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Cour fédérale

 

Federal Court

Date : 20130215

Dossier : IMM-3243-12

Référence : 2013 CF 163

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 février 2013

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

PAULIN NDOJA, VALBONE NDOJA,

GERALDO NDOJA, AMARILDO NDOJA

 

demandeurs

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, à l’égard d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la « Commission » ou la « SPR »). Dans sa décision, rendue le 27 février 2012, la Commission a rejeté la demande d’asile présentée par Paulin Ndoja et sa famille.

[2]               Les demandeurs sont Paulin Ndoja (le « demandeur principal »), son épouse, Valbone, et leurs enfants, Amarildo et Geraldo. Ils sont citoyens d’Albanie.

 

[3]               Il n’est pas contesté que le demandeur principal, alors qu’il accomplissait son service militaire obligatoire sous le régime communiste en Albanie, aurait été incarcéré puis libéré lors du renversement du régime communiste. Le demandeur principal a, durant cette période, été torturé et soumis aux travaux forcés, affamé et gardé en isolement cellulaire. Il souffre de l’état de stress post‑traumatique en conséquence des traitements qu’il a subis en 1998.

 

[4]               La famille du demandeur était réputée être anticommuniste et le demandeur principal a conséquemment souffert aux mains du régime communiste d’alors. L’assassinat de l’un des hommes d’une famille voisine par le frère du demandeur principal a donné lieu à une vendetta, probablement alimentée par les mêmes différends politiques, avec cette famille. En janvier 2002, des membres de la famille voisine ont causé une blessure grave à Geraldo lorsque celui-ci est tombé des bras de sa mère pendant qu’ils recherchaient le demandeur principal. Geraldo a subi des brûlures graves qui ont nécessité un traitement médical aux États‑Unis. Selon le dossier, la mère, Valbone, et Geraldo sont allés aux États-Unis six mois après la blessure subie par ce dernier et le demandeur principal ainsi qu’Amarildo ont suivi trois ans plus tard.

 

[5]               La demande d’asile présentée aux États‑Unis par les demandeurs a été rejetée. Ils sont alors venus au Canada et ont présenté une demande d’asile le jour de leur arrivée, soit le 21 octobre 2009.

 

[6]               Dans leur exposé des arguments, les demandeurs déclarent : [traduction] « la crédibilité n’est pas une question litigieuse. La SPR n’a pas procédé à une évaluation de la crédibilité dans sa décision. La seule question déterminante consiste à savoir s’il existe une protection de l’État suffisante en Albanie ». La Cour est d’accord avec les demandeurs. En dépit de quelques déclarations incompatibles dans les documents écrits présentés au nom des demandeurs, les parties ont énoncé clairement que la question de la crédibilité n’était pas litigieuse en l’espèce.

 

Les arguments des demandeurs

[7]               Au fond, les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en concluant à l’existence d’une protection suffisante de l’État, étant donné la vendetta qui fait toujours rage en Albanie. À l’appui de cette prétention, les demandeurs invoquent principalement la décision Precectaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 485, afin de tirer une analogie entre leur situation et celle dont il était question dans cette affaire. Dans Precectaj, la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire après être parvenue à la conclusion que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié n’avait pas pleinement considéré les éléments de preuve dont elle disposait, dans le contexte d’une vendetta familiale ayant eu lieu en Albanie, et, plus précisément, qu’elle n’avait notamment pas traité des circonstances individuelles bien qu’elle eût reconnu l’insuffisance de la protection policière dans certains cas. Dans l’affaire Precectaj, la famille du demandeur principal était allée voir la police deux fois, mais elle s’est faire dire que le dossier était clos.

 

[8]               En l’espèce, les demandeurs font essentiellement valoir que la Commission a commis une erreur en critiquant le fait qu’ils n’avaient pas demandé la protection des autorités en 2002 et au cours des trois années suivantes. De plus, les demandeurs soutiennent que le tribunal n’a pas tenu compte de fait que le demandeur principal avait été détenu et torturé par la police albanaise pour des raisons politiques et qu’il n’a pas retenu ce facteur pour déterminer la raison pour laquelle ils n’ont pas sollicité la protection de ces mêmes autorités.

 

[9]               À l’audience devant la Commission, le demandeur principal a expliqué qu’il ne s’était pas adressé aux autorités pour obtenir leur protection en Albanie relativement à la vendetta avec la famille voisine parce que les autorités n’auraient rien fait pour les aider et que cela aurait pu fâcher cette famille. Une tentative de réconciliation menée par le Comité de réconciliation nationale a été infructueuse.

 

[10]           S’appuyant sur la preuve documentaire, les demandeurs allèguent que les autorités albanaises sont incapables de régler efficacement le problème des vendettas ou de protéger leurs citoyens. Ils reprochent enfin à la Commission d’avoir rejeté leur demande du statut de réfugié sans avoir suffisamment traité de leurs observations écrites. En conséquence, ils font valoir que leurs observations écrites n’ont pas été considérées de manière appropriée.

 

Les arguments du défendeur

[11]           Le défendeur soutient que la présomption de la protection de l’État n’a pas été réfutée en l’espèce. D’ailleurs, les demandeurs ne se sont jamais plaints à la police ou à toute autre autorité à la suite de l’incident de juin 2002. Contrairement à l’argument des demandeurs, la Commission s’est penchée de manière expresse sur leurs circonstances particulières et a conclu qu’ils avaient choisi de ne pas aller voir la police. Selon le défendeur, il était loisible à la Commission de conclure que les demandeurs n’avaient pas épuisé tous les recours offerts par l’État. Dans l’ensemble, la Commission a noté les éléments de preuve favorables de même que défavorables et elle a reconnu que, dans l’ensemble, la situation de la protection de l’État était mitigée en ce qui avait trait aux vendettas en Albanie.

 

Les questions litigieuses

[12]           Les demandeurs ont présenté les questions litigieuses suivantes à la Cour :

a.         La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la protection de l’État dont les demandeurs pouvaient disposer était adéquate, compte tenu de la vendetta faisant rage en Albanie entre leur famille et une autre famille?

 

b.         Le défaut de la Commission de faire référence aux observations de l’avocat constitue-t-il une erreur susceptible de révision?

 

Analyse

[13]           Comme l’avocat des demandeurs l’a maintes fois répété à l’audience, la seule question litigieuse en l’espèce est celle de la disponibilité de la protection de l’État, une question mixte de fait et de droit.

 

[14]           Comme il a été conclu dans plusieurs affaires portant sur la question de la protection de l’État dans le contexte d’une vendetta familiale, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Il s’ensuit que la décision ne sera pas modifiée si elle appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47). La décision doit être suffisamment justifiée, transparente et intelligible. La question ne consiste pas à savoir si les demandeurs ont établi l’existence d’une crainte subjective. Ils devaient plutôt convaincre la Commission que la présomption de la protection de l’État avait été réfutée dans le présent cas. Le fait qu’une telle présomption existe ne devrait pas être contesté. Dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, la Cour suprême s’est exprimée de la sorte au paragraphe 50 :

[…] un demandeur pourrait présenter le témoignage de personnes [page 725] qui sont dans une situation semblable à la sienne et que les dispositions prises par l’État pour les protéger n’ont pas aidées, ou son propre témoignage au sujet d’incidents personnels antérieurs au cours desquels la protection de l’État ne s’est pas concrétisée. En l’absence d’une preuve quelconque, la revendication devrait échouer, car il y a lieu de présumer que les nations sont capables de protéger leurs citoyens. […] En l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique, […] il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger le demandeur.

 

[15]           Il n’a pas été allégué que l’appareil d’État s’était complètement effondré en Albanie et l’existence de la présomption n’est donc pas contestée. La question devient alors celle de savoir s’il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure que la présomption n’a pas été réfutée. Je ne pense pas qu’on ait démontré en l’espèce ce caractère déraisonnable.

 

[16]           Dans la présente affaire, non seulement les demandeurs n’ont pas sollicité la protection de l’État entre 2002 et 2005, mais la preuve documentaire invoquée pour démontrer l’incapacité de l’Albanie à protéger ses citoyens est à ce stade mitigée. Une analyse au cas par cas est requise.

 

[17]           La Commission s’est penchée sur la question, pour ensuite conclure au paragraphe 16 de sa décision qu’« il existe des mécanismes de protection de l’État, même s’il peut arriver qu’ils ne soient pas efficaces ni fonctionnels ». La perfection n’est pas le critère. De simples tentatives pour améliorer la situation ne sont pas nécessairement suffisantes, mais des mécanismes qui sont efficaces sans être parfaits le sont. La Commission a conclu qu’il y a des déficiences, mais cela ne signifie pas que la protection de l’État est inexistante.

 

[18]           D’ailleurs, en l’espèce, le demandeur principal n’a pas présenté d’éléments de preuves qui le concernaient personnellement ainsi que sa famille, sauf au sujet de l’incident de 2002. Il est demeuré en Albanie jusqu’au mois de décembre 2005, mais rien n’indique qu’il était alors en danger, ou qu’il l’est actuellement. La question de la vendetta était, tout compte fait, une généralisation sans guère de détails ou de pertinence. Le fait que le demandeur principal ne se soit pas adressé aux autorités pour qu’elles intentent des poursuites ou qu’elles règlent l’affaire donne à penser que la crainte subjective de la persécution n’était pas très forte, surtout à la lumière du fait que le demandeur principal et l’un de ses enfants sont demeurés en Albanie pendant environ trois ans.

 

[19]           Quant à la preuve documentaire soumise à la Commission, elle ne permet pas de conclure que la protection de l’État est inefficace. Le fardeau qui incombe aux demandeurs est probatoire ainsi que juridique : les éléments de preuve présentés par le demandeur ne doivent pas simplement démontrer que la protection de l’État est insuffisante, ces éléments doivent aussi être assez convaincants pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités (voir l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Carillo, 2008 CAF 94).

 

[20]           Dans les excellentes observations qu’il a présentées à la Cour, l’avocat des demandeurs a longuement insisté sur l’importance de la décision Precectaj, précitée. Il décelait dans cette affaire une similarité significative qui, selon lui, doit amener la Cour à accorder la réparation sollicitée.

 

[21]           L’avocat du défendeur a noté que les faits des deux affaires différaient, puisque dans Precectaj, la famille du demandeur s’était plainte deux fois à la police. Je ne suis pas convaincu qu’il est possible de distinguer les deux affaires sur ce seul fondement. Je trouve beaucoup plus significatif le fait que la Cour a statué dans des décisions plus récentes qu’il était possible de conclure à l’existence de la protection de l’État en Albanie (voir Trako c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1063, Krasniqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 350, Llana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1450, Pepaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 296, et Pulaku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1048). La nature de la protection des réfugiés n’est pas immuable, elle est prospective. Il faut une preuve claire et convaincante pour conclure à l’incapacité de l’État à protéger ses citoyens.

 

[22]           Fait ayant peut-être encore plus d’importance, la ratio decidendi de la décision Precectaj concernait le caractère adéquat des motifs donnés par la Commission pour conclure que la protection de l’État était suffisante. Comme il a été précisé depuis cette décision, « [i]l se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (voir l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16).

 

[23]           La preuve présentée à la Commission lui permettait de parvenir à la conclusion qui a été la sienne. Il s’agit de l’une des décisions qui appartiennent aux issues possibles. Comme ma collègue la juge Gleason l’écrit dans Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1490 :

[11]   […] la cour de révision doit faire preuve d’une grande déférence à l’égard des conclusions de fait du tribunal particulièrement lorsque, comme en l’espèce, la décision contestée se retrouve au cœur même de l’expertise du tribunal. L’évaluation des risques auxquels sont exposés les demandeurs d’asile de même que de l’existence d’une protection adéquate de l’État étranger se retrouvent au cœur même de la compétence de la SPR et il s’agit de questions que le Parlement a portées à la compétence de la SPR (voir l’alinéa 95(1)b) de la LIPR; Pushpanathan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, [1998] ACS no 46, au paragraphe 47; Saldana Fajardo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 830, au paragraphe 18; Kellesova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 769, au paragraphe 11).

 

[24]           Les demandeurs se sont plaints que la Commission n’avait pas fait référence aux observations de l’avocat et qu’elle ne les avait pas réfutées expressément. Il me semble que la Commission a traité sans détour de l’essentiel des observations de l’avocat. Les décideurs n’ont pas à faire référence à chaque élément de preuve qui est contraire à leur conclusion et à expliquer exhaustivement comment ils en ont tenu compte (voir Newfoundland and Labrador, précité, et Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration) (1998), 157 FTR 35). En l’espèce, la Commission a donné des explications suffisantes pour que chacun sache pourquoi la demande a été rejetée ou, pour reprendre les propos de la juge Abella dans ses motifs rédigés au nom de la Cour suprême du Canada dans Newfoundland and Labrador, précité, au paragraphe 16 :

[…] les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

 

[25]           En l’espèce, j’estime que les motifs de la Commission étaient intelligibles et transparents. En vérité, il était raisonnable de la part de la Commission de conclure à l’absence d’une preuve claire et convaincante réfutant la présomption de la protection de l’État (voir Ward, précité).

 

[26]           Le fait que le demandeur principal a été détenu et prétendument torturé par le régime communiste en Albanie peut difficilement être reproché à un régime postérieur. Je ne vois pas en quoi il aurait été utile que la Commission aborde ce type de preuve.

 

[27]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

 

[28]           Je conviens avec les avocats des parties qu’il ne s’agit pas d’une affaire soulevant des questions à certifier en application de l’article 74 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

 


 

JUGEMENT

 

            La demande de contrôle judiciaire déposée à l’égard de la décision rendue le 27 février 2012 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada est rejetée.

 

 

« Yvan Roy »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Leclerc-Sirois, LL.B, M.A.Trad.Jur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-3243-12

 

INTITULÉ :                                      PAULIN NDOJA, VALBONE NDOJA, GERALDO NDOJA, AMARILDO NDOJA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 31 janvier 2013

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge Roy

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 février 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Omar Shabir Khan                         POUR LES DEMANDEURS

 

Me Melissa Mathieu                            POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Omar Shabir Khan                              POUR LES DEMANDEURS

Hamilton (Ontario)

 

William F. Pentney                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

 

 

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