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Date : 20130408

Dossier : IMM-2806-12

Référence : 2013 CF 344

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 avril 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

ENTRE :

 

 

GIOVANNI ORTEGA ARENAS

ARACELI SONI ORTEGA

ANDREA ORTEGA SONI

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La présente est une demande de contrôle judiciaire à l’égard d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut du réfugié [la SPR ou la Commission], datée du 7 mars 2011, par laquelle celle-ci a conclu que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

 

[2]               Les demandeurs sont un père, une mère et leur fille. Ils sont originaires de Veracruz, au Mexique. Leur demande d’asile est fondée sur les démêlés du père avec des membres du cartel de la drogue Los Zetas. Le père [le demandeur principal] est un homme d’affaires prospère qui exploitait deux magasins à Veracruz. En février 2009, il a commencé à recevoir des menaces (d’abord par téléphone, puis en personne); on lui a dit que s’il ne versait pas une somme importante au cartel, sa fille serait kidnappée. Après plusieurs appels téléphoniques, le demandeur a signalé la situation à la police locale. Deux jours plus tard, les membres du cartel se sont présentés au magasin du demandeur; ils ont pointé une arme à feu sur sa tête et violenté son épouse. Ils ont exigé une somme d’argent plus importante et ont dit au demandeur qu’ils avaient été informés de son signalement à la police par la police elle-même. Ils l’ont aussi menacé de le retracer, lui et sa famille, où qu’ils aillent au Mexique. Le jour suivant, le demandeur principal et sa famille ont pris l’avion pour le Canada et demandé l’asile dès leur arrivée.

 

[3]               C’est la deuxième fois que la Cour est appelée à se prononcer sur la présente affaire. Dans une décision datée du 13 octobre 2011, le juge Campbell a annulé une précédente décision à l’égard des revendications des demandeurs au motif que la SPR n’avait pas effectué une analyse raisonnable de la protection de l’État. Lorsque l’affaire a été renvoyée à la Commission, celle-ci a fondé sa décision non pas sur la protection de l’État, mais plutôt sur une conclusion de risque généralisé aux termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi]. Plus précisément, la Commission a qualifié le risque du demandeur principal comme procédant du « refus de participer à des activités criminelles » parce qu’il avait refusé d’agir comme passeur de drogue et qu’il a soutenu avoir « été personnellement pris pour cible, mais [que] le risque auquel il est exposé est le même que celui auquel est exposée la population en général ou un grand sous-groupe de cette population ». La SPR a donc estimé que le demandeur principal n’avait pas qualité de personne à protéger, au sens de l’article 97 de la LIPR. La SPR a aussi déterminé qu’une revendication du statut de réfugié en vertu de l’article 96 de la LIPR n’était pas recevable puisqu’il n’y avait pas de lien avec un motif énuméré à la Convention sur les réfugiés.

 

[4]               Les demandeurs soutiennent que la décision de la Commission doit être annulée au motif que son analyse de l’article 97 est erronée sous deux aspects : premièrement, la SPR a fait une description inexacte de la nature du risque invoqué par le demandeur principal, qui n’avait jamais été ciblé comme un passeur de drogue potentiel; deuxièmement, la SPR a fait une interprétation erronée de l’article 97 de la LIPR en soutenant que le ciblage personnel dont le demandeur principal avait fait l’objet était un risque d’ordre général.

 

[5]               Pour sa part, le défendeur soutient que l’interprétation du risque du demandeur principal par la Commission n’est pas pertinente puisque la décision révèle par ailleurs que la Commission avait bien compris la séquence des événements et qu’elle avait donné une interprétation raisonnable et correcte de l’article 97 de la LIPR. Le défendeur affirme qu’à cet égard, la formulation de l’article 97 indique clairement qu’un risque peut être à la fois personnel et encouru par une bonne partie de la population et que, lorsqu’il se présente, aucune protection n’est offerte au sens de l’article 97 de la LIPR. Par conséquent, le défendeur prétend que les observations faites dans les décisions Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678 [Portillo]; Tomlinson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 822 et Olvera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1048 [Olvera] concernant l’incompatibilité de conclure qu’un risque personnel est d’ordre général sont incorrectes. De plus, le défendeur invoque les décisions Rodriguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 11 et Osorio c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459, à l’appui de l’argument selon lequel la question n’est pas de savoir si le degré du risque auquel s’expose le demandeur est le même que celui auquel s’exposent ses concitoyens, mais plutôt de savoir quelle est la cause du risque allégué. Plus particulièrement, le défendeur soutient que lorsque, en l’occurrence, l’extorsion conduit aux circonstances que les demandeurs redoutent, le risque est d’ordre général puisque de nombreux Mexicains s’exposent au risque d’extorsion.

 

[6]               Avec égards, je ne suis pas d’accord avec les arguments avancés par le défendeur et, pour les motifs énoncés ci-dessous, j’ai conclu que la décision de la Commission doit être annulée.

 

La norme de contrôle

[7]               En me référant d’abord à la norme de contrôle applicable, la première erreur alléguée par les demandeurs – la mauvaise appréciation du profil du demandeur principal par la Commission – est factuelle et doit donc être révisée en fonction de la norme de la décision raisonnable (voir par exemple Dunsmuir c Nouveau- Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 51; Garcia Arias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1029, au paragraphe 12). En ce qui concerne la seconde erreur alléguée, un argument convaincant peut être avancé pour justifier l’application de la norme de la décision correcte à l’interprétation faite par la Commission de l’article 97 de la LIPR. Il est permis de penser que cette question est d’importance générale pour l’ensemble du système de justice puisque l’article 97 introduit dans le droit national les obligations découlant des traités internationaux auxquels le Canada est partie (voir la décision Portillo, au paragraphe 26; Canada (Citoyenneté et Immigration) c B472, 2013 CF 151, au paragraphe 22). Toutefois, comme dans la décision Portillo, puisque j’estime que l’interprétation de l’article 97 par la Commission est déraisonnable et incorrecte, le choix de la norme de contrôle est sans pertinence.

 

Mauvaise interprétation du risque auquel s’expose le demandeur principal

[8]               Avant d’aborder la question de l’interprétation que fait Commission de l’article 97 de la LIPR, il convient de le reproduire. Cet article stipule ce qui suit :

 (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

Personne à protéger

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

 (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Person in need of protection

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 

[9]               Comme je l’ai soutenu dans la décision Portillo, une analyse fondée sur l’article 97 de la LIPR doit être effectuée. Premièrement, la SPR doit décrire correctement la nature du risque auquel est exposé l’intéressé. Cela exige de la Commission qu’elle considère s’il y a un risque permanent éventuel et, dans l’affirmative, si le risque équivaut à un traitement ou une peine cruel ou inusité. Surtout, la Commission doit déterminer ce qu’est précisément le risque. Une fois cela fait, la SPR doit ensuite comparer le risque auquel est exposé l’intéressé à celui auquel est exposé un groupe significatif de personnes originaires du même pays pour déterminer si les risques sont de même nature et du même degré.

 

[10]           En l’espèce, la Commission a statué que le demandeur principal était exposé à un risque parce qu’il refusait de participer à des activités criminelles, à savoir faire passer de la drogue. Or, rien de la sorte ne s’est produit. Il est difficile de comprendre pourquoi la Commission a mentionné ce fait autrement qu’en supposant que le commissaire a probablement copié ses motifs à partir d’une autre affaire sans s’assurer de les modifier. Ce qui s’est réellement produit, c’est que le demandeur principal a refusé de payer les sommes d’argent que Los Zetas tentaient de lui extorquer, qu’il a signalé l’affaire à la police et qu’ensuite, tout comme toute sa famille, il a fait l’objet de menaces.

 

[11]           Contrairement à l’assertion du défendeur, la mauvaise interprétation du risque auquel est exposé le demandeur principal par la SPR n’est pas une simple erreur d’écriture; au contraire, elle est centrale à l’analyse de la Commission. La Commission, à trois reprises, a fait une description erronée de la nature du risque lorsqu’elle s’est employée à expliquer pourquoi elle estimait que le risque était généralisé (la décision, aux paragraphes 16, 17 et 27). Cette erreur a largement contribué à amener la Commission à conclure que d’autres personnes étaient exposées à des risques similaires au Mexique. La Commission aurait plutôt dû déterminer si, à la lumière de ce qui était réellement arrivé au demandeur principal, lui et sa famille étaient plus susceptibles que les autres d’être exposés à une menace à la vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou d’être soumis à la torture.

 

[12]           Comme l’a souligné le juge Zinn dans la décision Guerrero c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1210 [Guerrero] et comme je l’ai souligné dans la décision Portillo, la description précise de la nature du risque auquel est exposé un demandeur d’asile constitue la première étape essentielle dans l’analyse fondée sur l’article 97. Si le risque est mal décrit, la SPR commettra généralement une erreur susceptible de révision. C’est ce qui s’est précisément produit en l’espèce : la description inexacte de la nature du risque auquel était exposé le demandeur principal a amené la Commission à commettre une erreur dans son application de l’article 97. Cette mauvaise description fournit un fondement suffisant pour annuler cette décision.

 

Mauvaise interprétation de l’article 97 de la LIPR

[13]           Après avoir commis cette première erreur, la Commission a aussi erré dans la deuxième étape de son analyse fondée sur l’article 97 en comparant la situation des demandeurs à celle des citoyens mexicains bien nantis. Son interprétation erronée de l’article 97 de la LIPR est étroitement liée à sa description erronée du risque auquel sont exposés les demandeurs.

 

[14]           La deuxième étape de l’analyse a pour principal objet de comparer la nature et le degré du risque auquel est exposé le demandeur à celui auquel est exposée toute la population du pays ou une partie significative de celle-ci, afin de déterminer s’ils sont les mêmes. Il s’agit d’une analyse prospective qui ne touche pas tant à la cause du risque qu’à la probabilité de ce qui arrivera au demandeur dans l’avenir, comparativement à l’ensemble ou à un segment significatif de la population en général. C’est en ce sens que, dans la décision Portillo, j’ai soutenu qu’on ne peut qualifier de « général » un risque « personnalisé » d’être tué au motif que la totalité du pays n’est pas personnellement la cible d’un meurtre ou de torture dans l’un ou l’autre cas. À cet égard, il y a une différence fondamentale entre le fait d’être exposé au risque d’être tué et celui d’être éventuellement ciblé dans l’avenir. Dans la décision Olvera, le juge Shore fait une analogie utile pour expliquer cette différence lorsqu’il écrit au paragraphe 41 : « Les risques que courent les personnes qui vivent dans le même voisinage que l’homme armé ne peuvent être considérés comme étant les mêmes que ceux que courent les personnes qui se tiennent directement devant lui. »

 

[15]           Au lieu d’appliquer l’analyse précitée, la Commission a soutenu que les crimes liés au trafic de drogues sont courants au Mexique et que même si le demandeur principal avait été « personnellement pris pour cible », le risque auquel il avait été exposé était le même que celui auquel était exposé un sous-groupe important de la population, compte tenu de la prévalence de la criminalité dans le pays. Comme je l’ai soutenu dans la décision Portillo, cet amalgame du risque réel auquel sont exposés les demandeurs avec le risque potentiel auquel sont exposés les autres Mexicains est à la fois une interprétation incorrecte et déraisonnable de l’article 97 de la Loi.

 

[16]           Pour ces motifs, la décision doit être annulée.

 

Question certifiée

[17]           Les demandeurs ont proposé que je certifie la question suivante que le juge Zinn avait refusé de certifier dans la décision Guerrero, à savoir :

Le demandeur a proposé que je certifie la question suivante : [traduction] « Un risque qui était aléatoire ou général à l’origine peut-il devenir un risque personnalisé en raison des actes subséquents commis soit par l’auteur de la persécution, soit par la victime, par exemple lorsque des représailles ciblées ou de plus en plus violentes sont exercées pour refus de paiement?»

 

 

 

[18]           Le défendeur s’oppose à la certification de cette question et fait observer que la Cour d’appel fédérale, dans la décision Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 31, a refusé de répondre à une question aussi générale. De plus, le défendeur prétend que, de par sa nature, l’analyse requise dans une affaire où l’article 97 est invoqué doit être fondée sur les faits et que, par conséquent, cette certification d’une question dans une affaire comme celle-ci est non pertinente.

 

[19]           Je conviens que la question posée par les demandeurs est trop générale pour justifier une certification. Je ne crois pas non plus qu’il est pertinent en l’espèce de certifier une question différente, libellée de manière plus pointue, visant à obtenir une confirmation auprès de la Cour d’appel quant à l’approche correcte pour interpréter l’article 97, étant donné que l’interprétation erronée de l’article par la Commission dans cette affaire est entièrement liée à sa description erronée du risque auquel sont exposés les demandeurs, lequel est particulier à leur situation. Cela ne devrait pas signifier pour autant qu’aucune question ne devrait être certifiée au sujet du sens qu’on attache à l’article 97 de la LIPR. Dans les cas appropriés, la certification peut très bien être justifiée si l’incertitude persiste dans la jurisprudence quant à la manière d’interpréter cet article.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de la SPR est annulée.

3.                  La demande d’asile du demandeur est renvoyée à la SPR pour qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue à nouveau sur l’affaire.

4.                  Aucune question de portée générale n’est certifiée.

5.                  Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2806-12

 

INTITULÉ :                                      Giovanni Ortega Arenas et al c le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 4 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

DATE DU JUGEMENT :               Le 8 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jack C. Martin

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Monmi Goswami

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jack C. Martin,

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney,

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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