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Date : 20130201

Dossier : T-256-12

Référence : 2013 CF 119

[TRADUCTION FRANÇAISE OFFICIELLE, NON RÉVISÉE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 1er février 2013

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

DAN HEIDUK

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

JONATHAN WHITWORTH, DU WASHINGTON MARINE GROUP/SEASPAN MARINE CORPORATION

 

 

 

défendeurs

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               En février 2011, M. Heiduk a déposé une plainte contre son employeur, Seaspan International Ltd., auprès de la Commission canadienne des droits de la personne. Il y décrivait plusieurs incidents survenus de 2003 jusqu’à avril 2010, incidents qui, selon lui, constituaient un acte discriminatoire lié à son emploi. Il affirmait avoir été défavorisé et harcelé, d’une manière contraire aux articles 7 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Le motif de distinction illicite qu’il alléguait était l’orientation sexuelle. Il était perçu comme homosexuel.

[2]               Il affirmait aussi que, puisque son syndicat n’avait pas retenu son cas, il exerçait un recours contre lui. La Commission s’est d’abord demandé si elle devait donner suite à la plainte, ce qu’elle devait faire, à moins que ne s’appliquent les alinéas 41(1)a) et e) de la Loi, ainsi formulés :

41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts;

 

[…]

 

e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances.

 

41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

 

(a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available;

 

 

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

 

 

[3]               La Commission a estimé que la partie de la plainte qui avait été déposée à l’intérieur du délai d’un an serait laissée en suspens jusqu’à l’issue de la plainte déposée par M. Heiduk contre son syndicat devant le Conseil canadien des relations industrielles. Le Conseil a maintenant instruit sa plainte et l’a rejetée. Par conséquent, la Commission enquêtera sur les incidents survenus le 31 mars et le 1er avril 2010. Elle attend simplement une décision de la Cour sur la question de savoir si son enquête devrait être élargie aux incidents survenus avant ces dates.

 

[4]               S’agissant des incidents survenus auparavant, la Commission s’exprimait ainsi :

[TRADUCTION]

Dans sa plainte, le plaignant allègue une série d’actes discriminatoires, dont certains sont survenus plus d’un an avant que la plainte ne soit reçue par la Commission. Les actes ainsi allégués, c’est-à-dire ceux qui sont survenus avant le 31 mars 2010, sont distincts et indépendants des actes discriminatoires plus récents allégués dans la plainte, et il n’est pas opportun de statuer sur la plainte parce que le plaignant n’a pas fait tout ce qu’une personne raisonnable ferait dans ces circonstances avant de déposer une plainte se rapportant à tels incidents.

 

 

[5]               La présente procédure de contrôle judiciaire se limite donc à la question de savoir s’il était loisible à la Commission de retrancher de la plainte de M. Heiduk les incidents survenus avant le 31 mars 2010.

 

[6]               Le dossier est très dense. Il comprend le formulaire de plainte, le rapport de l’enquêteur aux termes des articles 40 et 41 ainsi que les observations du défendeur.

 

[7]               Les deux parties s’accordent pour dire que c’est la norme de la raisonnabilité qui est applicable. Néanmoins, l’argument du demandeur semble préconiser l’application de la norme de la décision correcte. M. Heiduk affirme que, si le dernier des faits sur lesquels sa plainte est fondée a eu lieu avant l’expiration du délai d’un an, comme c’est le cas ici, alors l’alinéa 41(1)e) de la Loi ne s’applique pas, et la Commission est donc légalement tenue de statuer sur l’intégralité de sa plainte.


LES FAITS

[8]               En 2003, un matelot de pont travaillant sur le Seaspan Master a dit à un autre qu’il croyait que M. Heiduk était homosexuel, ce que le deuxième matelot de pont a répété à un autre. Ce même matelot de pont a demandé au chef de bord [traduction] « où est le pédé? »

 

[9]               En 2005, un capitaine l’a appelé [traduction] « princesse ». Puis, en décembre 2006, après une conversation téléphonique avec l’un des matelots de pont impliqués dans l’incident de 2003, un autre capitaine a entrepris de rendre la vie dure à M. Heiduk, pour ensuite le faire expulser du navire. M. Heiduk s’est plaint, mais en vain.

 

[10]           En 2008, il a réactivé cette plainte.

 

[11]           Puis, sur un autre navire, après que l’un des matelots de pont qui l’avaient importuné en 2003 fit son apparition à bord, le capitaine, jusque-là amical, s’est mis à le maltraiter. Après avoir demandé une nouvelle affectation, M. Heiduk a été suspendu.

 

[12]           Durant l’hiver 2007-2008, un capitaine et un matelot de pont l’ont appelé « brokeback » (« dos brisé »), et ce mot est plus tard apparu sur une butée de pont à proximité du quai d’amarrage du navire. Ce graffiti fut plus tard couvert de peinture.

 

[13]           En novembre 2008, il a pris congé pour soigner un trouble dépressif majeur.

 

[14]           Au printemps de 2009, on l’a retourné au travail sans que l’entreprise ne règle la question du harcèlement.

 

[15]           Le 31 mars 2010 et le 1er avril 2010, divers incidents se sont produits sur le Seaspan Venture, qui ont conduit à des litiges portant sur des prestations d’assurance-invalidité.

 

[16]           Les allégations de M. Heiduk ont fortement indisposé l’employeur. Entre autres choses, celui-ci affirmait que l’incident de décembre 2006 était un différend lié au milieu de travail et que l’incident du printemps 2009 concernait un retour au travail après un congé d’invalidité.

 

LE RAPPORT DE L’ENQUÊTEUR

[17]           En ce qui concerne l’unique disposition de la Loi qui est maintenant applicable, à savoir l’alinéa 41(1)e), la question était de savoir si les actes antérieurs étaient rattachés au dernier acte allégué. Les actes étaient-ils distincts et indépendants les uns des autres, ou faisaient-ils apparaître une discrimination constante et systématique? Le plaignant a-t-il fait tout ce qu’une personne raisonnable ferait dans de telles circonstances? Plus précisément, puisqu’une série d’actes discriminatoires était alléguée, pourquoi une plainte n’avait-elle pas été déposée plus tôt?

 

[18]           L’enquêteur a pris note des intervalles de temps entre les incidents, soit environ deux ans entre les incidents de 2003 et de 2005, jusqu’à 15 mois entre les incidents de l’automne 2005 et de décembre 2006, et environ un an ou un peu moins entre les incidents restants. Selon lui, on pouvait sans doute déceler une tendance assez marquée entre l’incident de 2006 et les incidents ultérieurs, de telle sorte que la Commission pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire de statuer à leur égard. L’enquêteur a toutefois recommandé à la Commission de ne pas se prononcer sur les incidents de 2003 et 2005, parce qu’ils n’étaient pas suffisamment liés aux autres.

 

LA DÉCISION DE LA COMMISSION

[19]           C’est à la Commission qu’il appartenait de se prononcer, et non à l’enquêteur. Comme il a déjà été mentionné, la Commission a estimé que les incidents qui étaient survenus avant le 31 mars 2010 étaient séparés et distincts et que le plaignant n’avait pas fait tout ce qu’une personne raisonnable aurait fait. J’imagine qu’elle veut dire par là qu’une personne raisonnable aurait déposé une plainte portant sur les incidents antérieurs, et cela dans l’année après qu’ils étaient survenus.

 

ANALYSE

[20]           À cette étape‑ci, les faits allégués sont tenus pour véridiques, ce qui signifie, à l’évidence, que la plupart des événements ont eu lieu plus d’un an avant le dépôt de la plainte. M. Heiduk soutient que la Commission devrait enquêter sur sa plainte à moins qu’il ne soit « évident et manifeste » qu’elle n’est pas fondée. Il ne devrait pas être d’emblée privé d’un jugement (Société canadienne des postes c Canada (Commission des droits de la personne), 130 FTR 241, [1997] ACF n° 578 (QL); Canada (PG) c Maracle, 2012 CF 105, 404 FTR 173, [2012] ACF n° 121 (QL)). Je partage son avis. C’est précisément la raison pour laquelle la Commission enquête sur les incidents de 2010.

 

[21]           Cependant, la question posée ici concerne le lien avec les événements survenus plus tôt. La jurisprudence de la Cour fédérale sur la question est assez mince. Dans la décision Khanna c Canada (PG), 2008 CF 576, [2008] ACF n° 733 (QL), les événements s’étaient produits entre juillet 2004 et juin 2005. La plainte formelle n’avait été déposée qu’en septembre 2006. La Commission avait exercé son pouvoir discrétionnaire pour ce qui concernait la période de mai et juin 2005, car il semblait que le plaignant n’avait pas été en mesure de déposer son recours en raison d’ennuis de santé. Cependant, la Commission avait retranché de la plainte les événements antérieurs, parce qu’ils étaient survenus plus d’un an avant le dépôt de la plainte.

 

[22]           Madame la juge Mactavish écrivait ce qui suit, au paragraphe 33 :

La Commission est tenue, au titre de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de statuer sur toute plainte relative aux droits de la personne, sauf si la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée. Dans de tels cas, il revient à la Commission de décider s’il y a lieu ou non de proroger le délai prescrit. Si les allégations qui se rapportent aux événements qui auraient eu lieu le 16 mai 2005 ou après cette date étaient « recevables », comme l’a jugé l’enquêteur, il s’ensuivrait que la plainte entière aurait dû être tranchée, car les derniers événements visés par la plainte ont eu lieu « dans le délai prescrit ».

 

[23]           L’autre cas est la décision Zavery c Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CF 929, 256 FTR 124, [2004] ACF n° 1122 (QL). La Cour a jugé dans cette affaire que les divers incidents n’étaient pas rattachés. Au paragraphe 37, madame la juge Snider reconnaissait que, si les incidents avaient été rattachés et que l’un d’eux avait eu lieu dans l’année précédant le dépôt de la plainte, alors on pourrait prétendre que la Commission devrait statuer sur la totalité des incidents. Elle faisait aussi observer qu’il serait illogique et potentiellement injuste à l’endroit des défendeurs de se fonder sur l’alinéa 41(1)e) pour faire examiner par la Commission des griefs de longue date sur la base d’un incident plus récent.

 

[24]           M. Heiduk a aussi invoqué une série de précédents portant sur la notion de contravention continue, expression définie par la Cour d’appel du Manitoba dans l’arrêt Manitoba c Manitoba (Commission des droits de la personne) (1983), 2 DLR (4th) 759, [1983] MJ No 223 (QL), à la page 764 :

[TRADUCTION]

Pour qu’il y ait « contravention continue », il doit y avoir succession ou répétition d’actes discriminatoires distincts ayant le même caractère. Il doit exister des actes discriminatoires dont chacun pourrait être considéré comme un manquement distinct à la Loi, et pas simplement un unique acte discriminatoire pouvant avoir des effets ou des conséquences durables.

 

[25]           M. Heiduk soutient que la décision de la Commission n’est pas raisonnable aux termes de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, [2008] ACS n° 9 (QL), en raison d’une absence de justification, de transparence et d’intelligibilité, et parce que la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (paragraphe 47).

 

[26]           La Cour suprême affirmait plus tard, dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, [2011] ACS n° 62 (QL), que, lorsqu’elle se demande si une décision est raisonnable du point de vue du résultat, la cour de révision doit déférer à la décision de l’organisme juridictionnel au regard à la fois des faits et du droit (paragraphe 15) :

[…] Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

 

[27]           La Cour suprême ajoutait, dans l’arrêt Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65 :

[…] La question que doit trancher le tribunal judiciaire siégeant en révision demeure celle de savoir si la décision attaquée, considérée dans son ensemble, à la lumière du dossier, est raisonnable […]

 

[28]           Acceptant cette invitation, et conscient que la Commission interprétait sa loi constitutive (voir l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 39), je suis d’avis que la décision de la Commission était raisonnable. Il ne m’apparaît nullement évident que les incidents antérieurs étaient tous rattachés. L’un pouvait fort bien concerner un différend lié au milieu de travail, et un autre la date à laquelle M. Heiduk pouvait retourner au travail. L’analogie est loin d’être parfaite, mais, pour obtenir de la Cour une prorogation de délai, on doit en général prouver qu’il existait une intention constante de poursuivre la demande, que la demande présente quelque bien-fondé, que l’autre partie ne subira aucun préjudice par suite du délai et qu’il existe une explication raisonnable justifiant le délai (arrêt Canada (PG) c Hennelly (1999), 244 NR 399 (CAF), [1999] ACF n° 846 (QL)). À mon avis, il n’était pas déraisonnable pour la Commission de retrancher de la plainte les incidents qui s’étaient produits plusieurs années auparavant. Il ne s’agissait pas d’incidents survenus un peu avant et un peu après l’expiration du délai d’un an. Certains d’entre eux s’étaient produits sept ans auparavant.

 

LES DÉPENS

[29]           M. Heiduk avait présenté un projet de mémoire de frais au soutien d’une ordonnance portant paiement d’une somme forfaitaire. La Cour encourage le paiement de sommes forfaitaires. Les dépens suivent habituellement le sort du principal, et je ne vois pas pourquoi il en irait différemment ici. Après rajustement de ce projet pour tenir compte du temps consacré à l’audience, les dépens accordés aux défendeurs seront fixés à 2 500 $, y compris toutes les taxes applicables.


ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS;

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, avec dépens de 2 500 $ en faveur des défendeurs, tout compris.

 

 

« Sean Harrington »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                       T-256-12

 

INTITULÉ :                                     DAN HEIDUK c JONATHAN WHITWORTH, DU WASHINGTON MARINE GROUP/SEASPAN MARINE CORPORATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 28 JANVIER 2013

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 1er FÉVRIER 2013

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Matthew R. Voell

 

POUR LE DEMANDEUR

Chris E. Leenheer

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Lidstone et Compagnie

Avocats

Vancouver (C.-B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

Harris et Compagnie

Avocats

Vancouver (C.-B.)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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