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Date : 20130404

Dossier: IMM-5383-12

Référence : 2013 CF 315

Ottawa (Ontario), le 4 avril 2013

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

 

SABRI KHADER

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Aperçu

[1]               En se fondant sur les arrêts Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, et Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre Neuve et Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, la Cour ne peut qu’estimer raisonnable de conclure à la crédibilité de la déclaration de la conjointe du demandeur faite le 5 avril 2012 selon laquelle le demandeur l’avait agressé verbalement, elle et sa fille, et d’accorder une force probante à cette déclaration. Compte tenu du comportement de la fille du demandeur et de sa déclaration spontanée selon laquelle elle souhaitait que le demandeur parte parce qu’il avait crié contre sa mère, le fait de juger crédible la déclaration de la conjointe du demandeur selon laquelle son mari l’agressait verbalement appartient aux issues possibles et acceptables.

 

[2]               Il serait raisonnable de conclure que l’absence d’un lien réel et d’une relation associée à un soutien psychologique et affectif entre le demandeur et sa fille l’emporte sur le témoignage du demandeur selon lequel il effectuait les tâches ménagères. Dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, [2002] 4 CF 358, la Cour d’appel fédérale a jugé que « [c]e n’est pas le rôle des tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différends facteurs par » les décideurs dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (au para 11).

 

II. Introduction

[3]               Le demandeur a demandé pour des motifs d’ordre humanitaire d’être soustrait, aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], à l’obligation qu’impose le paragraphe 11(1) de demander la résidence permanente hors du Canada. La demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée parce qu’une agente d’immigration a conclu que le fait d’obliger le demandeur à solliciter la résidence permanente hors du Canada n’entraînerait pas des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives, même compte tenu de l’intérêt supérieur de sa fille.

 

III. Procédure judiciaire

[4]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la LIPR, à l’égard de la décision du 4 mai 2012 d’une agente d’immigration.

 

IV. Faits

[5]               Le demandeur, un citoyen tunisien, est né en 1974. La conjointe du demandeur et sa fille, qui a des besoins spéciaux, sont des citoyennes canadiennes.

 

[6]               Le 27 mai 1999, le demandeur a été admis au Canada avec un visa de visiteur qui a expiré après six mois. Le demandeur se trouve à l’heure actuelle en situation irrégulière au Canada.

 

[7]               Le demandeur a d’abord épousé une autre femme qui n’était ni tunisienne, ni musulmane. Dans une demande antérieure de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a déclaré que son mariage à une non musulmane en Tunisie susciterait des problèmes. Le premier mariage du demandeur s’est terminé par un divorce le 16 février 2007.

 

[8]               Le demandeur a épousé sa conjointe le 2 février 2008.

 

[9]               Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a déclaré qu’il ne voulait pas que sa conjointe parraine une demande de résidence permanente, que la raison principale de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était sa relation avec sa fille, qu’il s’était occupé de sa fille à la maison pendant près de huit (8) mois pendant que sa femme travaillait.

 

[10]           Au cours d’entrevues avec une agente d’immigration tenues en novembre 2011, la conjointe du demandeur a déclaré que le demandeur était un bon mari et un bon père même si le mariage n’était pas toujours harmonieux et qu’il exécutait les tâches ménagères et se consacrait entièrement à sa famille.

 

[11]           Le 10 février 2012, le demandeur a présenté ce qui suit à l’agente d’immigration : (i) une preuve de mariage; (ii) une preuve de sa participation aux frais du ménage et de la prématernelle de sa fille; (iii) des photographies du demandeur à la naissance de sa fille, avec elle dans un parc et à son anniversaire; et (iv) un rapport de l’Institut de réadaptation en déficience physique de Québec [IRDPQ] indiquant que les besoins spéciaux de sa fille étaient un trouble du langage.

 

[12]           Le 13 février 2012, l’agente d’immigration a conclu au départ que le demandeur devait bénéficier d’une exception pour des motifs d’ordre humanitaire parce que le fait de l’obliger à demander la résidence permanente hors du Canada ne serait pas dans l’intérêt supérieur de sa fille.

 

[13]           Le 5 avril 2012, la conjointe du demandeur a informé l’agente d’immigration que les déclarations qu’elle avait faites en novembre 2011 au sujet du demandeur étaient fausses. Elle a déclaré qu’elle voulait se séparer de lui, qu’il ne s’occupait pas de sa fille, et qu’il était verbalement agressif que sa fille avait peur de lui et refusait d’être seule avec lui, qu’elle le suppliait d’aller voir sa fille à l’hôpital et qu’il lui avait dit qu’il ne pouvait retourner en Tunisie. Elle affirme avoir fait de fausses déclarations en novembre 2011 parce qu’elle craignait le demandeur.

 

[14]           Le 16 avril 2012, la conjointe du demandeur a communiqué avec l’agente d’immigration pour contredire ses déclarations du 5 avril 2012.

 

[15]           Le demandeur allègue que sa conjointe craignait sans motif qu’il enlève leur fille, l’emmène en Tunisie pour la convertir à l’islam, qu’elle lui avait demandé de signer des documents pour qu’elle soit la seule tutrice de sa fille et de l’autoriser à baptiser sa fille. Lorsqu’il a refusé, elle aurait alors fait de fausses déclarations à l’agente d’immigration le 5 avril 2012.

 

[16]           Le 2 mai 2012, l’agente d’immigration a rencontré le demandeur et sa conjointe. L’agente d’immigration a conclu que le demandeur avait répondu de façon vague aux questions posées. D’après les notes d’entrevue de l’agente d’immigration, ce dernier (i) désignait constamment sa fille comme étant « l’enfant »; (ii) déclarait qu’il faisait tout pour sa fille, mais ne pouvait mentionner les mesures qu’il prenait pour répondre à ses besoins spéciaux à l’exception de lui faire la lecture; (iii) expliquait qu’il n’accompagnait pas sa fille à la prématernelle parce qu’il ne possédait pas de véhicule; (iv) déclarait que sa belle-mère ne l’aimait pas parce qu’il ne réussissait pas à trouver un travail stable; et que travailler à Montréal l’aurait éloigné de sa famille qui vivait à Québec; (v) expliquait qu’il criait après sa conjointe et sa fille, mais qu’il n’était pas violent et qu’il était au courant des déclarations qu’avait faites sa conjointe le 5 avril 2012, mais qu’elle l’avait pardonné. Les notes d’entrevue mentionnent également que sa fille n’a pas voulu demeurer avec son père pendant que sa mère était interrogée, qu’elle s’est accrochée à sa mère et a déclaré à plusieurs reprises qu’elle voulait qu’il parte parce qu’il criait constamment contre sa conjointe.

 

[17]           Au cours de l’entrevue du 2 mai 2012, l’agente d’immigration a demandé au demandeur s’il avait des problèmes du fait que son épouse était noir non musulmane, et a déclaré qu’il était rare dans la culture maghrébine d’épouser une noire non musulmane. Il a nié que cela pose un problème et a déclaré que sa femme était très belle.

 

[18]           Le 4 mai 2012, la conjointe du demandeur a informé l’agente d’immigration que le demandeur lui avait signifié des documents de divorce le 2 mai 2012, après l’entrevue du 2 mai 2012; la Cour ne dispose toutefois pas d’aucun élément de preuve déterminant à ce sujet parce que ceux-ci n’ont jamais été officiellement déposés dans les délais prévus.

 

[19]           Le demandeur affirme qu’il ne connaissait pas la teneur des déclarations qu’avait faites sa conjointe les 5 et 16 avril 2012 avant l’entrevue du 2 mai 2012. Il allègue ce qui suit : (i) il a déclaré à l’agente d’immigration qu’il effectuait toutes les tâches ménagères, changeait les couches de sa fille et lui lisait des histoires; (ii) l’agente d’immigration ne lui a pas demandé s’il allait voir sa fille à l’hôpital uniquement parce que sa conjointe le suppliait de le faire; (iii) il mentionnait sa fille par son nom ou par « la petite »; (iv) sa fille a déclaré à l’entrevue qu’elle voulait voir son père de temps en temps; et (v) après l’entrevue, sa fille lui a dit que sa mère lui avait demandé de dire qu’elle voulait qu’il parte. D’après l’agente d’immigration, le demandeur n’a pas mentionné que sa fille portait encore des couches au cours de l’entrevue du 2 mai 2012.

 

[20]           Le demandeur nie avoir signifié des documents de divorce à sa conjointe.

 

[21]           Le demandeur allègue qu’au cours de l’entrevue du 2 mai 2012, l’agente d’immigration a répondu à son affirmation selon laquelle il n’était pas violent en disant : « [J]e connais les Arabes; j’ai vécu 7 ans au Maroc; je sais comment on s’exprime là[ ]bas » (Affidavit du demandeur, au para 27). L’agente d’immigration nie avoir fait ce commentaire qui ne figure pas dans ses notes d’entrevue.

 

[22]           Le 4 mai 2012, l’agente d’immigration a rejeté la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire. La décision porte bien la date du 1er mai 2012, mais un extrait du système informatique de Citoyenneté et Immigration Canada indique que l’agente d’immigration a refusé la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire le 4 mai 2012 (Affidavit de Marie Geralde Georges [Affidavit de Mme Georges] à l’annexe A).

 

V. Décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[23]           L’agente d’immigration a rejeté la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire, et conclu que le demandeur n’avait pas établi que le refus de sa demande lui causerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Plus particulièrement, l’agente d’immigration a estimé que le demandeur n’avait pas établi de façon satisfaisante qu’il était dans l’intérêt supérieur de sa fille qu’il soit soustrait à l’obligation de demander hors du Canada la résidence permanente.

 

[24]           L’agente d’immigration a appuyé son raisonnement sur le fait que le demandeur n’avait pas expliqué comment il participait à la vie de sa fille, qu’il ne pouvait décrire les mesures qu’il prenait pour répondre aux besoins spéciaux de sa fille, que sa fille avait déclaré à l’entrevue qu’elle voulait que son père parte, et que le comportement verbal et non verbal de sa fille au cours de l’entrevue montrait que le demandeur et sa fille n’étaient pas très proches l’un de l’autre.

 

[25]           L’agente d’immigration a également mentionné que la personne clé dans le développement de la fille du demandeur était sa grand-mère maternelle. D’après une lettre datée du 27 avril 2012, la belle-mère du demandeur conduisait sa fille à la prématernelle et allait la chercher et elle l’accompagnait également aux rendez-vous hebdomadaires qu’elle avait avec des spécialistes.

 

VI. Questions en litige

[26]           (1) La décision est-elle fondée sur des conclusions de fait erronées, tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont disposait l’agente d’immigration?

(2) Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité?

(3) L’agente d’immigration a-t-elle omis de façon déraisonnable de tenir compte de la durée du séjour du demandeur au Canada ou de son degré d’établissement au Canada?

 

VII. Dispositions législatives pertinentes

[27]           Les dispositions législatives pertinentes de la LIPR sont les suivantes :

11.      (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visas et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

 

[...]

 

25.      (1) Sous réserve du paragraphe (1,2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

11.      (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

 

25.      (1) Subject to subsection (1,2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

VII. Analyse

La norme de contrôle

[28]           Les conclusions de fait de l’agente et le refus de faire droit à une demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire s’apprécient selon la norme de la raisonnabilité (Achahue c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1210; Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356). La question de savoir si une décision administrative soulève une crainte raisonnable de partialité est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Azziz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 663, 368 FTR 281).

 

[29]           Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, la Cour ne peut intervenir que si les motifs de l’agent ne sont pas « justifiés, transparents ou intelligibles ». Pour répondre à cette norme, la décision doit également appartenir « aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, ci dessus, au para 47).

 

(1) La décision est-elle fondée sur des conclusions de fait erronées tirées de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont disposait l’agente d’immigration?

 

[30]           Le demandeur soutient que la décision est fondée sur une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont disposait l’agente d’immigration pour les raisons suivantes : (i) l’agente d’immigration a examiné la demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire en appréciant la relation qu’il avait avec sa conjointe et sa fille malgré son intention de la fonder uniquement sur sa relation avec sa fille; ii) la décision de l’agente d’immigration était fondée sur des déclarations de son épouse qui avaient beaucoup variées, et qui étaient donc peu crédibles; (iii) il est improbable qu’il ait agressé verbalement son épouse puisque celle-ci est une citoyenne canadienne instruite disposant de moyens financiers qui s’en serait plaint à la police alors qu’il est un citoyen d’un pays étranger en situation irrégulière au Canada; (iv) l’agente d’immigration n’a pas tenu compte de ses affirmations selon lesquelles il effectuait la plupart des tâches ménagères, changeait les couches de sa fille et lui lisait des histoires; (v) l’agente d’immigration n’a pas tenu compte de son explication au sujet du fait qu’il n’accompagnait pas sa fille à la prématernelle; (vi) sa conjointe a quitté Québec pour son travail; (vii) sa fille a déclaré au cours de l’entrevue du 2 mai 2012 qu’elle voulait le voir de temps en temps; et (viii) le rapport de l’IRPDQ mentionnait que sa fille avait une déficience intellectuelle et ne comprenait pas toujours les questions complexes qu’on lui posait.

 

[31]           Le défendeur soutient que les conclusions de fait de l’agente d’immigration sont raisonnables pour les raisons suivantes : (i) il était raisonnable de conclure que la figure clé du développement de la fille du demandeur était sa grand-mère maternelle; (ii) la fille du demandeur a répété à plusieurs reprises qu’elle voulait que son père parte; (iii) le dossier indique que la fille du demandeur ne souffre pas d’une déficience intellectuelle, mais plutôt d’un trouble du langage; et (iv) la question de savoir si le demandeur avait été agressif verbalement est une conclusion de fait qui relevait de l’expertise de l’agente d’immigration.

 

[32]           Dans Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, [2003] 2 CF 555, la Cour d’appel fédérale a jugé que le critère de l’intérêt supérieur de l’enfant, mentionné au paragraphe 25(1) de la LIPR, s’applique « en considérant le bénéfice que retirerait l’enfant si son parent n’était pas renvoyé du Canada ainsi que les difficultés que vivrait l’enfant, soit advenant le renvoi d’un de ses parents du Canada, soit advenant qu’elle quitte le Canada volontairement si elle souhaite accompagner son parent à l’étranger » et en pondérant « ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent » (aux para 4 et 6). L’arrêt de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360 (au para 33), a été rendu dans le contexte du parrainage d’un enfant, mais il est instructif parce qu’il énonçait les facteurs dont il peut être tenu compte pour déterminer si le renvoi d’un parent risque de soulever des difficultés. Ces facteurs sont les suivants : (i) les liens réels qu’entretiennent les membres de la famille; (ii) les périodes de séparation antérieures; (iii) le soutien psychologique et émotif; (iv) la possibilité pour la famille de se retrouver ensemble dans un autre pays; (v) la dépendance financière; et (vi) les circonstances particulières de l’enfant.

 

[33]           La conclusion de fait qu’a tirée l’agente d’immigration selon laquelle le demandeur n’avait pas un lien réel avec sa fille et ne lui fournissait pas de soutien psychologique et affectif était raisonnable, compte tenu des déclarations de cette dernière et du comportement qu’elle avait eu à l’entrevue du 2 mai 2012. La Cour a jugé dans Hawthorne, ci-dessus, qu’une décision raisonnable prise dans l’intérêt supérieur de l’enfant, aux termes du paragraphe 25(1) de la LIPR, doit refléter une attitude « récepti[ve], attenti[ve] et sensible » à l’intérêt supérieur de l’enfant (au para 10). Pour ce qui est d’être attentive, le juge Douglas Campbell a déclaré que « pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître » (Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, 323 FTR 181, au para 11). Il était raisonnablement possible d’obtenir le point de vue de la fille du demandeur en se basant sur son comportement et les déclarations qu’elle avait faites à l’entrevue du 2 mai 2012. L’agente d’immigration a tenté de vérifier si son point de vue réel coïncidait avec ses déclarations en lui demandant de répéter à plusieurs reprises ses déclarations (Dossier certifié du tribunal [DCT] aux pp 9 et 10). L’agente d’immigration lui a expliqué les conséquences que pouvait avoir sa déclaration, lui a demandé si elle voulait voir son père, en lui disant qu’elle ne le verrait plus s’il partait comme elle le souhaitait (DCT à la p 10).

 

[34]           L’agente d’immigration pouvait raisonnablement se faire une idée du point de vue de la fille du demandeur en se fondant sur ses déclarations, sur son comportement, malgré son âge et ses troubles du langage. Même si la fille du demandeur avait de la difficulté à s’exprimer et à comprendre des questions complexes, le rapport de l’IRDPQ énonce qu’elle peut exprimer des demandes simples (DCT à la p 99). En outre, la déclaration initiale de la fille du demandeur selon laquelle elle souhaitait que son père parte n’était pas une réponse à une question. Les notes d’entrevue de l’agente d’immigration indiquent que la fille du demandeur a interrompu l’entrevue entre l’agente d’immigration et la conjointe du demandeur pour dire à cette conjointe qu’elle souhaitait que le demandeur parte (DCT à la p 10). Étant donné que la déclaration initiale de la fille du demandeur ne faisait même pas suite à une question, il est peu probable que sa difficulté à répondre à des questions complexes compromette la justesse de la conclusion de fait tirée par l’agente d’immigration. En outre, les difficultés occasionnelles que connaît la fille du demandeur pour comprendre des questions complexes ne touchent pas son comportement général. Les notes d’entrevue de l’agente d’immigration mentionnent à plusieurs reprises que la fille du demandeur a refusé de rester seule avec son père pendant que sa mère passait l’entrevue et qu’elle s’était agrippée à sa mère (DCT aux pp 9 et 10).

 

[35]           Les explications qu’a fournies le demandeur au sujet du fait qu’il n’accompagnait pas sa fille à la prématernelle ou l’opinion que semblait avoir la belle-mère au sujet de son gendre ne compromettent pas le caractère raisonnable des conclusions de l’agente d’immigration au sujet des liens réels et du soutien psychologique et affectif existant entre le demandeur et sa fille. Quant à l’allégation du demandeur selon laquelle sa fille lui aurait dit que sa femme lui avait demandé de déclarer qu’elle voulait que son père parte, la Cour constate que cet élément n’a pas été communiqué à l’agente d’immigration. Étant donné que « la demande de contrôle judiciaire constitue un examen du dossier dont a été saisi le décideur original », il n’y a pas lieu de tenir compte de cet élément pour examiner la décision de l’agente d’immigration (Tikhonova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 847, au para 11).

 

[36]           Il était également raisonnable d’estimer que la déclaration faite par la conjointe du demandeur le 5 avril 2012 selon laquelle le demandeur était verbalement agressif envers elle et sa fille était crédible et de lui avoir attribué une force probante. Compte tenu du comportement de la fille du demandeur et de sa déclaration spontanée selon laquelle elle voulait qu’il parte parce qu’il criait contre sa mère, faite au cours de l’entrevue du 2 mai 2012, la décision de juger crédible la déclaration de la conjointe du demandeur faite le 5 avril 2012 selon laquelle son mari était verbalement agressif appartient aux issues possibles et acceptables.

 

[37]           Il serait raisonnable de conclure que l’absence d’un lien réel et d’un soutien psychologique et affectif entre le demandeur et sa fille l’emporte sur le témoignage du demandeur selon lequel il exécutait les tâches ménagères, changeait les couches de sa fille et lui faisait la lecture. Dans l’arrêt Legault, ci-dessus, la Cour d’appel fédérale a jugé que « [c]e n’est pas le rôle des tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par » les décideurs dans le cas d’une demande fondée sur les motifs d’ordre humanitaire (au para 11).

 

(2) Y a-t-il une crainte raisonnable de partialité?

[38]           Le demandeur soutient qu’il existe une crainte raisonnable de partialité parce que l’agente d’immigration a privilégié les déclarations faites par son épouse le 5 avril 2012 et ne lui a pas donné la possibilité de répondre à ces déclarations. Le demandeur soutient que les commentaires prétendument racistes formulés par l’agente d’immigration, mentionnés au paragraphe 21 ci-dessus, montrent qu’elle était disposée à l’avance à préférer les déclarations de la conjointe du demandeur. D’après le demandeur, l’acceptation apparente par l’agente d’immigration de la fausse affirmation faite par sa conjointe selon laquelle il lui avait signifié des documents de divorce le 2 mai 2012, sans essayer de vérifier le bien-fondé de cette déclaration, indique également qu’elle était partiale. Le demandeur fait également remarquer que la décision de l’agente d’immigration est datée du 1er mai 2012, la veille de l’entrevue du 2 mai 2012.

 

[39]           Le défendeur rétorque qu’il n’y a pas de crainte raisonnable de partialité parce que l’allégation du demandeur n’est pas étayée par des preuves matérielles, mais par de simples soupçons, de pures conjectures, insinuations ou impressions. D’après le défendeur, le dossier n’indique pas que l’agente d’immigration ait déclaré, elle-même, qu’elle avait vécu au Maroc pendant sept ans, et qu’elle connaissait les arabes et savait comment ils s’exprimaient. Le défendeur soutient également qu’il était loisible à l’agente d’immigration d’interroger le demandeur sur les problèmes découlant de son mariage à une noire non musulmane, sans que cela suscite une crainte raisonnable de partialité parce qu’il avait déjà déclaré que son mariage précédent à une catholique non tunisienne avait soulevé des problèmes.

 

[40]           D’après l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, le critère en matière de crainte raisonnable de partialité consiste à se demander si « une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, croirait que [le décideur] consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste » (au para 46). La Cour d’appel fédérale a déclaré dans Arthur c Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, qu’une crainte raisonnable de partialité « ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elles doivent être étayées par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme » (au para 8).

 

[41]           Il serait troublant que l’agente d’immigration ait répondu à l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’était pas agressif verbalement en disant qu’elle avait vécu au Maroc et savait comment les arabes s’exprimaient. Cette remarque qu’elle aurait faite n’apparaît toutefois pas dans la transcription de l’entrevue du 2 mai 2012 qui forme les notes d’entrevue de l’agente d’immigration. Dans un affidavit, l’agente d’immigration nie avoir fait ce commentaire (Affidavit de Mme Georges au para 16).

 

[42]           Dans Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 833, la juge Danièle Tremblay-Lamer a examiné les versions contradictoires fournies par le demandeur et un décideur au sujet des faits qui s’étaient produits au cours d’une entrevue pour examiner la question d’une crainte raisonnable de partialité. Après que le demandeur ait été contre-interrogé au sujet de sa version de l’entrevue, la juge Tremblay-Lamer a conclu qu’il n’y avait pas de crainte raisonnable de partialité parce que ni les notes du décideur ni les motifs de celui-ci ne suscitaient une crainte raisonnable de partialité, parce que le comportement reproché n’avait été signalé qu’après que le décideur ait rendu sa décision, parce que le demandeur avait pris des médicaments au moment de l’entrevue, parce que les perceptions du demandeur avaient peut-être été influencées par d’autres émotions et parce que le demandeur avait quitté l’entrevue en s’attendant à obtenir une décision favorable.

 

[43]           La Cour ne retient pas la prétention du demandeur selon laquelle l’agente d’immigration a effectivement déclaré qu’elle avait vécu au Maroc pendant sept (7) ans et qu’elle savait comment s’exprimaient les arabes. Les notes d’entrevue, qui sont détaillées et ont été prises sur le champ, de l’agente d’immigration constituent une transcription de l’entrevue : les remarques qu’elle aurait faites ne figurent pas dans cette consignation de l’entrevue du 2 mai 2012. Les autres éléments de la décision ne soulèvent aucune crainte raisonnable de partialité. Le demandeur n’a signalé cette déclaration qu’après que l’agente d’immigration ait rendu sa décision.

 

[44]           Le fait que l’agente d’immigration aurait retenu la version de la conjointe du demandeur au sujet des documents de divorce ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité. Étant donné que la décision était fondée sur des liens réels ainsi que sur le soutien psychologique et émotif entre le demandeur et sa fille plutôt qu’entre le demandeur et sa conjointe, il n’était pas nécessaire de décider si l’affirmation de sa conjointe au sujet du divorce était exacte.

 

[45]           Le fait de demander si le mariage du demandeur à une noire non musulmane avait créé des problèmes ne suscite pas une crainte raisonnable de partialité parce que le demandeur avait lui-même mentionné des problèmes de ce genre à propos de son premier mariage à une autre femme non musulmane. 

 

[46]           Enfin, il est impossible de déduire qu’il existe une crainte raisonnable de partialité du fait que la décision soit datée de la veille de l’entrevue du 2 mai 2012. Comme cela a été examiné ci-dessus, l’extrait tiré du système informatique de Citoyenneté et Immigration Canada montre que l’agente d’immigration a refusé la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 4 mai 2012.

 

(3) L’agente d’immigration a-t-elle omis de façon déraisonnable de tenir compte de la durée du séjour du demandeur au Canada ou de son degré d’établissement au Canada?

 

[47]           Le demandeur soutient que la décision de l’agente d’immigration était déraisonnable parce qu’elle n’a pas tenu compte de ses autres liens avec le Canada ni de l’absence de liens avec la Tunisie, étant donné qu’il vivait depuis treize (13) ans au Canada et non en Tunisie.

 

[48]           Le défendeur répond que la durée du séjour illégal du demandeur au Canada, les liens qu’il affirme avoir avec le Canada, et son établissement au Canada sont des éléments insuffisants pour justifier une exception pour des motifs d’ordre humanitaire.

 

[49]           Dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il incombe aux demandeurs de fournir des preuves établissant que les motifs d’ordre humanitaire justifient une exception aux obligations générales de la LIPR (Chowdhury c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 943 au para 16). Le demandeur a choisi de fonder sa demande sur des motifs d’ordre humanitaire sur sa relation avec sa fille et n’a présenté aucun élément de preuve établissant ses autres liens avec le Canada ou son absence de liens avec la Tunisie. La durée du séjour du demandeur au Canada « ne suffit pas en soi pour justifier l’obtention d’un visa de résident permanent pour des motifs [d’ordre humanitaire] » (Mpula c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 456 au para 30).

 

VIII. Conclusion

[50]           Pour toutes les raisons ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE le rejet de la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Aucune question d’importance générale à certifier.

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5383-12

 

INTITULÉ :                                      SABRI KHADER c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             le 22 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                     le 4 avril 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Rachel Benaroch

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Thi My Dung Tran

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rachel Benaroch

Avocate

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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