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Date : 20130423

Dossier : IMM‑6607‑12

Référence : 2013 CF 417

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2013

En présence de madame la juge Simpson

 

ENTRE :

 

HOURYAH ELAKELE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Hourvah Elakele [la demanderesse] sollicite, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] le contrôle judiciaire de la décision, en date du 7 juin 2012, par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a refusé de lui reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger [la décision].

 

[2]               Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande sera accueillie.

 

Les faits

[3]               La demanderesse est une femme âgée de 33 ans, citoyenne d’Israël et membre d’une tribu bédouine. Elle craint que ses frères commettent un « crime d’honneur » sur sa personne si elle retourne en Israël, en raison de son mariage avec un homme canadien.

 

[4]               Dans son formulaire de renseignements personnels [FRP], daté du 21 octobre 2011, la demanderesse a décrit sa famille comme conservatrice et traditionaliste. Le frère aîné de la demanderesse exerçait un contrôle absolu sur les femmes de la maison lorsque la demanderesse vivait en Israël, et cette dernière subissait des punitions, parfois corporelles, lorsqu’elle ne suivait pas les règles strictes de son frère ou que ses actes allaient à l’encontre des rôles traditionnels attribués à chaque sexe. En dépit de la situation, la demanderesse a réussi à étudier à l’université et à devenir enseignante. En 2010, elle a rencontré sur Internet un homme canadien appelé Mohamed avec lequel elle a noué une relation. En juin 2010, prétextant un voyage d’affaires, elle s’est rendue au Canada pour lui rendre visite. Elle a épousé Mohamed au Canada en juillet 2010 à l’insu de sa famille. La demanderesse devant rentrer en Israël pour son travail, Mohamed et elle‑même ont convenu de cacher leur mariage à la famille de celle‑ci. Par conséquent, en mars 2011, Mohamed s’est rendu en Israël où il a prétendu rencontrer la demanderesse pour la première fois. En temps opportun, la famille de la demanderesse a consenti à leur union et ils se sont mariés de nouveau en Israël, comme si c’était la première fois.

 

[5]               La demanderesse est retournée au Canada le 30 juin 2011 pour y vivre avec son époux. Toutefois, elle a vite compris que Mohamed s’attendait à ce qu’elle suive les principes religieux traditionnels qu’elle croyait avoir laissés derrière elle en Israël. Il lui faisait également subir de la violence verbale. En septembre 2011, la demanderesse a quitté son époux et s’est rendue dans un refuge pour femmes.

 

[6]               Tandis qu’elle vivait au refuge, la demanderesse a appris que ses frères avaient découvert que son mariage s’était rompu et que son époux l’accusait d’être une mauvaise épouse. Ses frères avaient également appris qu’elle s’était mariée une première fois au Canada et de leur point de vue traditionaliste, comme le mariage en sol canadien avait eu lieu sans leur consentement, ils estimaient que la demanderesse avait eu des relations sexuelles avant le mariage. Les éléments de preuve sont contradictoires quant à la façon dont les frères ont pris connaissance des faits qui se sont produits au Canada, mais il ne faisait pas de doute que les accusations de Mohamed faisaient l’objet de rumeurs dans la collectivité bédouine de la demanderesse en Israël. Dans son FRP, elle a supposé que l’une de ses amies pouvait être à l’origine des commérages, laquelle était aussi une « amie » de son époux sur Facebook. La demanderesse affirme que les allégations proférées contre elle déshonorent sa famille et qu’elle doit être punie pour cette raison. Sa sœur aînée a signé un affidavit dans lequel elle déclare que ses frères ont menacé de [traduction] « l’abattre » si elle retournait en Israël. Pour ces raisons, elle a présenté une demande d’asile le 7 septembre 2011.

 

La décision

[7]               La Commission a conclu que la demanderesse manquait de crédibilité parce que les éléments de preuve qu’elle a présentés étaient incohérents et contradictoires. La Commission a également conclu qu’elle n’avait pas établi que l’État d’Israël ne pouvait pas lui offrir une protection adéquate. Enfin, la Commission a conclu qu’elle disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Jérusalem.

 

Analyse

[8]               Je suis d’avis que la décision était déraisonnable pour deux raisons. Premièrement, la principale conclusion quant à la crédibilité repose sur une interprétation erronée du contenu du FRP de la demanderesse. Deuxièmement, la décision permet de voir que la Commission n’a pas examiné convenablement les documents à l’appui du témoignage de la demanderesse, à la fois en ce qui a trait à la protection de l’État et à la PRI. Je traiterai tour à tour de chacun de ces points.

 

Crédibilité

[9]               L’une des principales raisons qui ont amené la Commission à douter de la crédibilité de la demanderesse est que la Commission croyait que le FRP de la demanderesse ne mentionnait pas que ses prétendues transgressions avaient été révélées aux membres de sa communauté en Israël par la voie de Facebook et que c’était la source des rumeurs entendues par ses frères. Au paragraphe 25 de la décision, la Commission a énoncé ce qui suit :

Le fait que la demandeure d’asile n’a fait nulle mention des rumeurs diffusées sur Facebook dans l’exposé circonstancié m’amène à tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité de ses allégations.

 

[10]           La Commission était toutefois dans l’erreur. Au paragraphe 34 du FRP, il est clairement indiqué que la demanderesse soupçonnait que l’un des membres de la communauté avait été mis au fait de sa situation par Facebook. L’extrait pertinent est le suivant :

[traduction]

Cependant, Mohamed doit avoir communiqué avec quelqu’un d’autre du village, parce que toute la communauté était au courant des allégations proférées contre moi par Mohamed. Mohamed et moi avions une amie commune sur Facebook, qui vivait dans le village dont j’étais originaire. Je crois qu’il a dû le lui dire et qu’elle en a informé d’autres personnes. Les gens de mon village aiment énormément jaser, plus particulièrement au sujet de l’honneur des autres.

 

[11]           Même si le fait que la Commission ait cru à tort qu’aucune mention de Facebook ne figurait dans le FRP [l’omission] n’expliquait pas à lui seul la conclusion défavorable quant à la crédibilité, la transcription de l’audience révèle que l’omission était d’une importance centrale pour la Commission. La demanderesse a été interrogée à maintes reprises au sujet de l’omission et elle a eu beau tenter de dire à la Commission qu’il était bien question de Facebook dans son FRP, il semble que la Commission ait ignoré son témoignage. Compte tenu de cette interprétation fondamentalement erronée du témoignage de la demanderesse, j’ai conclu que sa crédibilité doit être réévaluée.

 

Défaut d’examiner une preuve documentaire

[12]           La Commission a traité très brièvement des questions de la PRI à Jérusalem et de la possibilité d’obtenir une protection adéquate de l’État. Quatre paragraphes brefs étaient consacrés à la protection de l’État, tandis que sept paragraphes, dont quatre ne contenant qu’une phrase, portaient sur la PRI. Sur ces deux questions, la Commission a critiqué la demanderesse parce qu’elle n’avait pas produit une preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption de protection offerte par l’État et pour établir qu’il existait une possibilité sérieuse qu’elle se fasse repérer par ses frères à Jérusalem.

 

[13]           Toutefois, la Commission n’a pas tenu compte des preuves probantes provenant de sources fiables qui se rapportaient aux deux questions. À titre d’exemple, l’opinion de l’expert Neve Gordon, un professeur du département de politique et de gouvernement de l’Université Ben Gourion du Néguev, en Israël, traitait de l’absence de protection étatique offerte aux femmes bédouines en Israël et expliquait que la police israélite permet aux chefs de clans arabes de décider de l’issue des prétendues querelles conjugales au nom des [traduction] « différences culturelles ». Le professeur Gordon était également d’avis que les femmes arabes qui ont, d’une façon ou d’une autre, [traduction] « sali » l’honneur de leur famille sont en danger en Israël et ne peuvent pas faire confiance aux autorités.

 

[14]           Nitza Berkovitch, également professeure à l’Université Ben Gourion, a fourni des renseignements semblables, en plus de traiter de la possibilité pour les femmes bédouines de fuir dans d’autres régions d’Israël. Elle a déclaré qu’il est impossible de [traduction] « disparaître » dans un pays petit comme Israël. Selon elle, une femme bédouine seule ne pourrait se mêler à la population juive majoritaire et attirerait l’attention si elle tentait d’intégrer une autre communauté bédouine. De plus, étant donné qu’aucune communauté ne voudrait avoir la réputation d’aider les fugitifs, elle serait probablement renvoyée à sa propre communauté. Enfin, d’après une réponse à une demande d’information datée du 11 février 2010, les activistes qui défendent les droits des femmes israélites croient que l’État ne réagit pas convenablement aux crimes « d’honneur »; selon la documentation, la police considère ces crimes comme faisant [traduction] « partie intégrante de la culture musulmane ».

 

[15]           Ces éléments de preuve corroborent le témoignage livré par la demanderesse à l’audience et, plus particulièrement, les raisons qu’elle a données pour expliquer pourquoi elle ne pouvait s’attendre à ce que la police assure sa sécurité et ne pouvait vivre à Jérusalem. Bien que cette information soit tout à fait à propos, la Commission n’a aucunement laissé entendre qu’elle avait expressément examiné ces documents.

 

[16]           L’avocat du défendeur a avancé à l’audience que la Commission avait bien examiné ces éléments de preuve, comme en fait foi l’extrait suivant figurant au paragraphe 46 de la décision : « bien que la protection de l’État ne soit pas aussi satisfaisante que souhaité en ce qui concerne les victimes potentielles de crimes d’honneur dans la communauté bédouine, comme il est indiqué dans la preuve documentaire présentée par la demandeure d’asile, cette dernière n’a pas produit une preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption ». À mon avis, cet énoncé est inadéquat parce qu’il est vague. Si la Commission entend faire abstraction de preuves d’experts et de preuves documentaires qui ont un rapport direct avec la demande, elle doit justifier sa décision en termes explicites et elle devrait dire clairement si elle considère que la protection de l’État en Israël est adéquate pour les femmes arabes qui se trouvent dans la situation de la demanderesse.

 

[17]           Pour ces motifs, il doit être statué à nouveau sur l’affaire.

 

[18]           Aucune question à certifier n’a été proposée conformément à l’alinéa 74d) de la Loi.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que la décision soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

 

 

« Sandra J. Simpson »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra‑Belle Béala De Guise

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑6607‑12

 

INTITULÉ :                                                  HOURYAH ELAKELE c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 21 mars 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                  LA JUGE SIMPSON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 23 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Carole Simone Dahan

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Daniel Engel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Bureau du droit des réfugiés

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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