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Date : 20130225

Dossier : IMM‑8284‑12

Référence : 2013 CF 189

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 25 février 2013

En présence de monsieur le juge Simon Noël

 

ENTRE :

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

JASWANT KAUR

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande, présentée en application de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour le contrôle judiciaire de la décision du 19 juillet 2012 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que la défenderesse avait qualité de réfugiée au sens de la Convention.

 

 

I. Les faits

[2]               La défenderesse est une citoyenne de l’Inde. En 1998, sa famille a arrangé son mariage avec un Indien qui résidait aux États‑Unis. La défenderesse y a déménagé cette année‑là et elle y est demeurée illégalement jusqu’à sa venue au Canada aux environs du 26 janvier 2011. Un mois après l’arrivée de la défenderesse aux États‑Unis, sa belle‑mère et son beau‑père sont allés vivre chez elle et son époux au New Jersey. La défenderesse et son époux ont eu deux enfants.

 

[3]               L’époux de la défenderesse l’a quittée en 2004 pour retourner habiter en Inde, où il est mort en 2009. La défenderesse allègue qu’elle n’a ni frère ni sœur et que ses parents sont tous deux décédés.

 

[4]               La défenderesse est entrée au Canada seule, en traversant à pied un boisé où personne ne pouvait la voir. Elle s’est rendue en taxi à un temple sikh et elle y a rencontré un neveu maternel chez lequel elle réside maintenant. La défenderesse a déclaré dans son témoignage que la famille de son neveu habitait en Inde.

 

[5]               La défenderesse a demandé l’asile le 25 mai 2011, quatre mois après être arrivée au Canada.

 

II. Décision à l’examen

[6]               La SPR a conclu que la défenderesse était généralement crédible. Elle a tenu compte du fait que la défenderesse était veuve, qu’elle n’avait ni biens ni famille en Inde et qu’elle était particulièrement vulnérable comme elle n’avait jamais travaillé hors du foyer et qu’elle comptait dix années de scolarité.

 

[7]               La SPR a examiné les éléments de preuve concernant le traitement des femmes exposées au risque de violence familiale en Inde. Bien que des mesures aient été instaurées pour protéger les femmes de la violence familiale en Inde, celles qui y vivent dans les régions rurales ou qui sont illettrées ne sont pas en mesure de s’en prévaloir.

 

[8]               La SPR a ensuite examiné si la défenderesse disposait d’une possibilité de refuge intérieur [PRI]. Elle a conclu que le deuxième volet du critère n’était pas respecté parce qu’il serait déraisonnable pour la défenderesse de se réinstaller dans une autre région de l’Inde.

 

[9]               La SPR a conclu, sur le fondement de la preuve documentaire, que les femmes seules et peu scolarisées étaient exposées à de la discrimination équivalant à de la persécution en Inde. Il est difficile pour les veuves d’y trouver un logement où vivre par elles‑mêmes puisque, bien souvent, les propriétaires ne veulent pas louer à des femmes seules. Étant donné que la défenderesse ne pouvait compter sur aucun soutien en Inde et qu’elle n’avait jamais travaillé hors du foyer familial, elle serait exposée à de la persécution si elle devait retourner dans ce pays.

 

[10]           La SPR n’a tiré aucune conclusion défavorable du fait que la défenderesse n’avait pas sollicité une protection auprès des autorités américaines, ni n’a‑t‑elle traité de son attente de quatre mois avant de demander l’asile au Canada.

 

[11]           La SPR a par conséquent conclu que la défenderesse avait qualité de réfugiée au sens de la Convention.

 

III. Arguments du demandeur

[12]           Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SPR de conclure que la défenderesse craignait avec raison d’être persécutée. Pour en arriver à la conclusion que la défenderesse risquait d’être persécutée, la SPR n’a fait aucune corrélation entre les éléments de preuve examinés et sa situation personnelle, n’a pas précisé quel était l’agent de persécution, n’a pas établi de lien entre le risque de préjudice couru par la défenderesse et un motif énoncé à la Convention et n’a pas examiné si cette dernière pouvait se réclamer de la protection de l’État. La SPR a conclu erronément que la défenderesse risquait d’être victime de violence familiale, cette dernière n’ayant jamais prétendu craindre ce type de violence. En outre, la SPR a conclu que les femmes exposées à la violence dans les régions rurales ne disposaient pas de la protection de l’État, même si la demande d’asile de la défenderesse ne se fondait pas sur ce type de risque.

 

[13]           Le demandeur soutient que la SPR n’a pas établi si la crainte de persécution de la défenderesse était objectivement fondée. Avant d’analyser la question de la PRI, la SPR ne s’est pas prononcée sur la question de savoir si la défenderesse était exposée à un risque de persécution dans son village natal.

 

[14]           La SPR a commis une erreur dans son analyse de la PRI dont pouvait se réclamer la défenderesse. La SPR a renvoyé de manière générale à la preuve documentaire sur l’Inde, sans expliquer pourquoi la défenderesse ne serait pas en mesure de se réinstaller en toute sécurité. La SPR s’est ensuite penchée sur les difficultés auxquelles la défenderesse ferait face une fois réinstallée, particulièrement en raison de son degré limité d’alphabétisation – or, cet élément n’était pas étayé par la preuve.

 

[15]           La SPR, en outre, n’a pas pris en compte le soutien à la disposition de la défenderesse en Inde. La preuve montrait pourtant que la famille de l’ex‑époux prête assistance à la défenderesse. Sa belle‑mère et son beau‑père sont venus au Canada l’aider à présenter sa demande d’asile, et ses enfants vivent en ce moment chez sa belle‑sœur à Seattle. La défenderesse pourrait ainsi obtenir l’aide de sa belle‑famille si elle devait retourner en Inde.

 

[16]           Selon le demandeur, en outre, l’affirmation de la défenderesse selon laquelle elle n’a aucune famille en Inde est incompatible avec l’élément de preuve révélant qu’elle vit chez un neveu maternel au Canada, et que toute la famille de ce dernier habite en Inde. La SPR n’a pas souhaité que l’avocat de la défenderesse explique de quelle manière sa cliente se trouvait être tante maternelle, même si l’élément de preuve relatif au soutien de la famille était pertinent aux fins de sa demande d’asile.

 

[17]           La SPR n’a pas examiné les éléments de preuve les plus récents figurant dans le cartable national de documentation, dont certains traitent de la protection offerte par le gouvernement aux femmes qui vivent seules et qui travaillent en Inde. La défenderesse est sikhe et, selon certains éléments de preuve, les sikhs ne sont exposés à aucune discrimination, hors du Penjab, pour ce qui est de l’éducation ou de l’accès à l’éducation ou à l’emploi. La SPR n’a pas tenu compte du fait que la preuve traitait des mesures prises par le gouvernement indien pour s’attaquer au problème. La SPR aurait aussi commis une erreur, d’après le demandeur, en faisant abstraction d’un rapport répondant à la question de savoir si les femmes chefs de ménage peuvent trouver un logis et un emploi dans les grands centres. Le rapport indique que, s’il se peut que les femmes seules aient du mal à se trouver un logis sans le soutien de la famille, leur situation est en train de s’améliorer comme il y a pour elles davantage de débouchés dans certains secteurs.

 

[18]           Enfin, le demandeur soutient que la SPR a commis une erreur en ne tirant pas une conclusion défavorable du défaut de la défenderesse de demander l’asile aux États‑Unis pendant les deux années qui ont suivi le décès de son époux. La preuve montre d’ailleurs que la défenderesse obtiendrait le soutien de sa belle‑famille dans ce pays. L’explication donnée par la défenderesse quant à son attente de quatre mois pour demander l’asile au Canada aurait aussi dû être jugée déraisonnable. La défenderesse a expliqué qu’elle n’avait pas été en mesure de présenter une demande d’asile sans l’aide de son beau‑père; pourtant, elle avait pu traverser la frontière par ses propres moyens. La SPR n’a fait aucune mention de la lenteur de la défenderesse à demander l’asile au Canada.

 

IV. Arguments de la défenderesse

[19]           La défenderesse soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle elle a qualité de réfugiée au sens de la Convention était raisonnable et concordait avec son témoignage, la preuve documentaire et l’absence de protection par l’État en Inde. La SPR a jugé crédible l’explication donnée par la défenderesse quant au fait qu’elle n’avait jamais travaillé hors du foyer et qu’elle n’avait ni biens ni famille en Inde, et conclu qu’elle était vulnérable. La preuve démontrait en outre qu’elle risquait d’être persécutée en tant que femme seule si elle devait retourner en Inde. La SPR a aussi établi un lien entre son risque de préjudice et un motif énoncé dans la Convention, soit l’appartenance à un certain groupe social. Les agents de persécution sont la police ainsi que la société indienne.

 

[20]           Quant à l’argument du demandeur selon lequel la SPR a fait abstraction d’importants éléments de preuve, la défenderesse fait valoir que la SPR est présumée avoir examiné toute la preuve produite et qu’elle n’a pas à faire état dans ses motifs écrits de chaque document.

 

[21]           La défenderesse soutient en outre que l’ « insuffisance des motifs » ne peut fonder à elle seule l’annulation d’une décision.

 

[22]           La défenderesse ajoute que la SPR a conclu de manière raisonnable, lorsqu’elle a analysé si elle disposait d’une PRI valable, que sa réinstallation en Inde n’était pas objectivement raisonnable. La conclusion de la SPR était compatible avec l’élément de preuve montrant qu’il est difficile pour les femmes seules de se réinstaller en Inde.

 

[23]           Enfin, la défenderesse affirme que, contrairement à ce qu’a allégué le demandeur, la SPR a bien tenu compte de la preuve relative à sa résidence aux États‑Unis pendant 13 ans, et qu’elle a néanmoins décidé de ne pas tirer de conclusion défavorable de son défaut de demander l’aide des autorités américaines. Quant à sa demande d’asile présentée tardivement au Canada, la défenderesse soutient que ce n’était pas un facteur déterminant en vue établir si elle avait qualité de réfugiée au sens de la Convention.

 

V. Question en litige

[24]           La SPR a‑t‑elle accordé erronément l’asile à la défenderesse?

 

VI. Norme de contrôle

[25]           La norme de contrôle applicable est la raisonnabilité étant donné que la question en litige soulève une question mixte de fait et de droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 51).

 

VII. Analyse

[26]           J’estime que la décision de la SPR est déraisonnable, pour les motifs qui suivent.

 

[27]           Premièrement, la SPR a commis une erreur au début de son raisonnement en concluant que la défenderesse serait « dans une situation particulièrement vulnérable » face au risque éventuel de violence familiale en Inde. Une telle conclusion est déraisonnable parce que la SPR doit évaluer si la personne concernée risque d’être persécutée, et non si elle est dans une situation vulnérable. En outre, la défenderesse n’a jamais dit craindre la violence familiale, que ce soit dans son témoignage ou dans son formulaire de renseignements personnels. La SPR a tiré sa conclusion sans égard à la situation personnelle de la défenderesse. Elle s’est ainsi fondée sur la preuve documentaire relative à la violence familiale en Inde, sans qu’un lien entre cette preuve et la défenderesse elle‑même ait été établi (Kaba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 647, 160 ACWS (3d) 524, au paragraphe 1; Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 808, 134 ACWS (3d) 493, au paragraphe 22).

 

[28]           Deuxièmement, la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la défenderesse n’avait pas de famille en Inde et y serait par conséquent exposée à de la persécution en tant que femme seule. La SPR a d’ailleurs jugé inutile que la défenderesse explique de quelle manière elle se trouvait être tante maternelle. La défenderesse a néanmoins expliqué dans son témoignage qu’elle était une tante maternelle et que toute la famille de son neveu habitait en Inde. Ce témoignage contredisait la conclusion de la SPR selon laquelle la défenderesse serait vulnérable parce que, selon la preuve, elle n’avait aucune famille en Inde. On doit prendre en considération un élément de preuve qui touche au cœur même d’une demande d’asile (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 598 (CAF)). En l’espèce, la défenderesse a mentionné d’elle‑même que la famille de son neveu se trouvait en Inde et la SPR n’a pas voulu qu’elle donne des précisions à ce sujet.

 

[29]           Troisièmement, la SPR n’a tiré aucune conclusion du défaut de la défenderesse de demander l’asile pendant quatre mois au Canada. La décision de la Cour fédérale Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 62, 159 ACWS (3d) 568, est pertinente à cet égard; la Cour y a déclaré, au paragraphe 24, que « ce délai laisse croire en l’absence de crainte subjective d’être persécuté puisqu’il existe une présomption qu’une personne ayant une crainte véritable de persécution revendique le statut de réfugié à la première occasion ». La SPR n’a pas tenu compte du délai dans la présentation de la demande d’asile en l’espèce, non plus que de l’explication que la défenderesse en a donnée. Un tel délai était un facteur pertinent que la SPR aurait dû prendre dûment en considération. En outre, la défenderesse a vécu deux années aux États‑Unis après le décès de son époux, et elle n’y a pas demandé l’asile alors que la crainte de retourner en Inde comme femme seule constitue maintenant le fondement de sa demande d’asile. La décision de ne pas tirer une conclusion défavorable du défaut de la défenderesse de solliciter l’aide des autorités américaines était déraisonnable, la SPR l’ayant prise sans considérer ni examiner le fait que la défenderesse aurait pu demander l’asile aux États‑Unis. La SPR en est arrivée à une conclusion déraisonnable qui n’était pas étayée par les faits. La SPR semble plutôt s’être fondée de façon sélective sur les éléments de preuve appuyant sa conclusion selon laquelle il était nécessaire, sans prendre en compte les faits d’espèce pertinents, d’accorder l’asile à la défenderesse.

 

[30]           Enfin, la SPR a commis une erreur en faisant abstraction du cartable national de documentation [CND] le plus récent (du 30 mai 2011), tout en prenant en considération un CND plus ancien. La SPR aurait dû analyser la preuve documentaire récente; on y traitait de la protection et des services offerts par le gouvernement indien aux femmes qui vivent seules et qui travaillent. En en faisant abstraction, la SPR a négligé d’examiner et de commenter les éléments de preuve qui contredisaient ses conclusions. Là encore, la SPR semble avoir préféré dans son analyse les éléments de preuve qui étayaient sa conclusion selon laquelle il faudrait accorder l’asile à la défenderesse, et ce, alors qu’il lui il lui incombait de prendre en compte tous les éléments pertinents (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1998) 157 FTR 35, 1998 CarswellNat 1981, au paragraphe 17). La documentation du 20 mai 2011 était une preuve pertinente aux fins des décisions à rendre.

 

VIII. Conclusion

[31]           Pour tous ces motifs, je conclus que la décision de la SPR est déraisonnable et qu’il convient de renvoyer l’affaire pour nouvel examen.

 

[32]           Les parties ont été invitées à proposer une question en vue de sa certification, mais elles n’en ont proposé aucune.


JUGEMENT

 

            LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie et l’affaire renvoyée à une formation différemment constituée pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Simon Noël »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑8284‑12

 

INTITULÉ :                                                  LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION c
JASWANT KAUR

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 19 février 2013

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 ET JUGEMENT :                                       LE JUGE NOËL

 

DATE DES MOTIFS ET

DU JUGEMENT :                                        Le 25 février 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jennifer Dagsvik

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Baldev Sandhu

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Sandhu Law Office

Surrey (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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