ministre de la Sécurité publique pour solliciter l’appui du gouvernement du Canada.

 

[16]           L’évaluation communautaire de Service correctionnel Canada, datée du 17 février 2006, contenait l’évaluation générale suivante :

 

[traduction]

Évaluation générale

 

Ralph Milone continue d’avoir un solide soutien familial au Canada. Bien que les membres de sa famille lui rendent visite lorsqu’ils le peuvent aux États‑Unis, le voyage est long (plus de six heures) et ces visites pourraient être mieux organisées si M. Milone était transféré en Ontario. Les membres de sa famille ont déclaré que M. Milone est centré sur son retour au Canada, et qu’il n’a pas d’autres liens ni d’intérêts aux États‑Unis. Christina, son ancienne conjointe de fait, s’est depuis remariée avec un autre homme, et ses deux fils adultes vivent en Ontario. Il appert certes que M. Milone a quitté le Canada il y a de nombreuses années avec l’intention d’abandonner le Canada comme lieu de résidence permanente du délinquant (il s’est aussi soustrait à sa peine fédérale au Canada), il a changé d’avis et il demande un transfèrement international depuis plusieurs années. La continuité des liens sociaux et familiaux au Canada a, dans les faits, été confirmée pendant la présente évaluation communautaire.

 

[17]           Dans sa demande de transfèrement, datée du 23 septembre 2010, M. Milone a écrit ce qui suit :

 

[traduction]

J’ai toujours maintenu ma citoyenneté et mon allégeance au Canada et je n’ai rien fait pour renoncer à ma citoyenneté. Service correctionnel Canada a effectué l’évaluation communautaire ci‑jointe – A, laquelle était jointe au rapport d’analyse de 2008, et laquelle établissait clairement que j’ai de solides liens familiaux au Canada. Bien que j’aie travaillé et vécu aux États‑Unis, je vivais aussi au Canada pendant certaines périodes et j’ai pris de grands risques pour maintenir le contact avec mes enfants. Malgré mes craintes d’être repéré et emprisonné au Canada, j’ai assisté au mariage de mon cousin David avec Lisa à Toronto en 1997, et j’ai rendu visite à mon père en 1998 pour célébrer son 75e anniversaire, juste avant mon arrestation. Des photos corroborent mes dires. J’ai obtenu de fausses pièces d’identité des États‑Unis afin de faciliter le style de vie très secret d’un fugitif, lequel était « imbibé » par mon abus de cocaïne et d’alcool. Lorsque j’effectuais mes nombreux voyages allers et retours au Canada, j’étais dans un état d’esprit chimiquement induit en permanence. J’étais dépendant à la cocaïne. Je ne suis plus prisonnier de ces démons qui contrôlaient mes mouvements. D’une certaine façon, je peux dire que je suis véritablement libre même si je suis en prison. Je remercie Dieu, parce que je ne suis plus prisonnier du même esprit qui dirigeait mes actions.

 

Je suis plein de remords et de honte pour mes actes, et, quand je le pourrai, je demanderai pardon aux personnes que j’ai blessées par mes actes. Le Canada est ma terre natale, j’y suis né, j’y ai grandi, j’y ai été marié, mes enfants et mes petits‑enfants y sont nés, et mes frères et sœurs, ma famille nucléaire ainsi que ma famille élargie y résident. Nous vivons au Canada depuis cinq générations, je n’abandonnerais jamais mon pays. Je bénéficie du solide soutien de ma famille qui va s’assurer que je réalise mes aspirations de carrière et que je continue de vivre sans drogue.

 

 

[18]           Le ministre semble ne pas avoir tenu compte de l’avis de Service correctionnel Canada, il n’y a accordé aucun poids ou il n’a pas tenu compte du fait que la situation de M. Milone avait changé. Comme la juge Mactavish de la Cour l’a décidé au paragraphe 53 de Del Vecchio c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 1135, l’analyse du ministre doit être prospective :

 

53        Le libellé de l’alinéa 10(2)a) de la LTID indique clairement que le législateur n’envisageait pas d’interdiction générale de transfèrement à l’égard des délinquants déclarés coupables d’infractions d’organisation criminelle. En outre, l’analyse du ministre doit être prospective. Par conséquent, il doit procéder à un examen véritable tant de l’appartenance antérieure du délinquant au crime organisé que de la persistance des liens de l’intéressé avec des organisations criminelles.

 

 

 

[19]           En l’espèce, l’analyse du ministre était rétrospective, et non pas prospective. Elle était axée sur le passé de la vie du demandeur, et non pas sur le présent ou le futur. En cela, la décision n’était pas raisonnable.

 

QUATRIÈME QUESTION :         La décision du ministre en ce qui a trait à la grande criminalité (crime organisé) était‑elle clairement formulée et raisonnable?

 

[20]           Le raisonnement du ministre sur cet aspect, que cet aspect soit considéré comme un ou deux motifs, est grandement semblable à celui adopté dans l’arrêt LeBon, précité. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a décidé que le ministre n’avait pas pris en compte tous les motifs qui lui avaient été soumis, et en particulier le ministre n’avait pas expliqué la raison pour laquelle il avait choisi de ne pas suivre l’avis de Service correctionnel Canada, et le ministre avait omis d’expliquer comment il avait soupesé tous les facteurs pertinents quant à la demande, y compris les facteurs militant en faveur de la personne incarcérée afin d’arriver à la conclusion que les facteurs pertinents quant à la demande qui militaient en faveur de cette personne étaient dépassés par les autres. Je relève à cet égard que la Cour d’appel fédérale a récemment décidé dans un autre arrêt LeBon, Canada c LeBon, 2013 CAF 55, que la nouvelle décision du ministre rendue à la suite d’un contrôle judiciaire avait aussi échoué sur cet aspect.

 

[21]           Dans la présente espèce, les renseignements contenus dans le dossier du ministre comprenaient la demande de transfèrement de M. Milone, datée du 23 septembre 2012, dans laquelle il a écrit en partie ce qui suit :

 

[traduction]

Je reconnais aussi que, dans le passé, j’ai été lié à des éléments criminels, mais après de nombreuses années d’incarcération, ces liens ont été rompus. J’ai eu beaucoup d’occasions de réfléchir sur ma vie, et je n’ai absolument aucun désir de rétablir quelque lien que ce soit avec quelque activité criminelle que ce soit. Mes liens criminels existaient seulement aux États‑Unis, et non pas au Canada. Après douze années d’emprisonnement, ces liens n’existent plus et la possibilité que j’y sois associé est minime. Il n’y a aucune preuve dans le dossier établissant que je pourrais, après mon transfèrement, commettre une infraction d’organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel. La Division du transfèrement international des délinquants de Service correctionnel Canada a demandé qu’une enquête de sécurité soit faite à mon sujet, laquelle était incluse dans le rapport d’analyse envoyé au ministre, comme cela est noté aux pages 2 et 3 de la pièce jointe – B. M. Robert W. MacLean, le directeur des opérations à l’administration régionale de l’Ontario, a mené une enquête de sécurité en 2007 et en 2008; il s’est servi du système central de renseignements automatisés géré par le Service canadien des renseignements criminels et les bureaux provinciaux (SARC), du Système de gestion des dossiers de la police provinciale de l’Ontario (SGD NICHE) et du Service de renseignements de la GRC pour faire des recherches dans leurs bases de données nationales. Les résultats ont été concluants. La recherche n’a révélé aucun renseignement pertinent quant au transfèrement international, pièce jointe – C. Je n’ai jamais commis d’infraction violente, je ne constitue pas une menace potentielle pour la sécurité des Canadiens ou celle du Canada, et il n’y a pas de raison de croire que je récidiverais.

 

Pendant mon emprisonnement, et avec un esprit clair, j’ai eu beaucoup d’occasions de réfléchir sur le caractère grave de mes infractions et sur les effets destructeurs qu’elles ont eus sur ma vie et sur ma famille. Je ne peux rien faire pour changer les choix que j’ai faits dans le passé, mais je sais certainement que j’aime beaucoup ma famille et que je ne ferai plus rien pour encore lui faire du mal. Avec un état d’esprit plus clair, ma sensibilisation aux drogues, aux effets dévastateurs du trafic illégal de drogues et à l’utilisation de drogues dans notre société, en particulier par nos enfants, a émergé. Il n’y a pas de façon sécuritaire de consommer de la drogue. Je comprends les effets que mes infractions ont eus sur la société et sur les personnes que j’ai mises à risque. Lorsque j’envisage l’avenir, je sais que je ferai tout mon possible pour éviter de commettre quelque infraction que ce soit, pour m’assurer que mon pays est un endroit sécuritaire pour tous les citoyens qui y vivent.

 

Pour ce qui est de mon comportement passé, quelle que soit la gravité des infractions que j’ai commises, j’ai passé plus de douze années à me racheter pour cela, et je regrette sincèrement toute la peine et toutes les difficultés que j’ai causées. Mon comportement a changé de manière si positive que je suis réellement désolé pour tout ce que j’ai fait. Je prévois me servir de mes expériences de vie et de mes diplômes pour offrir des conseils à des fins préventives pour ceux qui sont à risque de sombrer dans la même situation que la mienne. L’une de mes ambitions à l’avenir est de trouver de l’emploi dans un domaine où je peux aider ceux qui souffrent de dépendances, leur famille, et la société au sens large. Cela ressort clairement d’une lettre, datée du 2 juillet 2007, rédigée par Kim Burdo, infirmière enregistrée, spécialiste du système de santé à la prison fédérale de Ray Brook, lettre rédigée pour mon compte à la fondation Vitanova, lettre dans laquelle Kim Burdo posait des questions sur mes possibilités d’emploi à l’avenir, un an avant l’approbation de mon transfèrement par les États‑Unis, pièce jointe – D. J’ai beaucoup à donner en retour à la société et à ma famille, à condition qu’on me donne l’occasion de le faire.

 

 

[22]           Bien que ces remarques soient indubitablement intéressées, elles indiquent que le demandeur a renoncé à ses habitudes antérieures, qu’il a des remords et qu’il demande à mener un style de vie positif.

 

[23]           Fait plus important, il y a le rapport présenté par le directeur du Service du transfèrement international de Service correctionnel Canada, daté du 6 juin 2011, lequel indique les éléments suivants parmi les facteurs avancés au ministre pour qu’il en tienne compte :

[traduction]

A.        Alinéa 10(1)a) de la LTID :

           

Les renseignements fiables obtenus à ce jour indiquent que le retour de M. Milone au Canada ne constituerait pas une menace à la sécurité du pays.

 

 

B.                 Alinéa 10(1)b) de la LTID :

 

Les renseignements contenus au dossier indiquent que M. Milone vivait aux États‑Unis avant son infraction. Il s’est enfui aux États‑Unis en 1987, alors qu’il était en liberté conditionnelle de jour au Canada. M. Milone a résidé et travaillé aux États‑Unis sous le pseudonyme Raphael Carrera. Dans sa sixième demande, M. Milone explique que, bien qu’il ait travaillé et vécu aux États‑Unis, il vivait aussi au Canada à certains moments afin de maintenir le contact avec ses enfants qui résident à Toronto, en Ontario.

 

C.                Alinéa 10(1)c) de la LTID :

 

L’évaluation communautaire effectuée avec sa sœur et les autres membres de sa famille qui résident tous en Ontario atteste qu’il a des liens sociaux et familiaux au Canada.

 

D.                Alinéa 10(1)d) de la LTID :

 

Les États-Unis ou leur système carcéral ne constituent pas une menace sérieuse pour la sécurité ou les droits de la personne du délinquant. Son adaptation est, dit-on, positive.

 

 

E.                 Alinéa 10(2)a) de la LTID :

 

Les renseignements obtenus à ce jour de la Division de la sécurité et du renseignement de Service correctionnel Canada, de la GRC, ainsi que les renseignements d’autres sources fiables, ne révèlent pas que M. Milone a des liens avec le terrorisme ou est lié à une organisation criminelle au sens de l’article 2 du Code criminel.

 

F.                 Alinéa 10(2)b) de la LTID :

 

M. Milone n’a jamais été transféré en vertu de la Loi sur le transfèrement international des délinquants ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

 

[24]           Bien que le ministre ait le pouvoir discrétionnaire de suivre ou non de telles évaluations, il incombe au ministre, comme cela a été décidé dans l’arrêt LeBon, précité, d’indiquer qu’il était au courant de telles évaluations et qu’il les a prises en compte, et le ministre doit indiquer, s’il existait d’autres facteurs qui pesaient plus lourd que ces évaluations, quels étaient ces facteurs et en quoi ils pesaient plus lourd que les évaluations. Comme dans l’arrêt LeBon, précité, dans la présente espèce, le ministre ne l’a pas fait.

 

CONCLUSIONS ET DÉPENS

 

[25]           En conclusion, je décide que la décision du ministre était déraisonnable et qu’elle doit être renvoyée pour une appréciation exhaustive et adéquate de tous les facteurs pertinents quant à la demande, et la promesse d’une décision claire, transparente et intelligible. Comme dans l’arrêt LeBon, précité, cela doit être fait sans délai.

 

[26]           Les parties ont soutenu que la partie qui obtenait gain de cause pourrait se voir accorder des dépens fixés à 2 500 $.

 

 


JUGEMENT

 

POUR LES MOTIFS EXPOSÉS :

LA COUR STATUE que :

1.         La demande est accueillie.

2.         L’affaire est renvoyée pour que le ministre actuel rende une nouvelle décision, laquelle doit tenir compte de tous les faits pertinents quant à la demande, et fournisse une décision claire, transparente et intelligible, sans délai;

3.         Le demandeur, M. Milone, a droit à des dépens fixés à 2 500 $.

 

 

 « Roger T. Hughes »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                 T-2198-12

 

INTITULÉ :                                              RAPHAEL CARRERA (alias RAFFAELE MILONE)

c

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                       Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                     Le 17 juillet 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                     Le juge Hughes

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                              Le 18 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

John Norris

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael J Sims

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John Norris

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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