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Date : 20130703

Dossier : IMM-8341-12

Référence : 2013 CF 745

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juillet 2013

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

 

MANPREET KAUR GHARIALIA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse, Mme Manpreet Kaur Gharialia, est une citoyenne de l’Inde qui sollicite le statut de résidente permanente au Canada dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) [PTQF], dans la profession des omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale (CNP 3112).

 

[2]               La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire, en vertu du paragraphe 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision du 13 juin 2012 par laquelle un agent des visas [l’agent] du Haut-commissariat du Canada à New Delhi, en Inde, a déterminé qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences d’admissibilité au statut de résidente permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), selon ce qui est mentionné aux paragraphes 87.3(2) et (3) de la Loi.

 

[3]               Au terme de son évaluation des critères établis pour l’âge, les études, la compétence dans les langues officielles, l’expérience, l’exercice d’un emploi réservé et la capacité d’adaptation, l’agent a attribué un score de 72 points à la demande. Bien que le score obtenu soit supérieur au minimum de 67 points, l’agent a appliqué le paragraphe 76(3) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], pour substituer aux critères son appréciation de l’aptitude de la demanderesse à réussir son établissement économique au Canada. Suivant son appréciation de substitution, l’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse avait cette aptitude. L’agent a noté que les lettres d’offre d’emploi de la demanderesse et de son mari n’étaient étayées d’aucun avis d’emploi réservé. L’agent a également noté que les fonds d’établissement ne seraient pas suffisants pour soutenir la demanderesse et sa famille à long terme dans l’éventualité où la demanderesse n’arrivait pas à réussir son établissement économique.

 

[4]               Les notes du STIDI, qui font état des préoccupations de l’agent et des réponses de la demanderesse à deux lettres d’équité procédurale, confirment que l’appréciation de substitution a été revue par un autre agent qui y a souscrit, comme le prévoit le paragraphe 76(4).

 

[5]               La première lettre d’équité procédurale envoyée à la demanderesse visait à déterminer si elle se fondait sur le code 3112 de la CNP, omnipraticiens/omnipraticiennes et médecins en médecine familiale, ou le code 3123 de la CNP, autres professionnels/professionnelles en diagnostic et en traitement de la santé. Il a été précisé que la demanderesse se fondait sur le code relatif aux omnipraticiens et sa demande a été examinée à ce titre. Dans la seconde lettre d’équité procédurale, on apprend que l’agent est préoccupé par le fait que la demanderesse a des compétences et une expérience en médecine ayurvédique, et qu’il doute qu’elle ne puisse exercer ce genre de médecine au Canada. Dans ses notes, l’agent mentionne que, parce que les docteurs en médecine ayurvédique ne se voient pas décerner un permis de pratique au Canada, il n’est pas convaincu que la demanderesse serait apte à réussir son établissement économique. En réponse à cette lettre, la demanderesse a fourni des renseignements supplémentaires selon lesquels rien ne l’obligeait à travailler comme médecin au Canada, en plus de diverses références à des cours et à des personnes qui exercent la profession au Canada. La demanderesse a également joint à sa réponse deux lettres d’offre d’emploi, la première venant d’une clinique où elle pourrait travailler en tant qu’experte‑conseil, et l’autre d’un journal communautaire à l’intention de son mari.

 

[6]               Selon les notes inscrites dans le STIDI, l’agent a pris en considération les documents supplémentaires et la réponse à la lettre d’équité procédurale. L’agent a noté qu’aucun des documents concernant la médecine ayurvédique n’établit que les établissements en question sont réglementés par des autorités provinciales ou que les compétences de la demanderesse lui permettraient de pratiquer dans un domaine médical, quel qu’il soit, au Canada. Eu égard aux deux lettres d’offre d’emploi, l’agent fait remarquer que celles‑ci ne sont pas étayées d’avis relatifs à un emploi réservé (AER) et ajoute [traduction] « elles ne sont pas crédibles selon moi ». Après examen des autres documents, l’agent a conclu qu’aucun d’entre eux n’atténuait ses doutes quant à l’aptitude de la demanderesse à réussir son établissement économique au Canada.

 

Questions en litige

[7]               La demanderesse fait valoir qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, étant donné que l’agent a conclu que les lettres d’offre d’emploi n’étaient pas crédibles, sans toutefois donner à la demanderesse l’occasion de fournir une réponse à cette conclusion. La demanderesse affirme en outre que la décision de l’agent n’était pas raisonnable parce que : l’agent a déraisonnablement fait une nouvelle appréciation; l’agent a déraisonnablement écarté les offres d’emploi parce qu’elles n’étaient pas étayées d’un AER; dans son évaluation, l’agent s’est déraisonnablement fondé sur le fait que la médecine ayurvédique ne fait pas l’objet d’une autorisation de pratique, laquelle n’est pas une exigence eu égard à la CNP; l’agent a déraisonnablement conclu que la demanderesse ne pourrait s’établir économiquement au Canada, en dépit des fonds d’établissement dont elle dispose et de la rémunération proposée dans les offres d’emplois. La demanderesse fait aussi valoir que le programme des travailleurs qualifiés (fédéral) n’exige pas que le demandeur travaille dans le domaine pour lequel il a été jugé admissible à son arrivée au Canada. Par conséquent, l’agent a commis une erreur en se fondant sur le fait, non pertinent, que la demanderesse ne pourrait pratiquer la médecine au Canada.

 

[8]               Le défendeur affirme qu’il était raisonnable de la part de l’agent de se demander si les compétences de la demanderesse en médecine ayurvédique lui seraient utiles au Canada afin de déterminer son aptitude à s’établir économiquement au Canada. Le défendeur fait également valoir que l’agent avait la compétence de faire une appréciation de substitution, qu’il avait une bonne raison de le faire, et que l’appréciation était conforme aux exigences de la Loi. Étant donné que les compétences et l’expérience de la demanderesse étaient liées à la médecine, il était logique de la part de l’agent de se demander si la demanderesse pourrait travailler dans ce domaine.

 

[9]               Le défendeur fait valoir que même si l’agent a affirmé que [traduction] « [a]ucun des documents présentés ne prouve hors de tout doute que ces établissements sont réglementés par des autorités provinciales ou que les compétences de la demanderesse lui permettraient de pratiquer dans un domaine médical, quel qu’il soit, au Canada » [non souligné dans l’original], il n’a pas introduit de norme de preuve supérieure associée au droit pénal dans son évaluation de l’aptitude de la demanderesse à travailler au Canada.

 

[10]           Le défendeur affirme en outre que la note de l’agent selon laquelle [traduction] « [l]es offres d’emploi faites par Voice Group et Ojus Healthcare à l’époux de la demanderesse et à la demanderesse ne sont pas étayées d’AER. Par conséquent, elles ne sont pas crédibles selon moi » ne signifie pas que les documents ne sont pas authentiques, mais plutôt que l’agent n’est tout simplement pas convaincu que les offres dissipent ses doutes quant à l’établissement économique. Le défendeur fait valoir que le simple fait d’employer le terme « crédible » ne suffit pas à soulever une question d’équité procédurale.

 

Norme de contrôle

[11]           Pour rendre une décision eu égard à l’admissibilité de la demanderesse au statut de résidente permanent dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), l’agent doit examiner la demande et exercer son pouvoir discrétionnaire, de sorte que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

 

[12]           Tant la demanderesse que le défendeur ont fait référence à Philbean c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 487, [2011] ACF no 606 [Philbean], qui traite également du refus d’une demande dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral). Dans Philbean, au paragraphe 7, la juge Tremblay‑Lamer a mentionné la norme de contrôle appropriée :

[7]       Répondre à la question de savoir si un demandeur a démontré qu’il pouvait réussir son établissement économique, conformément aux exigences de la LIPR et du Règlement, est un exercice essentiellement factuel. Il s’agit d’un domaine dans lequel les agents d’immigration ont une grande expérience, voire une expertise. Par conséquent, la norme de contrôle appropriée est la raisonnabilité (Debnath c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 904, au paragraphe 8; Roohi c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1408, au paragraphe 26 (Roohi). La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, affirmait, au sujet de la norme de la raisonnabilité, qu’elle « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

 

 

[13]           Si une question d’équité procédurale est soulevée, celle‑ci est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, 2009 CarswellNat 434, par. 43.

 

Équité procédurale

a)         L’agent a-t-il manqué à son devoir d’équité procédurale en ne mentionnant pas qu’il était préoccupé par le fait que les lettres d’emploi n’étaient pas étayées d’un AER et en ne donnant pas à la demanderesse l’occasion de fournir une réponse?

 

[14]           Comme l’a mentionné la demanderesse, les lettres d’emploi ne doivent pas nécessairement être étayées d’un AER.

 

[15]           La demanderesse souligne que les lettres d’emploi étaient imprimées sur du papier à en‑tête, que les coordonnées de l’employeur et les adresses Web des entreprises y figuraient, et qu’elles étaient signées. La demanderesse affirme qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que les lettres n’étaient pas « crédibles », et qu’elle aurait dû avoir l’occasion de fournir d’autres explications en réponse à cette conclusion.

 

[16]           Récemment, dans Hamza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 264, [2013] ACF no 284, la juge Bédard s’est penchée sur la question de l’équité procédurale dans le cas d’un demandeur sollicitant le statut de résident permanent dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral). La juge Bédard a fait un examen exhaustif de la jurisprudence applicable et résume les principes pertinents : il incombe au demandeur d’établir qu’il répond aux exigences du Règlement en fournissant des éléments de preuve suffisants à l’appui de sa demande; l’obligation d’équité procédurale dont doivent s’acquitter les agents des visas se trouve à l’extrémité inférieure du spectre; l’agent n’est pas tenu d’aviser le demandeur des lacunes relevées dans les documents fournis à l’appui de sa demande; l’agent des visas n’est pas tenu de donner l’occasion au demandeur ou à la demanderesse de dissiper ses préoccupations lorsque les documents présentés à l’appui d’une demande sont obscurs, incomplets ou insuffisants pour permettre de convaincre l’agent que le demandeur se conforme à toutes les exigences.

 

[17]           La juge Bédard a en outre souligné que, comme il est établi dans Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, au paragraphe 24, [2007] 3 ACF 501 (CF), l’obligation de l’agent de donner au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations peut s’appliquer si ses doutes sont liés à la crédibilité, à la véracité ou à l’authenticité des documents, plutôt qu’au caractère suffisant de la preuve.

 

[18]           Dans Patel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 571, [2011] ACF no 714, le juge O’Keefe s’est penché sur les circonstances qui font naître une obligation d’équité procédurale et souligne :

21     Il appert de la jurisprudence que l’agent des visas n’est pas tenu d’informer le demandeur des réserves qu’il a au sujet de la demande lorsque ces réserves découlent directement des exigences de la législation ou des règlements (voir Hassani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, aux paragraphes 23 et 24).

22     Cependant, l’agent des visas est tenu d’informer le demandeur de ses réserves concernant la véracité des documents et devra faire des recherches plus approfondies (voir la décision Hassani, précitée, au paragraphe 24).

 

23     Il appartient toujours au demandeur principal d’établir le bien-fondé de tous les aspects de sa demande auprès de l’agent des visas. L’agent n’est pas tenu de demander des renseignements supplémentaires lorsque la preuve du demandeur principal est insuffisante (voir Madan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1999), 172 FTR 262, [1999] ACF no 1198 (CF 1re inst.) (QL), au paragraphe 6). 

 

 

[19]           La demanderesse invoque également Kojouri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1389, [2003] ACF no 1779, pour affirmer que les préoccupations de l’agent concernant les lettres d’emploi entraînent un manquement à l’équité procédurale.

 

[20]           Toutefois, dans Kojouri, le juge O’Keefe a conclu que les préoccupations de l’agent étaient clairement liées à la crédibilité des lettres, ou leur authenticité, parce qu’elles reprenaient textuellement la description contenue dans la CNP et n’étaient pas certifiées comme il se doit, semble‑t‑il. Comme il est mentionné aux paragraphes 18 et 19 :

[18]    L’agent des visas était préoccupé par le fait que deux des lettres fournies par le demandeur reprenaient textuellement les fonctions énumérées à la catégorie 3214 de la CNP (perfusionniste cardio-vasculaire). Il a par conséquent conclu que ces documents n’étaient pas dignes de foi, et qu’il en était de même des renseignements touchant la formation et l’expérience de travail du demandeur. Même s’il est vrai que l’agent des visas a exprimé quelques réserves au sujet de la formation et de l’expérience du demandeur lors de l’entrevue, il n’a ni donné au demandeur la possibilité de répondre aux réserves particulières qu’il avait concernant l’authenticité des lettres, ni essayé d’obtenir des renseignements additionnels pour déterminer si les lettres étaient authentiques. Le contre-interrogatoire de l’agent des visas a permis de démontrer qu’il n’était pas sûr si le cachet de certification ne visait que la traduction. La question de la certification de l’authenticité des lettres aurait dû faire l’objet d’une vérification.

 

[19]    Je suis d’avis que l’agent des visas a commis des erreurs susceptibles de contrôle en omettant d’obtenir des renseignements supplémentaires et en omettant d’informer le demandeur des doutes qui l’ont amené à conclure que les documents n’étaient pas dignes de foi. Ceci est compatible avec la décision Huyen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1267 (C.F 1re inst.), 2001 CFPI 904, dans laquelle le juge Lemieux a dit ce qui suit au paragraphe 5 :

 

De plus, l’agente des visas a rejeté un élément de preuve documentaire établissant que la demanderesse avait travaillé comme cuisinière dans un restaurant du Vietnam, parce que l’attestation n’était pas sur papier à en-tête et qu’elle était manuscrite. Je conclus que le rejet d’un élément de preuve documentaire pour ces seules raisons, sans autre vérification, est déraisonnable.

 

[21]           En l’espèce, bien que l’agent ait mentionné que les lettres d’emploi n’étaient pas crédibles selon lui, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent a employé ce terme au sens large, et que cela ne voulait pas dire qu’il doutait de l’authenticité des lettres. L’agent s’est penché sur la question de savoir si les lettres d’emploi le convainquaient quant à l’aptitude de la demanderesse à s’établir économiquement, et il a conclu que non.

 

[22]           Bien que l’agent ait mentionné l’absence d’un AER, les lettres d’offre d’emploi n’avaient pas été jointes à la demande initiale en vue de l’attribution des points. Les lettres d’emploi ont été fournies en réponse à une lettre d’équité procédurale envoyée après que l’agent a évalué la demande, lui a attribué 72 points et a dit avoir encore des doutes quant à l’aptitude de la demanderesse à réussir son établissement économique au Canada. Si l’on se penche sur les notes inscrites au STIDI dans leur ensemble, la référence à l’absence d’un AER semble être liée à l’évaluation générale que fait l’agent de la mesure dans laquelle les lettres d’emploi dissipent ses doutes quant à l’aptitude de la demanderesse à s’établir économiquement.

 

[23]           L’agent avait présenté deux lettres d’équité procédurale auparavant. Dans la seconde, il informait la demanderesse qu’il doutait de son aptitude à s’établir économiquement. Il incombait à la demanderesse de fournir les documents qui suffiraient à dissiper ces doutes. Les lettres et les autres renseignements fournis au sujet des personnes pratiquant la médecine ayurvédique et des cours connexes au Canada n’ont pas dissipé les doutes de l’agent, pour reprendre ses termes. Autrement dit, les lettres et les autres renseignements fournis n’ont pas suffi à convaincre l’agent.

 

[24]           Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

 

b)         Était‑il raisonnable de la part de l’agent de procéder à une appréciation de substitution, et cette appréciation était‑elle raisonnable?

 

[25]           La demanderesse invoque plusieurs motifs pour lesquels l’appréciation de substitution faite par l’agent ou la décision découlant de cette appréciation n’était pas justifiée.

 

[26]           Le droit de substitution d’appréciation conféré à l’agent en vertu du paragraphe 76(3) est un pouvoir discrétionnaire exceptionnel.

 

[27]           Le paragraphe 76(3) du Règlement prévoit :

Si le nombre de points obtenu par un travailleur qualifié – que celui‑ci obtienne ou non le nombre minimum de points visé au paragraphe (2) – n’est pas un indicateur suffisant de l’aptitude de ce travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada, l’agent peut substituer son appréciation aux critères prévus à l’alinéa (1)a).

 

 

[28]           Le libellé de la disposition établit clairement que l’agent peut substituer d’autres critères au nombre de points lorsque ce dernier ne permet pas de trancher la question de savoir si le demandeur peut s’intégrer économiquement au Canada.

 

[29]           La jurisprudence appuie le libellé clair du paragraphe et fait ressortir que la décision de l’agent de substituer son appréciation commande la retenue.

 

[30]           Dans Esguerra c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 413, [2008] ACF no 549, le juge de Montigny a affirmé ce qui suit :

16     Le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 76(3) du Règlement ne s’applique qu’exceptionnellement lorsque le nombre de points accordé ne reflète pas l’aptitude du travailleur qualifié à réussir son établissement économique. Le fait que le demandeur ou même la Cour aurait évalué les facteurs différemment n’est pas un motif justifiant un contrôle judiciaire.

 

 

[31]           Dans Budhooram c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 18, [2009] ACF no 46 [Budhooram], le juge Lagacé a fait un commentaire similaire :

14     Le pouvoir discrétionnaire conféré par le paragraphe 76(3) du Règlement, de toute évidence, ne s’applique qu’exceptionnellement, lorsque le nombre de points accordés ne reflète pas l’aptitude du travailleur qualifié à réussir son établissement économique. Cette décision doit être traitée avec retenue et le fait que le demandeur ou la Cour aurait évalué les facteurs différemment ne suffit pas à fonder un contrôle judiciaire (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, paragraphes 34 à 39; Poblano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1167, paragraphes 4, 5 et 8).

 

 

 

[32]           La demanderesse et le défendeur invoquent tous deux Roohi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1408, [2008] ACF no 1834 [Roohi], mais pour différentes raisons. Dans sa décision, le juge Mandamin a affirmé, dans son analyse de l’application du paragraphe 76(3) :

[17]     Le paragraphe 76(3) comporte un processus en deux étapes afin d’arriver à une substitution de l’appréciation : premièrement, l’agent des visas doit décider si l’appréciation faite en vertu du paragraphe 76(1) ne reflète pas l’aptitude du travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada; deuxièmement, l’agent des visas doit évaluer l’aptitude du travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada en effectuant une substitution d’appréciation adéquate fondée sur des motifs légitimes.

 

[…]

 

[31]     Il me semble que lorsqu’un agent des visas substitue son appréciation, en vertu du paragraphe 76(3), quant à l’aptitude d’un travailleur qualifié à réussir son établissement économique au Canada, cette substitution d’appréciation doit être comparable à l’évaluation faite en vertu du paragraphe 76(1) que l’agent remplace. J’affirme ceci parce que le paragraphe 76(1) est structuré comme un processus d’appréciation objective systématique visant à assurer la cohérence dans le traitement des demandes présentées au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés. Le processus de substitution de l’appréciation ne devrait pas supplanter l’intention sous‑jacente d’assurer un processus uniforme d’appréciation des demandes présentées au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés.

 

[32]     Le préambule du paragraphe 76(3) est ainsi libellé : « Si le nombre de points obtenu par un travailleur qualifié – que celui-ci obtienne ou non le nombre minimum de points visé au paragraphe (2) […] ». Ce préambule indique clairement que la substitution d’appréciation peut être une substitution d’appréciation défavorable tout comme une substitution d’appréciation favorable. Les substitutions d’appréciation sont une procédure qui introduit un élément de souplesse dans le processus de demande à titre de travailleur qualifié. Elles permettent, lorsqu’il y a de bonnes raisons, l’acceptation de demandeurs qui ne seraient peut‑être pas acceptés lors de l’appréciation initiale et le rejet de demandeurs qui ont passé l’appréciation initiale, mais qui ne devraient pas être acceptés pour des motifs valables.

 

[33]     La substitution d’appréciation est une décision prise par un agent des visas en fonction de ses connaissances et de son expertise et celle‑ci doit faire l’objet de retenue. L’agent doit prendre une décision de substitution d’appréciation qui est conforme à la LIPR, au Règlement et à l’objectif des dispositions relatives aux travailleurs qualifiés.

 

 

[33]           Le juge Mandamin a également mentionné, au paragraphe 35, qu’en vertu du Règlement actuel, le demandeur n’a pas à travailler dans la profession désignée de la CNP, tout comme le fait valoir la demanderesse en l’espèce :

[35]     Les révisions au Règlement ont modifié la façon d’aborder les demandes présentées au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés, c’est‑à‑dire qu’on est passé d’une approche centrée sur l’emploi à une approche plus large qui insiste davantage sur la capacité des demandeurs au titre de la catégorie des travailleurs qualifiés à réussir leur établissement économique au Canada.

 

 

[34]           Dans Roohi, la demanderesse avait présenté une demande à titre d’enseignante au sens de la CNP. Le juge Mandamin a affirmé être convaincu que, même s’il avait tenu compte des possibilités d’enseignement s’offrant à Mme Roohi, l’agent avait examiné la demande selon une approche plus large de la probabilité que la demanderesse s’établisse économiquement au Canada et avait conclu raisonnablement qu’elle ne réussirait pas.

 

[35]           De la même façon, en l’espèce, l’agent a mentionné la capacité de la demanderesse de pratiquer la médecine au Canada, mais son analyse de l’établissement économique était plus large. Il était logique de la part de l’agent de se pencher sur la capacité de la demanderesse de mettre à profit ses compétences et son expérience en tant que médecin, étant donné qu’on pouvait s’attendre à ce qu’elle s’appuie sur ces compétences pour trouver du travail.

 

[36]           Dans Debnath c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 904, [2010] ACF no 1110, le juge Phelan a examiné la question de savoir si la décision de l’agent de substituer son appréciation était raisonnable et si la décision découlant de cette appréciation était raisonnable dans son ensemble. Le demandeur avait fait valoir qu’en raison des fonds d’établissement qu’il avait à sa disposition, la substitution d’appréciation était déraisonnable. Le juge Phelan a expliqué :

[13]       Cet argument doit être rejeté pour deux motifs. Premièrement, l’agent des visas avait connaissance de ces fonds et, deuxièmement, et de façon peut-être plus importante, la question des fonds d’établissement n’était pas pertinente quant à la décision de l’agent des visas.

 

[14]      Les fonds d’établissement n’étaient pas pertinents pour deux raisons. Premièrement, la décision ne portait pas sur la capacité du demandeur de s’établir financièrement en fonction des fonds qu’il possédait, mais plutôt sur la question de savoir si ses qualifications médicales seraient acceptées. Deuxièmement, les fonds d’établissement ne sont plus pertinents quant à la décision d’un agent d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’effectuer une substitution d’appréciation.

 

[15]      Comme le juge Zinn l’a conclu dans la décision Xu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 418, l’article 76 du Règlement a été modifié afin de prévoir que, lorsqu’un agent effectue une substitution d’appréciation de la possibilité d’établissement économique, il le fait en remplacement des critères habituels de points obtenus et de fonds d’établissement disponibles. Par conséquent, les fonds d’établissement du demandeur ne sont pas pertinents si l’exercice du pouvoir discrétionnaire était justifié.

 

 

[37]           Bien que le demandeur ne doive pas nécessairement travailler dans la profession de la CNP pour laquelle il pourrait être admis au Canada, on peut penser qu’il misera sur les compétences qui y correspondent pour gagner sa vie. Par conséquent, il était justifié de la part de l’agent de croire que, puisque la demanderesse ne pourrait exercer sa profession au Canada, le total des points ne reflétait pas adéquatement l’aptitude de la demanderesse à s’établir économiquement. L’agent avait une raison valable de recourir à une appréciation de substitution et il a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire à cet égard.

 

[38]           L’agent a tenu compte du fait que la médecine ayurvédique n’est pas une profession réglementée au Canada, ce qui est pertinent pour évaluer la capacité de la demanderesse à mettre à profit ses compétences et son expérience en tant que médecin pour gagner sa vie.

 

[39]           Lorsque l’agent souligne dans ses notes qu’aucun des documents présentés ne « prouve hors de tout doute que ces établissements sont réglementés par des autorités provinciales ou que les compétences de la demanderesse lui permettraient de pratiquer dans un domaine médical, quel qu’il soit, au Canada » [non souligné dans l’original], il choisit peut‑être encore mal ses mots. Cela dit, à la lumière des motifs pris dans leur ensemble, rien ne permet de penser que l’agent réclamait une norme de preuve plus élevée; l’agent a examiné toute l’information et a soupesé les différents facteurs.

 

[40]           Je ne suis pas d’accord avec la demanderesse lorsqu’elle affirme que l’agent a déraisonnablement écarté ou omis de prendre en considération les fonds d’établissement. L’agent a tenu compte des fonds d’établissement dans son évaluation de la demande en vertu du paragraphe 76(1). Dans l’appréciation de substitution effectuée en vertu du paragraphe 76(3), l’agent souligne une nouvelle fois les fonds d’établissement, mais il affirme que ces fonds ne suffiraient pas à soutenir à long terme la famille de la demanderesse, qui comprend son époux et deux enfants à charge en âge d’étudier à l’université, dans l’éventualité où l’établissement économique ne se concrétisait pas. Comme il est mentionné dans Debnath et dans Xu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 418, la présence de fonds d’établissement n’est pas déterminante pour trancher la question de l’établissement économique.

 

[41]           L’agent n’est pas limité dans son appréciation des facteurs en vertu du paragraphe 76(3). Cela dit, comme l’a affirmé le juge Mandamin dans Roohi, la décision devrait établir un certain lien avec les critères énoncés afin d’assurer un processus uniforme. Elle doit être « conforme à la LIPR, au Règlement et à l’objectif des dispositions relatives aux travailleurs qualifiés ».

 

[42]           En l’espèce, l’appréciation de substitution qu’a faite l’agent au sujet de l’aptitude de la demanderesse à s’établir économiquement reposait à la fois sur les critères énoncés au paragraphe 76(1) et sur d’autres critères. L’agent a une nouvelle fois tenu compte des études de la demanderesse et de son expérience à titre de docteur en médecine ayurvédique, de l’absence de cadre réglementaire pour la pratique de la médecine ayurvédique au Canada, des perspectives d’emploi au Canada, des personnes à charge et des fonds d’établissement.

 

[43]           Dans le cas qui nous intéresse, à la lumière de l’appréciation de substitution, l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse ne réussirait pas son établissement économique au Canada. Comme le souligne la juge Tremblay-Lamer dans Philbean, les agents d’immigration ont une grande expérience de ces évaluations factuelles et leurs décisions commandent la retenue. En l’espèce, la décision de l’agent est raisonnable.

 

Question proposée aux fins de certification

[44]           Le demandeur a proposé la question suivante pour certification dans l’éventualité où la Cour concluait que l’intention de la demanderesse et son aptitude à pratiquer la médecine sont pertinentes et importantes dans l’évaluation faite en vertu du paragraphe 76(3) du Règlement :

[TRADUCTION]

Dans l’évaluation de la demande de résidence permanente dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral) en vertu des articles 75 à 81 et 83 du Règlement sur l’Immigration et la protection des réfugiés (RIPR) et de l’instruction donnée par le ministre en vertu de l’article 87.3 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), le demandeur doit‑il nécessairement avoir l’intention ou être en mesure d’exercer la profession pour laquelle sa demande a été trouvée recevable en vertu de l’article 75 du RIPR?

 

 

[45]           Le défendeur convient avec la demanderesse que pour obtenir un visa dans la catégorie des travailleurs qualifiés (fédéral), le demandeur ne doit pas nécessairement travailler dans la profession de la CNP qui est mentionnée dans la demande ou pour laquelle il est admissible. Le défendeur souligne que l’agent s’est penché sur la capacité de la demanderesse de travailler comme médecin, en plus d’autres facteurs, pour déterminer si elle parviendrait à s’établir économiquement. La question proposée ne sera pas déterminante quant à l’issue de l’appel, étant donné que l’évaluation de l’établissement économique est factuelle.

 

[46]            Comme je l’ai déjà souligné, et comme il est mentionné dans Roohi, il n’est pas nécessaire que le demandeur exerce la profession de la CNP pour laquelle il est admissible. Les dispositions visent à permettre aux demandeurs, une fois que ceux‑ci sont admissibles, de travailler dans différentes professions pour s’adapter à l’évolution du marché du travail.

 

[47]           En l’espèce, l’agent a évalué la capacité de la demanderesse à s’établir économiquement en tenant compte de plusieurs facteurs, dont sa capacité à pratiquer la médecine compte tenu de sa profession actuelle, des études qu’elle a faites, de ses compétences et de son expérience. La décision de l’agent n’est pas fondée sur la conclusion voulant que la demanderesse doive nécessairement travailler dans la profession particulière de la CNP.

 

[48]           La question proposée n’a pas à être certifiée.

 

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

 

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

2.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-8341-12

 

INTITULÉ :                                      MANPREET KAUR GHARIALIA c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 12 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            La juge Kane

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 3 juillet 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Erin Roth

POUR LA DEMANDERESSE

 

Ildiko Erdei

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BELLISSIMO LAW GROUP

(Ormston, Bellissimo, Rotenberg)

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

WILLIAM F. PENTNEY

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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