Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20130408

Dossier : T-2007-12

Référence : 2013 CF 350

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 avril 2013

En présence de Madame la juge Snider

 

ENTRE :

THAHOKETOTEH DE KANEKOTA

 

demandeur

 

et

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

défenderesse

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Le demandeur, qui se représente lui-même, a intenté devant la Cour une action contre Sa Majesté la Reine (la Couronne ou la défenderesse), en signifiant et déposant, le 5 novembre 2012, une demande dans laquelle il sollicite :

[traduction]

 

[U]ne déclaration portant que [SMR] est soumise à l’« obligation juridique » de type « fiduciaire », au sens d’In re Indian Claims (1896) et de l’article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867, de ne pas appliquer ou autoriser l’application de lois fédérales ou provinciales à la rivière Grand ou à la concession de Haldimand, sauf au moyen d’un traité conforme à la Proclamation royale de 1763 et établi, en cas de différend, devant le Comité royal permanent constitué par l’Order in Council (UK), 1704 [le Décret de 1704].

 

 

[2]               Le demandeur n’avance aucun fait à part celui de se présenter comme [traduction] « Onkwehonwe […] de la Nation kanienkehaka [… mohawk] ». Sa demande consiste plutôt en une série d’observations juridiques; il déclare au paragraphe 14 (le dernier) :

[traduction]

 

Le seul véritable enjeu consiste à définir prima facie le droit applicable au territoire et la relation fiduciaire correspondante entre les parties, une question qui ne concerne que la compétence constitutionnelle, qui est tranchée à des fins de stare decisis.

 

[3]               Sur cette base, le demandeur propose que l’action soit décidée en fonction de l’alinéa 220(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), à titre de question préliminaire de droit constitutionnel; il a aussi déposé, conjointement avec sa demande, un [traduction] « Dossier de requête » pour que la Cour statue sur cette question.

 

[4]               Le 3 janvier 2013, la défenderesse a déposé une requête en radiation de l’action du demandeur, au motif qu’il était évident et manifeste qu’elle ne pouvait aboutir (alinéa 221(1)a) des Règles).

 

[5]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’accord avec la défenderesse et radierai l’action sans autorisation de la modifier. Deux raisons primordiales justifient cette conclusion : a) la demande ne repose sur aucun fondement factuel; b) l’action n’a aucune chance raisonnable de succès.

 

L’absence de contexte factuel

 

[6]               Le demandeur veut obtenir une déclaration substantielle concernant ses droits constitutionnels. Cependant, le vice fatal de sa demande est qu’elle ne contient aucune allégation spécifique contre la défenderesse, en dehors de ce qui m’apparaît comme une affirmation vague et générale voulant que cette dernière n’ait pas reconnu les droits fonciers de la Nation kanienkehaka ni la relation fiduciaire qui la lie à la Couronne. Elle ne fournit aucun exemple ou détail des conséquences de cette défaillance prétendue sur le demandeur. Ce cas de figure ne permet pas de statuer sur un enjeu strictement juridique, puisque la question posée est tout à fait hypothétique et dépourvue de contexte factuel.

 

[7]               Les causes d’action doivent reposer sur des faits matériels, et ceci est particulièrement vrai lorsque les demandeurs souhaitent régler une question constitutionnelle. Comme l’a bien souligné la Cour suprême du Canada, « [l]es questions constitutionnelles ne doivent pas être examinées dans un vide factuel » (Bande Kitkatla c Colombie-Britannique (Ministre des Petites et moyennes entreprises, du Tourisme et de la Culture), 2002 CSC 31, [2002] 2 RCS 146, au paragraphe 46).

 

[8]               Je sais bien que la Cour est disposée, dans certains cas, à statuer sur des questions strictement juridiques. Par exemple, dans Daniels c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2008 CF 823, [2008] ACF no 1025 (Daniels (juge Hugessen)), le juge Hugessen a refusé de radier une demande de jugement déclaratoire concernant les droits des Indiens non inscrits et des Métis.

 

[9]               Cependant, contrairement au cas qui nous occupe, la demande dans Daniels divulguait de nombreux faits matériels et soulevait bien plus qu’une question juridique hypothétique. Comme l’a expliqué le protonotaire Hargrave dans une décision antérieure portant sur la même demande (Daniels c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2002 CFPI 295, [2002] 4 CF 550, au paragraphe 5) :

Les demandeurs ne revendiquent pas ici des droits précis, mais ils cherchent plutôt à obtenir en premier lieu des jugements déclaratoires au sujet de la portée de l’expression « Indiens » figurant au paragraphe 91(24) de la Loi constitutionnelle de 1867; ils affirment en outre deuxièmement, que la Couronne a envers eux une obligation fiduciaire; ils affirment enfin qu’en théorie, ils ont le droit à ce qu’on négocie avec eux de bonne foi. Comme je l’ai déjà dit, on ne demande la reconnaissance d’aucun droit précis, mais la déclaration renferme un certain nombre d’exemples de dénégations et de refus auxquels ont fait face les Métis et les Indiens non inscrits, notamment en matière de soins de santé, d’éducation, d’accès aux avantages matériels et culturels offerts aux Indiens inscrits, en ce qui concerne les poursuites criminelles auxquelles ils font face lorsqu’ils cherchent à exercer les droits ancestraux de chasse, de piégeage, de pêche et de cueillette sur les terres publiques ainsi qu’en ce qui concerne l’omission de la part du gouvernement fédéral de négocier ou de conclure des traités à l’égard de droits ancestraux non éteints. Ce ne sont pas les avantages qui leur sont refusés en tant que tels que les demandeurs cherchent à incorporer dans la réparation sollicitée dans la déclaration; les demandeurs cherchent plutôt à obtenir des jugements déclaratoires qui, de leur côté, pourraient leur permettre, en tant qu’Indiens non inscrits et de Métis, de prouver un jour qu’ils ont droit à ce dont ils affirment avoir été privés. Ce qu’il importe ici de noter, c’est que les demandeurs cherchent à obtenir une désignation. Il importe peu à ce stade que pareille désignation puisse dans l’avenir donner naissance à un droit. [Non souligné dans l’original.]

 

[10]           De plus, le dossier dont disposait le juge de première instance qui a fini par instruire l’action était très volumineux, et comprenait une quantité considérable de témoignages d’experts et plus de 800 pièces, ainsi que des extraits de plus de 15 000 documents (Daniels c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2013 CF 6, [2013] ACF no 4, au paragraphe 70 (Daniels (juge Phelan))).

 

[11]           La demande et le dossier qui m’ont été présentés en l’espèce n’ont rien de comparable. La demande n’explique pas du tout en quoi le demandeur subirait un préjudice s’il n’obtenait pas la déclaration sollicitée, ni en quoi celle-ci lui serait utile.

 

[12]           Dans Daniels (juge Hugessen), précitée, au paragraphe 7, le juge Hugessen décrit ainsi les exigences liées à l’octroi d’un jugement déclaratoire :

[traduction]

 

Les trois conditions classiques à remplir pour obtenir un jugement déclaratoire de la Cour, et à mon avis de tout autre tribunal, sont les suivantes :

 

1.         Le demandeur a un intérêt;

 

2.                  Il existe un adversaire valable pour s’opposer à la demande;

 

3.                  La question soulevée, et à l’égard de laquelle la déclaration est réclamée, est réelle et grave et pas simplement hypothétique ou théorique.

 

(Bande indienne Montana c. Canada, [1991] 2 C.F. 30 (C.A.), autorisation d’appel devant la C.S.C. refusée (1991), [1991] C.S.C.R. no 164, 136 N.R. 421).

 

[13]           Dans l’affaire dont je suis saisie, le demandeur soulève une question [traduction] « simplement hypothétique ou théorique ». Dans les circonstances, je suis d’avis que l’action doit être radiée parce qu’elle ne repose sur aucune cause.

 

Il n’y a aucune cause d’action valable

 

[14]           S’il s’avérait toutefois que j’avais tort et que cette demande soulevait une question relevant de la compétence des tribunaux, je dois me demander si elle est susceptible d’aboutir. En d’autres mots, les allégations qu’elle contient sont-elles défendables sur le fond? Je suis d’avis que non.

 

[15]           Le critère requis pour radier une demande est bien connu. Comme l’a énoncé la Cour suprême dans R c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2011 CSC 42, [2011] 3 RCS 45, au paragraphe 17, « l’action ne sera rejetée que s’il est évident et manifeste, dans l’hypothèse où les faits allégués seraient avérés, que la déclaration ne révèle aucune cause d’action raisonnable ».

 

[16]           Les arguments du demandeur reposent entièrement sur deux documents. Tout d’abord, il fait valoir que la rivière Grand et la concession de Haldimand ne devraient pas être soumises aux lois fédérales ou provinciales, à moins qu’un traité ne le prévoie, conformément à la Proclamation royale de 1763, App II, no 1 (la Proclamation royale). Deuxièmement, il soutient que le Comité royal permanent constitué par le Décret de 1704 est compétent à l’égard de tout différend en cette matière.

 

[17]           À mon avis, ces deux arguments sont fondamentalement viciés; ni la Proclamation royale ni le Décret de 1704 n’ont l’effet invoqué par le demandeur.

 

La Proclamation royale

 

[18]           Contrairement aux affirmations du demandeur, la Proclamation royale n’empêche pas et ne peut empêcher l’application de lois fédérales et provinciales au territoire en question. Ce document a été révoqué avant que l’intérêt relatif à la terre allégué par le demandeur n’ait surgi, ce qui lui retire toute pertinence.

 

[19]           La Proclamation royale est un exercice de la prérogative royale (Chippewas of Sarnia Band c Canada (Procureur général) (2000), 51 OR (3d) 641, 195 DLR (4th) 135 (CA), aux paragraphes 186 à 192 (Chippewas)). À ce titre, elle peut être supplantée par une loi (Black c Canada (Premier ministre) (2001), 54 OR (3d) 215, 199 DLR (4th) 228 (CA), au paragraphe 27).

 

[20]           Le problème pour le demandeur vient de ce que la Proclamation royale, dans la mesure où elle aurait pu se rapporter aux terres visées par ses arguments, a été révoquée par l’Acte de Québec de 1774 (RU), 14 George III, c 83 (l’Acte de Québec). Plus précisément, l’article IV de l’Acte de Québec a abrogé la Proclamation royale en ce qui a trait au gouvernement et à l’administration de la justice au Québec et dans le sud de l’Ontario, qui faisait alors partie du Québec.

 

[21]           Cette mise au point historique concernant la Proclamation royale porte un coup fatal à l’argument du demandeur. Ce dernier invoque une cession de terre accordée aux Mohawks par la Proclamation de Haldimand de 1784. Les intérêts autochtones protégés par la Proclamation royale, alors qu’elle était en vigueur, ont subsisté conformément à l’article III de l’Acte de Québec (voir, par exemple, St Catharines Milling and Lumber Co c Ontario (Procureur général) (1887), 13 RCS 577, à la page 648; Ontario (Procureur général) c Bear Island Foundation (1989), 68 OR (2d) 394, à la page 410, 58 DLR (4th) 117 (CA) conf. par [1991] 2 RCS 570, 83 DLR (4th) 381 (Bear Island)). Cependant, l’intérêt à présent revendiqué par le demandeur n’a surgi qu’après la révocation de la Proclamation royale. Celle-ci ne peut avoir aucune pertinence juridique à l’égard d’un intérêt sur une terre qui n’a surgi qu’après la révocation de ce document.

 

[22]           La situation présente peut se comparer à l’arrêt Bear Island, où la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que l’Acte de Québec avait pour effet de révoquer les dispositions de la Proclamation royale sur la cession de terres. Par conséquent, une cession postérieure à cette révocation n’est pas régie par les procédures afférentes prévues dans la proclamation (Bear Island, précité, à la page 410; voir également Chippewas, précité, aux paragraphes 19 et 186 à 219). De même, en l’espèce, l’intérêt né d’une cession de terres survenue en 1784 ne peut être protégé par la Proclamation royale révoquée en 1775.

 

[23]           En somme, il est évident et manifeste que la Proclamation royale ne peut empêcher l’application de lois fédérales et provinciales, ainsi que le soutient le demandeur.

 

Le décret

 

[24]           Le décret invoqué par le demandeur n’empêche pas davantage l’application de lois fédérales et provinciales, pas plus qu’il ne prévoit de mécanismes de résolution des conflits applicables à tous les différends entre les Premières Nations et la Couronne.

 

[25]           Le Décret de 1704 concernait spécifiquement un différend précis entre la Couronne et les Mohegans. La Commission créée par ce décret avait pour objectif de protéger pacifiquement les intérêts des Mohegans sur leurs terres de réserve. Ce mécanisme de résolution de conflit, créé pour régler un litige vieux de plus de trois cents ans, ne s’applique pas de manière générale à tous les litiges entre les Premières Nations et la Couronne. Le juge Friesen est parvenu à cette conclusion dans le contexte d’un procès pour outrage dans R c Clark, [1997] BCJ no 715 (C Prov), aux paragraphes 33 à 35. Le juge Bowman, de la Cour canadienne de l’impôt, a conclu de même que le Décret de 1704 n’avait aucune pertinence juridique au Canada et que, quand bien même ce serait le cas, ses effets juridiques n’étaient pas maintenus par les articles 109 et 129 de la Loi constitutionnelle de 1867 (RU), 30 & 31 Vict, c 3, réimprimée dans LRC 1985, App II, no 5 (Clark c Canada, [1994] ACI no 1046, conf. par [1997] 2 CTC 334, [1997] ACF no 555 (CA), aux paragraphes 12 à 16).

 

[26]           De plus, tout appel devant le Conseil privé autorisé par le Décret de 1704 a été aboli en 1949. L’article 52 de la Loi sur la Cour suprême, LRC 1985, c S‑26, prévoit que la Cour suprême « est la juridiction suprême en matière d’appel, tant au civil qu’au pénal; elle exerce, à titre exclusif, sa compétence sur l’ensemble du Canada ». Cette loi a été déclarée constitutionnelle par la Cour suprême et par le comité judiciaire du Conseil privé (Reference Re Supreme Court Act Amendment Act (Canada), [1940] SCR 49, aux paragraphes 69 et 70; Ontario (Attorney General) c Canada (Attorney General), [1947] AC 127, [1947] 1 DLR 801 (CP)).

 

[27]           En somme, le Décret de 1704 créait un mécanisme spécifique de résolution de conflit pour régler un différend bien précis qui remonte à plus de trois cents ans. Il est évident et manifeste que ce décret ne s’applique pas de manière générale aux litiges opposant les Premières Nations et la Couronne, contrairement à ce que fait valoir le demandeur.

 

Conclusion

 

[28]           En conclusion, il est clair et manifeste que la demande du demandeur ne peut aboutir. Par ailleurs, même modifiés, ces arguments ne peuvent donner lieu à une cause d’action. Par conséquent, la demande sera radiée sans autorisation de la modifier.

 

[29]           Il s’ensuit que la requête présentée par le demandeur pour que la Cour statue sur les questions en litige à titre de question de droit, aux termes de l’alinéa 220(1)a) des Règles, sera rejetée.

 


ORDONNANCE

 

LA COUR STATUE que :

 

1.                  la requête de la défenderesse est accueillie et que l’action présentée dans la demande du demandeur est radiée sans autorisation de la modifier; la somme globale de 500 $ est adjugée à la défenderesse à titre de dépens, y compris les taxes et débours;

 

2.                  la requête présentée par le demandeur pour que la Cour statue sur une question de droit, aux termes de l’alinéa 220(1)a) des Règles des Cours fédérales, est rejetée.

 

 

« Judith A. Snider »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

C. Laroche, traducteur

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-2007-12

 

INTITULÉ :                                      THAHOKETOTEH DE KANEKOTA c SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 25 MARS 2013

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LA JUGE SNIDER

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 8 AVRIL 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Thahoketoteh de Kanekota

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Michael McCulloch

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Thahoketoteh de Kanekota

Shelburne (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.