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Date : 20130425

Dossier : T-1781-12

Référence : 2013 CF 432

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 25 avril 2013

En présence de monsieur le juge Zinn

 

ENTRE :

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

CHING-TE CHANG

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre) interjette appel de la décision par laquelle la juge de la citoyenneté Ann Dillon a accordé la citoyenneté à M. Chang. Le ministre soutient que la juge de la citoyenneté a agi déraisonnablement en concluant que M. Chang satisfaisait à l’exigence de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29.

 

[2]               M. Chang, un citoyen de Taïwan, est arrivé au Canada à titre de résident permanent le 9 avril 1996 avec son épouse et ses trois enfants. L’épouse et les enfants de M. Chang sont devenus citoyens canadiens le 24 janvier 2000. M. Chang a présenté une demande de citoyenneté le 26 août 2008. Durant la période pertinente de quatre ans, il a été présent au Canada pour seulement 585 jours, alors qu’il a été absent du pays durant 875 jours.

 

[3]               La juge de la citoyenneté a appliqué la décision Re Koo (1992), [1993] 1 CF 286, 59 FTR 27, afin de décider si, malgré ses absences du Canada, M. Chang avait centralisé son mode d’existence au Canada. La juge de la citoyenneté a conclu que tel était le cas, et ce, même si M. Chang s’était absenté de façon répétée et pour de longues périodes lorsqu’il était retourné à Taïwan pour s’occuper de ses parents et pour recevoir des soins médicaux.

 

[4]               Il est bien établi que l’analyse fondée sur la décision Re Koo comporte deux volets. D’abord, il faut décider si, avant ou au début de la période pertinente de quatre ans, le défendeur avait établi sa résidence au Canada. C’est seulement si cette condition est remplie que l’on peut passer au deuxième volet, c’est-à-dire se demander si le défendeur a continué à résider au Canada, malgré les absences « temporaires », et ce, en posant diverses questions, dont les suivantes :

(1) La personne était-elle physiquement présente au Canada durant une période prolongée avant de s’absenter juste avant la date de sa demande de citoyenneté?

 

(2) Où résident la famille proche et les personnes à charge (ainsi que la famille étendue) du requérant?

 

(3) La forme de présence physique du requérant au Canada dénote-t-elle que ce dernier revient dans son pays ou, alors, qu’il n’est qu’en visite?

 

(4) Quelle est l’étendue des absences physiques (lorsqu’il ne manque à un requérant que quelques jours pour atteindre le nombre total de 1 095 jours, il est plus facile de conclure à une résidence présumée que lorsque les absences en question sont considérables)?

 

(5) L’absence physique est-elle imputable à une situation manifestement temporaire (par exemple, avoir quitté le Canada pour travailler comme missionnaire, suivre des études, exécuter un emploi temporaire ou accompagner son conjoint qui a accepté un emploi temporaire à l’étranger)?

 

(6) Quelle est la qualité des attaches du requérant avec le Canada : sont-elles plus importantes que celles qui existent avec un autre pays?

 

[5]               En l’espèce, la juge de la citoyenneté a conclu que les absences de M. Chang du Canada étaient « considérables ». Elle a conclu que ces absences du Canada correspondaient à :

a.       65 % de la période antérieure à la période pertinente;

b.      60 % de la période pertinente;

c.       72 % de la période postérieure à la période pertinente (jusqu’au 31 janvier 2012).

Il est peut-être plus révélateur d’exprimer la situation du point de vue inverse, c’est-à-dire le temps que M. Chang a effectivement passé au Canada :

a.       35 % de la période antérieure à la période pertinente;

b.      40 % de la période pertinente;

c.       28 % de la période postérieure à la période pertinente (jusqu’au 31 janvier 2012).

 

[6]               Pour conclure que M. Chang résidait au Canada – conclusion qui ne repose pas sur l’épouse et les enfants ou leurs liens avec le Canada –, la juge de la citoyenneté s’est fondée sur les éléments de preuve suivants :

a.       M. Chang avait vendu son entreprise à Taïwan, avait été entièrement payé en 1999 et avait apporté cet argent avec lui au Canada;

b.      M. Chang avait ouvert un compte bancaire au Canada en août 1995, avant son arrivée au Canada;

c.       M. Chang avait acheté une maison à Vancouver en novembre 1995, au prix de 1,45 million de dollars;

d.      M. Chang produit régulièrement des déclarations de revenus canadiennes depuis 1996.

 

[7]               D’autre part, la juge de la citoyenneté a noté qu’après son arrivée au Canada en 1996, M. Chang était seulement resté au pays durant 33 jours, un période qui [traduction] « ne lui donnait pas véritablement l’occasion d’établir des liens avec le Canada ». La juge de la citoyenneté s’est ensuite exprimée de la sorte :

[traduction]

[L]orsque, comme en l’espèce, le demandeur a été résident permanent du Canada pour une longue période avant la période pertinente, il est logique et légitime de tenir compte du temps cumulatif que le demandeur a passé au Canada avant sa première absence durant la période pertinente, et ce, même si ce temps de présence a été accumulé de façon intermittente. Le demandeur est devenu résident permanent 8 1/3 années avant le début de la période pertinente. Il a été présent au Canada pendant 35 % de cette période, c’est-à-dire environ 1 068 jours. Il avait l’habitude de passer, en moyenne, 23 jours de suite au Canada, bien qu’il soit aussi resté au pays pour des périodes de 47 et de 80 jours et qu’il ait été présent plus d’un mois à 11 autres reprises.

 

Puisque le demandeur a toujours vécu dans sa propre maison avec sa famille proche et qu’il a établi des liens dans sa collectivité (principalement au sein de son église), il est possible de conclure avec confiance que, compte tenu de sa présence cumulative au Canada, le demandeur avait bel et bien passé suffisamment de temps au Canada pour y établir sa résidence et y établir des liens avant la période pertinente.

 

[8]               À mon avis, le raisonnement de la juge de la citoyenneté est erroné. Si M. Chang n’avait pas établi sa résidence au Canada dans les 33 premiers jours qu’il a passés au pays, comment pourrait-on conclure qu’il a pu le faire au cours des 8 1/3 années suivantes, une période où sa présence moyenne au Canada durait seulement 23 jours et où, selon mes calculs, son absence moyenne dépassait 65 jours. La juge de la citoyenneté n’a pas expliqué quand et comment M. Chang a commencé à résider au Canada.

 

[9]               On pourrait croire que le « comment » est expliqué au deuxième paragraphe du passage des motifs de la juge de la citoyenneté reproduit ci-dessus. Toutefois, les faits n’étayent pas cette conclusion. La juge de la citoyenneté affirme que M. Chang vivait dans sa propre maison à Vancouver, avec sa famille proche. Toutefois, selon les faits dont la juge de la citoyenneté disposait, M. Chang a aussi vécu dans sa propre maison à Taïwan avec sa famille proche (c’est‑à‑dire sa mère, jusqu’à ce qu’elle meure, et son père), et ce, pour des périodes dont la durée cumulative est supérieure à celle de ses présences au Canada. La juge de la citoyenneté a aussi affirmé que M. Chang [traduction] « a établi des liens dans sa collectivité [au Canada] (principalement au sein de son église) », mais la preuve révèle qu’il avait conservé des liens importants avec Taïwan. Plus précisément, M. Chang a passé de longues périodes à Taïwan lorsqu’il visitait sa mère, qui était malade, il continue d’aller voir son père, qui est hospitalisé, et il reçoit lui-même des traitements médicaux et subi des tests médicaux pour diverses maladies (cirrhose, hépatite C et peut-être le cancer) lorsqu’il se trouve à Taïwan.

 

[10]           Dans les circonstances, j’estime qu’il était déraisonnable de conclure que M. Chang avait déjà établi sa résidence au Canada à quelque moment que ce soit avant la période pertinente. La conclusion contraire de la juge de la citoyenneté n’est ni justifiée ni transparente ni intelligible (voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9).

 

[11]           En outre, bien que la juge de la citoyenneté ait analysé chacun des deux facteurs de la décision Re Koo, son raisonnement selon lequel les absences répétées de longue durée du Canada de M. Chang étaient simplement des absences temporaires de sa résidence principale est déraisonnable. La situation de M. Chang est fort semblable à celle de Mme Willoughby dans l’affaire visée par la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Willoughby, 2012 CF 489, où la juge Snider s’est exprimée de la sorte aux paragraphes 8 à 10 :

[8]        […] J’estime toutefois [que le juge] a mal apprécié la nature des attaches de Mme Willoughby avec le Canada et n’a pas procédé à l’analyse des éléments de preuve. Le principal problème est que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte de la nature des absences du Canada de Mme Willoughby. Ces absences n’étaient pas temporaires et ne devraient pas être moins fréquentes dans l’avenir.

 

[9]        En effet, presque tous les faits présentés au juge de la citoyenneté militent contre l’octroi de la citoyenneté canadienne. Non seulement Mme Willoughby a passé 745 jours à l’extérieur du Canada, mais la fréquence de ses absences n’était pas sur le point de changer. Mme Willoughby a un appartement en Australie qu’elle utilise lorsqu’elle rend visite aux membres de sa famille immédiate (ses filles et petits‑enfants). Bien que Mme Willoughby ait une maison et un mari au Canada, ses longues absences du Canada constituent « un mode structurel de vie à l’étranger plutôt qu’une situation temporaire » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Camorlinga‑Posch, 2009 CF 613, 347 FTR 37, au paragraphe 50 [soulignement supprimé]). Il est tout au plus possible de dire que Mme Willoughby a établi deux demeures, l’une au Canada et l’autre en Australie. Comme l’a souligné le juge Martineau dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Chen, 2004 CF 848, au paragraphe 10, [2004] ACF no 1040 :

 

Quand les absences sont un mode de vie régulier plutôt qu’un phénomène temporaire, elles indiquent que la vie est partagée entre les deux pays, et non pas un mode de vie centralisé au Canada, comme le prévoit la Loi [...]

 

[10]      À mon avis, la décision du juge de la citoyenneté est loin d’appartenir aux issues possibles acceptables et ne respecte pas les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité.

 

[12]           En l’espèce, comme dans l’affaire Willoughby, la preuve ne démontre pas l’existence d’absences temporaires du Canada, pays où le défendeur aurait centralisé son mode d’existence, mais plutôt d’un mode d’existence où le défendeur a partagé sa vie entre deux pays (et où la majorité du temps est passé à l’étranger). Cette situation n’est pas suffisante pour obtenir la citoyenneté canadienne.

 

[13]           Les parties ont convenu que la partie qui obtiendrait gain de cause aurait droit à des dépens de 1 500 $.

 

 


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE que l’appel est accueilli, la décision de la juge de la citoyenneté est annulée et la somme de 1 500 $ est accordée au défendeur au titre des dépens.

 

 

« Russel W. Zinn »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1781-12

 

INTITULÉ :                                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c CHING-TE CHANG

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 avril 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 25 avril 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

François Paradis

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel L. Kiselbach

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Miller Thomson LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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