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Date : 20130403

Dossier : IMM-7870-12

Référence : 2013 CF 332

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 avril 2013

En présence de monsieur le juge Scott

 

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MARIA JADE MORA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Introduction

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (le ministre), visant une décision rendue par la Section d’appel de l’immigration (la SAI) le 5 juillet 2012, en vue de rouvrir un appel interjeté par Mme Maria Jade Mora (Mme Mora), au motif que l’instance initiale a été viciée en raison de manquement à un principe de justice naturelle.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

 

II.        Les faits

 

[3]               Mme Mora est une citoyenne canadienne. Sa mère, Mme Maria Guadalupe Gonzalez, est une citoyenne mexicaine.

 

[4]               Mme Mora a présenté une demande en vue de parrainer sa mère au titre du regroupement familial. Le 17 juin 2011, un agent des visas de l’ambassade du Canada à Mexico a écrit à Mme Mora et à Mme Gonzalez pour les informer du refus de la demande de parrainage au motif que Mme Gonzalez n’avait pas présenté les documents requis.

 

[5]               Mme Mora a interjeté appel de la décision devant la SAI. Le 10 janvier 2012, la SAI a rejeté l’appel. La SAI a constaté que l’agent des visas avait donné à Mme Gonzalez au moins trois occasions de fournir les documents manquants et que Mme Gonzalez avait omis de les fournir à ces trois reprises. La SAI a conclu que la décision de l’agent des visas était raisonnable.

 

[6]               Le 30 janvier 2012, Mme Mora a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard du refus de la SAI.

 

[7]               Le 29 février 2012, Mme Mora a présenté à la SAI une demande de réouverture visant l’appel en matière de parrainage au motif que la SAI avait manqué des principes de justice naturelle en ne l’avisant pas du fait qu’elle avait le droit d’interjeter appel pour des motifs d’ordre humanitaire et en n’examinant pas les facteurs d’ordre humanitaire dans sa décision.

 

[8]               Le 23 mars 2012, le juge O’Keefe a rejeté la demande d’autorisation par ordonnance.

 

[9]               Le 5 juillet 2012, la SAI a rendu ses motifs à l’appui de sa décision de faire droit à la requête en réexamen de Mme Mora.

 

III.       Questions en litige

 

1.                   La commissaire de la SAI a‑t‑il erré en rouvrant l’appel de Mme Mora?

2.                  La SAI a‑t‑elle manqué à un principe de justice naturelle en rendant sa décision initiale le 10 janvier 2012?

 

IV.       Dispositions législatives pertinentes

 

[10]           Les paragraphes 63(1) et 67(1) et l’article 71 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], énoncent ce qui suit :

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27

 

Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

 

63. (1) Quiconque a déposé, conformément au règlement, une demande de parrainage au titre du regroupement familial peut interjeter appel du refus de délivrer le visa de résident permanent.

 

63. (1) A person who has filed in the prescribed manner an application to sponsor a foreign national as a member of the family class may appeal to the Immigration Appeal Division against a decision not to issue the foreign national a permanent resident visa.

 

67. (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé :

 

 

 

a) la décision attaquée est erronée en droit, en fait ou en droit et en fait;

 

b) il y a eu manquement à un principe de justice naturelle;

 

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

 

 

67. (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of,

 

(a) the decision appealed is wrong in law or fact or mixed law and fact;

 

(b) a principle of natural justice has not been observed; or

 

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

 

71. L’étranger qui n’a pas quitté le Canada à la suite de la mesure de renvoi peut demander la réouverture de l’appel sur preuve de manquement à un principe de justice naturelle.

 

71. The Immigration Appeal Division, on application by a foreign national who has not left Canada under a removal order, may reopen an appeal if it is satisfied that it failed to observe a principle of natural justice.

 

 

V.        Norme de contrôle

 

[11]           Les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle à appliquer à la première question. Le ministre soutient que celle‑ci fait intervenir des questions de droit et de compétence et qu’elle devrait donc être contrôlée selon la norme de la décision correcte. Mme Mora prétend que la question concerne l’interprétation que fait la SAI de sa loi constitutive et qu’elle devrait normalement être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 54 [Dunsmuir]). Mme Mora estime que les exceptions à cette règle ne s’appliquent pas en l’espèce. Autrement dit, en l’occurrence, l’interprétation de la LIPR ne concerne pas des « questions constitutionnelles, [des] questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, [des] questions portant sur la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” [ni des] questions touchant véritablement à la compétence » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30).

 

[12]           La Cour conclut que la norme de contrôle applicable à la première question soulevée par la présente demande est celle de la décision correcte. Premièrement, il ressort clairement de la décision de la SAI que cette question ne concernait pas tant l’interprétation de sa loi constitutive que la common law pour ce qui a trait aux « principes juridiques régissant la compétence des tribunaux administratifs en général de rouvrir une décision ou d’instruire à nouveau une affaire déjà jugée » (Nazifpour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 35, au paragraphe 33 [Nazifpour]; et Chandler c Alberta Association of Architects, 1989 CanLII 41 (CSC), [1989] 2 RCS 848 [Chandler]). Deuxièmement, dans la mesure où la question concerne l’interprétation de l’article 71 de la LIPR, la Cour conclut que l’interprétation a trait à des « questions touchant véritablement à la compétence ». Il s’agit d’une situation où « le tribunal administratif doit déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question », de sorte que la norme de la décision correcte sera appliquée (arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 59). L’article 71 constitue une disposition purement attributive de compétence qui limite le pouvoir de la SAI de rouvrir un appel.

 

[13]           Les deux parties et la Cour reconnaissent que la norme de contrôle devant s’appliquer à la deuxième question est également celle de la décision correcte (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43).

 

VI.       Les observations des parties

 

A.        Les observations du ministre

 

            1.         La commissaire de la SAI a‑t‑elle erré en rouvrant l’appel de Mme Mora?

 

[14]           Le ministre soutient que la compétence de la SAI pour rouvrir un appel lorsqu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle est limitée par les dispositions de l’article 71 de la LIPR aux cas où le demandeur 1) est un étranger et 2) est visé par une mesure de renvoi, mais n’a pas encore quitté le Canada. Le ministre fait remarquer que Mme Mora [traduction] « ne satisfait à aucune de ces conditions préalables, car elle est citoyenne canadienne et qu’il s’agit d’une demande de parrainage et non d’un renvoi » (exposé des arguments du demandeur, au paragraphe 18).

 

[15]           Le ministre soutient que la commissaire a eu tort de se fonder sur l’arrêt Chandler, précité, de la Cour suprême du Canada pour rouvrir l’appel. Le ministre affirme que la Cour a conclu dans Chandler que le principe du functus officio limite la compétence des tribunaux administratifs de rouvrir des affaires aux cas « qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit » (arrêt Chandler, précité, au paragraphe 21). Le ministre allègue que [traduction] « [l]es autorisations à la Cour fédérale peuvent être accordées dans d’autres circonstances que celles qui touchent aux questions de droit seules – les manquements à l’équité procédurale et les conclusions de fait erronées justifient également des interventions judiciaires (exposé des arguments du demandeur, au paragraphe 21). La commissaire a donc commis une erreur en se fondant sur Chandler afin d’établir que la SAI avait compétence pour rouvrir un appel relatif à une demande de parrainage.

 

[16]           L’argument suivant avancé par le ministre est que la SAI ne peut exercer un recours en equity en vertu de la common law à l’égard de manquements à la justice naturelle, car ceux‑ci tirent leur origine de la loi. Le ministre se fonde sur le passage suivant tiré de l’arrêt Nazifpour, précité, pour justifier son point de vue :

La SAI est un organisme créé par le législateur, et son pouvoir implicite de rouvrir un appel pour prendre en compte de nouveaux éléments de preuve a nécessairement une origine législative. Le fait que les cours de justice ont déduit ce pouvoir des pouvoirs explicites de la SAI ne fait pas du droit qu’avait la SAI, avant l’entrée en vigueur de la LIPR, de rouvrir un appel un droit de « common law » aux fins qui nous concernent ici (arrêt Nazifpour, précité, au paragraphe 60).

 

[17]           Enfin, le ministre invoque le principe d’interprétation des lois voulant que la mention de l’un implique l’exclusion de l’autre pour avancer [traduction] « [qu’e]n mentionnant expressément que la réouverture n’est possible que pour les étrangers visés par une mesure de renvoi, il est logique de conclure que le législateur a examiné et rejeté d’autres situations, comme le parrainage, pour lesquelles la réouverture serait possible » (exposé des arguments du demandeur, au paragraphe 25).

 

2.                  La SAI a‑t‑elle manqué à un principe de justice naturelle en rendant sa décision initiale le 10 janvier 2012?

 

[18]           Même si la Cour concluait que la SAI avait compétence pour rouvrir l’appel en raison d’un manquement à un principe de justice naturelle en l’espèce, le ministre estime qu’aucun manquement n’a été commis. L’allégation de manquement à un principe de justice naturelle repose sur le fait que le commissaire de la SAI n’a pas examiné les motifs d’ordre humanitaire pour décider s’il y avait lieu d’accueillir l’appel. Le ministre insiste sur le fait qu’il incombait à Mme Mora de soulever ces motifs, mais qu’elle ne l’a pas fait. Le commissaire de la SAI n’était pas tenu d’examiner les facteurs d’office. Le ministre fait remarquer que Mme Mora avait la possibilité d’être représentée par un conseil, mais qu’elle a choisi de ne pas l’être. Le ministre invoque la décision de la Cour dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Ishmael, 2007 CF 212, aux paragraphes 24 et 25, où le juge Shore a expliqué ce qui suit :

24        Selon l’article 71 de la LIPR, le tribunal a compétence pour rouvrir un appel uniquement lorsqu’un manquement à un principe de justice naturelle dont la SAI elle‑même est responsable a été commis. Le manquement doit découler de la faute de la SAI, et non du choix délibéré (ou du choix réputé être un choix délibéré) de l’intéressé.

 

25        Si le choix délibéré (ou le choix réputé être un choix délibéré) de M. Ishmael de ne pas assister à l’audience a donné lieu à un manquement à un principe de justice naturelle, accueillir la demande de réouverture en raison de ce choix équivaudrait à faire abstraction de l’objet qui sous‑tend l’existence du droit de réouverture.

 

[19]           L’avocat du ministre a également souligné devant la Cour que Mme Mora avait reçu de la SAI le Guide d’information – Marche à suivre pour tous les appels interjetés devant la Section d’appel de l’immigration, joint à une lettre datée du 2 septembre 2011, dans lequel il est clairement énoncé à la section 2 : « En outre, dans certains cas, le commissaire de la SAI peut tenir compte des raisons d’ordre humanitaire pour faire droit à votre appel même si la décision de l’ASFC, de CIC ou de la Section de l’immigration était correcte en droit et en fait. » Le guide précise également ce qui suit, toujours à la section 2 : « Pour prouver que la décision de l’ASFC, de CIC ou de la Section de l’immigration était erronée ou, dans d’autres cas, qu’il existe des motifs d’ordre humanitaire suffisants, il peut s’avérer nécessaire de fournir les documents qui serviront à l’audience. »

 

[20]           Le ministre conclut que le fait que Mme Mora a [traduction] « choisi de ne pas être représentée par un conseil et de ne pas soulever de motifs d’ordre humanitaire ne saurait justifier la réouverture de l’audience » (exposé des arguments du demandeur, au paragraphe 31).

 

[21]           Enfin, s’appuyant sur la décision du juge Harrington dans Skandrovski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 341, au paragraphe 15 [Skandrovski], le ministre avance que le fait de n’avoir pas informé la SAI, lors de l’entreprise de démarches en vue de la réouverture de l’appel, que la Cour fédérale avait refusé d’accorder l’autorisation de contrôle judiciaire pour les mêmes motifs constituait un abus de procédure. Une telle situation pourrait amener « [la SAI] à réviser involontairement et inconsciemment la décision de la Cour de refuser d’accorder l’autorisation demandée » (décision Skandrovski, précitée, au paragraphe 15).

 

B         Les observations de Mme Mora

 

            1.         La commissaire de la SAI a‑t‑elle erré en rouvrant l’appel de Mme Mora?

 

[22]           Mme Mora fait valoir que la LIPR ne précise pas si la SAI a compétence pour rouvrir un appel en matière de parrainage lorsqu’il y a eu manquement à la justice naturelle. L’article 71 a été introduit par le législateur afin [traduction] « […] d’empêcher la [SAI] de rouvrir un appel d’une mesure de renvoi sur le fondement de nouveaux éléments de preuve avant le renvoi de l’appelant, comme elle était antérieurement autorisée à le faire […] » (exposé des arguments de la défenderesse, au paragraphe 32). Mme Mora souligne que c’est l’interprétation que la Cour d’appel fédérale aurait donnée de l’article 71 dans l’arrêt Nazifpour, précité, au paragraphe 80 :

[…] l’article 71 enlève implicitement à la SAI la compétence de rouvrir des appels sur le fondement de nouveaux éléments de preuve, une compétence qui serait par ailleurs judiciairement déduite de la nature du pouvoir discrétionnaire, conféré par la loi, de suspendre ou d’annuler une mesure d’expulsion […]

 

[23]           Mme Mora constate que, pour arriver à cette conclusion, la Cour d’appel a procédé à une interprétation législative approfondie. Elle a conclu que l’objet de l’article 71 ressortait de certains débats et documents parlementaires. L’un de ces documents, intitulé « Projet de loi C‑11 : analyse article par article », a été rédigé pour expliquer aux parlementaires chacune des dispositions du projet de loi. L’explication donnée pour l’article 71 est la suivante :

En vertu de la Loi actuelle, aucune disposition ne permet à la Section d’appel de l’immigration de rouvrir l’appel une fois qu’elle a rendu une décision sur un cas. Toutefois, un principe de Common Law veut qu’un tribunal puisse rouvrir une affaire s’il y a eu manquement fondamental à la justice. Le projet de loi C‑11 confirme la compétence de la Section d’appel de l’immigration de rouvrir un appel mais, afin d’empêcher que ce mécanisme ne soit utilisé comme manœuvre dilatoire du renvoi, les réouvertures sont clairement limitées aux cas où il y a eu manquement à la justice naturelle au sens de la Common Law [souligné par la Cour d’appel, arrêt Nazifpour, précité, au paragraphe 67].

 

[24]           Mme Mora soutient que l’article 71 ne visait donc pas à retirer aux tribunaux administratifs le pouvoir général de rouvrir une décision ou d’instruire à nouveau une affaire en raison d’un manquement à un principe de justice naturelle, comme il est énoncé dans l’arrêt Chandler, précité, aux paragraphes 21, 22, 24 et 25 :

21        Le principe du functus officio s’applique dans cette mesure. Cependant, il se fonde sur un motif de principe qui favorise le caractère définitif des procédures plutôt que sur la règle énoncée relativement aux jugements officiels d’une cour de justice dont la décision peut faire l’objet d’un appel en bonne et due forme. C’est pourquoi j’estime que son application doit être plus souple et moins formaliste dans le cas de décisions rendues par des tribunaux administratifs qui ne peuvent faire l’objet d’un appel que sur une question de droit. Il est possible que des procédures administratives doivent être rouvertes, dans l’intérêt de la justice, afin d’offrir un redressement qu’il aurait par ailleurs été possible d’obtenir par voie d’appel.

 

22        Par conséquent, il ne faudrait pas appliquer le principe de façon stricte lorsque la loi habilitante porte à croire qu’une décision peut être rouverte afin de permettre au tribunal d’exercer la fonction que lui confère sa loi habilitante. C’était le cas dans l’affaire Grillas, précitée.

 

[…]

 

24        Dans l’affaire qui nous intéresse, la Commission n’a pas statué sur la question dont elle était saisie d’une manière permise par l’Architects Act. La Commission a voulu rendre une décision définitive, mais cette décision est nulle de nullité absolue, ce qui équivaut en droit à une absence totale de décision. Traditionnellement, le tribunal dont la décision est nulle a été autorisé à réexaminer la question dans son entier et à prononcer une décision valide. Dans la décision Re Trizec Equities Ltd. and Area Assessor Burnaby‑New Westminster (1983), 147 D.L.R. (3d) 637 (C.S.C.‑B.), le juge McLachlin (alors juge de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique) a résumé le droit applicable à ce sujet dans le passage suivant, à la p. 643 :

 

[traduction]

 

Je suis convaincue, tant sur le plan logique que sur celui de la doctrine et de la jurisprudence, que le tribunal qui, dans le cadre présumé de l’exercice de sa compétence, rend une décision annulée par la suite, peut ensuite tenir une audience régulière et rendre une décision valide : Lange v. Board of School Trustees of School District No. 42 (Maple Ridge) (1978), 9 B.C.L.R. 232 (C.S.C.‑B.); Posluns v. Toronto Stock Exchange et al. (1968), 67 D.L.R. (2d) 165, [1968] R.C.S. 330. Dans ce dernier arrêt, la Cour suprême du Canada a cité les motifs du jugement prononcé par lord Reid dans Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 à la p. 79, où il affirme :

 

Je ne doute point que dans l’éventualité où un fonctionnaire ou un organisme se rend compte qu’il a agi précipitamment et réexamine la question dans son entier, après avoir accordé à la personne intéressée la possibilité suffisante de faire valoir son point de vue, la seconde décision qu’il rendra sera valide.

 

Trizec Equities Ltd. n’a formulé aucune plainte à l’égard de l’audience du 19 mars. Par conséquent, même si la cour a outrepassé sa compétence en prétendant augmenter les cotisations le 17 mars 1982 au matin, sa décision subséquente, rendue le 19 mars 1982, demeure valide.

 

25        Si l’erreur qui a pour effet de rendre nulle la décision entache la totalité des procédures, le tribunal doit tout recommencer. Les arrêts Ridge v. Baldwin, [1964] A.C. 40 (H.L.), Lange v. Board of School Trustees of School District No. 42 (Maple Ridge) (1978), 9 B.C.L.R. 232 (C.S.C.-B.), et Posluns v. Toronto Stock Exchange, [1968] R.C.S. 330, se situent dans cette catégorie. Dans chaque cas, il s’agissait d’un déni de justice naturelle qui avait pour effet de vicier toute l’instance. Le tribunal était tenu de tout recommencer afin de remédier à ce vice.

 

[25]           Se fondant sur les passages précités, Mme Mora prétend que l’argument du ministre selon lequel les conclusions formulées dans Chandler ne s’appliquent pas en l’espèce est erroné pour deux raisons. Premièrement, un demandeur ne peut interjeter appel de plein droit d’une décision de la SAI; il peut plutôt exercer son droit à un contrôle judiciaire s’il en obtient l’autorisation, en application du paragraphe 72(1) de la LIPR. Par conséquent, le principe du functus officio ne s’appliquerait pas de façon aussi stricte à la décision de la SAI (voir l’arrêt Chandler, précité, au paragraphe 21). Deuxièmement, dans Chandler, la Cour suprême a déclaré qu’un tribunal administratif pouvait toujours rouvrir une décision (indépendamment du principe du functus officio) ou instruire de nouveau une affaire dans laquelle une erreur a eu pour effet de rendre la décision nulle. Selon Mme Mora, il a été reconnu dans Chandler qu’un déni de justice naturelle constituait une telle erreur (voir l’arrêt Chandler, précité, au paragraphe 25).

 

[26]           Enfin, Mme Mora soutient que le ministre allègue à tort que d’appliquer à l’article 71 le principe selon lequel la mention de l’un implique l’exclusion de l’autre aurait pour effet d’exclure la réouverture d’un appel en matière de parrainage pour cause de manquement à un principe de justice naturelle. Au soutien de sa prétention, Mme Mora invoque l’application du principe à l’article 71 dans Nazifpour :

La compétence de la SAI de rouvrir une décision valide pour prendre en compte de nouveaux éléments de preuve procédait des fonctions et pouvoirs particuliers de la SAI dans un appel formé contre une mesure d’expulsion à laquelle s’appliquent les motifs discrétionnaires ou fondés sur l’equity. En revanche, tous les tribunaux administratifs sont censés investis du pouvoir d’entendre à nouveau une affaire pour cause de manquement aux principes de justice naturelle, manquement qui a eu pour effet de rendre nulle la première décision. À mon avis, la présomption d’exclusion implicite offrirait davantage d’appui à l’argument selon lequel l’article 71 exclut la compétence de la SAI de rouvrir une décision rendue nulle par une erreur de compétence autre qu’un manquement aux principes de justice naturelle (arrêt Nazifpour, précité, au paragraphe 56).

 

[27]           L’article 71 visait à [traduction] « exprimer le principe de common law aux fins de retirer implicitement à la SAI le droit de rouvrir un appel à l’égard d’une mesure de renvoi pour des motifs fondés sur l’equity. La question de la réouverture d’un appel pour des motifs fondés sur l’equity ne se pose tout simplement pas devant la Section d’appel en l’espèce » (exposé des arguments de la défenderesse, au paragraphe 39).

 

2.                  La SAI a‑t‑elle manqué à un principe de justice naturelle en rendant sa décision initiale le 10 janvier 2012?

 

[28]           Mme Mora soutient que le commissaire de la SAI a manqué à un principe de justice naturelle dans l’instance initiale en ayant omis de tenir compte des motifs d’ordre humanitaire avant de rendre sa décision, et elle insiste sur le fait qu’il est exigé à l’alinéa 67(1)c) de la LIPR que le commissaire examine ces facteurs d’office. La seule source de Mme Mora est la décision de la commissaire de la SAI datée du 5 juillet 2012. Voici le passage pertinent :

[6] Dans sa décision rendue à la première instance, le commissaire a examiné en profondeur les éléments de preuve et les observations qui avaient été présentés au sujet de la validité juridique du refus. Il a conclu que la décision de l’agent des visas était valide en droit et a rejeté l’appel. Toutefois, la décision est muette en ce qui a trait à la prise en considération de facteurs d’ordre humanitaire. Dans la première instance, le commissaire semble ne pas avoir examiné l’un des deux aspects de l’appel, ce qui a entraîné un déni de justice naturelle, puisqu’il a omis d’exercer sa compétence dans l’affaire (dossier de demande du demandeur, p. 51).

 

[29]           À l’audience, l’avocat de Mme Mora a attiré l’attention de la Cour sur la lettre envoyée par la SAI le 2 septembre 2011, dans laquelle il était pris acte de l’appel et conseillé à Mme Mora de transmettre ses observations écrites au greffe de la SAI et à l’avocat du ministre avant le 30 septembre 2011. Il a souligné le fait que la lettre ne disait rien du droit de l’appelante d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire. L’avocat de Mme Mora a également avancé qu’étant donné que cette affaire avait été examinée en cabinet, l’appelante n’avait pas été dûment informée de son droit d’invoquer des motifs d’ordre humanitaire pour qu’il soit fait droit à son appel.

 

[30]           Enfin, en réponse à l’allégation d’abus de procédure formulée par le ministre, Mme Mora soutient avoir retiré sa demande d’autorisation dès qu’elle a retenu les services d’un conseil et décidé de présenter la demande de réouverture. Mme Mora a reçu l’appui du conseil du ministre par la voie d’un avis de désistement, mais elle ignorait que l’avis devait être déposé auprès de la Cour fédérale. La Cour fédérale a subséquemment rejeté sa demande, non pas en raison du bien‑fondé de celle‑ci, mais pour défaut de présenter le dossier de demande.

 

VII.     Analyse

 

1.         La commissaire de la SAI a‑t‑elle erré en rouvrant l’appel de Mme Mora?

 

[31]           Pour les raisons avancées par Mme Mora et celles qui suivent, la Cour conclut que la SAI a compétence pour instruire de nouveau un appel d’une décision en matière de parrainage qui a été viciée ou annulée par suite d’un manquement à un principe de justice naturelle.

 

[32]           La Cour est en désaccord avec la prétention du ministère selon laquelle l’article 71 a pour effet de retirer la capacité présumée de la SAI, en tant que tribunal administratif, d’instruire de nouveau une affaire lorsqu’il y a eu manquement à un principe de justice naturelle, comme il est décrit au paragraphe 24 de l’arrêt Chandler, précité. Cette compétence demeure en dépit du principe du functus officio car, dans de tels cas, il est considéré qu’aucune décision n’a été rendue puisque la décision est nulle ab initio en raison du manquement.

 

[33]           L’article 71 mentionne expressément les étrangers faisant l’objet d’une mesure de renvoi, car il vise à leur retirer le droit qu’ils avaient auparavant de demander la réouverture d’un appel sur le fondement de nouveaux éléments de preuve (voir l’arrêt Nazifpour, précité, au paragraphe 80). Il n’a pas pour objet d’empêcher la SAI d’exercer sa compétence générale en ce qui concerne la réouverture des appels dans les cas où il y a eu manquement à un principe de justice naturelle pour d’autres catégories de demandeurs qui auraient eu le droit d’interjeter appel de leurs décisions auprès de la SAI. En vertu du paragraphe 63(1) de la LIPR, « [q]uiconque a déposé […] une demande de parrainage au titre du regroupement familial peut interjeter appel du refus de délivrer le visa de résident permanent ». La Cour ne voit aucune raison, ni dans la législation ni dans la common law, pour laquelle la SAI n’aurait pas compétence pour instruire de nouveau l’affaire d’un demandeur dans les cas où un manquement à un principe de justice naturelle avait eu pour effet d’annuler la décision.

 

2.                  La SAI a‑t‑elle commis un manquement à la justice naturelle en rendant sa décision initiale le 10 janvier 2012?

 

[34]           La Cour conclut que la décision du commissaire selon laquelle l’instance initiale était nulle en raison d’un manquement à un principe de justice naturelle est incorrecte.

 

[35]           Dans l’instance initiale, le commissaire de la SAI n’était pas tenu d’examiner les motifs d’ordre humanitaire parce que Mme Mora ne les avait pas soulevés dans ses observations. La Cour d’appel est parvenue à une conclusion similaire dans Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, au paragraphe 5 :

5          L’agent d’immigration qui examine une demande pour des raisons d’ordre humanitaire doit être « réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants, sur lesquels l’expulsion du père ou de la mère peut avoir des conséquences préjudiciables, et il ne doit pas « minimiser » cet intérêt : Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 5. Toutefois, l’obligation n’existe que lorsqu’il apparaît suffisamment clairement des documents qui ont été soumis au décideur, qu’une demande repose, du moins en partie, sur ce facteur. De surcroît, le demandeur a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée. [Non souligné dans l’original.]

 

[36]           Dans Kumari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1424, au paragraphe 9, le juge O’Reilly a expliqué la situation en ces termes :

9          Enfin, les demanderesses soutiennent que l’agent aurait dû tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire qui jouaient en leur faveur. Cependant, en l’absence d’une demande explicite en ce sens, l’agent n’était aucunement tenu d’examiner le dossier des demanderesses en se fondant sur des raisons d’ordre humanitaire : Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1997] A.C.F. no 871 (QL) (1re inst.); Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F. no 275 (QL) (1re inst.). Dans son entrevue avec l’agent des visas, M. Chand a décrit les circonstances qui auraient pu constituer le fondement d’un examen pour des raisons d’ordre humanitaire. Les demanderesses soutiennent que cela équivalait à une demande implicite à laquelle devait répondre l’agent. À mon avis, l’agent n’était pas tenu de répondre à une demande implicite.

 

[37]           Il y a cependant des exceptions à la règle. Le paragraphe 5.27 du Guide sur le traitement des demandes au Canada (IP 5) énonce qu’un agent :

[…] peut de sa propre initiative, décider s’il convient d’accorder une dispense pour motif d’ordre humanitaire.

 

Si l’étranger ne demande pas directement une dispense, mais que les faits dans la demande portent à croire qu’il demande la levée de l’interdiction de territoire, l’agent doit traiter la demande comme si une dispense avait été demandée. [Caractères gras dans l’original.]

 

[38]           Selon l’interprétation du paragraphe 5.27 donnée par le juge Russell au paragraphe 58 de Brar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2011 CF 691, il faut tenir compte des facteurs d’ordre humanitaire lorsque les faits ou les observations portent à croire que le demandeur demande qu’ils soient pris en considération.

 

[39]           Après avoir examiné les documents présentés au commissaire de la SAI dans l’instance initiale, la Cour conclut que les faits exposés par Mme Mora ne permettaient pas de penser qu’elle désirait que les facteurs d’ordre humanitaire soient pris en compte. La Cour reconnaît que l’audience s’est déroulée en cabinet; or, le Guide d’information envoyé à Mme Mora mentionne clairement que les motifs d’ordre humanitaire peuvent être invoqués et qu’ils seraient examinés. Mme Mora avait été dûment avisée par écrit de son droit d’invoquer ces motifs d’ordre humanitaire, mais elle ne s’est pas prévalue de cette possibilité. En pareil cas, le commissaire de la SAI n’était aucunement tenu d’examiner les motifs d’ordre humanitaire et, par conséquent, il n’y a eu aucun manquement à un principe de justice naturelle.

 

VIII.    Questions certifiées

 

[40]           Le conseil de Mme Mora a proposé les deux questions suivantes aux fins de certification :

1.         La norme de contrôle applicable à la question de savoir si la SAI a compétence pour rouvrir un appel en raison d’un manquement à un principe de justice naturelle est‑elle celle de la décision raisonnable ou de la décision correcte?

2.         La SAI a‑t‑elle compétence pour rouvrir un appel en matière de parrainage fondé sur un manquement à un principe de justice naturelle?

 

[41]           Étant donné que l’avocat du ministre n’avait pas été informé du fait que des questions seraient présentées à la Cour pour certification, en tant que questions d’intérêt général, la Cour lui accorde jusqu’au 15 mars pour transmettre sa réponse écrite.

 

[42]           Après avoir examiné les observations écrites envoyées par l’avocat du ministre, la Cour a décidé de ne certifier aucune des questions pour les raisons suivantes. En ce qui concerne la première question, la norme de contrôle applicable est bien établie dans la jurisprudence et, par conséquent, la question ne satisfait pas au critère applicable. Plus important encore, ni la première ni la seconde question ne permettent de trancher la présente affaire (voir Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145 (CanLII), [2010] 1 RCF 129). La réponse à l’une ou l’autre des questions n’aura aucune incidence sur le résultat.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.         La demande est accueillie, la décision de rouvrir l’appel est annulée, et la décision rendue par la SAI le 10 janvier 2012 est confirmée.

2.         Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

 

 

« André F.J. Scott »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra-Belle Béala De Guise

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-7870-12

 

INTITULÉ :                                                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION c
MARIA JADE MORA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                         Le 5 mars 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 3 avril 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Edward Burnet

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Andrew Z. Wlodyka

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Wlodyka MacDonald Teng

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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