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Date : 20130206

Dossier : IMM-8930-11

Référence : 2013 CF 129

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 février 2013

En présence de madame la juge Gleason

 

 

ENTRE :

 

MAHAMOUDOU SAMA DIABATE

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur est de nationalité ivoirienne, bien qu’il n’ait pas vécu en Côte d’Ivoire en plus de 26 ans. Il a quitté la Côte d’Ivoire en 1986 pour se rendre en France, mais il n’a pas obtenu le statut de résident permanent dans ce pays. En 1993, il est venu au Canada et, en 1994, a déposé une demande d’asile sous une fausse identité. Sa demande d’asile a été refusée par la CISR, et il n’a pas été autorisé à s’adresser à la Cour. En 1996, il s’est marié avec une citoyenne canadienne, qui a voulu le parrainer, mais la demande de parrainage a été refusée. Le demandeur et son épouse se sont par la suite séparés. En 1997, le demandeur a reçu l’ordre de se présenter en vue de son renvoi du Canada, mais il ne s’est pas manifesté. Il est plutôt allé aux États-Unis, où il a tenté d’obtenir le statut de résident permanent. Sa demande a également été refusée. Malgré cela, il est resté aux États-Unis durant plus de six ans. Puis il est revenu au Canada en 2005. Peu après son arrivée au Canada, invoquant des circonstances d’ordre humanitaire, il a présenté une demande aux termes de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi, ou la LIPR], en vue d’être dispensé de l’obligation habituelle de demander le statut de résident permanent depuis l’étranger [la demande CH].

 

[2]               Par décision datée du 31 octobre 2011, une agente principale d’immigration a rejeté la demande CH présentée par le demandeur. Dans la présente demande de contrôle judiciaire, M. Diabate voudrait que cette décision soit annulée. Il fait valoir que l’agente a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle a commis une erreur dans l’évaluation de son niveau d’établissement au Canada et dans l’analyse qu’elle a faite des difficultés qu’il connaîtrait s’il devait demander le statut de résident permanent depuis la Côte d’Ivoire. S’agissant du contenu de la norme de la décision raisonnable, le demandeur affirme que c’est par gradation qu’une décision est jugée raisonnable ou non, selon la nature de la décision et l’erreur alléguée, et que, dans la présente affaire, où l’agente a fait une mauvaise interprétation de la LIPR, la décision, pour être raisonnable, doit résister à une « analyse assez poussée », ce qui n’est pas le cas de la décision rendue par l’agente.

 

[3]               Plus précisément, s’agissant du premier argument, le demandeur soutient que l’agente n’a pas suffisamment tenu compte de la preuve attestant ses liens avec le Canada, et que, au lieu de cela, elle a retenu abusivement qu’il était resté ici durant plus de six ans sans statut. Selon lui, si un agent s’en tient à la présence non autorisée d’un demandeur dans le pays comme raison de rejeter sa demande CH, il commet une erreur susceptible de contrôle parce que toute l’analyse perd de ce fait sa raison d’être. Sur ce point, le demandeur dit que l’objet même d’une demande CH est d’obtenir, à titre exceptionnel, une autorisation devant compenser l’absence de statut et que, si l’absence d’un tel statut doit entraîner le rejet de la demande, alors l’agent n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire, comme il est tenu de le faire selon l’article 25 de la LIPR. Le demandeur tente d’établir une distinction entre la présente affaire et plusieurs précédents dans lesquels la Cour a confirmé des décisions de refus de dispense où le niveau d’établissement du demandeur au Canada avait été jugé insuffisant, alors même que les décisions en cause avaient nécessité plusieurs années. Il fait valoir que, dans ces précédents, le temps écoulé s’expliquait par la lenteur des autorités de l’immigration à statuer rapidement sur les demandes d’asile ou les demandes d’examen des risques avant renvoi [ERAR], tandis qu’on a affaire ici à une situation où le traitement tardif du dossier s’expliquait par le temps qu’il avait fallu au défendeur pour traiter la demande CH du demandeur. Le demandeur affirme que, dans cette dernière situation, le ministre n’est pas tenu d’examiner la demande et que le passage du temps peut donc être vu comme une raison suffisante pour faire droit à la demande CH.

 

[4]               S’agissant du deuxième argument du demandeur, qui porte sur la manière dont l’agente a évalué les difficultés qu’il lui faudrait affronter, M. Diabate soutient que l’agente s’est livrée à un examen abusif et sélectif de la preuve relative à la situation qui règne en Côte d’Ivoire, qu’elle n’a pas évalué sa situation personnelle et les difficultés qu’il connaîtrait s’il devait retourner dans un pays aussi instable que la Côte d’Ivoire, où il n’a ni parents ni relations et où il n’a pas mis les pieds depuis 26 ans, et, point très important, qu’elle a rejeté à tort la demande CH en affirmant que les risques que courrait M. Diabate en cas de renvoi en Côte d’Ivoire étaient des risques auxquels étaient exposés tous les Ivoiriens. Même si cela était vrai (ce que nie le demandeur), il affirme que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle s’est demandé s’il serait exposé à un risque généralisé, car cette question est sans rapport avec celle de savoir s’il connaîtrait ou non des difficultés aux termes de l’article 25 de la Loi. Selon le demandeur, la notion de risque généralisé intéresse plutôt le seul l’article 97 de la LIPR et ne peut donc validement être examinée que dans le cadre d’une demande d’asile ou d’une demande d’ERAR. Cette notion ne se prête pas à une analyse selon l’article 25 de la LIPR, d’affirmer le demandeur, justement parce que l’article 25 a pour objet l’octroi d’une dispense exceptionnelle qui ne peut pas être obtenue selon d’autres articles de la Loi. Si les mêmes considérations sont appliquées pour les demandes CH fondées sur l’article 25 et pour les demandes d’asile ou les demandes d’ERAR, alors l’article 25 perd sa raison d’être, ce qui, d’après le demandeur, ne peut être qu’une interprétation déraisonnable du texte de loi.

 

[5]               Le défendeur reconnaît que la norme de contrôle applicable pour l’examen de chacune des erreurs alléguées par le demandeur est celle de la décision raisonnable, mais il fait valoir que cette norme est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir], et, selon cet arrêt, une décision doit être maintenue si elle est transparente et intelligible ou si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Selon le défendeur, la décision de l’agente est raisonnable parce qu’elle a pris en considération tous les facteurs pertinents et qu’elle est arrivée à des conclusions qu’elle avait le loisir de tirer au vu de la preuve. D’après lui, le demandeur voudrait que la Cour apprécie à nouveau la preuve et substitue sa manière de voir à celle de l’agente, ce que la Cour n’est pas habilitée à faire lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, et ce qui est particulièrement inopportun lorsqu’il s’agit d’examiner la manière dont le représentant du ministre a exercé son pouvoir discrétionnaire.

 

[6]               Plus précisément, pour ce qui concerne le premier argument du demandeur, à savoir la période durant laquelle le demandeur s’était trouvé au Canada sans statut juridique, le défendeur soutient que l’agente n’a pas fondé sa décision sur cet élément et qu’elle a plutôt examiné attentivement toute la preuve du demandeur relative à son niveau d’établissement au Canada, pour finalement conclure que cette preuve ne suffisait pas à justifier la dispense demandée. Ainsi, selon le défendeur, l’agente n’a pas commis l’erreur alléguée par le demandeur, c’est-à-dire n’a pas fondé sa conclusion relative au niveau d’établissement de M. Diabate au Canada uniquement sur le fait qu’il s’était trouvé dans ce pays sans statut durant une longue période. Le défendeur soutient aussi que, selon la jurisprudence, les demandes CH ne sont pas un autre moyen d’obtenir un visa d’immigrant, et le simple passage du temps qui fait qu’un demandeur a vécu longtemps au Canada ne suffit donc pas en soi à justifier une dispense CH (le défendeur cite sur ce point la décision Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 863; la décision Mirza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 50; et la décision Mann c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 126).

 

[7]               Pour ce qui concerne les arguments de M. Diabate sur les difficultés qu’il devra surmonter s’il est renvoyé, le défendeur fait valoir que l’agente a interprété de façon raisonnable les documents sur le pays, qu’il n’appartient certainement pas à la Cour d’apprécier à nouveau et de réévaluer la manière dont cette documentation doit être interprétée, et que l’agente a bien pris acte de la situation personnelle de M. Diabate, y compris sa longue absence de la Côte d’Ivoire et le fait qu’il ne pourrait compter sur aucun soutien dans ce pays. Pour ce qui concerne le fait que l’agente a adopté le vocabulaire du risque généralisé dans son évaluation des difficultés que le demandeur pourrait rencontrer en cas de renvoi en Côte d’Ivoire, le défendeur soutient que l’agente n’a pas appliqué le critère énoncé à l’article 97 de la LIPR, mais a plutôt pris en considération les difficultés que le demandeur pourrait rencontrer, puis estimé que le demandeur n’avait pas rattaché la situation qui règne en Côte d’Ivoire à sa situation personnelle de manière à établir qu’il connaîtrait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées s’il était renvoyé en Côte d’Ivoire.

 

[8]               Eu égard à ce qui précède, les questions qui se posent dans la présente affaire sont les suivantes :

             1.     Quelle norme de contrôle est applicable à l’examen de chacune des erreurs entachant, selon les allégations, la décision de l’agente, à savoir la mauvaise interprétation de la LIPR et le caractère déraisonnable des conclusions de fait;

             2.     Dans la mesure où c’est la norme de la décision raisonnable qui est applicable, quel est le contenu de cette norme?

             3.     L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué le niveau d’établissement de M. Diabate?

             4.     L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué les difficultés que M. Diabate pourrait rencontrer s’il était renvoyé en Côte d’Ivoire?

Chacune de ces questions est examinée ci-après.

 

Quelle norme de contrôle est applicable à la décision?

[9]               La première erreur alléguée par le demandeur concerne la manière dont l’agente a évalué la preuve, et sa conclusion sur la question de savoir si son niveau d’établissement au Canada justifiait la dispense demandée. Il s’agit là d’une question de fait, ou d’une question mixte de droit et de fait, qui, comme les parties l’ont indiqué, appelle l’application de la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 51).

 

[10]           La deuxième erreur alléguée concerne, quant à elle, l’énoncé fautif allégué du critère applicable à l’évaluation des difficultés selon l’article 25 de la LIPR. Les parties s’accordent pour dire que c’est la norme de la décision raisonnable qui est applicable à l’examen du raisonnement suivi par l’agente sur ce point, mais la Cour considère généralement que c’est la norme de la décision correcte qui est la norme applicable à l’examen du critère appliqué par un agent aux termes de l’article 25 de la LIPR (voir B.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 538, 216 ACWS (3d) 181, au paragraphe 11; Prashad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1286, au paragraphe 28, 6 Imm LR (4th) 105; Sinniah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1285, au paragraphe 26; Paul c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 135, au paragraphe 15; Osegueda Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 677, au paragraphe 7; Herman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 629, au paragraphe 12; et Ebonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 80, au paragraphe 16).

 

[11]           Cependant, d’après la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada, lorsque, comme c’est le cas ici, un décideur interprète sa loi constitutive, c’est la norme de la décision raisonnable qui devrait s’appliquer (voir les arrêts suivants : Celgene Corp c Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, au paragraphe 34, [2011] 1 RCS 3 [Celgene]; Alliance Pipeline Ltd c Smith, 2011 CSC 7, au paragraphe 28, [2011] 1 RCS 160 [Smith]; Dunsmuir, au paragraphe 54; Canada (Procureur général) c Mowat, 2011 CSC 53, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 471 [Mowat]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 30, 339 DLR (4th) 428 [Alberta Teachers]. Voir aussi le raisonnement suivi par ma collègue la juge Mactavish dans la décision Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2012 CF 445, aux paragraphes 231 à 241, 215 ACWS (3d) 439 [Société de soutien]).

 

[12]           Plus précisément, depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême reconnaît que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (au paragraphe 54). Ce propos a été réitéré dans l’arrêt Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 44, [2009] 1 RCS 339 [Khosa], une affaire qui relevait de la LIPR : « Selon l’arrêt Dunsmuir […], un décideur spécialisé ne commet pas d’erreur de droit justifiant une intervention si son interprétation de sa loi constitutive ou d’une loi étroitement liée est raisonnable. » L’affaire Khosa mettait en cause une décision discrétionnaire de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] concernant le point de savoir s’il convenait d’envisager une dispense CH dans un cas de renvoi pour cause de criminalité. La décision qu’avait rendue la SAI était d’une nature très semblable à celle dont il s’agit ici – et la Cour suprême a jugé que la norme de la décision raisonnable était la norme applicable.

 

[13]           Dans l’arrêt Celgene, la Cour suprême du Canada mettait à nouveau en question la notion antérieure selon laquelle c’est la norme de la décision correcte qui devrait s’appliquer à l’interprétation que donne de sa loi constitutive un tribunal spécialisé :

34        Nous sommes en présence d’un tribunal expert qui interprète sa propre loi habilitante. La déférence est habituellement de mise dans de telles circonstances […] Ce n’est donc que dans les cas où la décision du Conseil est déraisonnable qu’elle est annulée. Comme l’a dit notre Cour dans Dunsmuir, pour être jugée déraisonnable la décision contestée ne doit pas faire partie des « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (par. 47). En l’espèce, je considère que, loin de se situer à l’extérieur de l’éventail de ces issues, la décision du Conseil est inattaquable, quelle que soit la norme de contrôle appliquée.

 

 

[14]           Dans l’arrêt Smith, précité, les juges majoritaires sont arrivés à la même conclusion. Le juge Fish y rappelait l’arrêt Dunsmuir, en affirmant que l’interprétation, par un organisme administratif, de sa loi constitutive « entraîne généralement l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable », suivant l’arrêt Dunsmuir et la jurisprudence qui l’a suivi (au paragraphe 28). Pareillement, dans l’arrêt Mowat, la Cour suprême faisait observer que, « lorsqu’il s’agit d’interpréter et d’appliquer sa propre loi, dans son domaine d’expertise et sans que soit soulevée une question de droit générale, la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement, et le Tribunal a droit à la déférence » (au paragraphe 24). Finalement, dans l’arrêt Alberta Teachers Association, au paragraphe 30, les juges majoritaires de la Cour suprême écrivaient ce qui suit à propos de l’interprétation, par un organisme, de sa loi constitutive :

[…] Suivant la jurisprudence, « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » […] Le principe ne vaut cependant pas lorsque l’interprétation de la loi constitutive relève d’une catégorie de questions à laquelle la norme de la décision correcte demeure applicable, à savoir les « questions constitutionnelles, [les] questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, [les] questions portant sur la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” [et] les questions touchant véritablement à la compétence » […]

[Renvois omis.]

 

 

 

[15]           Les juges majoritaires ont également entériné les propos du juge Evans pour qui l’arrêt Dunsmuir établissait [traduction] « la très forte présomption voulant que la déférence s’impose lors du contrôle de la décision de l’autorité déléguée qui interprète sa loi habilitante ou constitutive, une autre loi ou quelque autre texte législatif auquel elle a souvent affaire, voire un principe de common law ou de droit civil » (paragraphe 41).

 

 

[16]           La Cour d’appel fédérale ne s’est pas prononcée directement sur cette question. Cependant, dans l’arrêt Shpati c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CAF 286, au paragraphe 27, examinant une demande de report de l’exécution d’une mesure de renvoi, elle faisait observer que « toute question de droit sur laquelle l’agent [chargé des renvois] a fondé sa décision (comme celle de l’étendue du pouvoir que la loi lui confère de reporter l’exécution de la mesure de renvoi) est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Patel c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 187, aux paragraphes 26 et 27) ». Les agents chargés des renvois, tout comme les agents des visas, prennent des décisions discrétionnaires aux termes de la LIPR – mais c’est également ce qu’avait fait la SAI dans l’affaire Khosa. La Cour d’appel fédérale a pareillement jugé que c’est la norme de la décision correcte qui est applicable à l’examen des décisions des agents des visas portant sur l’interprétation des règlements pris en vertu de la LIPR (Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 339 [Khan], au paragraphe 26, et Patel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 187, au paragraphe 27). Ce sont là toutefois des prononcés qui semblent en conflit avec les directives données par la Cour suprême sur la retenue qu’il convient de montrer envers l’interprétation que donne de sa loi constitutive un tribunal administratif.

 

[17]           L’application de la norme de la décision correcte à l’examen de la décision d’un agent concernant l’interprétation de l’article 25 de la LIPR ne s’accorde guère avec la jurisprudence récente de la Cour suprême. La LIPR est sans aucun doute la loi constitutive d’un agent d’immigration qui entreprend d’analyser les circonstances d’ordre humanitaire invoquées dans une demande de dispense. Ainsi, suivant la jurisprudence de la Cour suprême du Canada sur ce point, on serait enclin à penser que la norme de contrôle applicable au critère employé selon l’article 25 devrait être celle de la décision raisonnable. Par bonheur, l’issue de la présente affaire ne dépend pas de la norme de contrôle applicable, car, pour les motifs exposés ci-après, la manière dont l’agente a interprété l’article 25 pour juger des difficultés que connaîtrait le demandeur en cas de renvoi est à la fois fautive et déraisonnable.

 

Quel est le contenu de la norme de la décision raisonnable?

[18]           Dire que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable ne met pas un point final à l’examen requis, car il faut maintenant tracer les contours de cette norme. Comme l’écrivaient les juges Bastarache et Lebel, s’exprimant pour les juges majoritaires, dans l’arrêt Dunsmuir, au paragraphe 46, « [b]ien que la raisonnabilité figure parmi les notions juridiques les plus usitées, elle est l’une des plus complexes ». En dépit des divers arrêts de la Cour suprême du Canada qui ont suivi l’arrêt Dunsmuir et qui concernaient l’application de la norme de la décision raisonnable, la tâche de définir le contenu de cette norme reste malaisée.

 

[19]           Selon l’arrêt Dunsmuir, le caractère raisonnable « tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » [au paragraphe 47]. Il est clair que l’élément capital de cette norme est la retenue judiciaire. La Cour suprême du Canada a mis en garde les cours de justice contre la tentation de substituer leurs propres vues à celles du décideur administratif (voir par exemple l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], aux paragraphes 15 et 16). Dans cet arrêt, au paragraphe 13, la juge Abella s’est référée à un autre arrêt de la Cour suprême du Canada, Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c Société des alcools du Nouveau-Brunswick, [1979] 2 RCS 227, où le juge Dickson, exhortant les cours de justice à montrer de la retenue dans l’examen des décisions des tribunaux administratifs, qui sont des juridictions spécialisées dans leurs domaines de compétence, définissait le contenu de la norme de la décision raisonnable (la norme à appliquer lorsqu’un tribunal administratif interprète sa loi constitutive) comme se résumant à la question suivante : l’interprétation donnée peut-elle « rationnellement s’appuyer sur la législation pertinente »? (page 237).

 

[20]           Ce qui semble émerger de la jurisprudence récente dans ce domaine est le constat que le niveau de retenue qu’impose la norme de la décision raisonnable peut varier selon la nature particulière de la question qui a conduit à la décision prise et selon le contexte de cette décision, deux éléments qui permettront ensemble de définir la gamme des issues acceptables ou raisonnables. Ainsi que l’expliquait le juge Binnie dans l’arrêt Khosa, au paragraphe 59 :

La raisonnabilité constitue une norme unique qui s’adapte au contexte. […] [S]i le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable.

 

[21]           Les juridictions d’appel, soucieuses de fixer quelques principes pour l’application de cette norme, ont souligné l’importance de l’approche contextuelle formulée par le juge Binnie. Dans un arrêt récent de la Cour d’appel fédérale, Procureur général c Abraham, 2012 CAF 266 [Abraham], le juge Stratas expliquait au nom de cette cour que, bien que la norme de la décision raisonnable soit une norme unique, « le fait d’affirmer qu’il existe différentes issues possibles acceptables élude le point de savoir dans quelle mesure cet éventail d’issues doit être large ou étroit dans une affaire donnée » (au paragraphe 42). Le juge Stratas faisait ressortir l’importance du contexte de la question particulière soumise à la juridiction de contrôle lorsqu’il s’agit de déterminer l’étendue de cet éventail d’issues.

 

[22]           La Cour d’appel de l’Ontario a adopté une démarche analogue pour l’exploration du contenu de la norme de la décision raisonnable, souscrivant à une « approche contextuelle » qui conduit à une diversité d’issues acceptables, selon la nature de la décision soumise à la procédure de contrôle (voir l’arrêt Mills c Ontario (Workplace Safety and Insurance Appeals Tribunal), 2008 ONCA 436, au paragraphe 22, 237 OAC 71).

 

[23]           Suivant les principes ci-dessus, l’application de la norme de la décision raisonnable dépend d’abord de la qualification de la question visée par la procédure de contrôle. Cette qualification déterminera alors l’étendue du registre des réponses et interprétations qui sont rationnellement possibles. Pour une décision à fort contenu discrétionnaire enracinée dans des conclusions de fait, le registre des issues acceptables sera en général très large. En revanche, lorsque la juridiction de contrôle examine l’interprétation qui est donnée d’un texte de loi, ou l’application d’une disposition législative dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire, alors le registre des décisions raisonnables sera sans doute plus étroit (voir les propos du juge Stratas sur ce point dans l’arrêt Abraham, aux paragraphes 43 à 48) et nécessitera de se demander si l’interprétation préconisée est raisonnablement autorisée par les termes de la loi concernée. Ce qui ressort clairement de ce qui précède, c’est que le critère de l’« analyse assez poussée », critère que préconise le demandeur, n’est plus applicable.

 

[24]           C’est en tenant compte de ce cadre que je passe à l’affaire dont je suis saisie. Comme on l’a vu, la jurisprudence reconnaît que c’est la norme de la décision raisonnable qui est applicable à l’analyse de la recevabilité d’une demande CH compte tenu de la situation personnelle du demandeur. Une dispense CH est une mesure discrétionnaire, qui requiert une appréciation des circonstances propres au demandeur, et qui sous-entendrait un registre plus étendu d’issues raisonnables (Abraham, au paragraphe 44).

 

[25]           Toutefois, comme on l’a vu, il convient, selon la jurisprudence, d’appliquer la norme de la décision correcte dans l’examen de l’énoncé du critère à employer pour savoir si une demande CH est ou non recevable. Il reste que, même si cette question de l’énoncé du critère pouvait être examinée selon la norme de la décision raisonnable, elle produirait sans doute un registre plus restreint d’issues possibles acceptables, en raison du contenu juridique relativement plus important de cette question (Abraham, au paragraphe 45).

 

L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué le niveau d’établissement de M. Diabate?

 

[26]           En ce qui concerne l’application de la norme de la décision raisonnable à la décision de l’agente concernant le niveau d’établissement du demandeur au Canada, on constate que l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’agente est encadré par des lignes directrices dans le Guide n° 5 de Citoyenneté et Immigration Canada sur le traitement des demandes au Canada : « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire » [le Guide IP 5]. Ces lignes directrices ne sont pas juridiquement contraignantes, mais elles ont été qualifiées de « très utiles » par la Cour suprême du Canada (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS n° 29, au paragraphe 72 [Baker]).

 

[27]           Le Guide IP 5 renferme ce qui suit, dans sa section 5.14, concernant le niveau d’établissement au Canada :

Il peut être justifié d’approuver la demande CH si l’incapacité du demandeur à quitter le Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté se prolonge pendant une longue période et que les éléments de preuve corroborent un degré appréciable d’établissement au Canada, au point où le demandeur ferait face à des difficultés inhabituelles ou démesurées s’il devait faire sa demande à l’extérieur du Canada.

 

 

[28]           Comme le fait observer à juste titre le demandeur, les facteurs pertinents dont l’agente doit tenir compte comprennent les antécédents d’emploi stable du demandeur, l’intégration du demandeur dans la collectivité et la qualité du dossier civil du demandeur (Guide IP 5, section 11.5). Le demandeur invoque ses liens personnels et économiques avec le Canada, notamment le fait qu’il occupe le même logement (avec la famille de sa sœur) depuis les six dernières années, outre la qualité de son dossier civil, la stabilité de son emploi et ses liens étroits avec sa nièce et son neveu, et il soutient que l’agente a commis une erreur en minimisant ces éléments et en insistant plutôt sur le fait qu’il est demeuré au Canada sans statut durant une longue période.

 

[29]           Lorsque, comme c’est le cas ici, le demandeur atteste un certain niveau d’établissement, et dans la mesure où l’agente tient compte des facteurs pertinents, alors la Cour n’interviendra que rarement dans l’analyse, le registre des issues possibles acceptables étant dès lors très étendu. Il est d’ailleurs bien établi qu’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau les facteurs exposés dans une demande CH (Khosa, au paragraphe 61; Allard c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1268, au paragraphe 45). Et, comme l’écrivait le juge Blais (alors juge à la Cour fédérale) dans la décision Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 413, au paragraphe 9, même si le niveau d’établissement au Canada est sans doute un facteur pertinent dont l’agent doit tenir compte, c’est un facteur qui n’est pas déterminant :

À mon avis, l’agent n’a pas commis d’erreur lorsqu’il a indiqué que le temps passé au Canada par les demandeurs et leur établissement dans la communauté étaient des facteurs importants, mais non déterminants. Si la durée du séjour au Canada devait devenir le principal facteur dont il faut tenir compte dans le cadre de l’examen d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, cela encouragerait les gens à tenter leur chance et à revendiquer le statut de réfugié en croyant que, s’ils peuvent rester au Canada suffisamment longtemps pour démontrer qu’ils sont le genre de gens que le Canada recherche, ils seront autorisés à rester (Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1906).

 

 

[30]           En outre, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, le ministre est tenu de traiter les demandes CH présentées depuis le Canada, vu le texte clair du paragraphe 25(1) de la Loi, ainsi rédigé :

Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire, soit ne se conforme pas à la présente loi, […] étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. [Non souligné dans l’original.]

 

Il n’y a donc aucune distinction entre la présente affaire et les nombreux précédents où la Cour a validé des conclusions selon lesquelles le passage du temps ne suffit pas à lui seul à justifier une dispense CH (voir par exemple Qiu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 859, aux paragraphes 11 à 13; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 612, aux paragraphes 10 à 15; Luzati c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1179, au paragraphe 21). Dans ces précédents, le temps écoulé s’expliquait par le délai de traitement des demandes d’ERAR, mais il n’y a aucune réelle différence entre une telle situation et la présente affaire, où le temps écoulé s’explique en partie par le délai de traitement de la demande CH présentée par le demandeur. Dans les deux cas, le ministre est légalement tenu de traiter les demandes. Ainsi, la période de temps que le demandeur a passée au Canada ne justifie pas en soi l’admission de sa demande CH, d’autant qu’il n’a pas été coopératif avec les autorités de l’immigration puisqu’il avait déjà refusé de se présenter pour son renvoi quand on le lui avait ordonné.

 

[31]           L’agente n’a pas non plus commis d’erreur en retenant contre le demandeur son absence de statut au Canada, malgré ce qu’affirme son avocat. Elle écrivait certes dans sa décision que les liens du demandeur [traduction] « s’étaient formés dans un contexte où le demandeur savait la précarité de son statut », mais la décision ne tient pas à cet aspect. Plus exactement, même si je reconnais avec le demandeur que l’article 25 a pour objet de conférer une dispense aux personnes sans statut en matière d’immigration (voir par exemple Benyk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 950, au paragraphe 14), cette observation de l’agente n’était pas essentielle pour son analyse : après examen des liens du demandeur avec le Canada, elle a conclu qu’ils n’étaient pas exceptionnels. Elle pouvait tout à fait arriver à cette conclusion au vu des faits, puisque le cas du demandeur ne présente rien d’exceptionnel. La première des erreurs alléguées par le demandeur n’appelle donc pas l’intervention de la Cour.

 

L’agente a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué les difficultés que M. Diabate pourrait rencontrer s’il était renvoyé en Côte d’Ivoire?

 

[32]           On ne saurait en dire autant cependant de la deuxième erreur alléguée par le demandeur. Sur ce point, je crois effectivement que l’agente a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a évalué les difficultés que connaîtrait le demandeur en cas de renvoi en Côte d’Ivoire. Pour l’évaluation de ce facteur, l’agente a examiné la situation actuelle en Côte d’Ivoire, une situation qui laisse voir une amélioration du fonctionnement de la démocratie, mais la persistance d’un climat de violence. Elle concluait ainsi : [traduction] « Les conditions de vie sont encore problématiques en Côte d’Ivoire, mais j’observe qu’elles sont les mêmes pour toute la population. Le demandeur n’a pas montré en quoi son cas diffère de celui de l’ensemble de la population. » Malheureusement, cette énonciation du critère applicable selon l’article 25 de la LIPR est fautive et déraisonnable.

 

[33]           Je reconnais avec le demandeur qu’une telle interprétation de l’article 25 va à l’encontre de son objet. Comme je l’ai dit, l’article 25 a pour objet de conférer une dispense d’application des exigences énoncées dans d’autres dispositions de la LIPR. Imposer lesdites exigences à un demandeur qui cherche à en être dispensé a pour effet de réduire à néant l’objet de l’article 25 et constitue de ce fait une interprétation que la LIPR ne peut raisonnablement admettre. L’agente a transposé dans son analyse portant sur l’article 25 une exigence de l’article 97, selon laquelle, pour être admissible à la protection, une personne doit être exposée à un risque « alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ». Une telle interprétation revient à dépouiller de sa fonction l’article 25.

 

[34]           Le juge Mandamin était saisi d’une question semblable dans l’affaire Shah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1269, [2011] ACF n° 1553. Il examinait la décision d’une agente concernant une demanderesse originaire de Trinité-et-Tobago. Dans cette affaire, l’agente avait estimé que la demanderesse n’avait [traduction] « pas présenté d’éléments de preuve objectifs suffisants pour démontrer qu’elle serait personnellement ciblée par des criminels à son retour à Trinité », et elle avait conclu que sa demande CH n’était pas recevable parce que [traduction] « la situation et les difficultés que la demanderesse craint sont les mêmes que celles auxquelles d’autres personnes sont confrontées de façon générale dans ce pays » (Shah, au paragraphe 70). Concluant que la décision de l’agente devait être annulée, le juge Mandamin s’exprimait ainsi (au paragraphe 73) :

[traduction] Je conclus que l’agente a appliqué une norme plus exigeante que celle qu’il convient d’appliquer dans le cas des décisions CH, en obligeant de façon incorrecte la demanderesse à établir qu’elle serait exposée à un risque personnel plus grave que celui auquel sont exposées les autres personnes à Trinité. Le critère du risque causant des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ne se limite pas aux risques personnels auxquels la vie ou la sécurité de l’intéressé seraient exposées et l’agente a, en l’espèce, omis d’examiner comme elle le devait si le problème général de la criminalité constituait effectivement, dans les circonstances de l’espèce, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Ce faisant, elle a commis une erreur susceptible de contrôle […]

 

 

[35]           Pour arriver à cette conclusion, le juge Mandamin s’en est rapporté au raisonnement suivi par le juge Pinard dans la décision Rebaï c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 24 [Rebaï], où le juge Pinard faisait la distinction, au paragraphe 7, entre les paramètres d’une analyse ERAR et ceux d’une analyse CH :

Lors d’un ERAR, la question qui se pose est celle de savoir si le demandeur serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités […] Dans une demande CH, la question principale est de savoir si l’obligation voulant que le demandeur présente sa demande de résidence permanente à partir de l’étranger lui causerait des difficultés inhabituelles, injustes ou indues […] Bien qu’il puisse adopter les conclusions de fait tirées dans l’ERAR, l’agent doit examiner ces facteurs à la lumière du critère de risque moins rigoureux applicable aux décisions relatives aux demandes CH, soit « la question de savoir si les facteurs de risques peuvent être assimilés à des difficultés inhabituelles, injustifiées et excessives » […] [Renvois omis.]

 

[36]           Je suis d’avis que la présente espèce est tout à fait assimilable à l’affaire Shah. Le rôle de l’agent dans l’analyse CH consiste à se demander si une personne serait exposée à des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » pour le cas où il lui faudrait demander la résidence permanente depuis l’extérieur du Canada. Il est à la fois fautif et déraisonnable, dans le cadre d’une telle analyse, d’exiger d’un demandeur qu’il prouve que les circonstances qu’il devra affronter ne sont pas généralement celles que doit affronter la population dans son pays d’origine. Le cadre de l’analyse d’une demande CH doit plutôt être celui du demandeur lui-même, ce qui oblige l’agent à se demander si les difficultés entraînées par un départ du Canada et un renvoi dans le pays d’origine seraient inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

 

[37]           Vu les circonstances particulières de la présente affaire, le demandeur pourrait fort bien être exposé à des difficultés inhabituelles s’il était contraint de retourner en Côte d’Ivoire, un pays livré à la violence, où le demandeur n’a pas de proches parents et où il n’a pas mis les pieds depuis 26 ans. Il faudrait toutefois mettre ce facteur en balance avec les choix faits par le demandeur, choix qui impliquaient une désobéissance à la loi et qui ont eu pour effet de prolonger l’absence du demandeur de la Côte d’Ivoire. L’agente a négligé d’aborder directement ces questions, se focalisant plutôt sur les conditions générales que devait affronter l’ensemble de la population ivoirienne, un facteur qui, pour les motifs susmentionnés, est totalement étranger à l’examen qu’elle devait faire.

 

[38]           La présente demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. La présente affaire ne soulève aucune question grave de portée générale méritant d’être certifiée, puisqu’elle est étroitement rattachée au raisonnement suivi par l’agente et que la question de la norme de contrôle n’est pas déterminante.


 

JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      La décision de l’agente est annulée;

3.      La demande CH présentée par le demandeur est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvel examen;

4.      Aucune question de portée générale n’est certifiée;

5.      Il n’est pas adjugé de dépens.

 

« Mary J.L. Gleason »

Juge

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-8930-11

 

INTITULÉ :                                      Mahamoudou Sama Diabate c Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 11 septembre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 6 février 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Anthony Navaneelan

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mamann Sandaluk

Avocats spécialisés en immigration

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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