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Date : 20121207

Dossier : T‑1784‑11

Référence : 2012 CF 1448

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2012

En présence de madame la juge Kane

 

 

ENTRE :

 

KATHLEEN O’GRADY

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

BELL CANADA

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission ou la CCDP) le 14 septembre 2011. La Commission a statué qu’elle ne traiterait pas la plainte de la demanderesse à cause d’un des motifs énoncés à l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la LCDP ou la Loi] et que, par conséquent, elle ne transmettrait pas l’affaire au Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal).

 

Contexte

 

[2]               Madame O’Grady travaillait à Bell Canada depuis 1990. Elle était une employée dévouée et fière et elle a souligné à plusieurs reprises dans ses observations que Bell avait été un bon employeur qui lui offrait de bons avantages sociaux et que son travail pour cet employeur avait représenté pour elle [traduction] « toute sa vie ». En 2006, elle a pris un congé d’invalidité de courte durée à cause de problèmes de santé mentale, puis un congé d’invalidité de longue durée (ILD) au cours duquel elle a reçu des prestations jusqu’en 2009. Madame O’Grady a suivi les recommandations de ses conseillers et s’est préparée à un retour au travail. Une réintégration progressive a été planifiée; elle était prévue pour le début mai 2009. Le 20 avril 2009, Mme O’Grady a été convoquée à une rencontre avec des représentants de Bell, rencontre au cours de laquelle elle s’attendait à ce que soit abordée la question de son retour progressif au travail. Or, elle y a plutôt été informée que son poste avait déjà été éliminé (en août 2008) dans le cadre d’un important programme de réorganisation et de rationalisation qui avait touché des centaines d’employés. À ce moment‑là, Bell lui a offert une indemnité globale de cessation d’emploi.

 

[3]               Madame O’Grady a confié à une avocate la tâche d’évaluer les options qui s’offraient à elle et de négocier une meilleure indemnité globale de cessation d’emploi; une entente a été finalement conclue en février 2010. Au cours des négociations, elle a affirmé à plusieurs reprises que vu son licenciement pendant un congé d’invalidité de longue durée, Bell devrait lui offrir certaines mesures d’adaptation et que le comportement de l’employeur, par l’élimination de son poste et son licenciement, était discriminatoire et violait ses droits. Elle a déclaré qu’elle déposerait une plainte devant la CCDP si le règlement n’était pas satisfaisant.

 

[4]               Vu la haute opinion que Mme O’Grady avait de Bell Canada, en particulier à l’égard des initiatives que Bell mettait en œuvre pour sensibiliser les gens aux problèmes de santé mentale, Mme O’Grady était insatisfaite et déçue de l’issue de ses négociations avec Bell Canada ce qui, a‑t‑elle souligné, avait eu des répercussions négatives sur son rétablissement.

 

[5]               Bien que Mme O’Grady cherche à obtenir divers types de réparations, particulièrement la reprise du versement de ses prestations d’invalidité de longue durée et d’autres indemnités, il est important de souligner – comme l’a fait la Cour lors de l’audience – que la seule question dont cette dernière est saisie est celle du caractère raisonnable de la décision de la Commission de ne pas transmettre la plainte au Tribunal.

 

[6]               Il ne revient pas à la Cour d’aborder les autres allégations de Mme O’Grady, y compris sur la question de savoir si les négociations avec Bell Canada relatives au règlement ont été menées de bonne foi ou si une date incorrecte de retour au travail a été invoquée, entraînant des répercussions sur le règlement et son statut à titre de bénéficiaire de prestations d’invalidité de longue durée au moment du congédiement. En résumé, le bien‑fondé de la plainte de Mme O’Grady selon laquelle elle a fait l’objet de discrimination de la part de Bell Canada ne peut être abordé dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

 

L’entente de cessation d’emploi

 

[7]               L’entente de cessation d’emploi signée par Mme O’Grady le 11 février 2010 comprenait des renseignements sur l’indemnité et une attestation de reconnaissance, renonciation et quittance (l’attestation) dont voici un extrait :

[traduction]

En contrepartie des conditions et avantages de ladite indemnité globale de cessation d’emploi, je renonce de façon entière et définitive par les présentes, au profit de Bell Canada […] à l’ensemble des droits, actions, causes d’action, plaintes, dommages ou créances que je peux invoquer contre [Bell]...

 

 

[8]               Madame O’Grady avait remis à son avocate deux versions de cette attestation : une version originale signée devant témoin et une autre version qui contenait une annexe (la « version augmentée ») dont voici le contenu :

[traduction]

Je, Kathleen O’Grady, ai apposé ma signature ci‑dessus afin de donner suite au présent contrat. Cependant, je ne suis nullement d’accord avec le licenciement survenu alors que j’étais en congé d’ILD avant la date de retour au travail du 4 mai 2009. J’estime que Bell Canada a agi de façon contraire aux normes, en invoquant des prétextes, qu’elle a nié mes droits et qu’elle a exercé contre moi une discrimination fondée sur mon incapacité.

 

 

[9]               Madame O’Grady soutient que son avocate lui avait recommandé l’établissement de deux versions en lui disant qu’elle tenterait d’utiliser la version augmentée. Si Bell refusait la version augmentée, c’est la version originale sans l’annexe qui aurait été utilisée. Cependant, selon le dossier, l’avocate de Mme O’Grady a seulement remis à Bell la version originale. Bell n’a jamais reçu la version augmentée et n’en connaissait pas l’existence avant d’obtenir le rapport de l’enquêteur de la CCDP, au moins un an plus tard.

 

[10]           Bell a respecté les conditions du règlement et Mme O’Grady a reçu les montants convenus.

 

La plainte à la CCDP

 

[11]           Le 26 octobre 2010, Mme O’Grady a déposé une plainte à la Commission dans laquelle elle alléguait avoir été victime de discrimination de la part de Bell à cause de son incapacité liée à un problème de santé mentale. En ce qui concerne le règlement et l’attestation, elle y a fait la déclaration suivante :

[traduction]

J’ai été forcée de signer l’entente de cessation d’emploi sous la contrainte psychologique. J’ai demandé à mon avocate de choisir le meilleur chemin à suivre parce que j’étais incapable de prendre moi‑même des décisions. Je lui ai aussi demandé d’envoyer à Bell la copie signée de l’attestation qui comprenait l’annexe « A », où il était précisé que j’avais agi ainsi sous la contrainte psychologique.

 

 

La décision de la CCDP

 

[12]           La décision de la Commission comprend de brefs motifs qui doivent être interprétés à la lumière du rapport d’enquête (le rapport fondé sur les articles 40/41) : voir Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 37.

 

[13]           La décision de la Commission a été rendue en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui autorise la Commission à ne pas traiter une plainte si cette dernière semble frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi :

 (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants :

 

[…]

 

d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi;

 

 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

]

 

(d)  the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith;

 

[14]           L’article 40 précise les personnes qui peuvent déposer des plaintes et encadre les pouvoirs de la Commission en ce qui concerne le traitement de certains types de plaintes.

 

[15]           Dans ses motifs, la Commission a souligné que la plaignante était représentée par une avocate et qu’elle avait négocié le règlement avec l’intimée. La plaignante avait signé une attestation qui dégageait l’intimée de toute responsabilité relative à son congédiement. La signature de la plaignante sur l’attestation avait été faite devant témoin et le document avait été envoyé à l’intimée par l’avocate de la plaignante. La Commission a souligné que la seule version de l’attestation comprenant l’annexe de la plaignante ou les remarques selon lesquelles l’attestation avait été signée malgré le fait que l’intimée avait violé ses droits et agi de façon discriminatoire se retrouvait sur la copie de l’attestation qui appartenait à la plaignante. L’intimée avait reçu la version originale de l’attestation signée devant témoin, sans l’annexe.

 

[16]           Il ressort de toute évidence du rapport que la question que la Commission a abordée est celle de savoir si elle devait refuser de traiter la plainte en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

 

[17]           L’enquêteur a tenu compte des facteurs particuliers qui s’appliquaient à chacun des aspects de l’alinéa 41(1)d) pour établir si la plainte était « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi ». Il a résumé la thèse de chacune des parties et a analysé les facteurs tels qu’ils s’appliquaient aux circonstances de l’espèce. L’enquêteur a établi qu’[traduction]« il [n’était] pas évident que l’affaire n’[était] pas frivole étant donné que les allégations [avaient] trait à un licenciement fondé sur une incapacité », qu’« il [n’était] non plus pas évident que l’affaire [était] vexatoire ». L’utilisation de la double négation peut certes semer la confusion, mais il est évident que l’enquêteur a conclu que la plainte n’était ni frivole ni vexatoire.

 

[18]           En ce qui concerne l’évaluation de la question de savoir si la plainte avait été déposée de mauvaise foi, l’enquêteur a précisé qu’il avait tenu compte des facteurs ou questions ci‑après :

a)         La plaignante s’était‑elle livrée à un comportement inapproprié équivalant à de la fraude, à de la tromperie, à de la représentation erronée volontaire ou à un autre stratagème ayant pour objet d’induire en erreur l’intimée ou la Commission?

b)         Est‑ce que la plainte est déposée dans le but délibéré d’éviter une obligation juridique, notamment contractuelle?

c)         Est‑ce que les questions visées par la plainte ont déjà été tranchées dans une autre instance? Dans l’affirmative :

(i)                 Quelle est la nature des autres recours employés, notamment : y a‑t‑il eu tenue d’une audience sur les questions en jeu? Est‑ce que la plaignante a pu présenter ses arguments? Est‑ce que le décideur était indépendant?

(ii)               Quelle a été la décision rendue par le décideur?

(iii)             Est‑ce que la décision portait sur l’ensemble des questions relatives aux droits de la personne soulevées dans la plainte?

(iv)             Si la plaignante a eu gain de cause (entièrement ou partiellement) dans le cadre d’un autre processus de réparation, quelles réparations ont été accordées?

 

[19]           L’enquêteur a conclu que la plainte [traduction] « pourrait avoir été déposée de mauvaise foi ». Il a souligné que la plaignante [traduction] « ne semblait pas s’être livrée à un comportement frauduleux ou trompeur » et qu’elle s’était exprimée franchement au sujet de l’attestation qu’elle avait signée, même si elle insistait pour dire qu’elle l’avait signée sous la contrainte. Cependant, l’attestation a été établie par suite de la négociation d’une indemnité globale de cessation d’emploi comprenant indemnité de départ et d’un document dégageant l’employeur de toute responsabilité relative au licenciement. L’enquêteur a aussi constaté que la plaignante était représentée par une avocate au cours de ce processus et à l’époque où l’entente de cessation d’emploi avait été signée. L’enquêteur soulignait que le dépôt de la plainte pour atteinte aux droits de la personne pouvait être considéré comme une tentative de contourner l’attestation. Il concluait que l’allégation de Mme O’Grady selon laquelle elle avait été licenciée à cause de son incapacité n’était pas confirmée par la preuve.

 

[20]           L’enquêteur a donc recommandé que la Commission ne traite pas la plainte parce que cette dernière était « frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi » au sens de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP.

 

[21]           Dans sa décision, la Commission précise qu’elle a examiné la plainte déposée par la plaignante, le rapport fondé sur les articles 40/41 (de l’enquêteur) daté du 28 juillet 2011, les observations de la plaignante datées du 30 juillet et du 17 août 2011 de même que des observations de l’intimée datées du 26 juillet 2011.

 

[22]           Madame O’Grady a déposé d’autres documents à la Cour avec sa demande de contrôle judiciaire, mais seule l’information sur laquelle la Commission s’est appuyée peut être prise en compte.

 

Les questions en litige

 

[23]           Dans le cadre de la présente demande, la demanderesse cherche à obtenir les réparations suivantes :

a.       une ordonnance de certiorari annulant la décision de la CCDP;

b.      une ordonnance de rétablissement du statu quo ante afin que soit accordée la réparation de la réintégration dans l’emploi;

c.       50 $ de droits pour la demande et 50 $ pour une demande d’audience, selon le tarif A et, si nécessaire, les frais payables au titre du tarif B;

d.      toute autre réparation que la Cour fédérale peut estimer juste;

e.       une ordonnance déclarant nulle dès l’origine la renonciation définitive étant donné qu’il y avait eu manquement à l’équité procédurale dans le processus de licenciement;

f.       une ordonnance de versement de dommages‑intérêts compensatoires;

g.      une ordonnance établissant à première vue l’existence d’un cas de discrimination;

h.      une ordonnance de protection à long terme du revenu jusqu’à l’âge de 65 ans;

i.        une ordonnance de modification du relevé d’emploi, si la réintégration était accordée;

j.        une ordonnance exigeant de Bell qu’elle présente une lettre d’excuses pour congédiement injustifié, signée par son chef de la direction.

 

[24]           La demanderesse a soulevé 22 questions, dont la plupart concernent le processus de licenciement de Bell.

 

[25]           Comme il a été mentionné précédemment, dès le début de l’audience et tout au long de cette audience, la demanderesse a été informée que la compétence de la Cour relative à la demande de contrôle judiciaire se limite à la décision de la Commission de refuser de traiter la plainte. Bien que la demanderesse ait formulé des observations sur la majorité des questions qui ont été soulevées, la Cour est tenue de n’en aborder que trois :

1.         Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.         La décision de la Commission de ne pas traiter la plainte de Mme O’Grady était‑elle raisonnable?

3.         La demanderesse a-t-elle droit aux réparations qu’elle cherche à obtenir?

 

Norme de contrôle

 

[26]           La demanderesse soutient que la décision devrait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, qu’il ne faudrait faire preuve d’aucune déférence à l’égard de la décision de la Commission et que la Cour devrait plutôt rendre sa propre décision ainsi que les ordonnances requises. En effet, la demanderesse a demandé à la Cour de [traduction] « faire ce qu’il fallait » pour elle. Il est compréhensible que les parties à des litiges espèrent fortement que les tribunaux régleront tous les problèmes en jeu, mais la Cour doit agir dans le cadre des pouvoirs que lui ont conférés les lois et conformément à la jurisprudence pertinente en ce qui concerne la norme de contrôle.

 

[27]           La défenderesse soutient à juste titre que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable et qu’il faut faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la Commission lorsqu’elle interprète et applique sa loi constitutive, la LCDP, particulièrement en tenant compte du large pouvoir discrétionnaire que lui accorde l’article 41, fondement de la décision faisant l’objet du contrôle. La défenderesse ajoute qu’il est important de tenir compte du rôle de la Commission comme organisme de sélection, qui exerce des fonctions d’examen préalables dont le rôle est distinct de celui du Tribunal canadien des droits de la personne, un organisme décisionnel.

 

[28]           Une jurisprudence abondante régit la norme de contrôle qui s’applique aux décisions de la Commission et à la définition de son rôle. Les principes pertinents ont déjà été abordés; certains des précédents les plus importants sont mentionnés ci‑après.

 

[29]           Dans la décision Exeter c Canada (Procureur général), 2011 CF 86, 383 FTR 106, la juge Heneghan a rejeté le contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission avait refusé de traiter une plainte en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. Voici un extrait de ses motifs, au paragraphe 16 :

[16] Dans Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, la Cour suprême du Canada a décidé qu’il n’y a que deux normes de contrôle au regard desquelles les décisions des organismes d’origine législative peuvent être révisées, soit la décision correcte pour ce qui est des questions de droit et d’équité procédurale et la raisonnabilité pour ce qui est des conclusions de fait et des questions mixtes de fait et de droit. Au paragraphe 53 de ce même arrêt, la Cour suprême s’est exprimée comme suit :

 

En présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, la retenue s’impose habituellement d’emblée (Mossop, p. 599‑600; Dr. Q, par. 29; Suresh, par. 29‑30). Nous sommes d’avis que la même norme de contrôle doit s’appliquer lorsque le droit et les faits s’entrelacent et ne peuvent aisément être dissociés.

 

[30]           Et un autre aux paragraphes 19 et 20 :

[19] Dans Morin c. Canada (Procureur général) (2007), 332 F.T.R. 136, la Cour fédérale a conclu que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission de ne pas statuer sur une plainte sur la base du paragraphe 41(1) de la Loi était celle de la décision raisonnable. La norme de contrôle applicable au fond de la décision de la Commission est la décision raisonnable.

 

[20] La décision raisonnable s’applique tant au processus décisionnel qu’au résultat, comme la Cour suprême l’a expliqué au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir :

 

La cour de révision se demande dès lors si la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel […]. Elle vise également à déterminer si la décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

 

[31]           L’analyse que faisait la juge Heneghan de la norme de contrôle applicable a été confirmée par la Cour d’appel fédérale dans Exeter c Canada (Procureur général), 2012 CAF 119, 433 NR 286, au paragraphe 6.

 

[32]           Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire auquel s’applique la norme de la décision raisonnable n’est pas de substituer à la décision du tribunal inférieur la décision qu’elle‑même aurait prise, mais plutôt d’établir si la décision de la Commission « appart[ient] […] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], au paragraphe 47.

 

[33]           Dans Lusina c Bell Canada, 2005 CF 134, 268 FTR 227, aux paragraphes 29 et 36 [Lusina], la Cour abordait une affaire de rejet d’une plainte pour cause de mauvaise foi. Voici un extrait des motifs de la juge Layden‑Stevenson :

[29]      La tâche de la Cour n’est pas de réexaminer la preuve et d’arriver à sa propre conclusion. La norme de contrôle d’une décision de la Commission de rejeter une plainte oblige la Cour à faire preuve d’une très grande circonspection à moins que la Commission n’ait manqué aux principes de justice naturelle ou à l’équité procédurale ou à moins que sa décision ne soit pas autorisée par la preuve qu’elle avait devant elle.

[…]

[36]      La question de savoir s’il y a eu mauvaise foi est une question mixte de droit et de fait. C’est une question qu’il appartenait à la Commission de trancher, compte tenu des circonstances de l’affaire examinée : arrêt SCP, précité. Il semble donc que ce n’est que dans de très rares cas qu’une telle décision de la Commission justifiera l’intervention de la Cour.

 

[Non souligné dans l’original, références omises.]

 

 

[34]           Selon le libellé du paragraphe 41(1), la Commission a le pouvoir discrétionnaire de refuser de traiter une plainte. Voici l’extrait pertinent : « [La] Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable [parce que] d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi » [non souligné dans l’original].

 

[35]           Une formulation semblable se retrouve dans d’autres articles de la Loi, y compris à l’article 44, qui précise le rôle de la Commission à la réception du rapport de l’enquêteur et en ce qui concerne la question de savoir si la plainte sera transmise au Tribunal ou rejetée. Dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113, [1998] ACF n1609, au paragraphe 38, la Cour d’appel fédérale concluait que « [l]a Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête ».

 

[36]           Lorsque la norme de la décision raisonnable s’applique, il faut faire preuve de déférence à l’égard du décideur étant donné son expertise et son expérience dans l’interprétation et l’application de la loi pertinente. Il s’agit en l’espèce d’établir si nous nous trouvons devant l’une des rares situations qui justifient l’intervention de la Cour.

 

Rôle de la Commission canadienne des droits de la personne

 

[37]           Le rôle de la Commission est d’exercer des fonctions « d’examen préalable »; elle fait enquête sur des plaintes afin d’établir si celles-ci doivent être soumises au Tribunal canadien des droits de la personne. Le rôle du Tribunal consiste à examiner le bien-fondé des plaintes, à établir si elles sont établies et à accorder la réparation appropriée. La Commission n’exerce pas cette fonction. Dans le contrôle d’une décision par laquelle la Commission a refusé de traiter une plainte, la Cour ne peut outrepasser le rôle de la Commission et examiner elle‑même le bien‑fondé de la plainte. La Cour peut simplement établir si la décision de la Commission, exerçant ses fonctions « d’examen préalable », était raisonnable.

 

[38]           Dans l’arrêt Morin c Canada (Procureur général), 2008 CAF 269, [2008] ACF no 1310, la Cour d’appel fédérale a confirmé la décision de la Cour fédérale dans Morin c Canada (Procureur général), 2007 CF 1355, [2007] ACF no 1741 qui, notamment, résumait comme suit le rôle de la Commission, au paragraphe 27 :

En résumé ce rôle consiste à :

 

1)         Exercer des fonctions d’administration et d’examen préalable sans pouvoir décisionnel important;

 

2)         Recevoir, gérer et traiter les plaintes concernant des actes discriminatoires;

 

3)         Si une plainte doit être déférée à un tribunal des droits de la personne, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui, qu’un juge effectuera à une enquête préliminaire.

 

[39]           Dans Cooper c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, 140 DLR (4th) 193, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’application de la LCDP et sur le rôle de la Commission; elle soulignait ce qui suit au paragraphe 53 :

La Commission n’est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu’elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu’un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante. 

 

[40]           De la même façon, dans la décision Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364, au paragraphe 23, la Cour suprême du Canada a commenté le rôle de la commission des droits de la personne de la Nouvelle‑Écosse, qui est équivalent à celui de la CCDP; elle soulignait que même lorsque la Commission décide de renvoyer une affaire à une commission d’enquête, elle exerce une « fonction d’examen préalable et d’administration » et ne rend pas une décision sur le fond. La Cour soulignait que ce rôle d’examen préalable n’équivaut pas à une décision sur le bien‑fondé d’une plainte.

 

Le caractère raisonnable de la décision

 

[41]           La question qui se pose, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, est celle de savoir si la décision de la Commission selon laquelle la plainte de la plaignante « pourrait avoir été déposée de mauvaise foi » était raisonnable.

 

Observations de la demanderesse

 

[42]           Dans ses observations écrites et orales, la demanderesse aborde le contenu de ses allégations de discrimination contre Bell Canada et, dans une moindre mesure, le caractère raisonnable de la décision de la Commission. Globalement, la demanderesse soutient que la décision de rejeter sa plainte, étant donné les renseignements qu’elle y a fournis et les deux séries d’observations qu’elle a transmises à l’enquêteur, n’était pas raisonnable.

 

[43]           À titre préliminaire, Mme O’Grady a affirmé que la décision de rejeter sa plainte était injuste et déraisonnable parce que le chef de l’équipe de résolution anticipée de la Commission avait estimé que sa plainte était frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi avant même d’avoir consulté les documents relatifs à l’entente et l’attestation signée par Mme O’Grady et Bell.

 

[44]           Cette allégation semble fondée sur une interprétation erronée de la lettre envoyée en février 2011 qui l’informait que la Commission établirait si elle devait refuser de traiter sa plainte en vertu de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP. En fait, cette lettre l’informait que l’évaluation que la Commission ferait de sa plainte se limiterait à établir si celle-ci était frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, sans dire pour autant que de telles conclusions avaient été tirées.

 

[45]           En ce qui concerne la conclusion de l’enquêteur selon laquelle la plainte de la demanderesse « pourrait avoir été déposée de mauvaise foi », Mme O’Grady soutient avoir répété à de nombreuses reprises qu’elle pourrait déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne, à commencer par sa lettre de réclamation du 26 juin 2009. Elle a souligné qu’elle ne menaçait pas Bell, mais qu’elle lui donnait plutôt l’occasion d’améliorer l’offre de règlement (étant donné les circonstances et les engagements publics de Bell en matière de soutien aux efforts de promotion en matière de santé mentale) et d’éviter le dépôt d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne. Elle a souligné dans plusieurs passages de ses observations à l’enquêteur et dans ses observations à la Cour que son comportement n’avait jamais été caractérisé par la mauvaise foi, mais qu’elle était désespérée –  ce qui est un symptôme de maladie mentale – et que son état de santé mentale était connu de toutes les parties.

 

[46]           En ce qui concerne la contrainte économique, la demanderesse soutient qu’elle n’avait pas d’autres sources de revenus et qu’il était essentiel qu’elle obtienne ses prestations d’ILD, auxquelles elle devait avoir droit, affirme-t-elle, dans le cadre de l’indemnité de départ.

 

[47]           Elle soutient que sa santé mentale s’était détériorée après son licenciement et que Bell l’avait appris au cours des communications avec son avocate. Par conséquent, Bell aurait dû vérifier si elle était [traduction] « saine d’esprit » avant de signer l’entente.

 

[48]           Madame O’Grady soutient aussi que la décision de la Commission de rejeter sa plainte en se basant sur l’attestation qu’elle avait signée ne tenait pas compte de la politique de la Commission eu égard à l’application de l’alinéa 41(1)d).

 

[49]           Voici un extrait de cette politique, intitulé L’effet des renonciations définitives sur les plaintes pour atteinte aux droits de la personne :

L’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne accorde un pouvoir discrétionnaire à la Commission canadienne des droits de la personne lui permettant de ne pas traiter une plainte si les enjeux soulevés dans cette dernière ont été traités par une autre instance. Il peut s’agir de plaintes qui ont été réglées ou qui ont fait l’objet d’une renonciation signée par les parties.

 

Cependant, si les enjeux soulevés dans une plainte pour atteinte aux droits de la personne n’ont pas été réglés dans une entente de règlement entre deux parties, la Commission peut décider de traiter cette plainte même lorsque les parties en cause ont signé une renonciation définitive.

 

Pour déterminer l’effet d’une renonciation définitive sur une plainte, la Commission tiendra compte de plusieurs facteurs, dont les suivants :

 

1. Les parties ont‑elles soigneusement examiné la plainte pour atteinte aux droits de la personne avant de signer la renonciation?

 

2. Le plaignant était‑il accompagné d’un conseiller ou avait‑il eu suffisamment de temps pour demander conseil à un tiers indépendant? Dans le cas contraire, a‑t‑on la preuve que le plaignant a bien compris l’incidence de sa renonciation?

 

3. Le plaignant a‑t‑il reçu une contrepartie suffisante en échange de sa promesse de ne pas intenter de poursuite pour atteinte aux droits de la personne?

 

4. Le plaignant a‑t‑il signé sans y être contraint?

 

 

[50]           En ce qui a trait à ces facteurs, Mme O’Grady soutient que Bell n’a pas tenu compte de la possibilité du dépôt d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne au moment de la signature de l’attestation parce que Bell avait nié toutes les allégations de discrimination. Elle allègue aussi qu’elle n’avait pas compris toute la portée de la renonciation parce qu’elle pensait que celle-ci comprenait l’annexe qui lui avait été ajoutée, conformément aux directives qu’elle avait données à son avocate. Elle ajoute qu’elle subissait une contrainte psychologique et économique au moment de la signature de l’attestation. Par conséquent, à son avis, la Commission n’aurait pas dû refuser de traiter sa plainte.

 

[51]           Madame O’Grady a formulé d’autres observations au sujet de ses allégations selon lesquelles Bell avait agi de façon discriminatoire à son égard, notamment en supprimant son poste pendant qu’elle était en congé d’ILD et en refusant de tenir compte de ses besoins, ce qui a aggravé la discrimination étant donné qu’elle devait faire concurrence à de nombreux autres ex‑employés, en bonne santé, dans la recherche d’occasions d’emploi au sein de sociétés affiliées à Bell.

 

Observations de la défenderesse

 

[52]           La défenderesse soutient que la décision de la Commission de ne pas traiter la plainte de Mme O’Grady était raisonnable et qu’elle satisfait aux exigences énoncées dans l’arrêt Dunsmuir : justification de la décision, transparence et intelligibilité du processus, et appartenance de la décision aux issues possibles acceptables.

 

[53]           La Commission s’est appuyée en grande partie sur le rapport fondé sur les articles 40/41, établi par l’enquêteur à partir de la preuve documentaire figurant au dossier de la plainte et des observations relatives au licenciement de Mme O’Grady, des négociations et de l’attestation.

 

[54]           La défenderesse allègue que le rapport contenait une analyse détaillée des considérations pertinentes qui permettent d’établir si une plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi. Les conclusions relatives à chacune de ces questions sont tirées logiquement et elles sont raisonnablement fondées sur les faits. La Commission a exercé de façon raisonnable son pouvoir discrétionnaire de ne pas traiter la plainte parce qu’elle avait été déposée de mauvaise foi, étant donné que la demanderesse avait négocié un règlement, qu’elle avait été représentée par une avocate tout au long des négociations, qu’elle avait signé la renonciation et l’attestation et que Bell n’était pas au fait de l’existence de la version augmentée.

 

[55]           La défenderesse a aussi souligné que, de toute façon, les réserves exprimées dans l’annexe ne constituaient pas des motifs permettant de statuer que l’attestation ne liait pas les parties. Selon la défenderesse, il va de soi que les règlements compromettent les revendications de nature juridique et, en l’espèce, chacune des parties a modifié sa thèse initiale par suite de négociations. Bell avait amélioré le règlement, comparativement à l’offre originale, par suite des négociations, et Mme O’Grady avait accepté de ne pas présenter d’autres réclamations, y compris sous forme d’action en justice pour atteinte aux droits de la personne.

 

[56]           La défenderesse a reconnu que Mme O’Grady avait fait part de ses préoccupations liées aux droits de la personne et à la discrimination au début des négociations. Elle a allégué que ce sujet faisait bien partie des négociations et que l’offre de règlement acceptée en février était meilleure que l’offre initiale. De l’avis de la défenderesse, le règlement convenu reflète les compromis qu’ont réalisés les parties et, plus particulièrement, le fait pour la demanderesse d’avoir dégagé Bell de toute responsabilité à l’égard des autres réclamations qu’elle pouvait présenter, y compris la possibilité de déposer une plainte devant la CCDP.

 

[57]           En ce qui concerne les assertions de la demanderesse selon lesquelles elle n’était pas [traduction] « saine d’esprit » au moment où elle a signé l’entente et l’attestation, la défenderesse souligne que Mme O’Grady était représentée par une avocate en tout temps et que ni Mme O’Grady ni son avocate n’avaient mentionné la question de l’incapacité de la demanderesse. À d’autres occasions, l’avocate avait informé la défenderesse de l’existence de retards possibles dans le déroulement des négociations à cause de l’état de santé de Mme O’Grady. Bell n’avait pas été informée que la capacité de la demanderesse de signer l’entente pouvait être en jeu. De plus, Mme O’Grady avait communiqué personnellement avec le conseil de la défenderesse, après la signature de l’attestation, pour confirmer les arrangements de paiement et elle n’avait pas fait état d’un quelconque problème de capacité au moment de la signature de l’entente ou de la réception du paiement.

 

[58]           En ce qui concerne les allégations selon lesquelles Mme O’Grady aurait signé sous la contrainte, la défenderesse a fait remarquer que rien ne donnait à penser que la demanderesse n’avait pas été habilement représentée par son avocate, qui n’aurait pas autorisé sa cliente à signer sous la contrainte.

 

Analyse

 

[59]           Comme le soulignait le juge Rennie dans la décision Hérold c Canada (Agence du revenu), 2011 CF 544, [2011] ACF no 683, au paragraphe 32, « [t]oute analyse du pouvoir discrétionnaire conféré à la Commission par l’alinéa 41(1)d) doit tenir compte de quatre critères préliminaires ».

 

[60]           Le juge Rennie a envoyé à une bonne partie des décisions mentionnées précédemment et il a décrit ces critères préliminaires (aux paragraphes 33 à 36) que je résumerais comme suit :

[traduction]

         La Commission a toute latitude de rejeter une plainte lorsqu’elle est d’avis qu’une instruction plus poussée n’est pas justifiée; il ne faut donc pas que la Cour intervienne à la légère.

 

         La Commission n’est pas un organisme décisionnel et ne tire pas de conclusions de droit. Elle évalue simplement la pertinence de la preuve qui lui est soumise et décide si une audience en règle du tribunal est justifiée.

 

         Le critère à appliquer pour savoir si une plainte est ou non frivole au sens de l’alinéa 41(1)d) de la Loi est le suivant : compte tenu de la preuve, apparaît‑il manifeste et évident que la plainte est vouée à l’échec?

 

         La norme de contrôle qui doit s’appliquer à la décision de la Commission de rejeter une plainte, au lieu de la renvoyer au tribunal, est celle de la décision raisonnable.

 

 

[61]           Les mêmes « critères préliminaires » s’appliquent à l’analyse en l’espèce, la seule différence étant que le troisième point consistera à chercher à savoir si la plainte a été faite de mauvaise foi plutôt que de chercher à savoir si elle a été déposée de façon frivole.

 

[62]           Dans la décision Lusina, précitée, qui concernait aussi une décision de la CCDP de ne pas traiter une plainte conformément à l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, la Cour a adopté la définition suivante du terme « mauvaise foi » :

… l’expression « mauvaise foi » a été décrite comme une situation qui en principe [traduction] « dénote une attitude moralement blâmable de la part de la personne accusée, une attitude conçue pour tromper ou motivée par un dessein répréhensible ».

 

Lusina, précitée, au paragraphe 35 (citant Pritchard c Ontario

 (Commission des droits de la personne) (1999), 45 OR (3d) 97,

122 OAC 302 (Cour div. de l’Ont.) [Pritchard])

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[63]           En l’espèce, l’auteur du rapport fondé sur les articles 40/41 reconnaît que Mme O’Grady ne semblait pas s’être livrée à un comportement frauduleux ou trompeur, mais laisse entendre qu’elle a agi de mauvaise foi en tentant de [traduction] « contourner » ses obligations juridiques après avoir signé l’attestation. Le rapport faisait état des facteurs que l’enquêteur avait pris en compte pour établir l’existence de la mauvaise foi et il a utilisé les deux premiers seulement étant donné que le troisième ne s’appliquait pas en l’espèce (comme il a été souligné précédemment au paragraphe 18).

 

[64]           Le rapport ne renvoyait pas précisément à la politique de la Commission intitulée L’effet des renonciations définitives sur les plaintes pour atteinte aux droits de la personne. Cependant, il semble que l’enquêteur ait tenu compte de certains de ces facteurs : Mme O’Grady a peut-être envisagé de déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne au moment de la signature de la renonciation, mais au vu de l’attestation signée, Bell a écarté cette possibilité; la plaignante bénéficiait de conseils juridiques indépendantes; et la plaignante a reçu une contrepartie raisonnable (l’indemnité de cessation d’emploi) en échange de la promesse de ne pas déposer de plainte.

 

[65]           Cependant, l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle a signé sous la contrainte psychologique et/ou économique a simplement été mentionnée par l’enquêteur, mais non prise en compte dans l’évaluation de l’existence d’une possible mauvaise foi.

 

[66]           Comme il a été mentionné précédemment, il y a dans la politique de la Commission au sujet des renonciations des facteurs que la Commission doit aborder. La politique de la Commission renvoie aussi spécifiquement à un document publié par la Commission ontarienne des droits de la personne en 2006 et intitulé Guide concernant les renonciations relatives aux plaintes pour atteinte aux droits de la personne (le Guide), ce qui donne à penser que la Commission en approuve le contenu et que ses enquêteurs le connaissent.

 

[67]           Voici un extrait de la politique de la Commission affiché sur sa page Web :

La Commission ontarienne des droits de la personne a publié à ce sujet un ouvrage intitulé Guide concernant les renonciations relatives aux plaintes pour atteinte aux droits de la personne. Ce document fournit de l’information utile tant aux employeurs qu’aux employés afin de les aider à comprendre et à structurer des ententes de cessation d’emploi et des renonciations définitives qui respectent les principes appropriés en matière de droits de la personne. Le guide propose aussi un modèle de texte de renonciation du droit de déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne. En outre, l’annexe du guide fournit des conseils à l’intention des employeurs et des employés pour négocier et conclure une renonciation concernant une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

 

 

[68]           Le Guide de l’Ontario offre des conseils utiles sur ce qui constitue de la mauvaise foi dans le cadre du traitement d’une plainte relative à une affaire où une renonciation a été signée. Voici un extrait de la page 2 du Guide :

Le simple fait qu’il ait signé une renonciation ne suffit pas, en l’absence d’autres informations, à conclure que la plainte pour atteinte aux droits de la personne a été faite de mauvaise foi. La Commission doit plutôt examiner les circonstances qui ont entouré la signature de la renonciation.

En termes juridiques, la Commission doit être convaincue que la plaignante ou le plaignant doit être préclus (c’est‑à‑dire empêché) de donner suite à la plainte. Pour déterminer les critères de « mauvaise foi », la Commission doit constater que la preuve révèle non pas une erreur honnête ou une simple négligence de la part de la plaignante ou du plaignant, mais bien une intention de tromper – c’est‑à‑dire de causer un tort de manière consciente dans un « but malhonnête » ou par « malveillance ».

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[69]           Le Guide contient aussi des directives sur les quatre facteurs définis par la Cour de division de l’Ontario dans la décision Pritchard, précitée, afin d’établir si une renonciation signifie réellement qu’il y a eu règlement d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

 

[70]           Ces facteurs sont les suivants :

1.         Est‑ce que la plaignante ou le plaignant comprenait la signification de la renonciation? Il s’agira généralement de déterminer si on lui a accordé assez de temps pour qu’il lui soit raisonnablement possible d’obtenir des conseils juridiques.

 

2.         Est‑ce que la plaignante ou le plaignant a reçu une indemnisation pour l’atteinte alléguée aux droits de la personne? Si, par exemple, on ne lui a versé que les sommes équivalentes à celles auxquelles il avait droit aux termes des lois en vigueur [...], on peut alors en inférer qu’une indemnité relative à l’atteinte aux droits de la personne ne lui pas été versée en plus.

 

3.         Est‑ce que la plaignante ou le plaignant avait des difficultés financières telles que son consentement est nul et non avenu parce qu’il a été obtenu sous contrainte?

 

4.         Est‑ce que la plaignante ou le plaignant avait des difficultés psychologiques ou affectives telles que son consentement est nul et non avenu parce qu’il a été obtenu sous contrainte?

 

 

[71]           Afin d’établir si un plaignant a mal compris la signification d’une renonciation, le Guide souligne qu’il faut accorder une attention particulière aux plaignants qui souffrent d’un trouble mental, comme la dépression ou un trouble affectif bipolaire, susceptible d’affaiblir leur aptitude à comprendre la signification du document.

 

[72]           En ce qui concerne les contraintes psychologiques ou affectives, le Guide souligne que même si l’employeur n’a aucunement agi de façon inappropriée, le licenciement à lui seul peut créer un stress psychologique équivalant à une contrainte. Il est précisé plus loin dans le Guide que lorsqu’un employé éprouve des problèmes psychologiques au moment du licenciement, comme une dépression ou un trouble mental, son aptitude à donner un consentement peut s’en trouver altérée.

 

[73]           Selon le Guide, lorsqu’un employeur a des raisons suffisantes de croire qu’un employé a des troubles mentaux susceptibles de nuire à son jugement, il devrait exiger que ce dernier obtienne un certificat médical avant de signer la renonciation.

 

[74]           Dans la décision Pritchard, précitée, la Cour divisionnaire soulignait que le simple fait qu’une plainte soit déposée après la signature d’une renonciation n’équivaut pas toujours à de la mauvaise foi. Voici un extrait de la décision au paragraphe 17 :

[traduction]

Supposer qu’il y a de la mauvaise foi chaque fois qu’une plainte pour atteinte aux droits de la personne est déposée après la signature d’une renonciation entraîne le risque de laisser de côté le contexte dans lequel un plaignant a signé la renonciation et de bloquer l’accès à la procédure d’enquête prévue en vertu du Code des droits de la personne sans évaluer la faute morale qui peut être imputée au plaignant dans le cadre du processus de dépôt de sa plainte.

 

 

[75]           En l’espèce, Mme O’Grady a déclaré dans sa plainte et dans ses observations à la Commission qu’elle avait signé l’attestation sous la contrainte psychologique et/ou économique. Elle a souligné qu’elle n’avait pas l’intention de se soustraire aux obligations et répercussions juridiques de l’attestation ou de renier l’entente. La déclaration suivante figure dans plusieurs parties de ses observations en réponse au rapport de l’enquêteur avant sa rédaction définitive :

[traduction]

Le défendeur manque aux règles de déontologie et manque de compassion à l’égard de la plaignante en l’accusant d’actes et d’attitudes motivés par la mauvaise foi comme « proférer des menaces », « poser des exigences » et « manquer à la parole donnée » alors qu’elle agissait simplement de façon désespérée, un comportement qui constitue un symptôme évident de son incapacité due à un trouble mental.

 

 

[76]           Il est à souligner que Bell n’a pas formulé ce genre d’accusations. Bell a simplement indiqué qu’elle était d’accord avec la version initiale du rapport fondé sur les articles 40/41 de l’enquêteur.

 

[77]           La Commission savait que Mme O’Grady avait signé deux versions de l’attestation et ses observations à la Commission révélaient qu’elle avait l’impression que la version augmentée, dans laquelle elle exprimait certaines réserves malgré avoir signé la renonciation et rappelait son opinion selon laquelle Bell avait agi de façon discriminatoire à son égard, avait été remise à Bell. Cependant, il est évident que Bell n’a jamais reçu la version comprenant l’annexe et qu’elle n’en a appris l’existence qu’au moment du dépôt de la plainte.

 

[78]           Sa plainte à la CCDP, si elle était contraire aux conditions de l’entente qu’elle avait signée, était cependant conforme à cette déclaration et à sa thèse tout au long des négociations, soit qu’elle songeait à déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne.

 

[79]           En concluant que la plainte [traduction] « pourrait avoir été déposée de mauvaise foi » – en d’autres termes, que le comportement de Mme O’Grady était moralement blâmable – la Commission ne tenait pas compte de sa situation particulière, dont la nécessité de prendre en compte la question de la contrainte psychologique, au sens où ce concept est compris dans le contexte des droits de la personne. La Commission a écarté ou a mal évalué les éléments de preuve relatifs à l’état de santé mentale de la demanderesse et ses affirmations selon lesquelles elle avait signé la renonciation sous la contrainte psychologique.

 

[80]           Il faut souligner qu’il ne revient pas à la Cour d’examiner si Mme O’Grady avait réellement subi une forme de contrainte au moment où elle a signé l’attestation. La Cour ne laisse aucunement entendre que Bell a agi de mauvaise foi au cours des négociations sur l’indemnité de départ. C’est plutôt le défaut de la Commission d’aborder cette question et d’examiner la situation de la demanderesse comme celle d’une personne qui souffre d’un trouble mental qui rend la décision déraisonnable. Cela est d’autant plus vrai étant donné qu’un comportement moralement blâmable est une composante essentielle de la mauvaise foi dans le contexte actuel.

 

Demande de dommages‑intérêts

 

[81]           La demanderesse a demandé plusieurs ordonnances dans le cadre de sa demande, dont une qui concerne des dommages‑intérêts compensatoires.

 

[82]           Comme il a été souligné précédemment, la Cour n’a pas le pouvoir d’ordonner des dommages‑intérêts. Le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire consiste à décider si la décision en cause doit être confirmée ou si l’affaire doit être renvoyée à la commission, au conseil ou au décideur compétent, pour qui une nouvelle décision soit rendue conformément à la norme de contrôle applicable.

 

[83]           Comme il a été expliqué de façon plus élaborée précédemment, la CCDP exerce des fonctions d’examen préalable et joue un rôle d’enquête et, par conséquent, elle n’aurait pas non plus été en mesure d’accorder des dommages‑intérêts, la réintégration dans l’emploi ou les autres réparations demandées.

 

[84]           De son côté, la Cour peut uniquement se prononcer sur le caractère raisonnable de la décision de la Commission.

 

[85]           Comme l’a confirmé la Cour suprême dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Telezone, 2010 CSC 62, [2010] 3 RCS 585, au paragraphe 26 [Telezone] :

Le contrôle judiciaire a pour objet d’annuler les décisions invalides de l’administration publique – ou d’obliger l’administration publique à agir ou à ne pas agir – au moyen d’un processus expéditif. Par exemple, une librairie aura davantage intérêt à ce que les autorités douanières autorisent l’entrée au Canada d’ouvrages étrangers visés par des allégations non fondées d’obscénité qu’à toucher une indemnité pour la perte de profits négligeable afférente à chaque ouvrage refusé (Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38). C’est pourquoi l’art. 18.1 de la LCF prévoit une procédure sommaire assortie d’un délai de 30 jours. Il n’y a pas de communication préalable de la preuve, hormis celle fournie par les affidavits et le contre‑interrogatoire de leur auteur. Le juge des requêtes n’entend pas de témoins. Le contrôle judiciaire ne permet pas d’obtenir des dommages‑intérêts. Ce recours convient au demandeur qui veut attaquer directement et rapidement la mesure (ou l’inaction) dont il se plaint. Par contre, celui qui réclame des dommages‑intérêts n’est souvent pas en mesure d’établir dans un délai de 30 jours la nature ou l’importance du préjudice subi et doit pouvoir bénéficier d’une enquête préalable pour recueillir la preuve du bien‑fondé de son recours ou constater qu’il ne peut l’établir.

 

 

Conclusion

 

[86]           Il importe de répéter que la seule question qui se pose dans le cadre du présent contrôle judiciaire est de savoir si la décision de la Commission de ne pas traiter la plainte en invoquant le paragraphe 41(1) de la Loi, parce que la plainte semble frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi, est raisonnable. Le bien‑fondé des diverses réclamations qui accompagnent la plainte ne peut être abordé dans le cadre de la présente demande.

 

[87]           Le dépôt de la plainte était contraire aux conditions convenues dans l’entente et la possibilité même de la déposer avait été exclue lors des négociations; de plus, la demanderesse était représentée par une avocate tout au long du processus et elle a obtenu le montant prévu dans le règlement. Cependant, le comportement de la demanderesse, qui a déposé la plainte malgré la renonciation qu’elle avait signée, doit être abordé à la lumière de sa situation particulière. Les directives fournies par la Commission ontarienne des droits de la personne, à laquelle renvoie la CCDP, confirment qu’il faut établir s’il y a eu mauvaise foi – intention de tromper ou comportement moralement blâmable – vu l’ensemble de la situation dans laquelle se trouvait la plaignante.

 

[88]           Les motifs de la Commission et le dossier dont elle avait été saisie ne permettent pas d’étayer une conclusion de mauvaise foi lorsque le contexte est pris en compte. La Commission, plus précisément l’enquêteur qui a rédigé le rapport, n’a pas évalué la contrainte psychologique ou émotive alléguée par la demanderesse ou le fait que les problèmes de santé mentale de la demanderesse existaient avant le début des négociations et qu’ils étaient connus de l’employeur et de la Commission.

 

[89]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Commission canadienne des droits de la personne est annulée. La plainte est renvoyée à la Commission afin qu’elle statue de nouveau sur l’affaire.

 

[90]           Pour les motifs exposés précédemment, aucuns dommages‑intérêts ne sont accordés.

 

[91]           Aucuns dépens ne sont adjugés.

 


JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE

 

1.         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Commission canadienne des droits de la personne est annulée. La plainte est renvoyée à la Commission afin qu’elle statue de nouveau sur l’affaire.

 

2.         Aucuns dommages‑intérêts ne sont accordés.

 

3.         Aucuns dépens ne sont adjugés.

 

 

 

« Catherine M. Kane »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T‑1784‑11

 

INTITULÉ :                                                  KATHLEEN O’GRADY c BELL CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 5 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        La juge KANE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 7 décembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Kathleen O’Grady

 

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Maryse Tremblay

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Kathleen O’Grady

Toronto (Ontario)

 

LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Heenan Blaikie s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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