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Date : 20130219

Dossier: IMM-6035-12

Référence : 2013 CF 170

Ottawa (Ontario), le 19 février 2013

En présence de monsieur le juge Boivin 

 

ENTRE :

 

BERNADETTE DELARY PIARD

AUGERSON BERTHOLLET JOSEPH

LISBIRD SOPHONIE BERRY JOSEPH

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Cette demande de contrôle judiciaire est présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi] et vise une décision d’un agent d’immigration (l’agent) datée du 28 mai 2012. Dans cette décision, l’agent a refusé la demande de résidence permanente pour motifs d’ordre humanitaire que les demandeurs avaient présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

 

Contexte factuel

[2]               Madame Bernadette Delary Piard (la demanderesse) est citoyenne haïtienne. Augerson Berthollet Joseph et Lisbird Sophonie Berry Joseph (les demandeurs mineurs), également citoyens haïtiens, sont les enfants mineurs de la demanderesse et sont également parties à cette demande de contrôle judiciaire. Ils sont âgées de 15 et 11 ans, respectivement. La Cour se réfèrera aux « demandeurs » lorsqu’elle voudra indiquer à la fois la demanderesse et ses enfants, les demandeurs mineurs.

 

[3]               Lorsqu’ils habitaient en Haïti, la demanderesse étudiait à l’Institut Supérieur des Hautes Études Paramédicales de la Caraïbe (Dossier des demandeurs, p 105) alors que son époux, qui n’est pas partie à la présente instance, était technicien en réfrigération et climatisation à l’ambassade canadienne à Port-au-Prince (Dossier des demandeurs, Affidavit de la demanderesse, p 12). Suite au séisme ayant ravagé Haïti le 12 janvier 2010, les demandeurs ont quitté leur pays et sont entrés au Canada le 3 février 2010 (Dossier des demandeurs, p 7). Un permis de séjour temporaire pour les trois (3) demandeurs a été émis cette même date en vertu des mesures spéciales pour Haïti. Ce permis a été renouvelé le 2 février 2011, et de nouveau le 18 mai 2012 (Dossier du Tribunal, p 3). Il expirera le 18 mai 2013 (Dossier du Tribunal, p 2).

 

[4]               Aux dires de la demanderesse, n’eut été du séisme, ils n’auraient jamais quitté Haïti. L’époux de la demanderesse était initialement resté en Haïti afin d’évaluer si la situation s’améliorerait, dans l’espoir d’un éventuel retour. Ce dernier faisait parvenir de l’argent aux demandeurs au Canada afin de les aider à subvenir à leurs besoins. La demanderesse indique également qu’elle a travaillé depuis son arrivée au Canada afin de subvenir aux besoins de sa famille, occupant d’abord un poste d’entretien ménager dans un hôtel de mars à mai 2010, puis travaillant à titre de préposée aux bénéficiaires de juillet 2010 à ce jour (Dossier des demandeurs,    p 40).

 

[5]               Voulant régulariser leur situation en immigration au Canada, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente pour considérations humanitaires le 9 février 2011 (Dossier des demandeurs, p 42). N’entrevoyant pas d’amélioration prochaine de la situation en Haïti, l’époux de la demanderesse est arrivé au Canada en novembre 2011 et a demandé l’asile.

 

[6]               En date du 28 mai 2012, l’agent d’immigration en charge du dossier des demandeurs a rejeté leur demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire.

 

Décision contestée

[7]               L’agent a examiné l’établissement, les facteurs relatifs au pays d’origine ainsi que l’intérêt supérieur des enfants avant de conclure que les demandeurs ne feraient pas face à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées s’ils devaient faire leur demande de résidence permanente à partir de l’extérieur du Canada, tel que prévu par la Loi.

 

[8]               L’agent a conclu que les demandeurs ne l’avaient pas satisfait qu’ils devraient faire face à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées s’ils devaient faire leur demande de résidence permanente à partir de l’extérieur du Canada comme l’exige la Loi. L’agent a donc rejeté leur demande de dispense en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi.

 

Questions en litige

[9]               La présente cause soulève la question suivante : La décision de l’agent était-elle raisonnable?

 

Dispositions législatives

[10]           La Loi autorise le ministre, pour des motifs d’ordre humanitaire, à lever tout ou partie des critères et obligations exigés par la Loi, dont l’exigence de faire une demande de résidence permanente avant d’entrer au Canada. C’est de cette exigence dont les demandeurs souhaitent être dispensés. Il importe de noter que le libellé de l’article 25 exige que l’on prenne en considération l’intérêt supérieur de l’enfant. Les dispositions législatives pertinentes à cette demande de contrôle judiciaire sont les suivantes :

PARTIE 1

 

IMMIGRATION AU CANADA

 

Section 1

 

Formalités préalables à l'entrée et sélection

 

 

Formalités préalables à l’entrée

 

Visa et documents

 

 

11. (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

 

 

 

[…]

 

Section 3

 

Entrée et séjour au Canada

 

 

[…]

 

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

25. (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

 

 

 

[…]

PART 1

 

IMMIGRATION TO CANADA

 

Division 1

 

Requirements Before Entering Canada and Selection

 

Requirements Before Entering Canada

 

Application before entering Canada

 

11. (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

 

 

Division 3

 

Entering and Remaining in Canada

 

 

Humanitarian and compassionate considerations – request of foreign national

 

25. (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible or does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

 

 

Norme de contrôle

[11]           La Cour est d’avis que la présente affaire doit être révisée en fonction de la norme de la décision raisonnable. Il s’agit de questions mixtes de faits et de droit à l’égard desquelles la Cour doit faire déférence à l’agent. En effet, de façon générale, les décisions des agents examinant des demandes de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire doivent être révisées en fonction de la norme raisonnable (Mudiyansele c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 928 aux para 9-11, [2012] ACF no 1061 (QL); Walker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 447 aux para 31-32, [2012] ACF no 479 (QL) [Walker]; Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 18, [2010] 1 RCF 360). À cet égard, la Cour doit donc limiter son examen à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

 

Analyse

[12]           Les demandeurs prétendent que la décision de l’agent est déraisonnable. Ils indiquent qu’aucun facteur négatif relatif à leur établissement n’a été soulevé et que l’agent a apprécié les arguments soumis quant à l’établissement, aux conditions du pays d’origine et à l’intérêt supérieur des enfants en vase clos.

 

[13]           Tout d’abord, la Cour rappelle que la dispense du paragraphe 25(1) est un recours exceptionnel et discrétionnaire, et il incombe aux demandeurs de présenter de la preuve afin de démontrer les circonstances qui feraient en sorte qu’ils seraient aux prises avec des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées advenant un retour en Haïti (Adams v Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2009 FC 1193 aux para 29-31 et 34, [2009] FCJ No 1489 (QL)). De plus, dans ce contexte, la déférence est de mise.

 

[14]           En l’espèce, la preuve présentée par les demandeurs se limite à des documents faisant état des conditions en Haïti, ainsi que certains documents faisant état de l’établissement de la demanderesse (emploi et engagement auprès de son église) et des demandeurs mineurs (activités scolaires) au Canada.

 

[15]           La Cour estime qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que le facteur d’établissement, représentant un facteur parmi d’autres, n’était pas suffisant dans ce cas pour justifier l’octroi de la dispense. Il était en effet loisible à l’agent de conclure qu’une période d’établissement relativement courte (deux (2) ans), jumelée à quelques éléments d’établissement attendus (le fait de travailler et d’aller à l’école), ne suffisaient pas pour donner lieu à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées si la demande de résidence permanente devait se faire à partir de l’extérieur du Canada.

 

[16]           En fait, les demandeurs demandent à cette Cour d’accorder un plus grand poids à certains éléments de preuve. Toutefois, il est de jurisprudence constante qu’il n’est pas du ressort de cette Cour, dans les circonstances d’un contrôle judiciaire, de réévaluer la preuve. En l’espèce, la Cour est d’avis que l’agent n’a pas ignoré d’éléments de preuve ni d’arguments soulevés par les demandeurs sur cette question.

[17]           En ce qui concerne le facteur des conditions en Haïti, les demandeurs ont insisté sur la nécessité de faire une analyse strictement objective des difficultés inhabituelles, en citant l’arrêt Damte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1212, 5 ImmLR (4th) 175 [Damte] de cette Cour. La Cour remarque que les commentaires au paragraphe 33 de Damte, précité, sur lesquels s’appuient les demandeurs, étaient en obiter et n’étaient pas le fondement de la décision de la Cour. La Cour note également que ces mêmes commentaires, dans leur version originale en anglais, indiquent qu’il est possible que les difficultés inhabituelles ne nécessitent qu’un examen objectif (“unusual hardship might only require an objective analysis”, Damte, précité au para 33).

 

[18]           Toujours est-il qu’il ne s’ensuit pas qu’une telle analyse doive se faire en vase clos sans égard à la situation personnelle des demandeurs, comme semble le suggérer les demandeurs. À ce titre, la Cour rappelle les observations du juge Shore dans Lalane c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 6 aux para 38, 39 et 42, 338 FTR 224 [Lalane] :

[38]  L’allégation des risques au sein d’une demande CH doit être un risque particulier et personnel au demandeur. Le demandeur a le fardeau de démontrer un lien entre cette preuve et sa situation personnelle. Autrement, chaque ressortissant d’un pays en difficulté devrait recevoir une évaluation positive de sa demande CH, peu importe sa situation personnelle en cause, ce qui n’est pas le but et l’objectif d’une demande CH. En conclure ainsi constituerait une erreur à l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu à l’article 25 de la LIPR et délégué notamment à l’agent d’ERAR par le Ministre […].

 

[39]  Par ailleurs, […] un sursis temporaire est imposé lorsque le renvoi dans un pays ou un lieu déterminé expose la personne visée à un risque généralisé que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile juge dangereux et non sécuritaire pour l’ensemble de la population civile du pays ou du lieu en cause. Le risque personnel est différent du risque généralisé et est évalué pendant l’examen de la CISR, des motifs CH ou pendant l’ERAR […].

 

[…]

 

[42]  La question n’est pas de savoir quand, ni où le demandeur sera renvoyé. La question en cause est de déterminer si le fait de demander un visa de l’extérieur du Canada causerait au demandeur des difficultés injustifiées et inhabituelles ou excessives. C’est le demandeur qui a le fardeau de démontrer des faits particuliers à sa propre situation, lesquels font en sorte que le fait de demander un visa de l’extérieur du Canada représenterait pour lui une difficulté inhabituelle et injustifiée ou excessive. […].

[La Cour souligne.]

 

[19]           Ainsi un individu qui demande d’être dispensé d’une exigence de la Loi ne peut se contenter de présenter des circonstances générales de son pays d’origine, mais doit démontrer en quoi cela lui occasionnerait, personnellement, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées. Pour ce qui est de la question de la suspension temporaire des renvois en vigueur pour Haïti, il a été décidé qu’un moratoire sur les renvois n’empêche pas en soi qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit rejetée (Nkitabungi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 331, 74 Imm LR (3d) 159).

 

[20]           En ce qui a trait aux questions relatives à l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, les arguments des demandeurs n’ont pas convaincu cette Cour. Dans son analyse, sous la rubrique        « Intérêt supérieur de l’enfant », l’agent a relevé les arguments mentionnés par les demandeurs, soit les problèmes de sommeil qui se sont résorbés, ainsi que les circonstances difficiles dans leur pays d’origine, Haïti.

 

[21]           Compte tenu de la preuve présentée par les demandeurs, c’est-à-dire une quantité volumineuse de documentation objective et très peu de preuve relativement aux demandeurs, la Cour est satisfaite que l’agent a raisonnablement analysé la question de l’intérêt supérieur des enfants, les demandeurs mineurs. Les prétentions limitées des demandeurs en ce qui concerne les enfants tiennent sur trois (3) paragraphes (Dossier du Tribunal, p 119) et n’ont pas été ignorées par l’agent. Confronté à une insuffisance de preuve, la Cour ne peut conclure que la décision de l’agent est déraisonnable.

 

[22]           La Cour fait siennes les observations de la juge Gleason dans Momodu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 793 au para 12, [2012] ACF no 817 (QL) :

[12]  Il est bien établi en droit qu’il incombe à la personne qui présente une demande pour des motifs d’ordre humanitaire de produire une preuve à l’appui de ses prétentions […]. En l’absence d’une preuve de la demanderesse établissant les risques auxquels son enfant serait exposée, on ne peut pas considérer que les conclusions de l’agent étaient déraisonnables.

 

                                                [La Cour souligne. Citations omises.]

 

[23]           À la lumière de la preuve soumise par les demandeurs, la Cour n’est pas convaincue que l’agent a erré en droit comme l’allèguent les demandeurs. La décision de l’agent est raisonnable et ses conclusions appartiennent aux issues possibles et acceptables (Dunsmuir, précité;  Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708). L’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée. 

 

 

« Richard Boivin »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6035-12

 

INTITULÉ :                                      Bernadette Delary Piard et al

                                                            c MCI

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 février 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT :           LE JUGE BOIVIN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 19 février 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Mylène Barrière

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Daniel Latulippe

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Étude légale de Me Barrière

Montréal (Québec)

POUR LES DEMANDEURS

 

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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