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Date : 20130614

Dossier : IMM-2864-13

Référence : 2013 CF 655

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

Entre :

 

ALAN KIPPAX

 

 

 

le demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

le défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur est actuellement détenu par les autorités de l'immigration et la présente demande de contrôle judiciaire vise à faire annuler la décision du 15 avril 2013 de la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada [la SI ou la Section], selon laquelle son maintien en détention était justifié en application du paragraphe 58 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR ou la Loi]. Il demande aussi que j'ordonne qu'il soit libéré de sa détention de l'immigration et que j'établisse des conditions pour sa mise en liberté.

 

[2]               Sur ordonnance de ma collègue, la juge Kane, la présente audience a été accélérée. Après l'examen des motifs de détention du 15 avril, un autre examen a été effectué par la SI, qui a décidé de poursuivre la détention du demandeur par les autorités de l'immigration. Le jour après le dépôt de la présente demande, un autre examen des motifs de détention a été prévu, conformément au paragraphe 57(2) de la LIPR, qui exige que des examens continus soient tenus à des intervalles d'au plus 30 jours. Compte tenu de ces événements, la demande de contrôle judiciaire est techniquement théorique parce que l'effet de la décision faisant l'objet du contrôle est épuisé. Cela dit, les parties se sont entendues pour que j'exerce mon pouvoir discrétionnaire de trancher tout de même la demande, parce qu'il est peu probable que le demandeur soit renvoyé dans un avenir proche et que les questions soulevées dans la présente demande seront, par conséquent, pertinentes quant aux examens des motifs de détention à venir.

 

[3]               Je suis aussi d'avis qu'il est approprié d'exercer mon pouvoir discrétionnaire de la façon susmentionnée et, par conséquent, j'ai décidé de me prononcer sur le fond de la demande du demandeur. Il existe une abondante jurisprudence appuyant une telle décision dans des circonstances comme celles en l'espèce (voir, par exemple, Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342, à la page 360, 57 DLR (4th) 231; Cuskic c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 3, [2000] ACF No 1631, aux paragraphes 2 à 4 (CA); Rootenberg c Canada (Procureur général), 2012 CF 1289, au paragraphe 24; Es-Sayyid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 1415, aux paragraphes 26 à 29). Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande devrait être rejetée, sans dépens.

 

Le contexte

[4]               Le demandeur est né au Royaume-Uni, mais habite au Canada depuis les 43 dernières années. Il soutient avoir raté sa cérémonie d'assermentation pour la citoyenneté canadienne alors qu'il était adolescent et que, par conséquent, il n'est pas devenu citoyen canadien. Le 7 janvier 2013, la Section a conclu qu'il était interdit de territoire au Canada pour criminalité et a ordonné son renvoi, lui enlevant ainsi son statut de résident permanent. Il n'a pas encore été renvoyé en raison d'accusations criminelles liées à l'article 206 du Code criminel, LRC 1985, ch C-46 (loterie illégale), qui pèsent contre lui. Il est probable que les procédures quant à ces accusations ne débutent pas avant un certain temps; selon le défendeur, le procès pourrait ne commencer que dans 15 à 18 mois. Le demandeur a aussi présenté une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d'interdiction de territoire rendue en janvier 2013, qui est toujours pendante.

 

[5]               Le demandeur à un lourd dossier criminel, comportant 14 déclarations de culpabilité. Une bonne partie de ces déclarations datent de la période de 1987 à 1994 et comprennent des infractions liées aux stupéfiants, la possession d'une arme à autorisation restreinte, la conduite avec facultés affaiblies, la conduite sous le coup d'une interdiction, des voies de fait causant des lésions corporelles, le défaut de comparution, l'entrave à un agent de la paix et la conduite dangereuse d'un véhicule à moteur. Pour la majorité de ces infractions,  le demandeur a dû payer des amendes, mais il a été condamné à trois mois de prison pour conduite sous le coup d'une interdiction.

 

[6]               Le demandeur a été condamné pour son infraction la plus grave en avril 2010, lorsqu'il a été déclaré coupable de conduite dangereuse d'un véhicule à moteur causant la mort et de deux chefs d'accusation de conduite dangereuse d'un véhicule à moteur causant des lésions corporelles, pour lesquels il a été condamné à trois ans de prison. On lui a aussi imposé une suspension de permis de 10 ans. Ces déclarations de culpabilité ont découlé du fait que le demandeur a conduit à une vitesse excessive, un soir de pluie, alors qu'il faisait une course de rue avec son cousin. Son cousin a perdu la maîtrise de sa voiture et est entré en collision avec un autre véhicule. Le cousin du demandeur a été tué et les passagers de l'autre véhicule ont été gravement blessés. Le demandeur a quitté la scène de l'accident, s'est stationné dans une rue transversale, et n'a pas appelé les secours. En imposant la sentence, le juge Baltman de la Cour supérieure de justice de l'Ontario, dans R v Kippax, [2010] OJ No 2021, au paragraphe 33, a noté que le demandeur :

[traduction]

[…] montre peu d'appréciation ou de regrets pour les horribles blessures qu'il a causées par sa conduite cette nuit-là. Comme l'auteur du rapport présentenciel l'a noté, il a besoin du milieu encadré d'un établissement correctionnel pour enfin comprendre.

 

 

 

[7]               En mars 2011, le demandeur a été déclaré coupable d'obstruction à un agent policier, après avoir plaidé coupable à cette accusation. (L'accusation plus grave de voies de fait sur un policier a été suspendue.) Ces accusations ont été portées contre le demandeur après son comportement lors d'une fête qui a eu lieu entre le moment où la course de rue a eu lieu et le moment où il a été incarcéré.

 

[8]               En rendant la décision qui fait l'objet du présent contrôle, la SI était saisie d'une copie du rapport d'arrestation pour cet incident, qui faisait état du fait que le demandeur avait plus d'une fois défié les ordres directs d'agents de police et qu'il avait été impliqué dans une altercation physique avec un agent lorsque ce dernier est intervenu pour calmer la fête. Il semble que la SI n'ait pas été saisie de ce rapport, ni des preuves au sujet de la déclaration de culpabilité de mars 2011, lors du premier examen des motifs de détention du demandeur (qui a eu lieu le 30 avril 2012 et que j'aborde ci-dessous).

 

[9]               Après sa déclaration de culpabilité et une période d'incarcération dans un pénitencier fédéral, le 26 avril 2012, on a accordé au demandeur une libération d'office, sous conditions. Ces conditions comprenaient une interdiction de posséder ou de conduire un véhicule à moteur, l'exigence qu'il ne sorte pas des limites établies dans la région de Toronto sans l'autorisation de son agent de probation et l'exigence qu'il ne soit pas associé avec des personnes qu'il savait où avait raison de croire qu'ils participaient à des activités criminelles.

 

[10]           Le 29 avril 2012, le demandeur a été placé en détention par les autorités de l'immigration. Le 30 avril 2012, la Section a rendu une ordonnance, le libérant de sa détention sous conditions, qui comprenaient l'exigence selon laquelle il devait respecter les conditions de sa libération d'office. Un cautionnement en espèces de 10 000 $ et un cautionnement d'exécution de 20 000 $ ont aussi été exigés (et fournis par deux cautions différentes). Dans ses motifs pour l'ordonnance libérant initialement le demandeur de la détention par les autorités de l'immigration, la Section a noté que [traduction] « les préoccupations quant à la question de savoir si le demandeur se présenterait sont plutôt négligeables » (Dossier de demande de contrôle judiciaire du demandeur, page 16). La SI a aussi conclu que le principal danger que le demandeur posait était lié à l'utilisation d'un véhicule à moteur, danger qui pouvait être atténué par les cautions et les conditions de libération.

 

[11]           Le 26 juin 2012, le demandeur et une de ses cautions ont été accusés d'infractions criminelles liées à l'opération d'une installation de culture de marijuana dans un entrepôt qui appartenait au demandeur. L'entrepôt est situé à l'extérieur des limites dans lesquelles le demandeur avait le droit de se trouver, conformément aux conditions de sa libération. Par conséquent, la libération d'office du demandeur a été révoquée et recalculée au 14 janvier 2013.

 

[12]           Le 7 novembre 2012, les accusations contre le demandeur découlant de sa présumée participation à l'installation de culture de marijuana ont été suspendues. (Les accusations contre la caution ont aussi été suspendues par la suite.) La transcription de l'audience présidée par le juge Gorewich de la Cour de justice de l'Ontario montre que le demandeur s'était engagé à témoigner dans le cadre de la cause de la Couronne contre d'autres personnes qui avaient été accusées en lien avec l'installation de culture de marijuana. Le demandeur a déposé un affidavit à la Cour de justice de l'Ontario, dans lequel il précisait qu'il n'était pas au courant de l'installation de culture.

 

[13]           Le 30 décembre 2012, le Commission des libérations conditionnelles du Canada [la CLCC] a imposé des conditions supplémentaires à la libération du demandeur, après avoir effectué un examen sur dossier. Bien que le demandeur souhaitait avoir l'occasion de présenter des observations dans le cadre d'une audience, on lui a refusé cette occasion, parce que les premières dates d'audience ont été ajournées afin de permettre à la CLCC de recueillir des preuves, puis en raison d'une tempête de neige. Par la suite, il ne restait pas suffisamment de temps avant la date prévue de mise en liberté surveillée du demandeur pour prévoir une audience en personne.

 

[14]           En rendant sa décision, la CLCC a conclu que le demandeur avait violé les conditions de sa libération d’office parce qu'il s'était rendu à l'entrepôt à Mississauga, en contravention de son autorisation de déplacement émise par son agent de probation, et qu'il s’était aussi associé avec des personnes qu'il savait ou avait raison de croire qu'elles étaient engagées dans des activités criminelles, en contravention de ses conditions de mise en liberté. La CLCC a fondé cette conclusion sur des rapports de police liés aux observations qui avaient entraîné les accusations en lien avec l'installation de culture de marijuana. La CLCC a aussi exprimé diverses préoccupations liées au danger que posait le demandeur, notant qu'il n'avait pas été franc avec son agent de probation au sujet des raisons pour lesquelles il se trouvait à l'entrepôt ou au sujet de l'endroit où il s'était rendu après avoir visité l'entrepôt, démontrant ainsi [traduction] « la nature permanente de ses attitudes criminelles » (dossier certifié du tribunal [DCT], à la page 47). La CLCC a aussi noté qu'elle avait des préoccupations au sujet du potentiel de violence du demandeur, en raison d'un rapport au sujet de ses activités alors qu'il était en prison, lorsqu'il a attaqué un autre détenu, lui causant une blessure à la tête qui avait saigné abondamment. La CLCC a conclu (DCT, à la page 48) :

[traduction]

En bref, le comportement constamment violent [du demandeur], examiné de pair avec le fait qu'il n'a pas été traité pour les facteurs de risque qui contribuent à ses comportements négatifs, et avec son dossier de mauvais rendement lors de périodes de surveillance dans la collectivité précédentes, montre clairement qu'il a besoin du plus haut niveau d'encadrement, de supervision et de soutien que l'on puisse actuellement trouver dans la collectivité.

 

Par conséquent, la CLCC a conclu que le demandeur devait habiter dans une maison de transition jusqu'à la fin de sa sentence et a imposé cette condition en plus des autres conditions de libération qui avaient déjà été imposées.

 

[15]           Le demandeur a interjeté appel en temps opportun de la décision de la CLCC à la Section d'appel de la CLCC, mais cette dernière n'a pas entendu l'appel en vertu de l'alinéa 147(2)d) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, ch 20, parce qu'il restait moins de 90 jours de détention au demandeur avant la date d'expiration du mandat. Le demandeur n'a pas tenté d'obtenir le contrôle judiciaire de la décision de la CLCC.

 

[16]           Le demandeur a été remis en liberté le 11 janvier 2013. Il a alors été placé en détention par les autorités de l'immigration et il y est resté depuis, parce que plusieurs décisions ont été rendues dans lesquelles il était conclu que le demandeur constitue un danger, au sens de l'alinéa 58(1)a) de la LIPR et de l'article 246 des Règles sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [les Règles], et qu'il se soustraira vraisemblablement au renvoi, au sens de l'alinéa 58(1)b) de la LIPR et de l'article 245 des Règles. Les cautionnements ont aussi été abandonnés (mais la décision à ce sujet fait l'objet d'une demande d'autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour).

 

La décision faisant l'objet du présent contrôle

[17]           Comme je l'ai noté, la décision faisant l'objet du présent contrôle a été rendue par la Section le 15 avril 2013 et elle ordonnait le maintien en détention du demandeur. La décision est composée de deux analyses distinctes : la première portant sur la question de savoir si le demandeur risque de se soustraire à son renvoi (ou qu'il présente un risque de fuite), et la deuxième portant sur le niveau de danger que le demandeur représente pour la société canadienne.

 

[18]           En ce qui a trait à la première partie – la question de savoir si le demandeur présente un risque de fuite – la Section a noté que sa préoccupation générale était que, comme le demandeur a habité toute sa vie au Canada, il était peu probable qu'il soit prêt à quitter le pays et que, par conséquent, il pourrait hésiter à se présenter pour son renvoi. La Section a ensuite examiné les antécédents criminels du demandeur, y compris les infractions qui ont été commises entre 1987 et 1994, ainsi que les infractions plus récentes, c'est-à-dire les déclarations de culpabilité pour conduite dangereuse de 2010 et la déclaration de culpabilité de 2011 pour entrave à un agent de la paix. La SI a conclu qu'il avait une « tendance à un comportement criminel continu, témoignant du fait que [le demandeur ne respecte] pas la loi. » La Section a poursuivi en déclarant que, bien que le demandeur le conteste, le dossier montre qu'il a contrevenu aux conditions de la caution d'immigration et de libération d’office et que, par conséquent, les cautionnements avaient été abandonnés. La SI a déterminé qu'elle n’était « pas en mesure d’aller au-delà de la Commission des libérations conditionnelles et de rendre une décision différente » en ce qui a trait à la question de savoir si le demandeur avait réellement contrevenu à ses conditions de libération d'office et elle a déclaré que la Cour fédérale examinait actuellement la question de savoir si la décision de la CLCC était raisonnable. La Section a continué en déclarant que « [s]i cette décision est accueillie en appel, alors M. Kippax sera en meilleure position pour soutenir qu’il n’aurait jamais dû être appréhendé une seconde fois aux fins d’immigration ». Cependant, la SI a conclu que, compte tenu de la décision de la CLCC, le demandeur avait contrevenu aux conditions de son ordonnance de libération et qu'il était donc peu probable qu'il se présente pour son renvoi.

 

[19]           En ce qui a trait à la deuxième partie de la décision de la Section – la question de savoir si le demandeur poserait un danger au public s'il était mis en liberté – la SI a de nouveau examiné le lourd dossier criminel du demandeur, en particulier les déclarations de culpabilité récentes et la gravité de l'infraction de conduite de 2010. La Section était particulièrement préoccupée par le manque apparent de remords ou de réhabilitation du demandeur, comme le démontrait son attitude à l'audience et pendant sa déclaration de culpabilité de 2011 pour entrave à un agent de la paix. Cependant, en concluant que le demandeur représentait un danger pour le public, la Section ne s'est pas fondée sur les circonstances liées à la contravention à la libération d'office.

 

Les observations des parties

[20]           Le demandeur soutient qu'il n'a pas contrevenu aux conditions de sa mise en liberté d'office ou de sa mise en liberté d'immigration. Il soutient que la SI a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve qu'il avait présentée à ce sujet, qui, à son avis, démontre l’erreur de la décision de la CLCC, et il soutient que la Section a, par conséquent, violé ses droits à l'équité procédurale et a incorrectement omis d'exercer sa compétence. Le demandeur soutient que l'audience de la Section a violé ses droits prévus par l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui constitue la partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B, Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.‑U.), parce qu'il est détenu dans le cadre d'un processus qui ne respecte pas l'équité fondamentale. Il soutient aussi que la Section aurait dû respecter la décision qu'elle a rendue dans l'examen des motifs de détention en avril 2012 (dans laquelle elle avait conclu que tout danger que le demandeur représentait était lié à sa conduite d'un véhicule et pouvait être atténué par des conditions), et qu'elle n'avait pas fourni des motifs [traduction] « clairs et convaincants » justifiant le fait qu'elle n'avait pas suivi cette décision, comme l'exige la jurisprudence. Le demandeur soutient que les questions qu'il soulève devraient être examinées en fonction de la norme de la décision correcte, parce qu'elles portent sur des questions constitutionnelles et des questions de compétence.

 

[21]           Quant à lui, le défendeur soutient que la décision doit être contrôlée en fonction de la norme de la décision raisonnable, et que la décision était entièrement raisonnable. Le défendeur soutient que la SI avait raison de ne pas « aller au-delà » de la décision de la CLCC, parce que les voies d'examen approprié pour cette décision sont l'appel et le contrôle judiciaire, et que le demandeur cherche à contester de façon incidente la décision de la CLCC devant la Section. Subsidiairement, le défendeur soutient que, même si la Section a commis une erreur en n'examinant pas la décision de la CLCC, la décision de la Section reste raisonnable en raison de sa conclusion indépendante selon laquelle le demandeur représente un danger pour le public.

 

[22]           En réponse à l'argument du demandeur selon laquelle il cherche incorrectement à contester de façon incidente la décision de la CLCC devant une autre instance et qu'il n'a pas suivi les voies d'examen appropriées, le demandeur note qu'on ne lui a pas permis d'interjeter appel de la décision de la CLCC et il soutient que, si le défendeur veut se fonder sur cette décision pour démontrer que le demandeur représente un risque de fuite, le demandeur devrait pouvoir contester le fondement de la décision devant la SI.

 

Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[23]           La présente demande soulève deux questions. La première est celle de savoir si la SI aurait dû examiner le fondement de la décision de la CLCC ou, pour reprendre les termes de la Section dans sa décision, si elle avait la compétence d’« aller au-delà de la Commission des libérations conditionnelles et de rendre une décision différente. » À mon avis, il s’agit là d’une des insaisissables « questions touchant véritablement à la compétence » qui, selon la Cour suprême du Canada, devrait être examinée en fonction de la norme de la décision correcte (voir Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30 [Alberta Teachers]; Nor-Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, au paragraphe 35; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, au paragraphe 18; Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 59 [Dunsmuir]). En tirant cette conclusion, je suis consciente de la mise en garde de la Cour suprême selon laquelle la catégorie des questions touchant véritablement à la compétence est très restreinte et que la Cour devrait éviter « de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 963 c Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 RCS 227; cité dans Alberta Teachers, au paragraphe 33 et Dunsmuir, au paragraphe 59; voir aussi Rogers Communications Inc c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, au paragraphe 62). Cependant, la décision de la Section quant à la question de savoir si elle peut réexaminer la décision de la CLCC est une décision qui doit être correcte. Pour reprendre les mots de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir,  « [l]’interprétation de ces pouvoirs doit être juste, sinon les actes [du tribunal] seront tenus pour ultra vires ou assimilés à un refus injustifié d’exercer sa compétence » (au paragraphe 59) [non souligné dans l’original.] Par conséquent, je conclus que la première question doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte.

 

[24]           La deuxième question porte sur la question de savoir si la conclusion de la Section au sujet du danger est raisonnable et, le cas échéant, si cela est un fondement suffisant pour que la décision soit maintenue.

 

[25]           La jurisprudence de la Cour établit que la SI a généralement droit à la déférence en ce qui a trait à ses décisions d'examen des motifs de détention, qui sont généralement assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir, par exemple, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c John Doe, 2011 CF 974, au paragraphe 3; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c B046, 2011 CF 877, au paragraphe 32; Walker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2010 CF 392, aux paragraphes 24 et 25). Comme mon collègue le juge Martineau l’a récemment déclaré dans la décision Muhammad c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 203, au paragraphe 5 :

Un décideur différent serait peut-être parvenu à un autre résultat, mais là n’est pas le critère et, somme toute, je dois conclure que la détention continue du demandeur, jusqu’au prochain contrôle des motifs de détention, est une issue acceptable au regard du droit et de la preuve au dossier.

 

En examinant la deuxième question soulevée par la présente demande – le caractère raisonnable de la décision quant au danger – je dois déterminer si la décision est transparente, justifiée et intelligible et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

 

 

Question 1 : examiner la décision de la commission des libérations

[26]           En ce qui a trait à la question de savoir si la Section devait réexaminer la décision de la CLCC, et dans quelle mesure, je n'ai pas à rendre une conclusion finale à ce sujet parce que la Section a commis une grave erreur de fait dans son examen de la question. Comme je l'ai mentionné, lorsqu'elle a traité les préoccupations du demandeur au sujet du fait qu'elle s'était fondée sur la conclusion de la CLCC selon laquelle il avait violé ses conditions de libération, la Section a noté que la Cour fédérale examinait actuellement une contestation de la décision de la CLCC (la Section mentionne un « appel » en cours, bien qu'il devrait techniquement s’agir d'un contrôle judiciaire).

 

[27]           Cependant, comme je l'ai noté, la Cour fédérale n'est pas saisie d'un tel contrôle judiciaire. La Section d'appel de la CLCC a refusé d'entendre l'appel du demandeur en raison de la fin imminente de sa sentence, et le demandeur n'a jamais contesté cette décision. À l'audience en l'espèce, l'avocat du défendeur a reconnu qu'il était encore possible de demander le contrôle judiciaire de la décision de la Section d'appel, parce que la Cour fédérale peut accorder une prorogation des délais normaux pour la présentation d'une telle demande.

 

[28]           Le fait (erroné) que contrôle judiciaire de la décision de la CLCC était pendant à la Cour fédérale était essentiel à la conclusion de la Section selon laquelle elle n'avait pas à examiner la preuve contestant la décision de la CLCC. Comme elle s'est fondée sur une conclusion de fait erronée, la Section n'a pas correctement apprécié la question de savoir si elle devait réexaminer la décision de la CLCC. La façon dont elle a traité la première question était donc incorrecte.

 

[29]           Je ne suis pas d'avis que cela règle nécessairement la question de savoir si la Section devrait déterminer si le demandeur a violé ses conditions de libération, parce qu'il s'agit la d'une conclusion qui dépend des faits qui, entre autres, soulève un intérêt institutionnel pour lequel la Section est la mieux placée pour rendre une décision. La Cour devrait pouvoir examiner ces facteurs avant de rendre une décision sur la question.

 

[30]           Cependant, je tiens à noter que si la SI examine cette question dans l'avenir, elle devrait être guidée par la doctrine de l'abus de procédure, comme l'a examiné la Cour suprême du Canada dans les arrêts Toronto (Ville) c S.C.F.P., Section locale 79, 2003 CSC 63,  et Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52 (qui pourrait être nuancé par Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19). À mon avis, l'enquête nécessaire pour cette question comprend un examen de l'équité de permettre au demandeur de contester les conclusions de la CLCC dans une procédure devant la Section et des circonstances de la conclusion de la CLCC dans ce dossier, qui doivent être mis en balance avec les intérêts institutionnels dans le caractère définitif des décisions de la CLCC et avec les compétences et rôles respectifs de la CLCC et de la SI.

 

Question 2 : le caractère raisonnable du fondement portant sur le danger pour la décision

[31]           À mon avis, la conclusion de la Section selon laquelle le demandeur présent un danger au public peut être séparée de ses conclusions au sujet de la question de savoir si le demandeur se présenterait pour de futures audiences ou pour un renvoi. Il est évident que la Commission a examiné les deux questions de façon distincte. En vertu de la LIPR, une seule conclusion est requise pour qu'une ordonnance de détention soit rendue. La question à trancher est donc celle de savoir si la conclusion de la Section au sujet du danger est raisonnable.

 

[32]           À mon avis, la conclusion de la Section sur le danger était fondée sur la preuve dont elle était saisie et elle était entièrement raisonnable.

 

[33]           La Section a examiné l'attitude du demandeur et le manque de remords dont il a fait preuve à l'audience, et dont il a fait preuve dans sa criminalité continue, en particulier dans ses interactions avec la police lors de l'incident d’entrave à un agent de la paix en 2011, et elle a conclu qu'il n'était pas réadapté. Compte tenu de son manque de réadaptation, la Section a conclu que le demandeur « se livrera vraisemblablement à des comportements à risque élevé semblables » et, par conséquent, elle a conclu qu'il présentait un danger pour le public.

 

[34]           Le demandeur a raison lorsqu'il soutient que la jurisprudence dicte que la SI ne doit pas s'éloigner de décisions précédentes sans preuve convaincante (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2004 CAF 4, aux paragraphes 10 à 13 [Thanabalasingham]). Cependant, une telle preuve existait en l'espèce : contrairement à la décision de la Section de libérer le demandeur le 12 avril 2012, dans la décision faisant l'objet du présent contrôle, la Section était saisie d'une preuve d'un manque de remords et de réadaptation de la part du demandeur, en plus d'accusations criminelles subséquentes (notamment, celle de 2011). À mon avis, cela constituait un fondement suffisant pour que la Section écarte sa conclusion du 30 avril 2012 et prenne une décision qui appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

[35]           Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée, parce que la conclusion de la Section quant au danger est raisonnable.

 

Question certifiée

[36]           Le demandeur a proposé la certification d'une question au sujet de la capacité de la Section d'examiner les motifs d'une décision de la CLCC et de rendre sa propre décision au sujet de la question de savoir s'il y a eu contravention aux conditions de libération. Le défendeur a noté que toute question certifiée devrait permettre de régler l'appel et il a précisé que ce ne serait pas le cas si je tranchais la décision comme je l'ai fait. Le défendeur a raison à ce sujet. Pour pouvoir certifier une question correctement, celle-ci doit être de portée générale et doit permettre de régler l'appel (Zazai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 89, au paragraphe 11). En l'espèce, la question proposée ne satisfait à aucun des deux critères, parce que ma décision est fondée sur des principes de droit bien établis et sur les faits particuliers de l'espèce.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.                  Aucune question de portée générale n'est certifiée au sens de l'article 74 de la LIPR;

3.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice-conseil

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2864-13

 

INTITULÉ :                                      Alan Kippax c Le Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 juin 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 14 juin 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nathan Gorham

Breana Vandebeek

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rusonik, O'Connor, Robbins, Ross, Gorham & Anglini LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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