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Date : 20130326

Dossier : IMM-6353-12

Référence : 2013 CF 308

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2013

En présence de madame la juge Bédard

 

 

ENTRE :

 

SERKAN ETIZ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               M. Serkan Etiz (le demandeur) sollicite le contrôle judiciaire d'une décision rendue par la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission ou le membre de la Commission), datée du 14 juin 2012, dans laquelle la Commission a conclu qu'il n'était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi).

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, je conclus qu'il y a lieu de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.

 

I.          Le contexte

[3]               Le demandeur est citoyen de la Turquie. Il demande la protection du Canada au sens des articles 96 et 97 de la Loi en tant qu'objecteur de conscience qui craint d'être persécuté et être traité de façon cruelle en raison de son refus d'effectuer son service militaire en Turquie, comme l'exige la loi.

 

[4]               En Turquie, tous les citoyens masculins âgés de 19 à 40 ans doivent effectuer un service militaire obligatoire. Le demandeur soutient qu'il est un pacifiste qui a des croyances pacifiques depuis ses études à l’école secondaire. Il refuse de faire partie de l'armée ou d'y être associé d'une quelconque façon, en particulier parce que l'armée aurait présumément commis des violations des droits de la personne et des crimes de guerre. Il s'inquiète aussi du fait qu'il pourrait être forcé à servir dans la région de l'est ou du sud-est de la Turquie, où il soutient que beaucoup des violations alléguées sont commises.

 

[5]               Le demandeur soutient que, s'il était renvoyé en Turquie, il serait emprisonné parce qu'il est un déserteur et parce qu'il refuserait d'effectuer son service militaire. De plus, le demandeur soutient qu'en conséquence, il serait exposé à des conditions pénibles et cruelles en prison qui constitueraient une peine cruelle et inusitée.

 

[6]               Depuis l'âge de 19 ans, le demandeur a été en mesure de reporter son service militaire en s'inscrivant à un diplôme de premier cycle, qu'il a obtenu, en s'inscrivant à un programme d'études supérieures de maîtrise en administration des affaires (qu'il a poursuivi pendant cinq mois) et en venant au Canada grâce à un permis de travail et d'études qui était valide jusqu'au 31 mars 2009. Il a été en mesure de prolonger son permis de travail et d'études au Canada jusqu'au 17 novembre 2010, mais sa demande de prolongation supplémentaire a été rejetée, d'abord en janvier 2011, puis en mai 2011. Il soutient qu'à ce moment-là, il n'avait plus d'autre choix pour reporter son service militaire et il a décidé de présenter une demande d'asile.

 

II.        La décision faisant l'objet du présent contrôle

[7]               La Commission a jugé que le demandeur n'avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention au sens de l'article 96 de la Loi ni qualité de personne à protéger au sens des alinéas 97(1)a) ou b) de la Loi.

 

[8]               Dès le début de sa décision, le membre de la Commission a précisé qu'il avait des réserves sur la crédibilité du demandeur. Il a déclaré qu'il n'était pas convaincu que la motivation du demandeur n'était pas liée à son désir de rester au Canada plutôt qu'à sa crainte de retourner en Turquie, où il serait forcé d'effectuer son service militaire. Le membre de la Commission a conclu que le demandeur n'avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que « ses convictions quant à son désir d’éviter le service militaire obligatoire sont profondes au point de faire de lui un [traduction] objecteur de conscience” ».

 

[9]               Le membre de la Commission a fondé cette conclusion sur les éléments suivants :

  • le demandeur n’a jamais participé à des activités, que ce soit au Canada ou en Turquie, visant à lutter contre les politiques de conscription du gouvernement de la Turquie;
  • le demandeur n’a été membre d’aucune organisation luttant contre la politique de la conscription, par exemple une organisation étudiante;
  • le demandeur n’a jamais déployé d’efforts considérables pour être exempté du service militaire et n’a pas tenté de prolonger son exemption au service militaire par quelque moyen ou stratégie que ce soit;
  • dans les circonstances du demandeur, soit qu’il a presque 30 ans, qu’il occupe un emploi et qu’il a vécu à l’étranger pendant plus de trois ans, il existe une politique selon laquelle il est possible d’éviter le service militaire en payant une amende. Le membre de la Commission n’a pas été convaincu par la déclaration du demandeur selon laquelle il ne connaissait pas cette politique.

 

[10]           De plus, le membre de la Commission a conclu que le demandeur n'avait pas montré un niveau de crainte subjective qui correspond à une crainte de persécution découlant du service militaire obligatoire. À l'appui de cette conclusion, le membre de la Commission a répété que le demandeur n'avait pas agi de façon proactive afin de trouver une façon, par tous les moyens possibles, d'éviter le service militaire. Le membre de la Commission semble aussi avoir été préoccupé par la déclaration du demandeur selon laquelle il n'était pas au courant de la politique qui lui permettrait de s'acquitter du fardeau d'effectuer son service militaire en payant une amende. À ce sujet, le membre de la Commission était d'avis que le demandeur semblait « uniquement concentré sur son désir de demeurer au Canada ».

 

[11]           Le membre de la Commission a aussi abordé la possibilité que le demandeur ne serait pas en mesure d'éviter le service militaire à son retour en Turquie et il a noté que la Cour a conclu que le service militaire obligatoire en Turquie ne constitue pas nécessairement de la persécution. Le membre de la Commission a cité la décision Ozunal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 560, 291 FTR 305 [Ozunal], dans laquelle le juge Shore a conclu que le demandeur doit satisfaire à deux exigences : premièrement, il (ou elle) doit démontrer que sa croyance est si forte qu'il peut être décrit comme un objecteur de conscience; deuxièmement, il doit prouver que, s'il devait être forcé à effectuer son service militaire en Turquie, il y aurait « une possibilité raisonnable qu’on l’oblige, s’il était conscrit, à participer à des activités militaires illégitimes suivant les normes internationales » (au paragraphe 17).

 

[12]           Le membre de la Commission a ensuite examiné la preuve documentaire au sujet des peines imposées à ceux qui refusent d'effectuer leur service militaire. À ce sujet, le membre de la Commission était d'avis que la preuve montrait que les personnes qui refusent le service militaire, mais qui ne démontrent pas qu’elles ont des « convictions profondes » sur le sujet ne sont pas victimes de « persécution grave » en raison de l’application de la loi en Turquie. Il a mentionné un extrait des notes d’orientation opérationnelle du Royaume-Uni sur la Turquie, extrait qui, selon lui expliquait que la punition que la Turquie impose généralement à ceux qui refusent d’effectuer le service « n’est pas normalement de nature à justifier que l’asile soit accordé, à moins qu’il n’y ait d’autres motifs prévus dans la Convention”; par exemple si le demandeur d’asile était kurde ». Le membre de la Commission a noté que le demandeur est un musulman sunnite et que, lorsque son frère a servi dans l’armée, il a servi dans l’ouest de la Turquie, soit dans une région où il n’y a aucun conflit.

 

[13]           Au paragraphe 20 de la décision, le membre de la Commission a résumé ses conclusions :

  • le demandeur d’asile n’a pas démontré que ses convictions étaient profondes au point de faire de lui un objecteur de conscience;
  • le demandeur n’a pas convaincu la Commission qu’il serait obligé de servir dans l’armée pendant une certaine période ou, à défaut de le faire, qu’il irait en prison;
  • le demandeur d’asile, sans toutefois fournir d’éléments de preuve au sujet de sa situation particulière, a affirmé qu’il serait alors forcé d’agir de façon contraire à ses croyances pacifistes s’il devait être partie à un conflit;
  • le demandeur d’asile, sans toutefois fournir d’éléments de preuve au sujet de sa situation particulière, a affirmé que s’il devait être envoyé en prison, « il y subirait un traitement dont la gravité équivaudrait à de la persécution, ou que, en prison, il serait exposé à un risque prévu à l’article 97 de la LIPR ».

 

[14]           Le membre de la Commission a conclu ses motifs en déclarant que le demandeur d’asile « n’a pas réussi à démontrer que, s’il devait retourner en Turquie, il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque prévu à l’article 97 de la LIPR ».

 

III.       Les questions en litige

[15]           La présente demande soulève les questions suivantes :

(1)  la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'a pas démontré qu'il est réellement un objecteur de conscience était-elle raisonnable?

(2)  la Commission a-t-elle commis une erreur en n'effectuant pas une analyse appropriée au sens de l'article 97 de la Loi ou en ne fournissant pas des motifs suffisants à ce sujet?

(3)  le refus du membre de la Commission de se récuser à la suite d'un incident qui a eu lieu pendant une pause dans l'audience constitue-t-il un manquement à la justice naturelle?

 

IV.       La norme de contrôle

[16]           En ce qui a trait à la première question, il est bien établi que l'appréciation de l'authenticité du statut d'objecteur de conscience d'un demandeur doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Ozunal, précitée, au paragraphe 14). Cette norme repose sur la justification, la transparence et l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi que sur l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, paragraphe 47 [Dunsmuir]).

 

[17]           En ce qui a trait à la deuxième question, dans l'examen de l'analyse que le membre de la Commission a effectuée en application de l'article 97 de la Loi, les questions portant sur son appréciation du danger ou des risques seront assujetties à la norme de la raisonnabilité (voir Dunsmuir, précité). Cependant, lorsque le membre de la Commission ne tient pas compte d'un élément de preuve pertinent quant à sa décision ou ne le mentionne pas, son défaut de le faire constitue une erreur susceptible de révision, que la norme de contrôle appliquée soit celle de la raisonnabilité ou de la décision correcte (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 FTR 35, 83 ACWS (3d) 264 (1re inst.) [Cepeda-Gutierrez]; Baranyi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 FCT 664, 106 ACWS (3d) 506, au paragraphe 14). Cependant, aux termes de l'arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] RCS 708 [Newfoundland Nurses], les motifs du membre de la Commission n'ont pas à être parfaits ni exhaustifs. Les motifs doivent être examinés dans le contexte de la preuve, des arguments des parties et du processus de décision et ils doivent fournir une analyse qui permet raisonnablement d'étayer la conclusion.

 

[18]           En ce qui a trait à la troisième question, il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une question d'équité ou de justice naturelle est la décision correcte (Dunsmuir, précité, au paragraphe 129; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 72).

 

V.        Les arguments des parties

A.        Les observations du demandeur

[19]           Selon le demandeur, la Commission a commis une erreur dans son évaluation du statut d'objecteur de conscience.

 

[20]           Premièrement, le demandeur soutient que, bien que le membre de la Commission ait déclaré qu'il avait « des doutes quant à la crédibilité du demandeur d'asile », il n'a pas relevé de contradiction ou d'omission qui permettait de soulever des doutes quant à la crédibilité. Le demandeur soutient que son témoignage sous serment n'a pas été contredit et est présumé être vrai.

 

[21]           Deuxièmement, le demandeur soutient que sa preuve non contestée établit clairement qu'il est un pacifiste et un objecteur de conscience. Il fait valoir que le membre de la Commission a mal interprété la preuve lorsqu'il a déclaré que le demandeur n'était pas au courant de la politique qui lui permettrait de réduire la durée de son service militaire en payant une amende. Le demandeur a témoigné qu'il était au courant de la politique, mais qu'il refuserait de servir ne serait-ce qu'une seule journée dans l'armée et qu'il refuserait de payer une amende qui serait utilisée pour financer des activités militaires. Il soutient que l'impression erronée du membre de la Commission selon laquelle il n'était pas au courant de la politique a eu une incidence importante sur sa conclusion selon laquelle le demandeur n'était pas un objecteur de conscience.

 

[22]           De plus, le demandeur soutient que le membre de la Commission a omis d'apprécier la totalité de la preuve en ne tenant pas compte du fait que l'armée turque le considérait comme un déserteur et que le fait de payer une amende n'empêcherait pas qu'il soit rappelé en service militaire plus tard.

 

[23]           En ce qui a trait à l’analyse relative à l’article 97, le demandeur reconnaît qu'il n'est pas toujours requis d'effectuer une analyse distincte. Cependant, il soutient que la Commission aurait dû effectuer une telle analyse distincte en l'espèce, compte tenu du fait qu'il existait une preuve convaincante selon laquelle il serait emprisonné en raison de son refus d'effectuer son service militaire et qu'il serait exposé à des conditions très pénibles en prison. Le demandeur reconnaît que l'article 97 de la Loi est mentionné aux paragraphes 20 et 21 de la décision du membre de la Commission, mais il soutient que ce dernier n'a pas fait référence aux éléments de preuve pour justifier son [traduction] « rejet sommaire » des possibilités de mauvais traitement que le demandeur pourrait subir en prison. Le demandeur soutient que cela est particulièrement troublant compte tenu du fait que le membre de la Commission a reconnu au début de l'audience que la possibilité d'une peine cruelle et inusitée était en cause (voir page 269 du Dossier du tribunal), qu'il existait des preuves au sujet des conditions pénibles dans les prisons en Turquie, notamment les cas d'abus et de violence, et que l'avocat du demandeur a soulevé la question dans ses observations finales. Par conséquent, le demandeur soutient que le membre de la Commission n'a pas tenu compte d'éléments de preuve d'une grande pertinence qui contredisaient sa conclusion et qu'il ne sait donc pas si le membre de la Commission a bien tenu compte de cette preuve.

 

[24]           Enfin, le demandeur soulève des questions quant à un échange qui aurait eu lieu entre le membre de la Commission et l'agent du tribunal pendant une pause dans le déroulement de l'audience. Le dossier montre que, lorsque le demandeur et son avocat sont revenus de la pause, ils ont réalisé que l'agent du tribunal expliquait au membre de la Commission qu'il avait l'intention de présenter de nouveaux éléments de preuve.

 

[25]           Le demandeur soutient que cette discussion ex parte constitue une violation de la justice naturelle et un manquement à l'article 60 des Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2002-228) [abrogées, DORS/2012-256, article 73], en vigueur jusqu'au 14 décembre 2012, qui prévoyait que « les parties et les agents de protection des réfugiés font leurs observations oralement à la fin de l'audience, sauf ordonnance contraire de la Section ». Il se fonde sur la décision Lopez Aguilar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2011 CF 908, au paragraphe 10 (sur CanLII), qui cite une conclusion précédente selon laquelle : « quiconque appelé à rendre une décision ne doit pas recueillir des témoignages ou entendre des arguments d'une partie dans le dos de l'autre » (observations du demandeur, au paragraphe 43).

 

B.        Les observations du défendeur

[26]           Le défendeur soutient que, compte tenu de la preuve, il était raisonnable pour le membre de la Commission de conclure que le demandeur n'avait pas démontré qu'il était réellement un objecteur de conscience ou que la peine d'emprisonnement qui pouvait lui être infligée pour avoir dérogé aux obligations du service militaire l'exposerait à une possibilité sérieuse de persécution, au risque d'être soumis à la torture, à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[27]           Le défendeur fait valoir que la peine qui peut être imposée par le gouvernement à ses citoyens pour avoir dérogé aux obligations du service militaire ne peut pas en soi être qualifiée de source de persécution ou de risques au sens des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[28]           Le défendeur soutient que les demandeurs qui refusent d'effectuer leur service militaire ne peuvent pas, en général, demander l'asile, mais il reconnaît que ceux qui sont en mesure de démontrer qu'ils ont des objections de principe au service militaire obligatoire peuvent, dans certaines circonstances, obtenir le statut de réfugié. Le demandeur doit d'abord établir qu'il est un objecteur de conscience. Le défendeur fait valoir que l'appréciation de la preuve que le membre de la Commission a effectuée à ce sujet était raisonnable et il maintient que ce dernier a relevé plusieurs raisons de douter des convictions du demandeur.

 

[29]           En réponse aux observations du demandeur portant sur la crédibilité, le défendeur note que le membre de la Commission n'était pas tenu de se fonder sur des omissions ou des contradictions pour apprécier la crédibilité du demandeur, mais qu’il pouvait plutôt tenir compte de son comportement à titre d'indicateur de la sincérité de ses convictions.

 

[30]           L'avocat du défendeur reconnaît que le membre de la Commission a commis une erreur en déclarant que le demandeur avait déclaré qu'il ne connaissait pas la politique permettant à une personne de payer une amende afin de raccourcir son service militaire, mais il fait valoir qu'il ne s'agissait pas d'une erreur susceptible de révision parce que la Commission n'a pas tiré de conclusion défavorable fondée sur ce présumé manque de connaissances.

 

[31]           En ce qui a trait à l'analyse fondée sur l'article 97, le défendeur soutient que le membre de la Commission a effectué une telle analyse et que, compte tenu des circonstances en l'espèce, ses motifs à ce sujet sont suffisants. Le défendeur insiste qu'il revenait au demandeur d'établir qu'il serait exposé au risque d'être soumis à la torture, à une menace sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités. Il soutient que l'emprisonnement ne constitue pas en soi de la persécution dans le cas de déserteurs militaires et il cite de la jurisprudence à l'appui de cette proposition (Ates c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1316, 261 FTR 318; confirmée par Ates c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 322, 343 NR 234 [Ates]).

 

[32]           Le défendeur note que la conclusion du membre de la Commission, selon laquelle la preuve documentaire montrait que les personnes qui refusent d'effectuer leur service militaire, mais qui ne font pas preuve de « convictions profondes » à ce sujet, ne sont pas exposées à des traitements qui constituent de la persécution, était raisonnable. De plus, le défendeur souligne la conclusion du membre de la Commission selon laquelle la peine imposée à ceux qui refusent d'effectuer leur service militaire en Turquie n'est pas généralement d'une gravité qui entraînerait l'octroi de l'asile, à moins qu'un motif prévu par la Convention existe, et il soutient que ce n'était pas le cas en l'espèce.

 

[33]           De plus, comme le demandeur n'a pas montré qu'il appartenait à la catégorie des personnes qui seraient exposées à des conditions pénibles, le défendeur soutient qu'il était raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur ne pouvait pas se fonder sur la preuve documentaire portant sur le traitement des objecteurs de conscience.

 

[34]           En ce qui a trait à la conversation ex parte entre l'agent du tribunal et le membre de la Commission, le défendeur a déclaré que cette conversation s'était limitée au fait que l'agent du tribunal a déclaré qu'il souhaitait présenter de nouveaux éléments de preuve. Avant que la conversation n'aille plus loin, le demandeur et son avocat sont entrés dans la salle d'audience. Le défendeur note aussi que la preuve supplémentaire que l'agent du tribunal souhaitait produire n'a finalement pas été déposée en preuve et qu'aucun manquement à la justice naturelle n'a découlé de cette discussion ex parte.

 

VI.       Analyse

(1)        La conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'a pas démontré qu'il est réellement un objecteur de conscience était-elle raisonnable?

 

[35]           Dans le présent contrôle judiciaire, la première question porte sur la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'a pas établi qu'il est un objecteur de conscience. Je suis d'avis que la conclusion du membre de la Commission selon laquelle le demandeur n'a pas établi que la profondeur de ses convictions était suffisante pour qu'il soit qualifié d'objecteur de conscience était raisonnable. La décision montre que le membre de la Commission a apprécié la preuve du demandeur à ce sujet et qu'il a accordé un certain poids aux éléments qui étaient pertinents, notamment le fait que le demandeur n'a pas déployé d'efforts pour être exempté du service militaire ou pour prolonger son exemption et qu'il n'a jamais participé à des activités ou à des organisations visant à lutter contre la politique en matière de conscription du gouvernement turc. La Commission a conclu que le demandeur n'avait pas fait preuve du niveau de crainte subjective qui correspond à une crainte de persécution découlant du service militaire obligatoire. Cette conclusion est raisonnable compte tenu de la totalité de la preuve dont la Commission était saisie.

 

[36]           Je suis aussi d'avis que le défendeur avait raison de soutenir que la Commission n'était pas tenue de se fonder sur des omissions ou des contradictions pour apprécier la crédibilité du demandeur et qu'elle a correctement tenu compte de son comportement à titre d'indicateur de la sincérité de ses convictions.

 

[37]           Même si elles étaient acceptées, les observations du demandeur selon lesquelles l'armée le considère déjà comme un déserteur et que le fait de payer une amende ne lui éviterait pas d'être rappelé en service plus tard ne changeraient pas les conclusions de la Commission au sujet de la profondeur des convictions du demandeur. Par conséquent, le fait que la Commission n'ait pas mentionné ces observations ne peut pas constituer une erreur déterminante. De plus, la Commission est présumée avoir tenu compte de la totalité de la preuve et elle n'est pas tenue de mentionner chaque élément de preuve dans sa décision (Cepeda-Gutierrez, précitée, aux paragraphes 14 à 17).

 

[38]           Je reconnais que le membre de la Commission a commis une erreur lorsqu'il a déclaré que le demandeur avait dit ne pas être au courant de la politique qui permet à une personne de payer une amende afin de raccourcir son service militaire, mais je conclus que cette erreur n'est pas suffisante pour vicier l'appréciation générale de la preuve de la Commission.

 

[39]           Compte tenu de ce qui précède, je crois que le demandeur ne souscrit pas aux conclusions de la Commission au sujet de la profondeur de ses convictions et qu'il demande à la Cour d'apprécier de nouveau la preuve. Ce rôle ne revient pas à la Cour.

 

[40]           Je suis aussi d'avis qu'il était raisonnable pour la Commission de conclure que le service militaire obligatoire est le résultat d'une loi d'application générale et qu'il ne revêt pas en soi un caractère de persécution (Ozunal, précitée, aux paragraphes 22 et 23). Le demandeur n'a pas établi de faits précis à sa situation qui portent à croire que la loi en question constitue expressément de la persécution envers lui pour un motif établi par la Convention.

 

[41]           Je conclus que la conclusion du membre de la Commission, selon laquelle « il y a des preuves selon lesquelles les personnes qui refusent le service militaire, mais qui ne démontrent pas qu’elles ont des [traduction] convictions profondes sur le sujet ne sont pas victimes de persécution grave en raison de l’application de la loi en Turquie » (Décision, au paragraphe 18), est fondée sur les notes d'orientation opérationnelle du Royaume-Uni sur la Turquie que le membre de la Commission a citées et sur d'autres éléments de preuve documentaire qui faisaient partie du dossier.

 

[42]           Enfin, la Cour d'appel fédérale a confirmé, en réponse à une question certifiée, que l'emprisonnement en soi ne constitue pas de la persécution dans le cas de déserteurs de l'armée, même s'il est impossible d'échapper au service obligatoire, et qu'un objecteur de conscience fera l'objet de poursuites et d'incarcérations répétées (Ates, précitée).

 

(2)        La Commission a-t-elle commis une erreur en n'effectuant pas une analyse appropriée au sens de l'article 97 de la Loi ou en ne fournissant pas des motifs suffisants à ce sujet?

 

[43]           La Commission n'a pas omis d'effectuer une analyse distincte au sens de l'article 97. Bien que les motifs de la Commission au sujet de son analyse au sens de l'article 97 auraient pu être plus complets, je suis d'avis que les motifs fournis étaient suffisants pour que l'on comprenne le fondement de la conclusion et pour satisfaire aux critères établis dans l'arrêt Newfoundland Nurses, précité. De plus, je suis d'avis que la conclusion de la Commission selon laquelle le demandeur n'est pas une personne à protéger appartient aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard de la preuve.

 

[44]           Il est important de noter que la décision du membre de la Commission montre clairement qu'il a examiné la question de savoir si la situation en prison à laquelle le demandeur pourrait être exposé constituerait un risque de torture ou un risque de traitements ou peines cruelles et inusitées au sens de l'article 97 de la Loi.

 

[45]           Premièrement, le membre de la Commission a clairement expliqué au début de ses motifs que le demandeur demandait l'asile en application des articles 96 et 97 de la Loi.

 

[46]           Deuxièmement, au paragraphe 20 de sa décision, la Commission a tiré une conclusion claire au sujet de l'article 97 de la Loi :

[…] Le demandeur d’asile, sans toutefois fournir d’éléments de preuve au sujet de sa situation particulière, a affirmé qu’il serait alors forcé d’agir de façon contraire à ses croyances pacifistes s’il devait être partie à un conflit ou, s’il devait être envoyé en prison, qu’il y subirait un traitement dont la gravité équivaudrait à de la persécution, ou que, en prison, il serait exposé à un risque prévu à l’article 97 de la LIPR.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[47]           Le membre de la Commission a de nouveau mentionné l'article 97 au paragraphe 21, lorsqu'il a expliqué que le demandeur ne s'était pas acquitté de son fardeau de prouver qu'il serait exposé à un risque au sens de l'article 97 s'il devait retourner en Turquie.

 

[48]           Le caractère suffisant des motifs du membre de la Commission et la raisonnabilité de ses conclusions sont liés de façon telle que le demandeur doit démontrer, comme pour les conclusions portant sur l'article 96, qu'aucun mode d'analyse ne pouvait raisonnablement soutenir les conclusions portant sur l'article 97 du membre de la Commission (voir Newfoundland Nurses, précité). Je ne suis pas d'avis que le demandeur s'est acquitté de ce fardeau compte tenu des faits ou de la preuve en l'espèce. Comme le défendeur l'a soutenu, [traduction] « l'analyse de la Commission, bien qu'elle soit brève, est suffisante pour expliquer le rejet de la demande du demandeur au sens de l'article 97 de la LIPR » (observations du défendeur, au paragraphe 52).

 

[49]           Il faut aussi tenir compte du fait que la Commission a d'abord conclu que le demandeur n'avait pas établi qu'il était un objecteur de conscience et que la majeure partie de la preuve documentaire portant sur les conditions pénibles et cruelles en prison en Turquie était liée à des cas d'objecteurs de conscience reconnus.

 

[50]           De plus, la Commission n'était pas convaincue que le demandeur serait emprisonné s'il retournait en Turquie et qu'il refusait d'effectuer son service militaire.

 

[51]           Enfin, la conclusion de la Commission est raisonnablement soutenue par la preuve documentaire.

 

[52]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l'analyse du membre de la Commission au sujet de l'article 97 de la Loi n'était pas déraisonnable et que ses motifs étaient suffisants pour soutenir ses conclusions.

 

(3)        Le refus du membre de la Commission de se récuser à la suite d'un incident qui a eu lieu pendant une pause dans l'audience constitue-t-il un manquement à la justice naturelle?

 

[53]           Bien que l'avocat du demandeur n'ait pas invoqué cet argument à l'audience, il ne l'a pas officiellement abandonné. Par conséquent, j'en traiterai brièvement. Bien que l'agent du tribunal n'aurait pas dû communiquer avec le membre de la Commission sans la présence du demandeur et de son avocat, je suis d'avis qu'il n'y a pas eu de manquement à la justice naturelle dans les circonstances particulières en l'espèce. Le demandeur n'a présenté aucune preuve donnant à penser que la description que le membre de la Commission a faite des événements ne devrait pas être crue ou que l'agent du tribunal a présenté des observations plutôt que simplement soulevé l'existence de certains articles, comme le décrit la transcription de l'audience.

 

[54]           Je relève dans le dossier que la discussion n'a pas été lancée par le membre de la Commission et que le demandeur a eu l'entière occasion de traiter de la pertinence de la preuve que l'agent du tribunal souhaitait présenter. Le dossier montre également que le membre de la Commission n'a pas permis à l'agent du tribunal de déposer la preuve supplémentaire.

 

[55]           Par conséquent, je ne suis pas convaincue qu'il y a eu manquement à la justice naturelle ou que le demandeur a subi un quelconque préjudice en raison de la discussion ex parte.

 

[56]           Compte tenu de tout ce qui précède, je conclus que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

 

[57]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Marie-Josée Bédard »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil

 

 

                                            


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6353-12

 

INTITULÉ :                                      SERKAN ETIZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L'AUDIENCE :             Le 29 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LA JUGE BÉDARD

 

DATE :                                              Le 26 mars 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mitchell Goldberg

 

POUR LE DEMANDEUR

Suzane Trudel

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Blanshay Goldberg Berger

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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