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Date : 20130508

Dossier : IMM‑7403‑12

Référence : 2013 CF 483

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2013

En présence de madame la juge Tremblay‑Lamer

 

 

ENTRE :

 

NGESEUAKO HENGUVA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] d’une décision datée du 4 juillet 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

 

LES FAITS

[2]               La demanderesse est une citoyenne de la Namibie âgée de 23 ans. Au soutien de sa demande, elle allègue les faits suivants :

‑           Après le décès du grand‑père de la demanderesse en novembre 2010, l’aîné des oncles de la demanderesse a accédé au rang de chef de la famille et il a exercé des pressions sur la demanderesse pour qu’elle épouse son cousin. La demanderesse a refusé. Elle estimait que ce cousin était âgé de 50 ou même de 70 ans.

‑           Le cousin s’est mis à multiplier les visites à la demanderesse et à lui faire de fréquentes demandes en mariage. À l’une de ces occasions, il lui a demandé s’il pouvait coucher avec elle. La demanderesse a alors eu peur, particulièrement parce que son cousin la touchait souvent de façon inappropriée.

‑           La demanderesse s’est adressée à la police en décembre 2010, mais le policier qui l’a reçue lui a dit qu’il ne pouvait pas l’aider, car il ne pouvait rien faire contre les traditions.

‑           Comme sa famille continuait de la presser d’épouser son cousin, la demanderesse a décidé de venir au Canada.

‑           Les oncles de la demanderesse ont dit à la mère de celle‑ci que la famille cesserait de les soutenir financièrement toutes les deux si la demanderesse n’épousait pas son cousin dès son retour en Namibie.

 

DÉCISION DE LA COMMISSION

[3]               La Commission a fondé sa décision défavorable sur les constatations suivantes :

‑           Certaines parties du témoignage de la demanderesse n’étaient pas crédibles.

‑           La crainte d’être exclue de sa famille et de perdre le soutien financier de son oncle si elle persistait dans son refus d’épouser son cousin n’était pas suffisamment grave pour équivaloir à de la persécution. La Commission a fait remarquer qu’il serait raisonnable de supposer qu’une adulte âgée de 22 ans pourrait, si nécessaire, trouver un emploi et vivre de façon autonome en Namibie.

‑           La demanderesse a satisfait aux deux volets du critère relatif à la possibilité de refuge intérieur [PRI], étant donné que, selon la prépondérance des probabilités, i) il était peu plausible que son oncle et son cousin arrivent à la retrouver à Walvis Bay, qui compte 42 015 habitants, et ii) il n’était pas objectivement déraisonnable que la Commission s’attende à ce que la demanderesse cherche refuge à Walvis Bay.

           Compte tenu de la situation en Namibie et de toutes les circonstances de l’affaire, selon la prépondérance des probabilités, la demanderesse pourrait bénéficier d’une protection de l’État adéquate si elle devait retourner en Namibie.

 

QUESTIONS EN LITIGE

1.         La Commission a‑t‑elle conclu déraisonnablement que la demanderesse ne serait exposée à aucun risque de persécution?

 

2.         La Commission a‑t‑elle mal interprété le critère juridique relatif à une PRI?

 

3.         La Commission a‑t‑elle rendu une décision déraisonnable au sujet de la possibilité d’obtenir la protection de l’État?

 

NORME DE CONTRÔLE

[4]               Les conclusions tirées par la Commission quant à l’absence de persécution et à l’existence de la protection de l’État sont des questions mixtes de fait et de droit, et elles sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kemenczei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1349, aux paragraphes 21 et 22). Une conclusion est raisonnable si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

[5]               La question du critère juridique qu’il convient d’appliquer pour savoir s’il existe une PRI en est une de droit qui appelle un contrôle selon la norme de la décision correcte (Onyenwe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 604, au paragraphe 9).

 

ARGUMENTS ET ANALYSE

1.      La Commission a‑t‑elle conclu déraisonnablement que la demanderesse ne serait exposée à aucun risque de persécution?

 

[6]               La demanderesse soutient que la Commission a déraisonnablement conclu que le traitement auquel la demanderesse serait exposée n’équivalait pas à de la persécution. La Commission n’a pas reconnu que le mariage forcé craint par la demanderesse était lui‑même le préjudice à examiner, plutôt que la crainte de la demanderesse d’être exclue de sa famille. Qui plus est, la Commission n’a pas tenu compte du contexte culturel, des valeurs traditionnelles de la famille de la demanderesse ni des conséquences pour cette dernière si elle était exclue de sa famille et de sa communauté.

 

[7]               D’après le défendeur, ce qui ressort de la preuve n’est pas que la demanderesse serait forcée de se marier contre son gré. La demanderesse a plutôt affirmé dans son formulaire de renseignements personnels que sa famille exercerait des pressions sur elle pour qu’elle épouse son cousin et qu’elle serait exclue si elle refusait de le faire. Il était donc raisonnable que la Commission estime que le préjudice n’équivalait pas à de la persécution.

 

[8]               L’analyse faite par la Commission pour déterminer si la crainte de la demanderesse pouvait être considérée comme de la persécution se limitait aux deux paragraphes suivants :

20        Selon la jurisprudence, pour être considérés comme de la persécution, les mauvais traitements subis ou anticipés doivent être graves et, pour établir si de mauvais traitements peuvent être qualifiés de « graves », il faut examiner quel droit du demandeur d’asile pourrait être violé et dans quelle mesure l’existence, la jouissance ou l’exercice de ce droit pourrait être compromis. Cette approche a été approuvée par les tribunaux, qui ont également établi que le fait de compromettre gravement un intérêt doit équivaloir à la négation majeure « d’un droit fondamental de la personne ».

 

21        D’après le témoignage de la demandeure d’asile, il semblerait que si elle refuse d’acquiescer au désir de son oncle et d’épouser son cousin, elle « sera exclue et ne bénéficiera plus du soutien de son oncle ». Toutefois, elle a vingt‑deux ans; c’est une adulte, et il serait raisonnable de supposer qu’elle pourrait, si nécessaire, trouver un emploi et vivre de façon autonome en Namibie. La Commission estime que les mauvais traitements ne sont pas assez graves pour correspondre à de la persécution. En outre, la Commission conclut que le fait d’être exclue de sa famille, dont certains sont sources de persécution, ne correspond pas à de la persécution.

 

 

[9]               À mon avis, lorsqu’elle a déterminé si la crainte de la demanderesse pouvait être considérée comme de la persécution, la Commission a omis d’examiner ou même de reconnaître que la crainte première de la demanderesse était d’être forcée d’épouser son cousin. L’exclusion évoquée par la demanderesse était un problème secondaire découlant de sa crainte principale du mariage forcé. La demanderesse a déclaré dans l’exposé circonstancié de son formulaire de renseignements personnels que ses oncles lui avaient dit qu’elle « devai[t] » se marier avec son cousin et qu’elle « désobéissai[t] à la tradition » en refusant de le faire. Elle a affirmé qu’elle était venue au Canada parce que sa famille « n’arrêtait pas de faire des pressions sur [elle] » pour qu’elle épouse son cousin.

 

[10]           Je ne suis pas d’accord avec le défendeur qui affirme que, pour la demanderesse, faire l’objet de pressions (« pressured ») pour épouser son cousin n’est pas la même chose que d’être forcée de le faire (« forced »). Selon la définition de l’Oxford English Dictionary (en ligne : www.oed.com), le verbe « pressure » signifie [traduction] « faire pression sur quelqu’un, spécialement pour le contraindre ou le persuader en exerçant une pression psychologique ou morale ». Compte tenu de l’ensemble de la preuve et de cette définition du verbe « pressure », je suis convaincue que la demanderesse a effectivement été « forcée » de se marier avec son cousin. Étant donné que la Commission n’a pas déterminé si le préjudice direct du mariage forcé équivalait à de la persécution, je conviens avec la demanderesse que l’analyse de la Commission à cet égard était déraisonnable.

 

2.      La Commission a‑t‑elle mal interprété le critère juridique relatif à une PRI?

 

[11]           En ce qui concerne la conclusion relative à la PRI tirée par la Commission, la demanderesse avance que la Commission a exposé le critère de manière incorrecte et commis une erreur en intégrant la question de la protection de l’État à son analyse de la PRI.

 

[12]           Le défendeur affirme que la Commission a clairement retenu et appliqué la norme et le critère qu’il convient d’appliquer à la PRI, et que les mots et expressions précis devraient être interprétés dans leur contexte d’une manière qui assure l’harmonie et la cohérence interne.

 

[13]           Au paragraphe 24 de sa décision, la Commission a correctement exposé le premier volet du critère relatif à la PRI (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF)) :

24       Selon la jurisprudence concernant la PRI, la Commission doit se fonder sur un critère à deux volets pour envisager l’existence d’une PRI. Tout d’abord, la Commission doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que la demandeure d’asile soit persécutée ou, en l’espèce, qu’elle soit personnellement exposée, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumise à la torture dans la région du pays où se trouve la PRI […]

 

 

[14]           Toutefois, je suis d’avis que la Commission a mal interprété le critère relatif à la PRI. Comme la demanderesse le souligne, la Commission a tenu compte du fait que la demanderesse n’avait pas demandé la protection des autorités de Walvis Bay avant de quitter la Namibie dans son analyse de la PRI. En fait, la Commission a consacré cinq paragraphes de son analyse de la PRI à cette considération qu’elle a décrite comme une « sous‑question importante relativement à la PRI ». Après avoir examiné cette « sous‑question », dont elle a admis qu’elle chevauchait son analyse de la protection de l’État, la Commission a conclu qu’il ne serait pas objectivement déraisonnable qu’elle s’attende à ce que la demanderesse cherche refuge à Walvis Bay.

 

[15]           Il est bien établi en droit que la question de la protection de l’État est distincte de celle de la PRI. Il était incorrect pour la Commission d’entremêler ces deux questions dans son application du critère relatif à la PRI.

 

[16]           Je conviens également avec la demanderesse que la Commission a commis une erreur dans son analyse en demandant à la demanderesse de prouver que son oncle et son cousin « pourraient » la retrouver à Walvis Bay, car cette exigence assujettissait la demanderesse à un critère plus élevé que celui de la « possibilité sérieuse qu’elle soit persécutée ».

 

3.      La Commission a‑t‑elle rendu une décision déraisonnable au sujet de la possibilité d’obtenir la protection de l’État?

 

[17]           Enfin, j’estime que la Commission s’est également trompée dans son analyse de la protection de l’État. La conclusion de la Commission selon laquelle la demanderesse pourrait bénéficier d’une protection de l’État adéquate si elle devait retourner en Namibie et la demandait reposait sur les constatations suivantes :

‑           Le témoignage de la demandeure d’asile concernant ce qui est arrivé à d’autres victimes de mariages forcés et de violence familiale était vague et les raisons que la demandeure d’asile a données pour ne pas avoir fait appel à la police plus d’une fois n’étaient pas convaincantes.

‑           La demandeure d’asile n’a pas utilisé les recours dont elle disposait pour demander la protection de l’État avant de demander la protection internationale, comme de porter plainte au commissaire de la Police de la Namibie à propos du service médiocre qu’elle avait reçu de la police, d’intenter des poursuites devant un tribunal pénal ou civil, de demander l’aide d’organismes gouvernementaux ou non gouvernementaux, ou d’aller dans un refuge pour femmes.

 

[18]           Comme la demanderesse l’a fait valoir, l’analyse de la protection de l’État faite par la Commission n’a pas pris en compte le caractère adéquat de la protection de l’État dont la demanderesse pouvait se prévaloir pour se protéger du mariage forcé. Il n’est pas nécessaire que la protection de l’État soit parfaitement efficace (Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1211, au paragraphe 13, citant Burgos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1537, au paragraphe 36). Cela dit, tous les efforts déployés par le gouvernement de la Namibie pour protéger les victimes de mariages forcés doivent avoir, dans les faits, véritablement engendré une protection adéquate de l’État (EYMV c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1364, au paragraphe 16). Bien que la Commission ait examiné les recours qui s’offrent aux femmes victimes de violence familiale, elle n’a pas analysé la question de savoir si les femmes victimes de mariages forcés peuvent se prévaloir de ces recours.

 

[19]           En outre, contrairement à ce qui est énoncé dans les Directives no 4 : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, la Commission a conclu que la demanderesse pourrait obtenir des services et de la protection auprès d’organismes non gouvernementaux, comme les refuges pour femmes et les groupes de soutien pour femmes. Le fait que la revendicatrice ait ou non cherché à obtenir la protection auprès de groupes non gouvernementaux ne doit avoir aucune incidence sur l’évaluation de la protection qu’offre l’État. La jurisprudence de la Cour établit clairement que la police est présumée être la principale institution chargée d’assurer la protection des citoyens et que les autres institutions publiques ou privées sont présumées n’avoir ni les moyens ni le rôle d’assumer une telle responsabilité (Katinszki c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1326, au paragraphe 15).

 

[20]           Par conséquent, j’estime que la Commission a aussi évalué la protection de l’État de façon déraisonnable.

 

CONCLUSION

[21]           La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.


 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      La décision est annulée et le dossier est renvoyé à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

3.      Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Danièle Tremblay‑Lamer »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra‑Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑7403‑12

 

 

INTITULÉ :                                                  NGESEUAKO HENGUVA c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 2 mai 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE TREMBLAY‑LAMER

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 8 mai 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cheryl Robinson

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

David Cranton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kranc Associates

Avocats spécialisés en droit de l’immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney,

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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