Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

     T-779-94

ENTRE:

     DENIS DUGUAY,

     Requérant,

     - et -

     LE DIRECTEUR GÉNÉRAL, RÉGION DU QUÉBEC,

     Ministère des Pêches et Océans Canada, à

     l'attention de M. Denis Martin,

     Intimé,

     - et -

     PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     Mis-en-cause.

     MOTIFS D'ORDONNANCE

LE JUGE DUBÉ:

     Par le biais de cette requête en recours judiciaire le requérant demande que soit cassée et déclarée nulle et non avenue la décision de l'intimé ("le directeur général") en date du 7 mars 1994 émettant au requérant un permis de pêche au crabe comportant une diminution de l'ordre de deux tonnes métriques.

     Le requérant est un pêcheur de profession et capitaine du bateau de pêche "Meltem". En 1993, il détenait un permis l'autorisant à pêcher le crabe des neiges. Le 18 juin 1993, alors qu'il procédait au débarquement de sa cargaison de crabes, une observatrice à l'emploi de l'intimé, a prétendu que lui et deux de ses employés ont omis de faire peser trois pannes de crabe des neiges pesant, selon elle, de 180 à 200 livres. À la suite de cette déclaration, un rapport d'infraction a été rédigé par un agent du Ministère des Pêches et Océans Canada ("le Ministère") à l'effet que le requérant n'avait pas respecté les conditions de son permis de pêche en dissimulant une partie de ses prises, contrevenant ainsi aux alinéas 22(1)(n) et 22(1)(p) du Règlement de pêche ("le Règlement").

     Le 7 mars 1994, le requérant était avisé par lettre du directeur général de la décision précitée. Il allègue que malgré ses dénégations constantes des infractions qui lui sont reprochées, et son respect habituel de la loi et des règlements, il n'a jamais pu valablement se faire entendre ou faire entendre ses témoins ou interroger les témoins de l'intimé.

     Le requérant base son argumentation sur cinq questions qu'il pose relativement aux pouvoirs du Ministre et au processus de sanction mis en place par le Ministère. Les questions sont les suivantes:

     1.      Le Ministre des Pêches et Océans est-il habilité en vertu de la Loi sur les pêches et le Règlement de pêche (DORS/93-52) à imposer des sanctions relativement à un permis de pêche?         
     2.      Si le Ministre des Pêches et Océans est habilité à exercer un tel pouvoir de sanction relativement à un permis de pêche, ce pouvoir peut-il être exercé par des fonctionnaires en vertu de la Loi et du règlement?         
     3.      Le processus de sanction mis en place par le Ministère des Pêches et Océans porte-t-il atteinte aux droits constitutionnels du requérant tels que garantis par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés?         
     4.      Le processus de sanction mis en place par le Ministère des Pêches et Océans est-il contraire au paragraphe 2(e) de la Déclaration canadienne des droits?         
     5.      Enfin, si ce processus de sanction découle d'un pouvoir discrétionnaire, l'exercice de celui-ci est-il déraisonnable en l'espèce?         

     Relativement à la première question, que je considère comme étant la base fondamentale de cette requête, le requérant soumet que la Loi sur les pêches ("la Loi") et le Règlement accordent au Ministre certains pouvoirs en matière d'émission de suspension et de révocation de permis de pêche mais ne lui attribuent aucun pouvoir en matière de sanction. Les dispositions pertinentes sont les articles 7 et 9 de la Loi et les articles 22 et 24 du Règlement:

     7. (1) En l'absence d'exclusivité du droit de pêche conférée par la loi, le ministre peut, à discrétion, octroyer des baux et permis de pêche ainsi que des licences d'exploitation de pêcheries ou en permettre l'octroi , indépendamment du lieu de l'exploitation ou de l'activité de pêche.         
     (2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, l'octroi de baux, permis et licences pour un terme supérieur à neuf ans est subordonné à l'autorisation du gouverneur général en conseil.         
     ...         
     9. Le ministre peut suspendre ou révoquer tous baux, permis ou licences consentis en vertu de la présente loi si:         
     a)      d'une part, il constate un manquement à leurs dispositions;         
     b)      d'autre part, aucune procédure prévue à la présente loi n'a été engagée à l'égard des opérations qu'ils visent.         
     ...         
     22. (1) Pour une gestion et une surveillance judicieuses des pêches et pour la conservation et la protection du poisson, le ministre peut indiquer sur un permis toute condition compatible avec le présent règlement et avec les règlements énumérés au paragraphe 3(4), notamment une ou plusieurs des conditions concernant ce qui suit:         
         a) les espèces et quantités de poissons qui peuvent être prises ou transportées;         
     ...         
         n) la vérification par l'observateur, du poids et de l'espèce de tout poisson pris et gardé;         
     ...         
     24. (1) Lorsque le ministre compte suspendre ou révoquer un bail ou un permis en vertu de l'article 9 de la Loi, il doit en aviser par écrit le titulaire par l'un ou l'autre des moyens suivants:         
         a) envoyer l'avis au titulaire par courrier recommandé;         
         b) envoyer l'agent des pêches soit remettre personnellement l'avis au titulaire soit, si celui-ci ne peut être commodément trouvé, remettre l'avis pour le titulaire à sa dernière résidence connue, à une personne qui semble être âgée d'au moins 16 ans.         

     En vertu de l'article 7 de la Loi, le Ministre peut donc, à discrétion, octroyer des baux. En vertu de l'article 9 de la Loi, il peut suspendre ou révoquer les baux déjà octroyés, mais à deux conditions, à savoir qu'il constate un manquement à leurs dispositions et qu'aucune procédure n'a été engagée à ce sujet. En l'espèce, aucune procédure n'a été engagée et le Ministre a constaté un manquement aux dispositions des baux.

     Il faut retenir au départ que la décision du directeur général adressée au requérant s'appuie sur "les pouvoirs qui me sont conférés par l'article 7 de la Loi". Or, l'article 7 de la Loi permet d'octroyer ou de ne pas octroyer des baux mais n'autorise pas les sanctions. C'est donc que le Ministre, en l'espèce, s'est servi de l'émission du permis pour la saison 1994 comme moyen d'imposer une diminution de prise. Cette diminution est caractérisée dans la décision comme étant une "sanction".

     Pour sa part, l'intimé répond qu'en vertu de l'article 7 de la Loi le Ministre a entière discrétion pour octroyer des licences et des permis de pêche et que ce pouvoir comprend celui d'attacher les conditions que le Ministre juge appropriées. Il s'appuie également sur l'article 9 de la Loi qui permet au Ministre de révoquer les baux et l'article 43 de la Loi qui autorise le gouverneur en conseil à prendre des règlements d'application de la présente Loi, notamment concernant le débarquement du poisson et les conditions attachées aux baux. L'article 22 du Règlement permet au Ministre d'indiquer sur un permis toutes conditions compatibles quant aux quantités de poissons qui peuvent être prises et à la vérification par l'observateur du poids et de l'espèce de tout poisson pris et gardé. L'article 10 du Règlement prévoit qu'un permis expire ordinairement après l'expiration de l'année pour lequel il a été émis.

     L'intimé invite donc la Cour à conclure que l'ensemble de ces dispositions autorise le Ministre à émettre, ou non, un permis de pêche aux conditions qu'il juge appropriées, à modifier les conditions du permis pour assurer la conservation du poisson, et à suspendre un permis s'il y a eu manquement à une condition du permis. Lorsqu'il y a un manquement à une condition, le Ministre peut, à son choix, entamer le processus pénal devant les tribunaux de droit criminel, tel que prévu par la Loi, ou émettre un nouveau permis aux conditions qu'il juge appropriées.

     Mon collègue le juge MacKay dans une décision récente en date du 13 août 1996, Douglas LLoyd Matthews c. Procureur général du Canada, T-945-95, a traité du pouvoir du Ministre en vertu de l'article 7 de la Loi d'imposer une pénalité suite à une violation des conditions d'un bail. La pénalité en question était de ne pas émettre de licence pour les trois première semaines de la saison de pêche 1995 et de réduire le quota de prises de crabe des neiges de 50%. Le juge a conclu que le Ministre a excédé sa juridiction en vertu de l'article 7 de la Loi en imposant la pénalité en question, attendu que le but de cette sanction était de punir le requérant pour une infraction de la Loi commise par lui en 1994. Il est à-propos de reproduire ici le paragraphe très pertinent de sa décision:

     Aside from any question of procedural fairness, in my view, the Minister here exceeded the jurisdiction granted under s. 7 of the Act by refusing to grant the applicant a snow crab fishing licence for the first three weeks and reducing his quota by 50% for the 1995 season when the purpose of those limitations was to impose a penalty for violations of the Act committed by the applicant in 1994. There can be no doubt in this case that the purpose of the limitations was to impose a penalty.         

     En effet, si le Ministre voulait imposer une pénalité pour infraction de la part du requérant, il se devait de procéder devant une Cour provinciale en vertu des articles 78 et suivants de la Loi. C'est sans doute ce que le législateur a voulu signifier en stipulant à l'article 9(b) de la Loi que le Ministre ne peut suspendre ou révoquer tous baux, permis ou licences si une procédure prévue à la présente Loi a déjà été engagée. En d'autres mots, le Ministre peut octroyer un permis en vertu de l'article 7 de la Loi et le suspendre en vertu de l'article 9 de la Loi. S'il veut imposer une pénalité, il doit procéder selon le code précis stipulé par le législateur.

     Il est vrai que le gouverneur en conseil a prévu à l'article 22 du Règlement tout un éventail de conditions que le Ministre peut indiquer sur un permis (à partir de l'alinéa a) jusqu'à l'alinéa z.1)). Mais il n'a pas prévu à cet article des pénalités pour les manquements à ces dispositions. Par contre, le législateur a stipulé des peines pour infractions aux articles 78 et suivants de la Loi.

     Le juge MacKay a distingué l'affaire Mathews de la décision de la Cour d'appel fédérale dans Everett c. Canada (Minister of Fisheries and Oceans)1 dans ces termes:

     In light of that stated purpose, in my view, this case is distinguishable from the circumstances in Everett v. Canada (Minister of Fisheries and Oceans) (1994), 169 N.R. 100 (F.C.A.), upon which the respondent here relies. In that case the Minister had refused to grant the applicant a fishing licence in 1993 because of violation of his licence, said to have occurred in 1990 when his actual landings, not properly reported, were found to have exceeded his quota by more than 100%. In Everett, the issue of whether the Minister had jurisdiction pursuant to s. 7 of the Act to refuse to issue a licence in order to impose a penalty was not directly before the Court, at least as I read the decision sof my colleage Mr. Justice Denault, the motions judge, at (1993), 63 F.T.R. 279, and of the Court of Appeal, supra. In that case the Minister's decision was said to be made in light of the record before him which indicated serious disregard for conservation principles, and for "the reason that the misreporting of catches and the exceeding of quotas were very serious conservation and control offenses."         
     Madame Justice Deajardins, in Everett, stated (at 169 N.R. 104) that the proceedings before the Minister, i.e. considering a departmental recommendation that a license not be issued, were "not penal in character." The Minister was entitled to decide the matter on a balance of probabilities and no evidence was there tendered by the applicant. In that case Mr. Justice MacGuigan pointed out that there was no argument before the Court contesting the DFO report of very substantial overfishing, well in excess of his quota, by the applicant, which the Minister was entitled to take into account in a licensing decision. In this case, however, while it may be argued that the decision on behalf of the Minister was similar in general effect, though somewhat less drastic than that in Everett, it is clear from the letter of April 12, 1995, that the decision on behalf of the Minister in this case was intended to be penal in nature.         

     Dans l'affaire Everett le Ministre a refusé d'octroyer une licence en vertu de l'article 7 de la Loi. Sa compétence de le faire en guise de pénalité n'a pas été soulevée. Il est clair que dans la cause devant le juge MacKay ainsi qu'en l'espèce devant moi, ce que prononce le directeur général dans sa décision c'est une sanction pénale. Dans sa lettre au requérant Duguay il lui dit qu'il a enfreint le Règlement en dissimulant à l'observateur une partie de ses prises de crabes et qu'en conséquence il subira une sanction pour la saison suivante (1994), à savoir une diminution de quota de deux tonnes métriques. Il est constant qu'une telle sanction inflige au requérant une perte financière de plusieurs milliers de dollars.

     Dans un pamphlet intitulé "Modification de la Loi sur les Pêches", le Ministère des Pêches et Océans offre une "proposition de modernisation". Le passage suivant intitulé "Appels relatifs aux sanctions administratives et aux permis" illustre très bien les intentions du Ministère:

     Par le passé, les infractions à la pêche (violations de la Loi sur les pêches, de ses règlements d'application et des conditions régissant les permis) ont toujours été sanctionnées par le biais de tribunaux de droit criminel. Il s'agit d'un processus lent et coûteux qui ne répond pas aux besoins du MPO et de l'industrie. Au cours des dernières années, le Ministère a eu de plus en plus souvent recours à des sanctions ministérielles relatives aux permis. Bien que ces sanctions découragent fortement la pêche illégale, certaines composantes de l'industrie reprochaient à ce processus l'absence d'auditions et la prétendue incapacité du Ministère d'être tout à fait impartial.         

     Il faut retenir que le requérant en l'espèce se plaint précisément du fait qu'il a été condamné à la sanction précitée, très coûteuse pour lui, sans avoir eu l'opportunité de confronter ses accusateurs, un droit qu'il aurait été en mesure d'exiger devant une Cour pénale.

     Il est manifeste à la lecture même du passage précité que le Ministère a recours à des sanctions ministérielles pour usurper le rôle des tribunaux de droit criminel, contrairement aux prévisions de la Loi. Pour ce faire, il se base sur l'article 7 de la Loi lequel permet au Ministre d'octroyer des baux mais non pas d'imposer des sanctions.

     En conséquence, attendu que j'épouse la décision de mon collègue à l'effet que le Ministre n'est pas habilité en vertu de la Loi à imposer des sanctions pénales relativement à un permis de pêche, il n'est pas nécessaire de considérer les autres motifs au soutien de la requête.

     La requête est accueillie. La décision de l'intimé en date du 7 mars 1994 est cassée et déclarée nulle et non avenue.

O T T A W A

le 4 octobre 1996

    

     Juge

__________________

1      (1994), 169 N.R. 100 (F.C.A.).


COUR FÉDÉRALE DU CANADA SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

NOMS DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

N º DE LA COUR: T-779-94

INTITULÉ: DENIS DUGUAY c.

LE DIRECTEUR GÉNÉRAL, RÉGION DU QUÉBEC et L E PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE: Québec, (Québec) DATE DE L'AUDIENCE : le 10 septembre 1996 MOTIFS D'ORDONNANCE DU JUGE DUBÉ

EN DATE DU 4 octobre 1996

COMPARUTIONS

Me Jean-Paul Anglehart et

Me Charles Brochu POUR LE REQUÉRANT

Me Rosemarie Millar POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Labrie, Bellemare, Anglehart, Robichaud & associés Sillery, (Québec)

Bouchard & Bouchard

Charlesbourg, (Québec) POUR LE REQUÉRANT

George Thomson

Sous-procureur général du Canada POUR L'INTIMÉ

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.