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Cour fédérale

 

Federal Court

 

 


Date : 20130712

Dossier : T-1804-10

Référence : 2013 CF 787

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 juillet 2013

En présence de monsieur le juge O’Keefe

 

 

ENTRE :

 

ANGEL SUE LARKMAN

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande par laquelle est contestée la validité du décret C.P. 4582, daté du 4 décembre 1952 et prévoyant l’émancipation de Laura Flood.

 

[2]               La demanderesse sollicite une ordonnance annulant le décret. Les deux parties demandent qu’on leur attribue les dépens sur la base d’une indemnisation partielle.

 

 

Contexte

[3]               La grand-mère de la demanderesse, Laura Flood (née Batisse), a été émancipée au moyen du décret C.P. 4582 pris le 4 décembre 1952. À l’époque, les émancipations étaient faites sous le régime de la Loi sur les Indiens, LC 1951, c 29 (la Loi de 1951).

 

[4]               Je commencerai en reprenant la description donnée par la Cour d’appel de la politique d’émancipation du Canada, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, [2012] ACF n° 880 (la décision de la CAF ) rendu précédemment dans la présente affaire à l’égard d’une autre question :

10  L’« émancipation » est un euphémisme employé pour désigner l’une des politiques les plus oppressives adoptées par le gouvernement canadien au cours de l’histoire de ses rapports avec les peuples autochtones (Un passé, un avenir, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, (Ottawa, Groupe Communication Canada, Édition, 1996), à la page 290).

 

11  À partir de 1857 et par la suite sous différentes formes jusqu’en 1985, l’« émancipation » visait à assimiler les peuples autochtones et à éradiquer leur culture ou, pour reprendre les mots employés dans la loi de 1857, à « encourager le progrès de la civilisation » chez les peuples autochtones (Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857, 20 Vict., c. 26 (loi initiale); Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27 (l’abolition)).

 

12 Suivant l’une des formes d’« émancipation » - celle qui nous intéresse en l’espèce - les Autochtones se voyaient octroyer la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En retour, ils devaient renoncer – en leur nom personnel et au nom de tous leurs descendants nés ou à naître – à leur statut légal d’« Indien », à leurs exemptions fiscales, à leur appartenance à leur communauté autochtone, à leur droit de résider au sein de cette communauté, et à leur droit de voter pour les dirigeants de leur communauté.

 

13 La Cour suprême a signalé les désavantages, les stéréotypes, les préjugés et la discrimination associés à l’« émancipation » dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Avec de profondes réticences ou moyennant un coût personnel élevé et parfois sous la contrainte, bon nombre d’Autochtones ont été séparés pendant des décennies de collectivités avec lesquelles ils avaient des liens culturels et spirituels profonds.

 

14 Le 17 avril 1985, date à laquelle les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés consacrant les droits à l’égalité sont entrées en vigueur, des modifications apportées à la Loi sur les Indiens sont également entrées en vigueur, faisant ainsi disparaître les derniers vestiges de l’« émancipation » et permettant à ceux qui avaient perdu leur statut d’Indien en raison de leur émancipation de s’inscrire et de retrouver leur statut d’Indien (Loi modifiant la Loi sur les Indiens, ci-dessus). Toutefois, aux termes des modifications en question, seulement certains des descendants des Indiens « émancipés » avaient le droit de faire inscrire leur nom au registre des Indiens. En d’autres termes, seulement un certain nombre ont été en mesure de recouvrer leur statut d’« Indien » et de pouvoir redevenir membre de leur collectivité autochtone.

 

 

[5]               Laura Flood est née le 1er mars 1926 à Matachewan, en Ontario. Elle était inscrite en tant qu’Indienne sous le régime de la Loi et était membre de la Première Nation de Matachewan. La demanderesse déclare qu’en 1952, Laura Flood ne savait pas lire et pouvait à peine écrire son prénom et son nom de famille.

 

[6]               Le 14 juillet 1952, l’agent des Indiens de Sturgeon Falls a reçu une lettre dactylographiée qui était censée provenir de Laura Flood et dans laquelle celle‑ci demandait qu’on lui transmette les documents requis pour ne plus être assujettie au Traité applicable. Selon la demanderesse, Laura Flood n’a ni rédigé la lettre ni demandé à quiconque de la rédiger en son nom.

 

[7]               L’agent des Indiens a écrit à Laura Flood pour lui demander de communiquer au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration de nombreux renseignements concernant, notamment, la durée de sa résidence hors de la réserve, toute propriété détenue dans la réserve, son moyen courant d’existence ainsi que son revenu annuel.

 

[8]               On a répondu par lettre manuscrite à ces questions. La demanderesse affirme que l’une des réponses données était erronée : Laura Flood n’avait pas quitté la réserve à 13 ans, mais plutôt à 19 ans. Laura Flood avait quitté la réserve en 1945 parce qu’un agent des Indiens avait déclaré à sa famille que, si elle ne partait pas, on allait placer les enfants dans un pensionnat. La liste des bénéficiaires du Traité, pour la période de 1938 à 1954 à la réserve, offre une preuve circonstancielle quant au moment du départ de la famille.

 

[9]               Le 28 juillet 1952, l’agent des Indiens a demandé par écrit au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration des formules de demande d’émancipation. On mentionnait dans la lettre que Laura Flood vivait hors de la réserve depuis qu’elle avait 13 ans.

 

[10]           Le 16 août 1952, une lettre dactylographiée, aussi censée provenir de Laura Flood, a été envoyée à l’agent des Indiens, lui demandant d’accuser réception des renseignements sollicités. D’après la demanderesse, Laura Flood n’a pas rédigé cette lettre, ni n’a demandé à qui que ce soit de la rédiger à sa place.

 

[11]           Le 10 octobre 1952, Laura Flood a signé une demande d’émancipation à la demande du chef de la Première Nation de Matachewan et de l’agent des Indiens. Selon la demanderesse, Laura Flood ne savait pas ce qu’elle signait et, elle n’aurait pas signé si elle avait su qu’elle renonçait ainsi à son statut d’Indienne. La demanderesse fait également ressortir l’existence d’erreurs de fait dans la demande.

 

[12]           Le 18 octobre 1952, l’agent des Indiens a transmis à Laura Flood une lettre par laquelle il accusait réception de la demande et l’informait, qu’une fois émancipée, elle ne toucherait plus de redevances forestières.

 

[13]           Le 31 octobre 1952, une lettre dactylographiée, aussi censée être de Laura Flood, a été envoyée à l’agent des Indiens, à qui elle aurait demandé d’acheminer la demande d’émancipation au ministère malgré la perte des redevances. D’après la demanderesse, Laura Flood n’a ni rédigé ni demandé qu’on rédige en son nom cette lettre, et elle ne savait pas non plus ce qu’étaient des redevances forestières.

 

[14]           Le 5 novembre 1952, l’agent des Indiens a acheminé la demande d’émancipation au ministère.

 

[15]           Le décret a été pris le 4 décembre 1952. La signature de Laura Flood a été apposée à une fiche d’émancipation, mais la demanderesse affirme que sa grand-mère ne savait pas qu’en la signant elle perdrait son statut d’Indienne.

 

[16]           Une fois émancipé, à l’époque, l’intéressé avait le droit de recevoir une part per capita du capital et des sommes d’argent détenus au nom de la bande, et un montant correspondant à ce qu’il aurait touché au cours des 20 années suivantes, aux termes de tout traité alors en vigueur, s’il était demeuré membre de la bande. Selon les calculs du ministre, Laura Flood avait droit à 82,23 $. La demanderesse affirme que Laura Flood n’a jamais reçu cette somme, mais que le chef lui a versé 500 $ en indemnisation des droits touchés à l’époque par la Première Nation pour la coupe effectuée sur les terres.

 

[17]           Par une lettre de l’agent des Indiens, datée du 22 décembre 1952 mais non signée, un chèque de 82,23 $ et une fiche d’émancipation auraient été remis à Laura Flood. D’après la demanderesse, il est certain que la fiche n’a pu être transmise de Sturgeon Falls à Matachewan le même jour; le certificat a donc été envoyé avant le 22 décembre 1952 et la lettre non signée est inexacte.

 

[18]           Par suite de l’émancipation, Laura Flood a perdu son droit sur les terres de réserve ainsi que tous les avantages que la loi confère aux Indiens.

 

[19]           Laura Flood a retrouvé son statut d’Indienne lors de l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur les Indiens, LC 1985, c 27 (la Loi de 1985). Trois enfants de Laura Flood sont nés avant la prise du décret, et ils avaient donc le droit d’être inscrits comme Indiens en vertu du paragraphe 6(1) de la Loi de 1985, étant donné qu’ils avaient un parent ayant le statut d’Indien à leur naissance. Dorothy Flood, fille de Laura Flood, est née après l’émancipation et elle était donc visée par le paragraphe 6(2). Si Laura Flood n’avait pas été émancipée, Dorothy Flood aurait été inscrite, comme ses aînés, en vertu du paragraphe 6(1).

 

[20]           Dorothy Flood n’ayant pu s’inscrire comme Indienne en vertu du paragraphe 6(2), la demanderesse, sa fille, n’a pas pu le faire elle non plus. La demanderesse est membre de la Première Nation de Matachewan, mais elle n’a pas le droit de voter lors de l’élection du conseil de bande, ni de vivre dans la réserve, vu son absence de statut. Elle n’a pas eu le droit non plus de toucher du financement pour ses études postsecondaires.

 

Recours juridiques précédemment exercés

 

Demande d’inscription

 

[21]           Le 20 août 1986, la mère de la demanderesse, Dorothy Flood, a présenté une demande d’inscription au registre des Indiens, à laquelle elle a joint des renseignements concernant la demanderesse.

 

[22]           Par lettre datée du 3 février 1988, le registraire a informé Dorothy Flood qu’on l’avait inscrite au registre conformément au paragraphe 6(2) de la Loi de 1985, mais que sa fille n’avait pas droit à l’inscription.

 

[23]           Le 7 avril 1995, la demanderesse a soumis elle‑même une demande d’inscription. Le registraire lui a répondu par lettre datée du 13 septembre 1995 qu’aucun motif ne justifiait de réexaminer la décision antérieure du 3 février 1988.

 

[24]           Le 26 novembre 1996, la demanderesse a demandé au registraire d’examiner la validité de l’émancipation de Laura Flood. Le registraire par intérim a fait savoir, par lettre datée du 18 août 1997, que l’émancipation avait été jugée valide.

 

[25]           La demanderesse a soumis un avis de protestation à l’égard de la décision du 17 août 1998. Le 21 juillet 2000, le registraire a confirmé la décision du registraire par intérim. Le 13 novembre 2000, la demanderesse a sollicité la tenue d’une audience en application du paragraphe 14.2(6) de la Loi de 1985. Le registraire a rejeté cette demande le 8 juillet 2004.

 

Recours judiciaires en Ontario

 

[26]           La demanderesse et Laura Flood ont interjeté appel de la décision du 21 juillet 2000, conformément au paragraphe 14.3(4) de la Loi de 1985, devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario.

 

[27]           Le 5 mars 2008, la juge Maureen Forestell de la Cour supérieure de justice de l’Ontario a statué que la demanderesse avait le droit à être inscrite au registre (voir Etches v Canada (Department of Indian Affairs and Northern Development (Registrar), 89 OR (3d) 599, [2008] OJ n° 859 (la décision de la CSJO)).

 

[28]           La Cour d’appel de l’Ontario a statué en appel, le 27 février 2009, que le registraire était tenu d’appliquer le décret et que seule la Cour fédérale avait compétence pour contrôler la légalité d’un décret (voir Etches v Canada (Registrar, Department of Indian Affairs and Northern Development), 2009 ONCA 182 (l’arrêt de la CAON)).

 

[29]           La Cour suprême du Canada a refusé l’autorisation d’appel (voir Etches c Canada (Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien), [2009] CSCR n° 182).

 

Recours judiciaires devant les Cours fédérales

 

[30]           Le 10 septembre 2010, la demanderesse a sollicité par requête, en application de l’article 369 des Règles des Cours fédérales, une ordonnance de prorogation du délai pour déposer un avis de demande de contrôle judiciaire, étant donné que le délai de 30 jours prévu au paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales était depuis longtemps expiré.

 

[31]           Le 18 octobre 2010, monsieur le juge Roger Hughes a fait droit à la requête sans en exposer les motifs, et il a accordé 15 jours à la demanderesse pour qu’elle dépose sa demande. Le défendeur a interjeté appel de cette ordonnance. La demanderesse a déposé son avis de demande le 1er novembre 2010.

 

[32]           Le 4 juillet 2012, la Cour d’appel fédérale a confirmé dans son arrêt précité l’octroi de la prorogation.

 

Décret

 

[33]           Le décret est libellé comme suit :

[traduction]

À LA RÉSIDENCE DU GOUVERNEUR GÉNÉRAL, À OTTAWA

 

LE JEUDI 4e jour de DÉCEMBRE 1952.

 

EN PRÉSENCE DE :

 

SON EXCELLENCE

 

LE GOUVERNEUR GÉNÉRAL EN CONSEIL

 

            ATTENDU que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration fait état du fait que les Indiens dont le nom figure à l’annexe A des présentes ont demandé leur émancipation, et qu’il est d’avis que lesdits demandeurs

 

            a) sont âgés de vingt et un ans révolus,

 

b) sont capables d’assumer les devoirs et les responsabilités de la citoyenneté, et

 

c) pourront, une fois émancipés, subvenir à leurs besoins et à ceux des personnes à leur charge,

 

            ET ATTENDU que le ministre fait en outre état du fait que les Indiennes dont le nom figure à l’annexe B des présentes ont épousé des non-Indiens, chacune à la date qui y est précisée à son égard,

 

            PAR CONSÉQUENT, il plaît à Son Excellence le Gouverneur général en conseil, sur recommandation du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et en vertu des pouvoirs que la Loi sur les Indiens lui confère, de déclarer émancipés les Indiens dont le nom figure à l’annexe A des présentes, ainsi que leurs épouses et enfants mineurs célibataires dont le nom figure à ladite annexe, et tous, en conséquence, sont émancipés par les présentes.

 

            Il plaît à son Excellence le Gouverneur en conseil, en vertu des pouvoirs que le paragraphe 108(2) de la Loi sur les Indiens lui confère, de déclarer émancipées les Indiennes dont le nom figure à l’annexe B des présentes, à compter de leur mariage, ainsi que leurs enfants mineurs célibataires dont le nom figure à ladite annexe, et tous, en conséquence, sont émancipés par les présentes.

 

 

[34]           Le nom de Laura Flood figure à l’annexe A.

 

[35]           Dans le présent contrôle judiciaire, contrairement à la plupart des autres, aucun dossier certifié du tribunal ne permet de savoir de quelle preuve disposait le gouverneur en conseil lorsqu’il a décidé de prendre le décret, puisque le décret lui‑même est le seul document encore conservé un demi-siècle plus tard. Tel qu’il sera précisé, cela rend extrêmement difficile l’analyse de la légitimité du décret. Le défendeur fait cependant valoir qu’on peut présumer la prise en compte de la correspondance, précédemment résumée, échangée entre l’agent des Indiens et Laura Flood.

 

Questions en litige

 

[36]           Dans son mémoire, la demanderesse soulève la question suivante :

            1.         Le décret censé émanciper Laura Flood est-il valide?

 

[37]           Je reformulerais comme suit les questions en litige :

            1.         La Cour a-t-elle compétence?

            2.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

            3.         La décision du gouverneur en conseil était-elle raisonnable?

 

Observations écrites de la demanderesse

 

[38]           La demanderesse soutient que le décret est ultra vires. Lorsque le gouverneur en conseil exerce un pouvoir conféré par une loi, l’exercice de ce pouvoir doit s’inscrire dans les limites prévues par cette loi. Le gouverneur en conseil est sinon libre d’exercer le pouvoir conféré sans intervention de la Cour, sauf en présence d’un cas patent ou lorsque preuve est faite de l’absence de bonne foi.

 

[39]           Le décret est ultra vires ou on l’a pris de mauvaise foi en raison de la fraude perpétrée à l’endroit de Laura Flood. Le décret a été pris sans que Laura Flood en fasse véritablement la demande, et il ne reposait donc sur aucun fondement législatif.

 

[40]           S’il n’était pas satisfait aux conditions prévues au paragraphe 108(1) de la Loi de 1951, le gouverneur en conseil ne pouvait prendre un décret ayant pour effet d’émanciper un Indien. Si un décret avait été pris sans que les conditions préalables aient été respectées, il serait ultra vires et devrait être annulé. La demande d’émancipation devait être faite librement et en connaissance de cause, et l’auteur de la demande devait être un Indien et non un agent des Indiens ou un chef de bande.

 

[41]           Toute partie cocontractante doit consentir au contenu du contrat. Un contrat est nul lorsqu’il a été passé avec une personne incapable de le lire et de le comprendre et qui n’en saisissait pas essentiellement la teneur. Le principe non est factum permet de déclarer nuls ab initio les contrats signés par un illettré.

 

[42]           On a présenté à la Cour de nombreux éléments de preuve démontrant, selon la prépondérance de la preuve, que Laura Flood n’a demandé ni sciemment ni volontairement son émancipation. Voici ces éléments :

            1.         Laura Flood était illettrée et elle n’était en mesure ni de remplir la demande, ni de dactylographier les diverses lettres censées avoir été écrites par elle.

            2.         Aucune preuve ne montre que l’agent des Indiens ou le chef a lu la demande en présence de Laura Flood et que celle‑ci l’a comprise, ni encore qu’elle a signé la demande en présence de l’agent des Indiens.

            3.         La correspondance est entachée d’importantes erreurs concernant la résidence de Laura Flood dans la réserve et la naissance de ses enfants, des erreurs qui n’auraient pas figuré dans les lettres si on les avait rédigées pour le compte de Laura Flood.

            4.         Selon sa déposition, Laura Flood n’a jamais voulu renoncer à son droit d’être reconnue en tant qu’Indienne.

 

[43]           La demanderesse fait valoir la pertinence de la liste des bénéficiaires comme preuve du moment où Laura Flood a quitté la réserve, cela étant à son tour pertinent pour établir si on a rédigé ou non la lettre renfermant l’erreur en cause pour le compte de Laura Flood. La liste n’est pas une preuve concluante quant à la résidence, mais elle étaye le témoignage de Laura Flood, qui a dit avoir quitté la réserve à 19 ans.

 

[44]           Tel qu’en a conclu la Commission royale sur les peuples autochtones, les agents des Indiens recouraient fréquemment à la manipulation. Ce qu’a vécu Laura Flood n’était donc pas inhabituel.

 

[45]           À la Cour supérieure de justice de l’Ontario, la juge Forestell a examiné la même preuve que celle produite pour le présent contrôle judiciaire, et elle a tiré des conclusions de fait qui confirment pleinement la thèse de la demanderesse sur la preuve précédemment exposée. Elle a jugé, selon la prépondérance de la preuve, que l’émancipation n’était pas valide. La Cour d’appel a infirmé sa décision, mais pour une question de compétence.

 

[46]           La demanderesse fait valoir que le défendeur n’a présenté à la Cour aucun élément de preuve directe contredisant la version des faits de Laura Flood. Quant aux problèmes de crédibilité évoqués par le défendeur, ils ne sont pas convaincants :

            1.         Il était raisonnable que Laura Flood se soit trompée sur l’identité du chef dans son affidavit de 1998, vu que 46 années s’étaient écoulées et vu le rôle joué par Alfred Batisse dans l’exclusion des non-Indiens de la réserve.

            2.         On ne peut établir avec certitude quand et pour quel motif on faisait figurer une personne dans la liste des bénéficiaires du Traité. La liste fait état du départ de la famille de la réserve en 1945.

            3.         Laura Flood a bel et bien reçu 500 $ au titre de droits de coupe. La mention de [traduction] « droits de coupe » dans la lettre en cause est sans importance en raison de son témoignage non contesté quant au fait qu’elle aurait rédigé cette lettre.

            4.         Laura Flood n’a pas reçu le chèque émis en raison de l’émancipation. Il est tout simplement impossible de faire valoir qu’à quelque 250 milles de distance, la lettre non signée aurait été envoyée et la fiche d’émancipation signée le même jour.

            5.         Laura Flood n’a soulevé qu’en 1996 la question de son émancipation. On peut toutefois raisonnablement l’expliquer par le fait qu’elle croyait être émancipée en raison de son mariage avec un non-Autochtone. Sa demande d’inscription en 1985 et la correspondance qui a suivi confirment la validité de cette explication. Ce n’est qu’en 1995 qu’Affaires indiennes et du Nord Canada a informé la demanderesse ou sa famille de l’émancipation par suite d’une demande de Laura Flood.

 

[47]           La demanderesse fait aussi valoir que, dans l’analyse de ces éléments de preuve, la Cour ne doit pas perdre de vue l’honneur de la Couronne. L’honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu’elle transige avec les Autochtones, et il faut toujours présumer qu’à ce titre, aucune apparence de « manœuvres malhonnêtes » ne sera tolérée. Il convient de donner son plein effet au principe de l’honneur de la Couronne afin de promouvoir le processus de réconciliation. L’honneur de la Couronne est en cause en l’espèce en raison des manœuvres malhonnêtes qu’on a menées et des circonstances douteuses qui ont entouré l’émancipation de Laura Flood, le tout d’une manière permettant d’alléguer la fraude.

 

Observations écrites du défendeur

 

[48]           Le défendeur fait observer que jamais les tribunaux ne se sont penchés sur la question de savoir si la Cour fédérale avait compétence pour contrôler la légalité d’un décret pris avant qu’elle n’ait été créée. Bien qu’il soulève ainsi la question, toutefois, le défendeur ne prétend pas que la Cour n’a pas compétence.

 

[49]           Le défendeur soutient que la raisonnabilité est la norme applicable. Jusqu’à preuve du contraire, les décrets sont présumés être valides. Ils ne sont susceptibles de contrôle que lorsque le gouverneur en conseil n’a pas respecté une condition préalable à l’exercice de son pouvoir ou l’a exercé de mauvaise foi ou dans un but irrégulier.

 

[50]           La condition préalable a été respectée en l’espèce, le gouverneur en conseil ayant reçu un rapport du ministre faisant état du fait qu’un Indien avait demandé son émancipation. Le différend porte donc sur une question de fait. En conséquence, la norme applicable est celle de la raisonnabilité.

 

[51]           La preuve présentée étaye la prétention quant au caractère raisonnable de la conclusion selon laquelle Laura Flood avait librement demandé son émancipation. De son propre aveu, sa signature figurait sur la demande d’émancipation et sur la fiche d’émancipation. L’agent des Indiens a reçu trois lettres signées par Laura Flood dans lesquelles elle demandait l’émancipation; or, celle‑ci a admis avoir signé la lettre du 31 octobre 1952, la demanderesse a admis que la lettre du 14 juillet 1952 portait bien la signature de Laura Flood et aucune preuve ne montre que la signature apposée sur la lettre du 16 août 1952 n’était pas authentique. Le fait qu’un tiers ait dactylographié ces lettres ne veut pas dire qu’elles ont été rédigées sans que Laura Flood en ait eu connaissance. L’agent des Indiens a écrit sept lettres à Laura Flood au sujet de son émancipation. Ces éléments de preuve démontrent le caractère raisonnable de la décision du gouverneur en conseil.

 

[52]           Le défendeur met en doute pour les raisons suivantes la fiabilité des affidavits fournis par Laura Flood :

            1.         On n’a contre-interrogé leur auteur ni devant le registraire, ni devant les cours de l’Ontario, puisque la procédure devant le registraire était de type non accusatoire, et que devant ces cours il s’agissait d’un appel sur dossier.

            2.         La Cour n’est pas en mesure d’observer le comportement de l’auteur d’un affidavit.

            3.         Les événements se sont produits quelque 40 ans avant la souscription des  affidavits, et malgré cela on ne peut vérifier la validité des souvenirs de leur auteur. Le propre témoignage de la demanderesse sème le doute quant à la capacité de Laura Flood de se rappeler les événements survenus.

            4.         Laura Flood ne pouvant lire les affidavits qu’elle signait, on a donc dû les lui lire. Il n’est pas possible de savoir avec certitude si elle en comprenait la teneur; la demanderesse a dit lors de son contre-interrogatoire que [traduction] « tout dépend de la manière dont on lui pose les questions, et dont elle y répond ».

 

[53]           Le défendeur relève les erreurs de fait suivantes qui entachent la preuve par affidavit :

            1.         En 1952, le chef de la Première Nation de Matachewan était non pas Alfred Batisse, mais bien George Batisse, le frère de Laura Flood.

            2.         Les droits de coupe de 500 $ n’ont aucune incidence sur la validité de l’émancipation, mais l’inexactitude de la prétention de réception de cette somme par Laura Flood montre bien combien cette preuve est peu fiable. Le premier paiement pour le bois cédé n’a été versé qu’en 1953, de sorte que Laura Flood n’y aurait pas eu droit du fait de son émancipation. Dans les listes de bénéficiaires des redevances forestières, on ne mentionnait aucun paiement fait à Laura Flood, et jamais un paiement effectué n’a été d’un montant approximatif de 500 $. La bande disposait au total d’environ 250 $ à l’époque.

            3.         D’après le premier affidavit, on a demandé à Laura Flood de signer les documents en décembre 1952, alors qu’en fait la signature a eu lieu le 10 octobre de cette année-là.

            4.         Le propre affidavit de la demanderesse se fonde sur des faits dont elle n’avait pas elle‑même connaissance. La demanderesse n’a pu avoir une connaissance directe d’événements survenus en 1952, alors qu’elle n’était pas encore née.

            5.         La demanderesse accuse l’agent des Indiens de fraude dans son affidavit, mais Laura Flood ne porte pas une telle accusation dans les siens. Dans sa déposition, la demanderesse a embelli de diverses autres manières la déposition de Laura Flood.

 

[54]           L’allégation d’émancipation involontaire est moins crédible du fait qu’on l’a soulevée pour la première fois 44 ans après le fait. De plus, Laura Flood avait le certificat d’émancipation en sa possession depuis 1953 et elle aurait pu demander alors à un grand nombre de gens de le lui lire. L’effet de l’émancipation aurait aussi dû se faire sentir peu après par la perte de divers avantages. À cet égard, l’allégation voulant que Laura Flood ait cru signer un document confirmant qu’elle vivait avec un Blanc est démentie par sa propre déposition selon laquelle elle n’avait [traduction] « aucune idée » de la teneur des documents.

 

[55]           Si les lettres renferment des erreurs, cela ne veut pas dire qu’on les a rédigées sans le consentement de Laura Flood, et aucune preuve documentaire ne confirme qu’il y ait bien eu erreur dans la date mentionnée du départ de la réserve.

 

[56]           La question de savoir si Laura Flood a reçu sa part de fonds versés après l’émancipation n’a aucune incidence sur celle de savoir si le gouverneur en conseil a agi de manière raisonnable en prononçant son émancipation. Quoi qu’il en soit, Laura Flood a simplement déclaré dans sa déposition qu’elle ne se rappelait pas avoir reçu un paiement, et de nombreux éléments de preuve montrent qu’elle a bien été payée.

 

[57]           L’honneur de la Couronne ne peut être invoqué pour dégager de l’interprétation de la preuve, en l’espèce, une conclusion de fraude. Les tribunaux ont rejeté l’idée que les principes fondamentaux du droit de la preuve devaient être modifiés lorsqu’un Autochtone intente un recours contre la Couronne. De plus, l’honneur de la Couronne n’est nullement en cause dans la présente affaire, puisque l’agent de la Couronne n’a aucunement été impliqué dans la fraude alléguée. Si même cet honneur était mis en jeu par les faits d’espèce, le défendeur s’est acquitté de son fardeau en assurant la défense du chef d’une Première Nation accusé de fraude.

 

Analyse et décision

 

[58]           Première question en litige

            La Cour a-t-elle la compétence?

            Le défendeur affirme qu’on ne s’est jamais prononcé sur la question de savoir si la Cour fédérale avait compétence à l’égard d’une décision antérieure à sa propre création. Il n’a pas fait valoir, malgré cela, l’absence de compétence la Cour. Sans pouvoir compter sur une argumentation exhaustive à ce sujet, il ne serait pas indiqué que je tranche la question et que ma décision fasse autorité. Je tiens par conséquent à préciser qu’aux fins de la présente affaire, je tiendrai pour acquis, sans toutefois me prononcer à cet égard, que la Cour est compétente.

 

[59]           Deuxième question en litige

            Quelle est la norme de contrôle applicable?

            Lorsque la jurisprudence cerne une question qui appelle une norme de contrôle donnée, la cour de révision peut adopter cette norme (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 57).

 

[60]           La Cour d’appel a statué que la raisonnabilité était la norme de contrôle s’appliquant aux décisions du gouverneur en conseil qui mettent en cause des questions mixtes de fait et de droit (voir Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Canada, 2010 CAF 307, aux paragraphes 83 à 85, [2010] ACF n° 1424). Cela vaut dans la présente affaire. La Cour d’appel a fait remarquer qu’en « pratique, cela veut dire qu’une loi qui confère au gouverneur en conseil un pouvoir de décision suppose une décision du Cabinet, c’est-à-dire d’une entité au sein de laquelle la politique générale de l’État est débattue de multiples points de vue représentant les divers intérêts des groupes qui composent le gouvernement » (au paragraphe 78).

 

[61]           Lorsqu’elle contrôle le décret en fonction de la norme de la décision raisonnable, la Cour ne doit intervenir que si le gouverneur en conseil en est arrivé à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible et qui n’appartient pas aux issues acceptables au vu des éléments de preuve soumis (voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 4). Comme l’a conclu la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, il n’appartient pas à une cour de révision de substituer la solution qu’elle juge elle-même appropriée à celle qui a été retenue, pas plus qu’il ne lui appartient d’évaluer de nouveau la preuve (au paragraphe 59). Il y a lieu de souligner qu’on déclarait ce qui suit dans le décret :

[traduction]

            ATTENDU que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration fait état du fait que les Indiens dont le nom figure à l’annexe A des présentes ont demandé leur émancipation, et qu’il est d’avis que lesdits demandeurs

 

            a) sont âgés de vingt et un ans révolus,

 

b) sont capables d’assumer les devoirs et les responsabilités de la citoyenneté, et

 

c) pourront, une fois émancipés, subvenir à leurs besoins et à ceux des personnes à leur charge.

 

Il semble donc que le gouverneur en conseil était autorisé à prendre le décret.

 

[62]           Troisième question en litige

            La décision du gouverneur en conseil est-elle raisonnable?

            Je souscris entièrement aux commentaires énoncés dans l’arrêt de la CAF, précité, ainsi que dans la décision de la CSJO, précitée, quant à la nature du régime de l’émancipation. Les litiges actuels occasionnés par ses effets persistants sont un rappel du passé colonial de notre pays.

 

[63]           Dans la présente instance, la validité juridique de ce régime n’est toutefois aucunement contestée. La Cour a donc la tâche difficile d’évaluer la validité interne d’une décision administrative prise dans le cadre d’un régime juridique qui répugne à l’observateur moderne. Bien que j’accepte cette tâche, je veux bien faire comprendre qu’on ne doit aucunement interpréter les présents motifs comme une affirmation de la validité juridique des politiques d’émancipation. Pour contester son émancipation, la demanderesse a fait valoir son invalidité en fonction des règles internes du régime même d’émancipation, et c’est sur le fondement de ces seuls motifs de contestation que j’analyserai sa demande.

 

La décision de la CSJO

 

[64]           Je me pencherai d’abord sur le jugement de la juge Forestell, aux conclusions de fait de laquelle la demanderesse voudrait que je souscrive, même s’il a ensuite été infirmé pour des motifs de compétence. Bien qu’assurément la Cour ne soit pas liée par une décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, et qu’il soit peu avisé de souscrire aux conclusions de fait de tout tribunal qui a statué sans avoir compétence, je tiens à préciser que je n’estime cette décision d’aucune utilité pour trancher la présente affaire.

 

[65]           La juge Forestell n’a pas connu de l’affaire en première instance. Son rôle consistait à effectuer le contrôle de la décision du registraire. La juge semble notamment avoir recouru à cette fin à la norme la décision correcte, ainsi qu’à la norme prévue par la loi du [traduction« manifestement déraisonnable » (décision de la CSJO, précitée, au paragraphe 58). Bien que la juge Forestell ait conclu que la demanderesse et sa famille [traduction] « s’étaient acquittés de leur fardeau de preuve, et établi selon la prépondérance des probabilités que l’émancipation de Laura Flood n’était pas valide » (au paragraphe 82), elle l’a fait en évaluant la manière dont le registraire aurait dû prendre en compte la preuve. Cette conclusion dénote d’ailleurs le fait que la préoccupation première de la juge était la procédure lacunaire utilisée par le registraire, plutôt que les conclusions de fait indépendantes tirées par sa cour (aux paragraphes 76 à 78). La juge ayant conclu que le registraire n’était pas lié par le décret, elle ne s’est pas penchée dans son analyse sur la présomption de validité des décisions du gouverneur en conseil, non plus que sur la norme de contrôle applicable à ces décisions. La Cour supérieure de justice n’a pas disposé non plus du contre-interrogatoire de la demanderesse, pas plus que de l’affidavit, des pièces ainsi que du contre-interrogatoire de Gary Penner, le témoin du défendeur. Bref, bien que la décision de la CSJO ait visé un ensemble de faits recoupant largement ceux visés dans la présente instance, on y répondait à une question différente en appliquant une autre norme de contrôle à d’autres éléments de preuve.

 

[66]           Dans l’arrêt de la CAF précité, le juge David Stratas a fait allusion comme suit à la doctrine de l’abus de procédure : « De plus, il se peut que la Couronne ne soit pas en mesure de contester les conclusions de fait sous-jacentes à la décision générale de la Cour supérieure de justice de l’Ontario » (au paragraphe 74). J’interprète le ton incertain utilisé (« il se peut ») par le juge Stratas comme un indice du fait que la Cour n’est pas liée par cette conclusion.

 

[67]           J’estime que la doctrine de l’abus de procédure n’empêche pas la Couronne de défendre la validité de l’émancipation de Laura Flood. Bien que l’arrêt de la CAON, précité, n’ait porté que sur la question de la compétence, il ne s’ensuit pas que les conclusions de fait tirées dans la décision de la CSJO ne sont aucunement touchées par l’issue de l’appel. Comme l’a dit la protonotaire Mireille Tabib dans Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2008 CF 513, aux paragraphes 19 et 20, [2008] ACF n° 649, il n’est pas abusif de remettre une question en litige lorsqu’il a été statué que la première instance ne relevait pas de la compétence de la cour :

[traduction]

19        Il me semble que dans tous les cas, pour établir si une décision en appel devrait justifier le rejet d’une deuxième instance pour abus de procédure, l’on devrait se demander si l’issue de l’appel peut avoir une quelconque incidence sur les répercussions de la première décision sur la deuxième instance. Lorsque, par exemple, l’abus de procédure est en cause dans l’affaire du fait que sont remis en litige les mêmes questions opposant les mêmes parties, et que l’abus découle de la seule répétition d’instances se recoupant, l’appel, quelle qu’en soit l’issue, ne rendra généralement pas moins abusive la deuxième instance. Dans le cas toutefois où, comme en l’espèce, il résulterait de l’appel accueilli que la première décision n’aurait plus pour effet de faire de la deuxième instance un abus de procédure, rejeter la deuxième instance pour abus pourrait s’avérer prématuré, et faire subir une injustice aux parties, tout en occasionnant un litige inutile pour réparer cette injustice.

 

20        Il pourrait s’agir d’un cas où, par exemple, la compétence de la cour de rendre la décision initiale est contestée en appel. Une deuxième instance, qui met en cause les mêmes questions devant une autre cour, pourrait très bien constituer un abus de procédure si la validité de la première décision est tenue pour acquise, mais manifestement pas un tel abus si l’on devait conclure à l’absence de compétence de la première cour. La situation de fait dans Toronto c S.C.F.P., précité, offre également un exemple où l’issue d’un appel en instance pourrait influer sur la conclusion de la cour ayant à se prononcer sur la nature abusive d’une deuxième instance. Dans cette affaire, un employé avait été congédié après avoir été déclaré coupable d’agression sexuelle. La Cour a conclu que le grief par lequel l’employé contestait son congédiement, et où il disputait l’allégation d’agression portée par l’employeur, constituait un abus de procédure au vu de la condamnation antérieure. Il ne fait aucun doute dans mon esprit que, si l’employé avait fait appel de sa condamnation au criminel et si celle‑ci avait été annulée, on n’aurait pu conclure que sa contestation de la décision prétendument abusive constituait un abus de procédure. À ce titre, la mention expresse par la juge Arbour, au paragraphe 56 de l’arrêt S.C.F.P., du fait que l’employé avait épuisé toutes les voies d’appel, est vraisemblablement significative. [Non souligné dans l’original.]

 

 

Preuve postérieure à la décision

 

[68]           La règle générale, comme le défendeur a raison de le dire, veut que les éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur ne sont pas pertinents pour un contrôle judiciaire. On ne peut clairement savoir en l’espèce de quels éléments de preuve disposait exactement le gouverneur en conseil, mais il ne peut certainement pas s’agir d’éléments postérieurs à la décision. Pour rendre sa décision, par exemple, le gouverneur en conseil n’a pas pu examiner si Laura Flood allait ou non recevoir un chèque en raison de son émancipation.

 

[69]           J’estime toutefois la preuve postérieure pertinente si elle sert à démontrer le caractère frauduleux des documents dont disposait (ou aurait dû disposer) le gouverneur en conseil. Tirer une autre conclusion entraînerait comme résultat pernicieux l’inadmissibilité aux fins d’un contrôle judiciaire, même d’aveux complets de fabrication de toutes pièces d’éléments de preuve.

 

[70]           Après examen d’un élément de preuve de ce type, le paiement fait à Laura Flood, il m’est toutefois difficile de voir comment il peut donner un éclairage quelconque sur la validité de la correspondance versée au dossier, ou encore sur le consentement de Laura Flood. La demanderesse n’a proposé aucune théorie expliquant en quoi le paiement de droits de coupe pourrait aider à décider du caractère vraisemblable de la validité de la demande d’émancipation. De même, je suis incapable de voir le lien entre le chèque contesté découlant de l’émancipation et la validité de l’émancipation, le défaut de délivrer le chèque n’ayant aucune incidence au plan du droit sur le décret, et aucune incidence au plan des faits n’ayant été démontrée. Peut-être suis-je censé présumer que le chef ou l’agent des Indiens a conservé pour lui la somme en cause, et que le profit tiré a constitué le motif des manœuvres frauduleuses menées pour obtenir l’émancipation. Aucun autre élément de preuve, toutefois, n’étaye pareille théorie.

 

Identité du chef

 

[71]           Les parties conviennent que les affidavits de Laura Flood renferment une erreur quant à l’identité du chef de la Première Nation de Matachewan. J’estime bien sûr raisonnable, comme la demanderesse, que la description d’événements faite quatre décennies après le fait par l’auteur d’un affidavit soit entachée d’erreurs (le défendeur a toutefois raison de souligner que le temps écoulé nuit pour le même motif au témoignage de la demanderesse).

 

[72]           Il ne semble toutefois pas s’agir d’une simple erreur faite par Laura Flood sur le titre de la personne qui lui a demandé de signer. Plutôt, je ne parviens pas à savoir au vu du dossier qui, de George Batisse ou d’Alfred Batisse, aurait fait cette demande. Autrement dit, je ne puis discerner si une erreur de titre ou une erreur d’identité a été commise.

 

[73]           Dans l’affidavit initial de la demanderesse dans la présente instance, Alfred Batisse était désigné en tant que chef. Après avoir admis l’erreur commise, lors de son contre-interrogatoire, la demanderesse en a proposé l’explication suivante :

[traduction]

Je le sais parce que ma tante Elsie était la sœur de ma grand-mère qui me l’a dit. Je vais brièvement expliquer. Elle a dit qu’Alfred était le chef lorsqu’on lui a demandé une rectification quant au motif pour lequel grand-mère avait pu penser qu’Alfred initialement lui avait demandé de signer les documents. Elsie a alors répondu : « C’est parce qu’Alfred n’autorisait plus notre présence dans la réserve. C’est lui qui nous a dit à tous que nous n’avions plus notre statut; voilà la raison. » C’est pour cette raison que ma grand-mère croyait que c’était lui qui l’avait émancipée. [Non souligné dans l’original.]

 

 

[74]           La demanderesse fait valoir dans son mémoire qu’il [traduction] « est compréhensible que Laura Flood ne sache plus très bien qui était le chef à l’époque pertinente ». On donne ainsi à entendre que Laura Flood était embrouillée quant au titre d’Alfred Batisse.

 

[75]           Les phrases soulignées de l’extrait ci‑haut, donnent à croire, toutefois, que la demanderesse pensait que Laura Flood avait fait erreur au sujet de la personne et non du titre : la demanderesse a demandé à sa grand-tante une rectification quant au motif pour lequel Laura Flood avait le sentiment qu’Alfred lui avait demandé de signer, et non pour lequel elle s’était trompée au sujet du titre d’Alfred. La dernière phrase de l’extrait laisse même entendre, en fait, que Laura Flood n’avait identifié Alfred qu’en raison de son rôle de chef, plutôt qu’elle ne s’était elle‑même souvenue de la personne qui lui avait demandé de signer.

 

[76]           L’allégation centrale dans l’argumentation de la demanderesse est qu’une personne a dit à Laura Flood de signer la demande ainsi que la correspondance connexe. Malgré cela, il est absolument impossible de discerner avec certitude au vu de sa preuve, à supposer même la vérité incontestable de l’affidavit de la demanderesse, qui exactement cette personne pouvait bien être.

 

Principe de l’honneur de la Couronne.

 

[77]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le principe de l’honneur de la Couronne n’est guère d’intérêt aux fins de la présente demande. Il ne s’agit pas d’un motif autonome qui permette d’annuler un décret par ailleurs légitime. Le principe n’autorise pas non plus la Cour à apprécier la preuve d’une manière plus favorable à la demanderesse : [traduction] « Le juge de première instance doit apprécier et évaluer les éléments de preuve contradictoires de la même manière qu’il le fait toujours – sans passion, en tenant compte de l’ensemble du dossier et en tenant dûment compte des sensibilités particulières (notamment culturelles) pouvant influer sur la déposition du témoin » (voir Chippewas of Mnjikaning First Nation c Ontario (Minister of Native Affairs), 2010 ONCA 47, au paragraphe 220, [2010] OJ n° 212, autorisation d’appel refusée, [2010] CSCR n° 91).

 

[78]           Si la demanderesse démontrait que les documents ont été établis frauduleusement, le décret serait alors déraisonnable, et elle n’aurait nul besoin du principe de l’honneur de la Couronne pour avoir gain de cause.

 

Caractère raisonnable de la décision du gouverneur en conseil.

 

[79]           Il se dégage de l’analyse qui précède deux motifs principaux de contestation du décret : les erreurs de fait entachant la correspondance et la déposition de Laura Flood selon laquelle elle n’avait pas su ce qu’elle signait.

 

[80]           Les erreurs de fait, même si tout ce que la demanderesse a allégué était vrai, sont de peu d’utilité pour démontrer le caractère déraisonnable de la décision du gouverneur en conseil. Si des erreurs figurent dans des lettres par ailleurs légitimes, elles ne permettent pas d’établir ce caractère puisqu’elles sont sans lien avec les critères juridiques de l’émancipation prévus dans la Loi de 1951 : Laura Flood avait l’âge requis et l’agent des Indiens a conclu qu’elle était en mesure d’assumer les responsabilités de la citoyenneté. Quant à sa capacité de subvenir à ses besoins, on peut présumer qu’elle découlait de l’emploi mentionné par l’agent dans sa lettre du 28 juillet 1952 destinée à la Division des affaires indiennes.

 

[81]           Les erreurs de fait sont d’un plus grand intérêt pour la thèse de la demanderesse selon laquelle on aurait établi les lettres dans un but frauduleux sans que Laura Flood en ait connaissance. Cette thèse est étayée par les affidavits de Laura Flood, qui sont présumés être vrais à moins qu’il n’y ait des raisons de douter de leur véracité (voir Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF n° 248 (CA)).

 

[82]           Il y a toutefois en l’espèce des raisons de douter de cette véracité. Il y a principalement la confusion entourant l’identité exacte de l’individu qui a demandé à Laura Flood de signer la demande d’émancipation. Le temps écoulé est aussi un motif de douter de la véracité de la preuve par affidavit, ne serait‑ce que comme il s’agit là du motif même invoqué par la demanderesse pour expliquer les erreurs entachant ce témoignage. Je dois également convenir avec le défendeur que la possession par Laura Flood du certificat d’émancipation, et l’explication donnée quant à l’émancipation volontaire que le certificat pourrait dénoter de 1953 à 1996, sont un motif additionnel de douter de Laura Flood lorsqu’elle décrit sa compréhension des modalités de l’émancipation.

 

[83]           Je comprends l’immense frustration qu’a pu causer le décès d’un témoin clé dans un différend aussi important, qui met en cause pour l’avenir des droits significatifs de la demanderesse et des membres de sa famille. Je suis également conscient du fait que les sources historiques disponibles constituent souvent un obstacle inévitable pour les recours judiciaires qui mettent en cause des droits ancestraux.

 

[84]           Ces sentiments ne m’autorisent pas, toutefois, à m’écarter du rôle dont doit s’acquitter la Cour de trancher la présente affaire en fonction de la preuve dont elle dispose. En l’espèce, le gouverneur en conseil a pris une décision sur le fondement de critères prévus par la loi, dont le respect était démontré par des lettres portant la signature de la demanderesse et recueillies par un fonctionnaire, la Cour n’ayant aucune raison de douter des actes officiels de ce dernier. La preuve présentée par la demanderesse soulève assurément des doutes quant à cette décision, mais il faut tenir compte à cet égard de la présomption de validité de la décision du gouverneur en conseil. Après examen de cette décision selon la norme de la raisonnabilité, je ne puis conclure qu’il ressort du dossier qu’elle n’appartenait pas aux issues possibles acceptables.

 

[85]           Pour ces motifs, la demande est rejetée. Étant donné que la demanderesse avait de bonnes raisons d’introduire la présente demande, compte tenu des motifs de l’arrêt de la CAF, précité, et de la décision de la CSJO, précitée, l’adjudication des dépens n’est pas indiquée.

 


JUGEMENT

LA COUR :

            1.         REJETTE la demande de contrôle judiciaire.

            2.         N’ADJUGE aucuns dépens.

 

 

« John A. O’Keefe »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 

 

 


ANNEXE

 

Dispositions législatives applicables

 

Loi sur les Indiens, LC 1951, c 29.

 

108. (1) Lorsque le Ministre signale, dans un rapport, qu’un Indien a demandé l’émancipation et a qu’à son avis, ce dernier

 

a) est âgé de vingt et un ans révolus;

 

b) est capable d’assumer les devoirs et responsabilités de la citoyenneté, et

 

c) pourra, une fois émancipé subvenir à ses besoins et à ceux des personnes à sa charge,

 

le gouverneur en conseil peut déclarer par ordonnance que l’Indien, son épouse et ses enfants mineurs célibataires sont émancipés. 

 

108. (1) On a report of the Minister that an Indian has applied for enfranchisement and that in his opinion the Indian

 

 

(a) is of the full age of twenty-one years;

 

(b) is capable of assuming the duties and responsibilities of citizenship,

 

(c) when enfranchised, will be capable of supporting himself and his dependants,

 

the Governor in Council may by order declare that the Indian and his wife and minor unmarried children are enfranchised.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1804-10

 

INTITULÉ :                                      ANGEL SUE LARKMAN

 

                                                            - et -

 

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 15 janvier 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET

JUGEMENT :                                   LE JUGE O’KEEFE

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                            Le 12 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Sunil S. Mathai

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Michael Beggs

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Falconer Charney LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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