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Date : 20130115

Dossier: IMM-3575-12

Référence : 2013 CF 33

Ottawa (Ontario), le 15 janvier 2013

En présence de madame la juge Gagné

 

ENTRE :

 

MARIE NIKUZE

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du 20 mars 2012 rendue par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [tribunal], rejetant la demande d’asile de la demanderesse au motif qu’elle est exclue de la protection offerte aux réfugiés par l’effet combiné de l’article 98 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [Loi] et de la section 1Fa) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] RT Can no 6 [Convention]. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

 

Faits

[2]               La demanderesse est citoyenne du Rwanda. Elle est née le 30 décembre 1970 d’une mère tutsie, originaire de Gitarama, et d’un père hutu, originaire de Ruhengeri. Le père de la demanderesse était un avocat et un homme politique bien connu au Rwanda, et le mariage de ses parents a toujours été mal perçu par les deux ethnies. Elle allègue qu’après la mort de son père, sa famille a subi les menaces et le harcèlement d’extrémistes hutus du nord qui voulaient leur faire quitter la région.

 

[3]               La situation s’est détériorée en 1990 lorsqu’un conflit a émergé entre le Front patriotique rwandais [FPR], de majorité tutsie, et le gouvernement en place, de majorité hutue. La demanderesse allègue qu’au cours de ce conflit, sa mère a été arrêtée et emprisonnée et qu’en son absence, les soldats du gouvernement et les extrémistes hutus se sont rendus chez elle et ont torturé, violé et pillé les membres de sa famille. Une seconde attaque a eu lieu lorsque la tante de la demanderesse est venue s’installer chez eux pendant que leur mère était en prison. Ce jour là, des militaires sont entrés de force dans la maison en cassant portes et fenêtres avec des barres de fusils, et ont violé la demanderesse, sa sœur et sa tante. Suite à cet incident, la famille s’est réfugiée à l’hôpital de Ruhengeri avant de fuir à Gitarama. En 1993, alors que le FPR a infiltré la province du nord et a ouvert la prison de Ruhengeri, la mère de la demanderesse s’est échappée et est allée les rejoindre à Gitarama.

 

 

 

 

[4]               Le génocide des Tutsis au Rwanda s’est déroulé principalement du 6 avril au 4 juillet 1994. La demanderesse allègue que lorsque les militaires du FPR sont arrivés à Gitarama en juin 1994, elle et ses frères et sœurs étaient sous la protection de la Croix Rouge mais qu’ils ont tout de même été ciblés.

 

[5]               Le ou vers le 29 juillet 1994, des militaires du FPR se sont rendus sur le site de la Croix Rouge et ont arrêté une trentaine de personnes qu’ils croyaient être d’origine hutue, dont la demanderesse et sa sœur, pour les mettre en détention provisoire. Bien que la demanderesse n’ait pas mentionné ce fait dans son Formulaire de renseignements personnels [FRP], la preuve démontre qu’elle a alors été accusée de génocide et d’assassinat et qu’une instruction a été ouverte à sa charge (ordonnance de libération du 14 décembre 1998).

 

[6]               Un autre fait non spécifiquement mentionné au FRP de la demanderesse, mais que le Ministre a soulevé devant le tribunal, est que la demanderesse était étudiante à la Faculté de droit de l’Université Nationale du Rwanda [UNR], campus de Kigali, de 1992 à avril 1994. Interrogée par le tribunal à ce sujet, elle a précisé que dès le début des hostilités qui ont mené au génocide rwandais, les cours universitaires ont été suspendus et tous les étudiants de la Faculté de droit ont été évacués et déplacés en minibus vers le campus de Butare, où ils ont été logés jusqu’à la fin du mois de mai 1994. Ce déplacement aurait eu lieu le ou vers le 11 avril 1994. Elle prétend que c’est grâce à sa carte d’identité burundaise indiquant qu’elle est d’origine hutue (selon la tradition, les enfants appartiennent à l’ethnie de leur père) et au fait qu’elle n’était connue de personne dans la région, qu’elle a réussi à survivre durant son séjour sur le campus de Butare.

 

[7]               Par ordonnance du Parquet de Gitarama rendue le 14 décembre 1998, la demanderesse a été mise en liberté provisoire après avoir passé quatre ans et demi en détention préventive sans procès ni jugement. Cette ordonnance obligeait la demanderesse à demeurer dans la localité de Nyamabuye, à se présenter périodiquement devant le magistrat instructeur et à comparaître devant ce dernier ou devant le juge dès qu’elle serait sommée de le faire.

 

[8]               La demanderesse allègue qu’après le génocide, tous ceux qui ont été arrêtés et mis en détention l’ont été sur la foi d’une même accusation. Elle allègue que l’une de ses sœurs, qui était en prison avec elle, a été libérée le même jour. Elle allègue aussi que suite à leur libération, elles ont été malmenées par les Tutsis qui les traitaient d’ibipinga (Hutu) et les accusaient d’être proches des Interahamwe du Mouvement révolutionnaire national pour le développement [MRND], qui furent responsables de la plupart des massacres liés au génocide de 1994. La demanderesse allègue qu’elle a subi des attaques par les milices tutsies et des pressions diverses au sein de sa communauté, et qu’elle a eu beaucoup de difficulté à trouver un emploi suite à sa libération. En 1999, elle a finalement été embauchée à l’Économat Général du Diocèse de Kabgayi à Gitarama, où elle a travaillé jusqu’en 2007.

 

[9]               Le 11 mai 2006, soit huit ans après sa libération, la demanderesse a reçu une convocation du Tribunal de Gacaca. Bien que la convocation ait été adressée à sa sœur (qui est maintenant réfugiée en France), la demanderesse s’est présentée devant le tribunal le 18 mai 2006 et a été interrogée quant au lieu où elle demeurait durant la guerre. Pour une période de plus de trois ans, les autorités rwandaises n’ont pas donné de suite à cette rencontre.

 

[10]           Le 1er juin 2009, la demanderesse a reçu une seconde convocation, toujours au nom de sa sœur et sans mention de celui de ses parents. Le frère de la demanderesse s’est rendu au tribunal pour aviser les autorités qu’il s’agissait d’une erreur mais s’est vu répondre que la demanderesse recevrait une autre convocation à son nom.

 

[11]           La demanderesse allègue qu’elle avait peur de se présenter aux autorités rwandaises puisque l’un de ses frères et son cousin ont été arrêtés arbitrairement et incarcérés par les extrémistes tutsis en avril 2002 et avril 2009. Craignant ce qui l’attendait, la demanderesse a quitté Gitarama le 14 juin 2009 pour se rendre à Kigali. Le 16 juin 2009, son mari a reçu une convocation à son nom, aux termes de laquelle elle était accusée d’avoir participé aux « tueries qui ont eu lieu à Kabgayi » et sommée de se présenter au tribunal le 23 juin 2009.

 

[12]           Le 15 juin 2009, la demanderesse a quitté le Rwanda pour l’Ouganda et a ensuite rejoint sa sœur au Canada, où elle a immédiatement revendiqué le statut de réfugié.

 

Décision contestée

[13]           La demanderesse a fourni la preuve de sa détention et de sa libération conditionnelle, ainsi que les convocations qu’elle a reçues du Tribunal de Gacaca, pour étayer sa crainte de persécution par les extrémistes tutsis du gouvernement rwandais. Toutefois, cette preuve documentaire s’est retournée contre elle puisque le Ministre a tenté de démontrer que la demanderesse était exclue de la protection offerte aux réfugiés en vertu des sections 1Fa) et c) de la Convention, au motif qu’elle avait commis des crimes contre l’humanité en prenant part au génocide de 1994 au Rwanda ou qu’elle avait été complice de tels crimes.

 

[14]            L’article 98 de la Loi prévoit que la personne visée à l’article 1F de la Convention ne peut être considérée comme ayant la qualité de réfugié ni celle de personne à protéger et ne peut, par conséquent, bénéficier des protections offertes par la Loi et la Convention.

 La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

 

[15]           L’article 1F de la Convention, joint en annexe à la Loi, est ainsi rédigé :

1 F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser :

a) Qu’elles ont commis un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, au sens des instruments internationaux élaborés pour prévoir des dispositions relatives à ces crimes;

b) Qu’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés;

c) Qu’elles se sont rendues coupables d’agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(a) He has committed a crime against peace, a war crime, or a crime against humanity, as defined in the international instruments drawn up to make provision in respect of such crimes;

(b) He has committed a serious non-political crime outside the country of refuge prior to his admission to that country as a refugee;

(c) He has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

 

 

[16]           Le tribunal a conclu que la demanderesse était une personne visée par la section 1Fa) de la Convention. À la lecture des longs motifs de la décision contestée, il ressort que cette conclusion est essentiellement basée sur le fait qu’« il existe des raisons sérieuses se penser que des étudiants, des professeurs et des responsables universitaires du campus de l’UNR à Butare, ont eux-mêmes participé ou se sont rendus complices du génocide rwandais d’avril à juin 1994. »

 

[17]           Pour conclure ainsi, le tribunal s’est référé à la preuve documentaire déposée par le Ministre, laquelle établit que « dès le début du génocide au Rwanda, soit dès le 7 avril 1994 au matin, les massacres ont obéi à un plan préétabli et ils se sont déroulés avec une violence impitoyable ». Le tribunal mentionne que dans la nuit du 7 au 8 avril 1994, le gouvernement belliciste a été formé, comportant des membres du MRND, de la Coalition pour la défense de la République [CDR] et du groupe Hutu Power. Le tribunal ajoute que selon la preuve, les massacres étaient commis aussi bien dans le cadre d’opérations organisées par des cadres MRND, aidés par des miliciens CDR et Interahamwe et/ou des militaires de grade présidentiel, que par de simples individus qui décidaient eux-mêmes de tuer (La crise rwandaise: structure et déroulement, Writenet, 1er juillet 1994).

 

[18]           Le tribunal a interrogé la demanderesse au sujet de son appartenance au Mouvement démocratique républicain [MDR] de janvier 1991 à avril 1994, tel que mentionné dans sa demande d’asile du 30 juin 2009. Cependant, le tribunal n’a tiré aucune conclusion à cet égard, ni ne s’est penché sur les activités du parti MDR ou sur son rôle durant le génocide de 1994. Dans ses motifs, le tribunal fait simplement état du témoignage de la demanderesse à l’effet qu’elle n’a eu aucune responsabilité au sein de ce parti et qu’elle y avait adhéré dans sa jeunesse simplement parce qu’on y portait un uniforme aux couleurs du drapeau de son pays.

 

[19]           La conclusion du tribunal par rapport à la complicité de la demanderesse, en tant qu’étudiante en droit à l’UNR, dans les massacres de 1994 (soit sa « participation personnelle et consciente » au sens de Ezokola c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 224 au para 68 [Ezokola]), est plutôt basée sur un extrait tiré du livre d’André Guichaoua, Rwanda 1994. Les politiques du génocide à Butare, Karthala: Paris, 2005, aux pp 127-128 [André Guichaoua]. Pour une meilleure compréhension des motifs du tribunal, l’extrait qu’il cite à plusieurs reprises est entièrement reproduit :

L’attaque de Ruhengeri par le FPR en février 1993, qui imposa le rapatriement de toutes les filières et étudiants du campus universitaire de Nyakinama sur Butare, accrut fortement les tensions. De nombreux enseignants et étudiants avaient déjà regagné Butare pour fuir la terreur qui régnait sur le campus de Ruhengeri du fait des menaces et exactions des groupes de miliciens prohutu et des services de renseignements. Le clivage politico-ethnique doublé d’affrontements à caractère régional confrontait des frontières infranchissables. À la fin de l’année 1993, un groupe universitaire Power se réclamant du MDR se mit en place en dehors des instances formelles du parti et mena une campagne « violente » contre l’ « usurpation » de titre et de fonction de l’équipe Twagiramungu.

Il ne faudrait pas oublier aussi la mobilisation active des étudiants de la faculté de droit à Kigali, mobilisation téléguidée à partir de la préfecture par l’intermédiaire d’étudiants atypiques. On y remarquait notamment le trio des « épouses CDR » dont une des figures marquantes était Geneviève Kabera (tutsi bagowe [note de bas de page : déclarée comme hutu à l’UNR], CDR, Gusenyi), étudiante de 1991 à 1994, mariée au lieutenant-colonel Léonard Nkundiye (hutu, MRND, Ruhengeri). Les deux autres étaient Françoise Niwemwana (hutu, MRND/CDR, Gisenyi), épouse de Viateur Nvuyekure (hutu, MRND, Gisenyi), cousin de Juvénal Habyarimana, elle aussi étudiante en Licence I, et Laurence Nyiraguhirwa (hutu, MRND, Gisenyi), épouse de Jean-Baptiste Ndarihooranye (hutu, MRND, Gisenyi), éphémère ministre de la Santé au début de l’année 1992 et un des responsables du MRND de Gisenyi.

 

 

 

 

Je ne reviendrai pas dans cet ouvrage sur les massacres commis à l’UNR à partir du mi-avril 1994 ni sur le rôle des différentes structures universitaires au cours des mois qui suivirent. Signalons néanmoins que dès le 6 avril, les responsables de l’UNR étaient « sensibilisés » et prêts à répondre aux consignes nationales. Dès le renvoi du préfet Jean-Baptiste Habyalimana, un groupe de miliciens était opérationnel sur le campus universitaire sous les ordres du vice-recteur Jean-Berchman Nshimyumuremyi. La plupart des opposant et des tutsis, personnel administratifs, enseignants et étudiants, qui ne parvinrent pas à quitter Butare avant la mi-avril furent ensuite assassinés.

 

[20]           La demanderesse a admis avoir été du nombre des étudiants déplacés de guerre, mais elle affirme qu’après l’évacuation du campus de Kigali entre le 11 et le 14 avril 1994, elle n’a pas voyagé avec des miliciens Interahamwe mais plutôt avec des étudiants et des professeurs. Le tribunal a cependant noté que selon la preuve documentaire, en avril 1994, la préfecture de Butare résistait toujours ouvertement aux autorités qui contrôlaient le pouvoir à Kigali et partout ailleurs au pays, et que le 11 avril 1994, des autobus chargés de miliciens Interahamwe sont arrivés à Butare (André Guichaoua, à la p 251). La demanderesse affirme plutôt que les Interahamwe ne seraient arrivés à Butare qu’au mois de mai 1994. Le tribunal a conclu que malgré le témoignage de la demanderesse, les éléments de preuve susmentionnés avaient une force probante suffisante pour conclure qu’il existe, au-delà de simples soupçons, des raisons sérieuses de croire que la demanderesse a été impliquée dans des actes de génocide au Rwanda pendant la période d’avril à juin 1994.

 

 

 

[21]           Outre la preuve documentaire, le tribunal retient le fait que la demanderesse a été formellement inculpée de génocide et d’assassinat et qu’elle a été détenue pendant plusieurs mois. Il retient également le fait qu’au cours d’une émission d’octobre 1993 à la Radio Télévision Libre des Mille Collines, le nom de la demanderesse a été nommé parmi ceux des déplacés de guerre invités à participer à une réunion d’étudiants à la Faculté de droit.

 

[22]           Le tribunal a tiré une inférence négative du fait que la demanderesse n’ait pas mentionné dans son FRP qu’elle était étudiante à la Faculté de droit lors du génocide de 1994 et qu’elle avait été déplacée avec d’autres étudiants et cadres universitaires vers le campus de Butare. La demanderesse réplique que ce fait est mentionné dans sa demande d’asile du 30 juin 2009, bien qu’elle n’y précise pas à quelle faculté elle était rattachée. La demanderesse a mentionné au tribunal qu’elle avait fourni tous les renseignements qui étaient selon elle les plus importants et qu’elle ne cherchait à dissimuler aucun fait pertinent. Le tribunal a jugé qu’il s’agissait d’une omission importante minant sa crédibilité, ajoutant que « la demanderesse n’est pas crédible lorsqu’elle affirme avoir échappé aux massacres subis par les étudiants tutsis vivant sur le campus de l’UNR à Butare d’avril à mai 1994 et qu’au contraire, il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a plutôt été parmi les étudiants mobilisés par des éléments extrémistes proches de militaires influents et qui ont eux-mêmes participé ou ont été complices du génocide rwandais ». Le tribunal a jugé qu’il était invraisemblable que la demanderesse ait réussi à passer par les diverses barrières de contrôle d’identité alors que selon la preuve documentaire, pendant la période où elle demeurait sur le campus de Butare, les étudiants tutsis étaient recherchés, identifiés par d’autres étudiants, puis, pour certains d’entre eux, torturés ou tués (Human Rights Watch, Leave None to Tell the Story : Genocide in Rwanda, March 1, 1999, aux pp 218-220). À Kigali et dans les banlieues, des milices avaient créé des barrières et toute personne perçue comme étant tutsie et toute personne s’opposant aux massacres était exécutée (Amnesty International, Report 1995, January 1, 1995, aux pp 52-53).

 

[23]           Le tribunal a finalement rejeté le témoignage de la sœur de la demanderesse, qui a le statut de réfugiée au Canada, au motif que son témoignage avait pour objectif principal de présenter la demanderesse comme une victime dans son pays. Le tribunal a souligné que lors de l’audience de la demande d’asile de la sœur de la demanderesse qui s’est tenue en février 2006, l’ordonnance de libération qui faisait état de l’accusation contre la sœur de la demanderesse a été portée à l’attention du commissaire, sans que la possibilité d’exclusion en vertu de l’article 1F de la Convention ait été soulevée par le tribunal ou par les parties.

 

[24]           Le tribunal a tiré une inférence négative sur la crédibilité de la demanderesse du fait qu’elle ait admis avoir utilisé le texte des documents que sa sœur avait soumis au soutien de sa demande d’asile pour remplir son FRP, de sorte que plusieurs éléments du récit de la demanderesse étaient « exactement les mêmes que ceux présentés par sa sœur dans son propre FRP ». Cependant, le tribunal n’a constaté aucune fausseté dans l’exposé circonstancié de la demanderesse, autre que la mention que les extrémistes hutus auraient violé ses deux sœurs ainées après l’arrestation de leur mère en 1990, alors que la demanderesse est l’une des sœurs aînées et qu’elle aurait elle-même été violée lors de cet incident.

 

 

 

 

Questions en litige

[25]           La seule question en litige est de savoir si le tribunal a erré en concluant avoir des motifs raisonnables de croire que la demanderesse était complice de crimes contre l’humanité. Plus précisément, la demanderesse a soulevé les questions suivantes pour contester les conclusions du tribunal:

1)      Le tribunal a-t-il erré en concluant que la demanderesse avait commis des crimes contre l’humanité alors qu’il n’a jamais été précisé quels crimes elle aurait commis ?

2)      Le tribunal a-t-il erré en concluant que la demanderesse appartenait au groupe d’étudiants, professeurs et autres membres de la faculté de droit qui ont commis des tueries à Butare et qu’elle avait commis, personnellement ou par complicité, des actes équivalent à des crimes contre l’humanité ?

3)      Le tribunal a-t-il erré en ne faisant aucune analyse de la participation de la demanderesse à une organisation « pour fins limitées et brutales » pour établir sa complicité dans les crimes reprochés ?

4)      Le tribunal a-t-il erré en ne faisant aucune analyse des six critères établis pour conclure que la demanderesse était membre d’une organisation responsable de crimes contre l’humanité ?

 

Norme de contrôle

[26]           La jurisprudence la plus récente de la Cour d’appel fédérale et de notre Cour nous enseigne que la norme de contrôle de la décision correcte s’applique aux conclusions du tribunal sur la notion de complicité pour les fins de l’application des articles 98 de la Loi et 1F de la Convention, alors que la question à savoir si les faits de l’espèce enclenchent l’application de l’article 1F est une question mixte de droit et de faits, de sorte que déférence doit être accordée au tribunal à cet égard (Ezokola, précitée, au para 39; Nsika c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1026 aux para 14-15; Zeng c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CAF 118 au para 11).

 

[27]           Les conclusions du tribunal sur la crédibilité de la demanderesse et l’invraisemblance de ses allégations sont également soumises à la norme de la décision raisonnable (Aguebor c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1993] ACF no 732).

 

[28]           Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que le tribunal a erré dans son application des critères jurisprudentiels permettant d’établir la complicité de la demanderesse. Aucune déférence n’est requise quant à cet aspect de la décision contestée.

 

[29]           Par ailleurs, le tribunal est arrivé à des conclusions de fait largement spéculatives et déraisonnables en concluant qu’il existait des motifs sérieux de croire que tout étudiant, professeur ou responsable universitaire de la Faculté de droit de l’UNR qui a été déplacé au campus de Butare au début d’avril 1994 a lui-même participé au génocide de 1994 ou s’est rendu complice des actes génocidaires. Une telle conclusion n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190 au para 47).

 

Analyse

Le tribunal a erré en concluant que la demanderesse a commis des crimes contre l’humanité sans établir quels crimes lui étaient reprochés et quels crimes elle aurait commis 

 

[30]           La notion de « crime contre l’humanité » au sens de la section 1Fa) de la Convention est définie à l’article 4 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, ch 24, comme incluant les « Meurtre, extermination, réduction en esclavage, déportation, emprisonnement, torture, violence sexuelle, persécution ou autre fait — acte ou omission — inhumain, d’une part, commis contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes et, d’autre part, qui constitue, au moment et au lieu de la perpétration, un crime contre l’humanité selon le droit international coutumier ou le droit international conventionnel, ou en raison de son caractère criminel d’après les principes généraux de droit reconnus par l’ensemble des nations, qu’il constitue ou non une transgression du droit en vigueur à ce moment et dans ce lieu ». Dans Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, au paragraphe 128 [Mugesera], la Cour suprême a défini, outre l’intention de commettre l’infraction, trois éléments constitutifs d’un crime contre l’humanité: la commission de l’un des actes prohibés énumérés, la perpétration dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique, et une attaque dirigée contre une population civile ou un groupe identifiable de personnes.

[31]           Bien que les motifs de la décision contestée ne soient aucunement explicites sur ce point, le tribunal semble avoir conclu que la demanderesse a participé au « génocide rwandais d’avril à juin 1994 » et/ou à « la chasse aux Tutsis » qui a eu lieu sur le campus de l’UNR à Butare, ou qu’elle a été complice de tels actes, alors qu’elle résidait sur ce campus avec d’autres membres déplacés de la Faculté de droit. Or, la demanderesse soumet qu’elle a été exclue sans que le Ministre ait fait la preuve qu’elle avait commis, personnellement ou par complicité, des actes qui constituent des crimes contre l’humanité, alors même qu’elle aurait elle-même été victime de la persécution dont elle est accusée.

 

 

 

 

[32]           Même si le tribunal a jugé la demanderesse non crédible quant aux raisons qui lui auraient permis de sortir vivante de son passage à Butare, il n’aurait pas dû spéculer sur sa participation directe ou indirecte aux massacres qui ont eu lieu en avril et mai 1994 au Rwanda, en l’absence de quelque preuve que ce soit à ce sujet. Le tribunal n’a pas identifié les actes reprochés à la demanderesse, ni son intention de les commettre.



[33]           Dans Ramirez c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1992] 2 CF 306 au para 17 [Ramirez], la Cour d’appel fédérale a décidé que la présence d’une personne sur les lieux d’un acte de persécution ne suffit pas pour conclure à une participation personnelle et consciente au crime, sauf si d’autres faits incitent à conclure à une telle participation :

[L]a simple présence d’une personne sur les lieux d’une infraction ne permet pas d’établir sa participation personnelle et consciente (pas plus qu’elle n’entraînerait sa responsabilité pénale aux termes de l’article 21 du Code criminel du Canada), bien que, encore une fois, la présence jointe à d’autres faits puisse faire conclure à une telle participation. Selon moi, le simple fait de regarder, comme c’est le cas, par exemple, lors d’exécutions publiques, sans entretenir de rapports intrinsèques avec le groupe se livrant aux actes de persécution, ne peut jamais, quelque humainement répugnant qu’il nous paraisse, constituer une forme de participation personnelle.

 

Cependant, un associé des auteurs principaux ne pourrait jamais, à mon avis, être qualifié de simple spectateur. Les membres d’un groupe peuvent à bon droit être considérés comme des participants personnels et conscients, suivant les faits.



[34]           En l’absence de toute autre preuve au dossier, le tribunal s’est essentiellement fondé sur le fait que la demanderesse a été officiellement accusée de génocide et d’assassinant et qu’elle a été emprisonnée de façon provisoire, sans procès ni jugement, pendant plusieurs mois. Si le seul motif de croire qu’une personne a été impliquée dans un crime contre l’humanité repose sur le fait qu’une accusation ait été portée contre elle, cela équivaut à nier à cette personne le droit à la présomption d’innocence. La demanderesse soumet de plus qu’alors que le tribunal lui reproche d’avoir été complice du massacre commis sur le campus de Butare, l’ordonnance de libération provisoire et les convocations émises à son égard font plutôt référence à des incidents survenus dans la localité de Kabgayi, endroit où elle ne se trouvait pas au moment des évènements.

 

[35]           Il ne fait aucun doute que la participation personnelle et consciente ne requiert pas la présence physique sur les lieux du crime et peut se prouver en démontrant l’existence d’une intention partagée à cet effet (Mazima c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 698 au para 26). Il est aussi bien établi que « celui qui met sa propre roue dans l’engrenage d’une opération qui n’est pas la sienne mais dont il sait qu’elle mènera vraisemblablement à la commission d’un crime international, s’expose à l’application de la clause d’exclusion au même titre que celui qui participe directement à l’opération » (Bazargan c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1209 au para 11). Toutefois, une décision d’exclusion doit comporter une analyse des actes reprochés, ce qui fait défaut dans la décision du tribunal. Les documents déposés par la demanderesse ne contiennent aucune mention des crimes, actes ou évènements qui lui sont reprochés, ni le moment et l’endroit où ils auraient eu lieu. L’emprisonnement de la demanderesse date de plusieurs années, soit les années qui ont suivi le génocide de 1994, elle a été libérée sans qu’aucune accusation ne soit portée contre elle et les deux premières convocations qu’elle a reçues en 2006 et 2009 portaient le nom de sa sœur et non le sien. Le tribunal a erré en ne tenant compte d’aucun de ces faits, alors que l’inculpation de la demanderesse était le seul motif, autre que sa présence sur les lieux, sur lequel il a fondé sa conclusion.

 

[36]           La norme de preuve moins exigeante requise pour établir que certains actes ont été commis par la demanderesse (Ezokola, précitée, aux para 47-49) ne permet pas au tribunal de tirer des conclusions spéculatives, aucunement supportées par la preuve. Or, la preuve soumise au tribunal ne permettait pas de conclure que le Ministre s’était déchargé du fardeau qui lui incombait de prouver que la demanderesse avait commis un crime contre l’humanité, que ce soit personnellement ou par complicité.

Le tribunal a erré dans son analyse de la complicité

[37]           Un demandeur d’asile peut être exclu de la protection du Canada s’il est établi qu’il s’est rendu complice dans la commission de l’un des crimes prévu à la section 1Fa) de la Convention. Le critère qui sert à établir la complicité est celui de la « participation personnelle et consciente », laquelle est présumée s’il y a appartenance à une organisation qui « vise principalement des fins limitées et brutales » (Ramirez, précitée, aux para 15-16). Dans le cas où l’organisation ne vise pas des fins limitées et brutales, la Cour d’appel fédérale et notre Cour ont énoncé six facteurs qui servent à apprécier le degré de complicité d’un demandeur d’asile dans un crime contre l’humanité. Il s’agit de la nature de l’organisation, la méthode de recrutement, le poste ou le grade au sein de l’organisation, la connaissance des atrocités commises par l’organisation, la période de temps passée dans l’organisation, et la possibilité de quitter l’organisation (Ardila c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1518 au para 11 [Ardila]).

 

 

 

 

[38]           Dans le cas sous étude, je suis convaincue, à la lecture des longs motifs de la décision contestée, que le tribunal n’a pas fait l’analyse nécessaire pour établir que la demanderesse s’est rendue complice, par agissement ou par acquiescement, du génocide de 1994 et/ou des atrocités commises sur le campus de Butare, alors qu’elle y résidait avec tous les autres étudiants de la faculté de droit.

 

[39]           Le tribunal a retenu que la demanderesse appartenait au parti politique MDR durant les années 1991-1994, sans pour autant s’intéresser à son rôle ou à son niveau d’implication dans cette organisation – qui furent minimes selon son témoignage – ni en tirer quelque conclusion de fait que ce soit.

 

[40]           Le tribunal a plutôt tiré une conclusion généralisée à l’effet que « des étudiants, des professeurs et des responsables universitaires du campus de l’UNR à Butare, ont eux-mêmes participé ou se sont rendus complices du génocide rwandais d’avril à juin 1994 ». On ne parle donc pas de tous les étudiants, professeurs et responsables universitaires, et le tribunal a omis d’expliquer en quoi la demanderesse aurait fait partie de ces étudiants complices de crimes de guerre. En d’autres termes, le tribunal n’a pas établi de lien entre le fait que la demanderesse faisait partie des étudiants déplacés de guerre et la preuve documentaire faisant état d’une « mobilisation active des étudiants de la faculté de droit à Kigali, téléguidée à partir de la préfecture par l’intermédiaire d’étudiants atypiques. » Toute inférence tirée des circonstances du présent dossier n’est que pure spéculation.

 

[41]           Contrairement à la situation de M. Teganya (un Hutu modéré) dans Teganya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 590 aux para 15-16 [Teganya], la demanderesse n’a jamais admis avoir été au courant des atrocités commises sur le campus où elle a vécu et la preuve n’établit pas qu’elle partageait une intention commune avec les auteurs de ces crimes.

 

Le tribunal a tiré des conclusions de faits déraisonnables de la preuve

[42]           Bien que ces motifs suffisent pour casser la décision contestée et renvoyer l’affaire devant la Section de la protection des réfugiés, je suis d’avis qu’une conclusion généralisée à l’effet que tous les étudiants et l’ensemble du corps professoral et administratif de la Faculté de droit qui ont été déplacés vers le campus de l’UNR à Butare et qui s’en sont sortis vivants, ont personnellement participé au génocide de 1994 ou en ont été complices est simplement déraisonnable. La demanderesse détenait une carte d’identité hutue et son témoignage est à l’effet qu’elle a elle-même peiné pour survivre durant cette période difficile en restant cachée et en limitant ses allées et venues. Je ne crois pas que ces explications soient invraisemblables, particulièrement dans le contexte de la double ethnicité de la demanderesse. Elles ne sont pas invraisemblables non plus dans le contexte où tout au long du récit de la demanderesse, elle semble avoir été persécutée tant par les Hutus (avant le génocide) que par les Tutsis (après le génocide).

 

[43]           Le tribunal a aussi erré en concluant que la demanderesse avait dissimulé le fait qu’elle était étudiante en droit à l’UNR au moment du génocide de 1994. La preuve démontre que la demanderesse a mentionné dans la demande d’asile qu’elle a remplie le 30 juin 2009 au port d’entrée, qu’elle était étudiante à l’UNR à Kigali de 1992 à 1994, qu’elle était membre du MDR de 1991 à 1994 et qu’elle était maintenant accusée de génocide et d’assassinat par le gouvernement de son pays. Elle a produit l’ordonnance de libération provisoire qui faisait état de cette accusation, ainsi que les convocations qu’elle a reçues avant de quitter le Rwanda. De plus, la demanderesse a admis à l’audience qu’elle a été parmi les étudiants déplacés de guerre qui ont été évacués en avril 1994 vers le campus de Butare. Compte tenu de toute cette preuve, le tribunal ne pouvait raisonnablement questionner la crédibilité de la demanderesse en présumant qu’elle avait délibérément dissimulé une partie de son histoire.

 

[44]           Je ne suis pas saisie d’une demande d’extradition de la demanderesse ni du bien fondé de sa demande d’asile. Bien qu’il puisse être souhaitable que la demanderesse retourne dans son pays pour faire face aux accusations qui sont ou pourraient être portées contre elle (ce sur quoi je ne me prononce pas), cela n’est pas suffisant pour conclure qu’il y a des raisons sérieuses de croire qu’elle a commis un crime contre l’humanité.

 

[45]           Pour tous ces motifs, il y a lieu d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du tribunal et de renvoyer l’affaire devant la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour qu’un autre membre rende une nouvelle décision, en tenant compte des présents motifs. Aucune question d’importance générale n’a été proposée par les parties et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que:

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.      L’affaire est renvoyée devant la Section de la protection des réfugiées de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour redétermination par un panel différemment constitué, en tenant compte des présents motifs; et,

3.      Aucune question n’est certifiée.

 

"Jocelyne Gagné"

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER:                                         IMM-3575-12

 

INTITULÉ:                                       MARIE NIKUZE c MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE:               Ottawa, Ontario

 

DATE DE L’AUDIENCE:              Le 10 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT &

JUGEMENT :                                   L’HONORABLE JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 janvier 2013

 

 

 

COMPARUTIONS:

 

Me Jacques Despatis

 

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Andrew Gibbs

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

 

Me Jacques Despatis

Ottawa (Ontario)

POUR LA PARTIE DEMANDERESSE

Me Andrew Gibbs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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