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Date : 20130301

Dossier : IMM-6262-12

Référence : 2013 CF 213

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2013

En présence de monsieur le juge Boivin

 

 

ENTRE :

 

JOHN MICHEAL SUCCAR

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], visant la décision d’une agente de l’immigration (l’agente) datée du 31 mai 2012 et portant que le demandeur n’est pas admissible à la résidence permanente au Canada, car il appartient à la catégorie de personnes décrites à l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

 

Contexte

[2]               M. Succar (le demandeur) est né en 1972 à Bechwat, au Liban. Il est de citoyenneté libanaise. La question de son admissibilité au statut de résident permanent était à l’étude en raison de son appartenance prétendue aux forces libanaises (FL). Les FL sont un parti politique et anciennement une milice chrétienne qui a pris part à la guerre civile qui sévit au Liban entre 1975 et 1990. Quand, en 1990, la guerre civile prend fin, les FL sont désarmées et se transforment en parti politique. Elles furent interdites en 1994, leurs activités politiques étant limitées par le gouvernement pro‑syrien jusqu’en 2005, date du retrait des troupes syriennes. Les FL sont aujourd’hui un parti politique représenté au parlement libanais.

 

[3]               En 1985, alors qu’il était âgé de treize (13) ans, le demandeur commença à travailler bénévolement à une caserne des FL dans laquelle logeaient des membres de sa famille. Au départ, le demandeur se rendait utile en surveillant les locaux, en allant chercher de l’eau, regardant ceux qui effectuaient des travaux de mécanique. En 1987, à l’âge de quinze (15) ans, le demandeur est engagé par les FL comme mécanicien. Il aurait, ainsi, réparé les voitures des membres des FL, mais non des véhicules de combat. Le demandeur a subi une formation de deux mois s’initiant aux premiers secours ainsi qu’au démontage et à l’emploi des armes à feu personnelles, après quoi une arme lui a été remise. Ses soins médicaux étaient pris en charge par les FL. Le demandeur a travaillé pour les FL comme mécanicien jusqu’à la fin de la guerre civile au Liban, c’est-à-dire jusqu’en 1990.

 

[4]               Une fois la guerre civile terminée, et jusqu’en 1999, le demandeur a continué à travailler pour les FL en tant que responsable, dans son village natal, d’un groupe de douze (12) à vingt (20) jeunes hommes. Il a en outre, en 1997, ouvert un atelier de mécanique à Bechwat (Liban). Le demandeur s’est marié le 4 janvier 1997.

 

[5]               Le demandeur s’est rendu aux États-Unis, où il vécut de 1999 à 2004. Le demandeur et sa famille arrivèrent au Canada le 26 août 2004 et déposèrent une demande d’asile (dossier du Tribunal, page 2). Le 31 janvier 2005, ils se virent reconnaître le statut de réfugié par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Citoyenneté et Immigration Canada reçut la demande de résidence permanente du demandeur le 11 juillet 2005. Cette demande fit, le 1er mars 2006, l’objet d’une approbation de principe, en attendant que l’agente se prononce sur la question de l’interdiction de territoire. Le demandeur se tient pour membre des FL, aux réunions desquelles il a participé depuis son arrivée aux États-Unis et au Canada (dossier du Tribunal, entrevue du SCRS, 3 mai 2007, page 340; dossier de la demande, affidavit du demandeur, page 24). Il est actuellement propriétaire d’un atelier de mécanique, où il travaille à plein temps afin de pourvoir aux besoins de sa femme et de ses enfants.

 

[6]               Le demandeur a été interrogé par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), le 3 mai 2007. Le 23 juillet 2007, le SCRS a remis une note à son sujet (dossier du Tribunal, pages 339 et 340). Cette note, étudiée par Citoyenneté et Immigration Canada (CIC), recommandait fermement de ne pas accorder la résidence permanente au demandeur car il était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi (dossier du Tribunal, pages 333 à 338).

 

[7]               Le 30 novembre 2011, l’adjoint de son avocate s’est entretenu avec l’agente au sujet de l’entrevue à laquelle devait prendre part le demandeur, et de l’organisation des FL. L’agente indiqua qu’elle n’avait pas une connaissance détaillée de cette organisation, mais qu’elle effectuerait avant l’entrevue les recherches nécessaires (dossier du demandeur, affidavit de l’adjoint, page 26).

 

[8]               Le demandeur a été interrogé par CIC le 5 décembre 2011 (dossier du Tribunal, pages 265 à 268) et le 7 mars 2012 par l’Agence des services frontaliers du Canada (dossier du Tribunal, pages 176 à 191). Après l’entrevue du 5 décembre 2011, l’agente de CIC a, le 31 mai 2012, rendu une décision selon laquelle, aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi, le demandeur était inadmissible au statut de résident permanent au Canada. C’est de cette décision qu’il s’agit en l’espèce.

 

[9]               Après le dépôt, par le demandeur, d’une demande de contrôle judiciaire, le défendeur (le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) a présenté, sur le fondement de l’article 87 de la Loi, une requête en interdiction de divulgation de certaines parties du dossier du Tribunal. Le 15 janvier 2013, le juge Noël a rendu une ordonnance de non-divulgation.

 

[10]           Dans la décision en date du 31 mai 2012, l’agente a conclu que le demandeur fait partie des FL, et que les FL étant une organisation à laquelle s’applique l’alinéa 34(1)c) de la Loi, le demandeur est interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la Loi.

 

Questions en litige

[11]           La présente affaire soulève les questions suivantes :

a.          En ne divulguant pas certains documents, l’agente a-t-elle enfreint les principes d’équité procédurale?

 

b.         La décision de l’agente était-elle raisonnable?

 

Dispositions législatives applicables

[12]           Voici quelles sont, en ce qui concerne la présente demande de contrôle judiciaire, les dispositions pertinentes de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés :

Section 4

 

Interdictions de territoire

 

Interprétation

 

33. Les faits – actes ou omissions – mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

 

 

Sécurité

 

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

 

 

a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;

 

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

 

c) se livrer au terrorisme;

 

d) constituer un danger pour la sécurité du Canada;

 

e) être l’auteur de tout acte de violence susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d’autrui au Canada;

 

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) ou c).

 

Exception

 

(2) Ces faits n’emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l’étranger qui convainc le ministre que sa présence au Canada ne serait nullement préjudiciable à l’intérêt national.

Division 4

 

Inadmissibility

 

Rules of interpretation

 

33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

 

Security

 

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

 

(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;

 

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

 

(c) engaging in terrorism;

 

(d) being a danger to the security of Canada;

 

(e) engaging in acts of violence that would or might endanger the lives or safety of persons in Canada; or

 

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c).

 

Exception

 

(2) The matters referred to in subsection (1) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or a foreign national who satisfies the Minister that their presence in Canada would not be detrimental to the national interest.

 

[13]           Le paragraphe 83.01(1) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 [le Code criminel], qui définit ce qu’il faut entendre par « activité terroriste », entre aussi en ligne de compte lorsqu’il s’agit de préciser ce qu’il convient d’entendre par « terrorisme » au sens de l’alinéa 34(1)c) de la Loi. Par souci de commodité, les dispositions pertinentes du paragraphe 83.01(1) du Code criminel figurent en annexe au présent jugement.

 

Norme de contrôle

[14]           Selon la jurisprudence, compte tenu des faits dans le contexte duquel la question se pose en l’espèce, la norme de contrôle applicable à la décision d’un agent de l’immigration qui conclut à l’interdiction de territoire aux termes du paragraphe 34(1) de la Loi est celle de la raisonnabilité (Ugbazghi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 694, au paragraphe 36, [2009] 1 RCF 454; Villegas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 105, aux paragraphes 39 et 40, 95 Imm LR (3d) 261). La norme de la raisonnabilité a été précisée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. Cette norme « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47).

 

[15]           Lorsqu’est soulevée la question de l’équité procédurale, comme c’est le cas en l’espèce, la Cour doit se demander si la procédure suivie était équitable (Pusat c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 428, au paragraphe 14, 388 FTR 49). La question de la déférence ne se pose pas lorsque l’équité procédurale est en cause (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339).

 

Analyse

1)         L’équité procédurale

[16]           Le demandeur affirme qu’il y a eu, vu les circonstances particulières de la présente affaire, un manquement à l’équité procédurale. Pour les motifs ci-dessous exposés, la Cour estime que ce n’est pas le cas.

 

[17]           Dans Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461, 161 DLR (4th) 488 (CAF) [Mancia], la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il n’est pas nécessaire de divulguer les documents de nature générale provenant de sources publiques (c.-à-d. les documents qui ne concernent pas de manière précise le demandeur, et qui n’ont pas été expressément préparés pour le cas du demandeur). La Cour relève que le demandeur a reçu une liste de sept (7) sources documentaires, et qu’il a, semble-t-il, pu en trouver trois (3). Éprouvant des difficultés à trouver les quatre (4) autres documents, l’avocate du demandeur a demandé à l’agente de lui en transmettre des copies, mais cela lui a été refusé. Selon le demandeur, ce refus de transmettre à son avocate les documents en cause constitue, de la part de l’agente, un manquement à l’équité procédurale. La Cour ne saurait retenir cet argument.

 

[18]           En premier lieu, le demandeur a reçu une liste détaillée des documents consultés par l’agente (dossier du demandeur, pages 34 et 35). Deuxièmement, cette liste concerne des documents ayant un caractère public, dont aucun n’a été préparé précisément pour le cas du demandeur, ne porte précisément sur lui, ou a été rédigé et diffusé à l’interne à CIC ou au SCRS. Et enfin, bien que l’avocate du demandeur ait soutenu devant la Cour que, malgré ses efforts, elle n’a pas réussi à trouver les documents en question (elle affirme que sur les sept (7) documents, elle n’a pu en trouver que trois (3)), le dossier ne contient rien qui permette à la Cour de conclure que ces documents n’étaient pas disponibles. On ne dispose que du courriel envoyé à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié par l’adjoint de l’avocate du demandeur, pour demander qu’on l’aide à trouver les documents en question (dossier du demandeur, page 33). Le demandeur n’a pas produit devant la Cour la réponse à ce courriel. Le dossier ne contient aucun autre élément indiquant que des efforts auraient été faits auprès d’autres institutions, ou que l’avocate du demandeur ait effectué d’autres démarches. L’avocate du demandeur affirme ne pas avoir pu trouver les documents en question, mais compte tenu des éléments figurant au dossier, la Cour ne saurait conclure que ces documents n’étaient pas disponibles ou qu’ils n’ont pas pu être trouvés en dépit d’efforts raisonnables. La Cour relève par ailleurs que les autres documents dont il est fait état dans la décision finale, et qui n’avaient pas été divulgués au demandeur, étaient accessibles au public et selon l’arrêt Mancia, précité, n’avaient, par conséquent, pas à être divulgués.

 

[19]           La Cour est d’avis que les entrevues auxquelles le demandeur a pris part l’ont mis au courant des préoccupations éprouvées par l’agente (le 3 mai 2007 avec le SCRS, dossier du Tribunal, pages 339 et 340; le 5 décembre 2011 avec CIC, dossier du Tribunal, pages 265 à 268). Dès 2007, le demandeur était au courant des préoccupations qu’inspirait de manière générale son appartenance aux FL, et, lors de l’entrevue de décembre 2011, on porta à sa connaissance les préoccupations précises éprouvées au sujet de certains actes et certaines activités des FL. Le demandeur savait à quels arguments il lui fallait répondre et quelles étaient les allégations avancées par l’agente. C’est à l’aide de ces connaissances et de ces renseignements qu’ont été rédigées les observations qu’il a déposées en janvier 2012, après l’entrevue de décembre 2011. Ce contexte particulier permet d’opérer une distinction entre la présente affaire et la situation en cause dans Kablawi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 283, au paragraphe 12, [2009] ACF no 348 (QL) [Kablawi, 2009], que le demandeur invoque en l’espèce. La Cour conclut, pour cela, qu’il n’y a eu en l’espèce aucun manquement à l’équité procédurale.

 

2)         Le caractère raisonnable de la décision

[20]           La Cour convient d’emblée avec le défendeur que les sources utilisées par l’agente étaient fiables, crédibles et dignes de foi. Le demandeur fait valoir que : i) c’est à tort que l’agente a conclu que les FL s’étaient livrées au terrorisme aux termes de l’alinéa 34(1)c) de la Loi, et ii) que c’est à tort que l’agente a conclu que le demandeur était membre des FL.

 

[21]           Selon le demandeur, l’agente a eu tort de conclure que les FL sont une organisation qui s’est livrée au terrorisme. Le demandeur estime que cette conclusion n’est pas étayée par la preuve et qu’elle est, par conséquent, déraisonnable.

 

[22]           Dans sa décision, l’agente cite neuf (9) cas qui, selon elle, constituent des actes de terrorisme commis par les FL pendant la guerre civile au Liban. Les voici, en ordre chronologique :

a.       Le meurtre de Tony Frangié, chef de la milice Marada (juin 1978)

b.      L’enlèvement de quatre (4) diplomates iraniens (juin 1982)

c.       Le massacre de civils dans les camps de Sabra et Chatila (septembre 1982)

d.      Le meurtre de Rachid Karameh, premier ministre libanais (juin 1987)

e.       L’enlèvement de deux (2) civils : Husayn Bahij Ahmad et Husayn Ahmad Rumayti (novembre 1987)

f.       L’enlèvement de quatre (4) civils se trouvant à bord du navire Gardenia (décembre 1987)

g.      Le meurtre d’Elias Al-Zayek, chef d’un parti phalangiste de l’opposition (janvier 1990)

h.      Le meurtre de Dany Chamoun, rival politique (octobre 1990)

i.        La tentative de meurtre de Michel El-Murr, ministre libanais de la Défense (mars 1991)

 

[23]           L’agente a, pour les besoins de son analyse, classé ces incidents en trois catégories : les enlèvements, les meurtres d’acteurs politiques et le massacre de Sabra et Chatila. Elle s’est fondée sur la définition d’« activité terroriste » qui se trouve au Code criminel (article 83.01).

 

[24]           Selon l’agente, les enlèvements avaient pour but de terroriser la population et de prendre des otages en vue d’un éventuel échange. Elle s’est penchée sur plusieurs cas d’enlèvement, et a conclu que l’enlèvement de civils constituait des actes de terrorisme puisque cela met en péril la vie des personnes enlevées et intimide la population qui craint alors pour sa sécurité. Le fait d’utiliser les victimes d’un enlèvement comme monnaie d’échange auprès d’autres groupes est également un moyen de contrôler la population, ainsi que divers groupes et organisations. L’agente a conclu qu’au vu de la division 83.01(1)b)(i)(B), interprétée conjointement avec les divisions 83.01(1)b)(ii)(A) et (B) du Code criminel, les enlèvements et les actes de torture dont auraient fait l’objet les victimes de ces enlèvements constituent des actes de terrorisme.

 

[25]           Après examen de la preuve documentaire, la Cour relève que, dans de nombreux documents cités par l’agente, les FL ne sont pas tenues pour directement responsables. Ainsi, en ce qui concerne l’enlèvement de quatre (4) diplomates iraniens, un document, en date du 9 juillet 1997 (source no 2), émanant d’Amnistie Internationale, dit ceci :

[traduction]


Les otages iraniens

 

En juin 1982, quatre diplomates iraniens, Ahmad Motavasselian, Mohammed-Taghi Rastegar Moghadam, Mohsen Musavi (chargé d’affaires à l’ambassade d’Iran) et Kazem Akhavan, photographe, ont été enlevés, puis ont « disparu ». Ils auraient, semble-t-il, été arrêtés par des membres des Forces libanaises à un poste de contrôle des alentours de Beyrouth. On ignore toujours où ils se trouvent et ce qui leur est arrivé. […]

 

Il se peut qu’ils aient été tués peu près leur arrestation. Le chef des Forces libanaises, Samir Geagea, aurait, en 1990, dit aux familles des diplomates iraniens qu’ils avaient été tués immédiatement après leur enlèvement. Cela semble confirmer le témoignage d’un ancien sergent des Forces libanaises qui avait travaillé à la prison de Qarantina, contrôlée par les Forces libanaises.

 

(Dossier du Tribunal, page 92.)

                                                            [Non souligné dans l’original, renvoi omis.]

 

[26]           En ce qui concerne l’enlèvement de deux civils, Husayn Ahmad et Husayn Rumayti, ainsi que l’enlèvement de quatre civils se trouvant à bord du navire Gardenia, survenus en 1987, ce même document dit ceci :

[traduction]


Husayn Bahij Ahmad
, ouvrier dans une usine de chaussures, né en 1967, et Husayn Ahmad Rumayti, né en 1962, employé d’une verrerie, ont été arrêtés, le 16 novembre 1987 par les Forces libanaises à un barrage routier installé à la périphérie de Beyrouth. Tous deux sont musulmans chi’ites. Ils ont été détenus à Adonis, base des Forces libanaises située aux alentours de Beyrouth, où ils auraient été torturés. Ce n’est qu’après de nombreux mois que la famille a pu savoir où ils se trouvaient; ils ont alors été autorisés à recevoir la visite de leurs proches et du CICR. Après deux années de détention, leurs familles se sont vu dire qu’elles ne devaient plus leur rendre visite, car les détenus allaient être envoyés dans un autre lieu.

 

[…]

 

Ahmad Muhammad Taleb et Ahmad Bahij Jallul, deux marins, Ghassan Fares al-Dirani, employé de banque en route pour les États-Unis, et Husayn Muhammad Tlays, en route pour l’Allemagne, ont été arrêtés par les Forces libanaises en décembre 1987, dans le port de Beyrouth, alors qu’ils se trouvaient à bord du navire Gardenia. Des membres de l’équipage et d’autres passagers arrêtés en même temps furent relâchés par la suite, mais les quatre sont restés détenus à Adonis.

 

Les familles des six les ont vus pour la dernière fois en décembre 1989, et on ne leur a jamais dit où ils se trouvaient. Après d’ultimes messages transmis en mai 1990 par l’intermédiaire du CICR, ils ont « disparu ».

 

(Dossier du Tribunal, page 94.)

[Non souligné dans l’original.]

 

[27]           Il est également question des FL dans d’autres documents émanant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (dossier du Tribunal, page 121) et d’Amnistie Internationale (dossier du Tribunal, page 103), mais on ne sait pas très bien quel aurait été dans tout cela leur rôle précis.

 

[28]           En ce qui concerne le meurtre d’acteurs de la vie politique, l’agente a fait état d’une source selon laquelle les FL sont responsables du meurtre de Tony Frangié (dossier du Tribunal, page 72), une autre source faisant simplement allusion aux milices chrétiennes en général (dossier du Tribunal, page 107). En ce qui concerne le meurtre des acteurs politiques Chamoun, Karameh, Zayek et El-Murr, l’agente a cité une source documentaire provenant d’Amnistie Internationale, selon laquelle le procès de M. Geagea n’a pas été mené de manière équitable (dossier du Tribunal, page 77). Selon des articles du New York Times et de la BBC publiés dans les années 1990, M. Geagea a été reconnu coupable du meurtre de M. Zayek (dossier du Tribunal, page 42), de celui de M. Karameh (dossier du Tribunal, page 43), ainsi que du meurtre de M. Chamoun et de sa famille (dossier du Tribunal, page 44), mais le document d’Amnistie Internationale datant de novembre 2004 (dossier du Tribunal, page 77) insiste sur le caractère inéquitable du procès auquel M. Geagea a été soumis, faisant état de diverses violations des droits de la personne.

 

[29]           L’agente retient néanmoins le caractère inéquitable de ce procès pour étayer sa conclusion. La Cour convient par conséquent avec le demandeur qu’il était, de la part de l’agente, déraisonnable de reconnaître sans hésitation que le procès de M. Geagea avait été jugé inéquitable, que sa détention s’était accompagnée de violations des droits de la personne, alors qu’elle a tout de même estimé que l’issue du procès en question pouvait servir de fondement à ses conclusions concernant la responsabilité des FL dans le meurtre de ces acteurs de la vie politique. L’agente a notamment dit ceci :

Bien que je sois consciente que M. Geagea n’a malheureusement pas bénéficié d’un procès correspondant à toutes les normes de droit internationales, il n’en reste pas moins qu’il a été accusé et reconnu coupable. Selon moi, malgré les imperfections du système ayant conduit à ses condamnations, le fait qu’il ait été accusé et condamné constitue un motif raisonnable de croire qu’il a commis les crimes qui lui sont reprochés.

                                                            (Dossier du Tribunal, page 9.)

 

[30]           En ce qui concerne le massacre de Sabra et Chatila, survenu en 1982, une des sources en donne pour responsable le mouvement phalangiste dirigé par Bashir Gemayel (dossier du Tribunal, page 241). Selon ce document, [traduction] « une enquête indépendante menée par la justice israélienne a conclu que le massacre avait été le fait des phalangistes, mais qu’une part de responsabilité incombe aux commandants israéliens qui ne s’y sont pas opposés » (dossier du Tribunal, page 241). D’autres sources englobent le mouvement phalangiste dans les FL, qu’elles tiennent de manière générale pour responsables du massacre de Sabra et Chatila (dossier du Tribunal, pages 19, 60, 73 et 258). Reconnaissant la confusion qui existe dans les rapports occidentaux concernant le mouvement phalangiste et les FL, l’agente a néanmoins conclu à la responsabilité des FL.

 

[31]           Le défendeur fait valoir que l’agente a procédé à une analyse, mais la Cour estime que cette analyse ne suffit pas à fonder sa conclusion. La nature de la documentation, et le défaut de preuve directe concernant le rôle qu’auraient joué dans tout cela les FL devaient faire l’objet d’une analyse plus poussée avant d’être pris comme fondement de la conclusion à laquelle l’agente est parvenue, à savoir que les FL s’étaient, effectivement, livrées à des actes de terrorisme. Sur ce point, le juge Mosley a fait remarqué, au paragraphe 30 de Jalil c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 246, [2006] 4 RCF 471, que :

[30] […] la décision selon laquelle l’organisation à laquelle appartenait le demandeur a commis ou commet des actes de terrorisme doit être étayée par des motifs « capable[s] de résister à un examen assez poussé » […]

[Renvoi omis.]

 

[32]           La Cour se réfère également à la décision Dirar c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 246, au paragraphe 31, 385 FTR 133, dans laquelle la juge Mactavish rappelle, dans un contexte analogue, le principe voulant que l’analyse doive être menée très soigneusement :

[31] La situation au Darfour est à n’en pas douter ténébreuse, et des atrocités y ont été commises par les deux camps. L’interdiction de territoire pour cause d’appartenance à une organisation terroriste est une mesure grave qui peut, pour l’intéressé, être très lourde de conséquences. C’est pourquoi il convient de tout faire pour assurer la justesse de la décision […]

 

[33]           Au vu des éléments dont disposait l’agente, la Cour estime que l’analyse à laquelle s’est livrée cette agente était insuffisante et que, cela étant, il était, de sa part, déraisonnable de conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que les Forces libanaises sont une organisation qui s’est livrée à des actes tels que décrits aux alinéas 34(1)a), b), c).

 

[34]           Vu la conclusion de la Cour concernant l’erreur susceptible de contrôle judiciaire qu’a commise l’agente en décidant que les FL sont une organisation qui a pris part à des activités terroristes, il n’y a pas lieu de se pencher sur la question de l’appartenance.

 

[35]           Pour l’ensemble de ces motifs, la décision de l’agente n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708)). La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

[36]           Les parties ne proposent la certification d’aucune question de portée générale.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de l’agente est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec les présents motifs.

3.         Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

« Richard Boivin »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger


Annexe

 

Voici la disposition du Code criminel pertinente en l’espèce :

 

 

PARTIE II.1

 

TERRORISME

 

Définitions et interprétation

 

Définitions

 

83.01 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente partie.

 

[…]

 

« activité terroriste »

“terrorist activity”

« activité terroriste »

 

a) Soit un acte – action ou omission, commise au Canada ou à l’étranger – qui, au Canada, constitue une des infractions suivantes :

 

(i) les infractions visées au paragraphe 7(2) et mettant en œuvre la Convention pour la répression de la capture illicite d’aéronefs, signée à La Haye le 16 décembre 1970,

 

(ii) les infractions visées au paragraphe 7(2) et mettant en œuvre la Convention pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, signée à Montréal le 23 septembre 1971,

 

(iii) les infractions visées au paragraphe 7(3) et mettant en œuvre la Convention sur la prévention et la répression des infractions contre les personnes jouissant d’une protection internationale, y compris les agents diplomatiques, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 14 décembre 1973,

 

(iv) les infractions visées au paragraphe 7(3.1) et mettant en œuvre la Convention internationale contre la prise d’otages, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 17 décembre 1979,

 

(v) les infractions visées aux paragraphes 7(3.4) ou (3.6) et mettant en œuvre la Convention sur la protection physique des matières nucléaires, conclue à New York et Vienne le 3 mars 1980,

 

(vi) les infractions visées au paragraphe 7(2) et mettant en œuvre le Protocole pour la répression des actes illicites de violence dans les aéroports servant à l’aviation civile internationale, complémentaire à la Convention pour la répression d’actes illicites dirigés contre la sécurité de l’aviation civile, signé à Montréal le 24 février 1988,

 

(vii) les infractions visées au paragraphe 7(2.1) et mettant en œuvre la Convention pour la répression d’actes illicites contre la sécurité de la navigation maritime, conclue à Rome le 10 mars 1988,

 

(viii) les infractions visées aux paragraphes 7(2.1) ou (2.2) et mettant en œuvre le Protocole pour la répression d’actes illicites contre la sécurité des plates-formes fixes situées sur le plateau continental, conclu à Rome le 10 mars 1988,

 

(ix) les infractions visées au paragraphe 7(3.72) et mettant en œuvre la Convention internationale pour la répression des attentats terroristes à l’explosif, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 15 décembre 1997,

 

(x) les infractions visées au paragraphe 7(3.73) et mettant en œuvre la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme, adoptée par

 

l’Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1999;

 

b) soit un acte – action ou omission, commise au Canada ou à l’étranger :

 

(i) d’une part, commis à la fois :

 

(A) au nom – exclusivement ou non – d’un but, d’un objectif ou d’une cause de nature politique, religieuse ou idéologique,

 

(B) en vue – exclusivement ou non – d’intimider tout ou partie de la population quant à sa sécurité, entre autres sur le plan économique, ou de contraindre une personne, un gouvernement ou une organisation nationale ou internationale à accomplir un acte ou à s’en abstenir, que la personne, la population, le gouvernement ou l’organisation soit ou non au Canada,

 

 

(ii) d’autre part, qui intentionnellement, selon le cas :

 

(A) cause des blessures graves à une personne ou la mort de celle-ci, par l’usage de la violence,

 

(B) met en danger la vie d’une personne,

 

(C) compromet gravement la santé ou la sécurité de tout ou partie de la population,

 

 

(D) cause des dommages matériels considérables, que les biens visés soient publics ou privés, dans des circonstances telles qu’il est probable que l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C) en résultera,

 

(E) perturbe gravement ou paralyse des services, installations ou systèmes essentiels, publics ou privés, sauf dans le cadre de revendications, de protestations ou de manifestations d’un désaccord ou d’un arrêt de travail qui n’ont pas pour but de provoquer l’une des situations mentionnées aux divisions (A) à (C).

 

 

Sont visés par la présente définition, relativement à un tel acte, le complot, la tentative, la menace, la complicité après le fait et l’encouragement à la perpétration; il est entendu que sont exclus de la présente définition l’acte — action ou omission — commis au cours d’un conflit armé et conforme, au moment et au lieu de la perpétration, au droit international coutumier ou au droit international conventionnel applicable au conflit ainsi que les activités menées par les forces armées d’un État dans l’exercice de leurs fonctions officielles, dans la mesure où ces activités sont régies par d’autres règles de droit international.

 

[…]

PART II.1

 

TERRORISM

 

Interpretation

 

Definitions

 

83.01 (1) The following definitions apply in this Part.

 

 

“terrorist activity”

« activité terroriste »

“terrorist activity” means

 

(a) an act or omission that is committed in or outside Canada and that, if committed in Canada, is one of the following offences:

 

(i) the offences referred to in subsection 7(2) that implement the Convention for the Suppression of Unlawful Seizure of Aircraft, signed at The Hague on December 16, 1970,

 

(ii) the offences referred to in subsection 7(2) that implement the Convention for the Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Civil Aviation, signed at Montreal on September 23, 1971,

 

(iii) the offences referred to in subsection 7(3) that implement the Convention on the Prevention and Punishment of Crimes against Internationally Protected Persons, including Diplomatic Agents, adopted by the General Assembly of the United Nations on December 14, 1973,

 

 

(iv) the offences referred to in subsection 7(3.1) that implement the International Convention against the Taking of Hostages, adopted by the General Assembly of the United Nations on December 17, 1979,

 

(v) the offences referred to in subsection 7(3.4) or (3.6) that implement the Convention on the Physical Protection of Nuclear Material, done at Vienna and New York on March 3, 1980,

 

 

(vi) the offences referred to in subsection 7(2) that implement the Protocol for the Suppression of Unlawful Acts of Violence at Airports Serving International Civil Aviation, supplementary to the Convention for the Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Civil Aviation, signed at Montreal on February 24, 1988,

 

(vii) the offences referred to in subsection 7(2.1) that implement the Convention for the Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Maritime Navigation, done at Rome on March 10, 1988,

 

(viii) the offences referred to in subsection 7(2.1) or (2.2) that implement the Protocol for the Suppression of Unlawful Acts against the Safety of Fixed Platforms Located on the Continental Shelf, done at Rome on March 10, 1988,

 

(ix) the offences referred to in subsection 7(3.72) that implement the International Convention for the Suppression of Terrorist Bombings, adopted by the General Assembly of the United Nations on December 15, 1997, and

 

(x) the offences referred to in subsection 7(3.73) that implement the International Convention for the Suppression of the Financing of Terrorism, adopted by the General

 

Assembly of the United Nations on December 9, 1999, or

 

(b) an act or omission, in or outside Canada,

 

 

(i) that is committed

 

(A) in whole or in part for a political, religious or ideological purpose, objective or cause, and

 

(B) in whole or in part with the intention of intimidating the public, or a segment of the public, with regard to its security, including its economic security, or compelling a person, a government or a domestic or an international organization to do or to refrain from doing any act, whether the public or the person, government or organization is inside or outside Canada, and

 

(ii) that intentionally

 

 

(A) causes death or serious bodily harm to a person by the use of violence,

 

 

(B) endangers a person’s life,

 

(C) causes a serious risk to the health or safety of the public or any segment of the public,

 

(D) causes substantial property damage, whether to public or private property, if causing such damage is likely to result in the conduct or harm referred to in any of clauses (A) to (C), or

 

 

(E) causes serious interference with or serious disruption of an essential service, facility or system, whether public or private, other than as a result of advocacy, protest, dissent or stoppage of work that is not intended to result in the conduct or harm referred to in any of clauses (A) to (C),

 

 

and includes a conspiracy, attempt or threat to commit any such act or omission, or being an accessory after the fact or counselling in relation to any such act or omission, but, for greater certainty, does not include an act or omission that is committed during an armed conflict and that, at the time and in the place of its commission, is in accordance with customary international law or conventional international law applicable to the conflict, or the activities undertaken by military forces of a state in the exercise of their official duties, to the extent that those activities are governed by other rules of international law.

 

 

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6262-12

 

INTITULÉ :                                      JOHN MICHEAL SUCCAR

                                                            c MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 13 février 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 1er mars 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Nicole Goulet

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Talitha Nabbali

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Nicole Goulet, avocate

Gatineau (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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