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Date : 20130114

Dossier : IMM‑3017‑12

Référence : 2013 CF 29

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 janvier 2013

En présence de monsieur le juge O’Reilly

 

 

ENTRE :

 

SURIJPAUL JAGERNAUTH

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

 ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I.          Aperçu

 

[1]               En 2003, M. Surijpaul Jagernauth est arrivé au Canada avec un faux passeport après s’être enfui du Guyana où il s’était fait voler et agresser. Il croit avoir été pris pour cible parce qu’il était perçu comme relativement bien nanti du fait que tous les membres de sa famille immédiate étaient des citoyens canadiens et vivaient au Canada.

 

[2]               M. Jagernauth a présenté une demande d’asile qui a été refusée parce qu’elle ne reposait sur aucun des motifs reconnus par la Convention sur les réfugiés. Sa crainte était fondée sur la menace généralisée d’être victime d’un crime et non sur l’existence d’un risque personnel. Il a également fait une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) et une demande de dispense fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Un agent d’immigration a refusé ces deux autres demandes.

 

[3]               Dans sa demande de contrôle judiciaire, M. Jagernauth conteste la décision relative aux motifs d’ordre humanitaire, en soutenant que l’agent a commis un certain nombre d’erreurs et tiré une décision déraisonnable. Il prétend aussi que l’agent ne l’a pas traité équitablement. Il me demande d’annuler la décision de l’agent et d’ordonner qu’un autre agent réexamine sa demande.

 

[4]               Je reconnais que l’agent a commis des erreurs qui l’ont mené à tirer une conclusion déraisonnable. Je dois ainsi accueillir la présente demande de contrôle judiciaire. Compte tenu de ma conclusion, je n’ai pas besoin d’examiner les observations relatives au manque d’équité formulées par M. Jagernauth.

 

II.        La décision de l’agent

 

[5]               L’agent a constaté qu’un certain nombre de facteurs devraient pencher en faveur de M. Jagernauth, certains plus lourdement que d’autres :

 

            •           les crimes violents constituent un grave problème en Guyana, et ils visent plus particulièrement les personnes perçues comme bien nanties, y compris celles qui ont déjà vécu à l’étranger; il ne s’agit toutefois pas d’un risque personnalisé, et l’État offre une protection;

 

            •           des tensions ethniques existent entre les populations afro‑guyanaise et indo‑guyanaise, bien qu’elles se soient atténuées ces dernières années;

 

            •           M. Jagernauth a de bons antécédents professionnels au Canada et il s’est intégré à la collectivité;

 

            •           les membres de la famille de M. Jagernauth au Canada comptent sur lui, mais ils pourraient se débrouiller sans lui comme ils l’ont fait lorsque la famille a été séparée de 1996 à 2003.

 

[6]               L’agent a reconnu qu’il serait difficile pour M. Jagernauth de quitter le Canada. Néanmoins, sa famille élargie pourrait l’aider à se réadapter à la vie en Guyana.

 

[7]               Le seul facteur négatif dans la demande de M. Jagernauth est le fait qu’il a utilisé un faux passeport pour entrer au Canada en 2003. L’agent a considéré ce facteur comme [traduction] « important ».

 

[8]               Dans l’ensemble, l’agent a conclu que les éléments de preuve ne suffisaient pas à démontrer que le renvoi du Canada de M. Jagernauth occasionnerait des difficultés indues, non méritées ou démesurées.

 

III.       La décision de l’agent était‑elle déraisonnable?

 

[9]               M. Jagernauth relève un certain nombre de problèmes dans la décision de l’agent.

 

[10]           Premièrement, l’agent a reconnu que M. Jagernauth avait été victime de plusieurs crimes violents, mais a conclu que le retour en Guyana ne lui occasionnerait aucune difficulté, car il pourrait s’y prévaloir de la protection de l’État.

 

[11]           Deuxièmement, l’agent a conclu que la famille élargie de M. Jagernauth pourrait l’aider à son retour, mais rien n’indique que des membres de sa famille soient demeurés en Guyana.

 

[12]           Troisièmement, l’agent a conclu que les parents de M. Jagernauth avaient vécu de façon autonome sans recevoir son aide de 1996 à 2003. Or, des éléments de preuve montrent que l’état de santé de son père s’est grandement détérioré depuis et qu’une autre séparation serait éprouvante pour lui.

 

[13]           Quatrièmement, l’agent a prêté une importance exagérée au fait que M. Jagernauth a utilisé un faux passeport pour fuir la maltraitance en Guyana. Les demandeurs d’asile sont souvent contraints d’utiliser des documents de voyage irréguliers; aucune conclusion négative n’aurait donc dû en être tirée (Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587).

 

[14]           Je suis d’accord avec M. Jagernauth sur le fait que l’agent a commis une erreur dans l’examen de chacun de ces aspects, ce qui l’a amené à tirer une conclusion déraisonnable. J’examinerai tour à tour chacun des points soulevés par M. Jagernauth.

 

[15]           L’agent a constaté que M. Jagernauth avait été victime de violence auparavant et qu’il en serait probablement de nouveau la cible. Toutefois, le retour en Guyana n’occasionnerait pas vraiment de difficultés au demandeur puisqu’il pourrait s’y prévaloir de la protection de l’État. Ce raisonnement pose deux problèmes. Le premier est que l’agent a conclu que la probabilité d’être victime d’un crime ne constitue pas une difficulté. Le second est que l’agent a repris la conclusion relative à la protection de l’État de la décision concernant l’ERAR. Bien que ce ne soit pas inadmissible en soi, il a été reconnu dans la décision concernant l’ERAR que la police n’avait pas réagi adéquatement lorsque M. Jagernauth lui avait signalé les crimes. S’il était aussi mentionné dans cette décision que la Guyana est une démocratie et qu’elle est dotée d’une force policière civile, il y était aussi précisé que les taux de criminalité y sont élevés et que la police y semble corrompue. 

 

[16]           Le ministre m’a cité des décisions dans lesquelles la Cour a conclu que, dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, le demandeur doit généralement prouver qu’il y a plus qu’un risque général d’être victime d’un acte criminel : Paul c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1300; Ramotar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 362; et Chand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 964. Toutefois, il n’est pas précisé dans ces décisions que le risque d’être victime ne peut pas être considéré comme une difficulté. Par exemple, la juge Judith Snider a explicitement formulé dans Paul que « l’existence d’un risque général peut mener à la conclusion que l’auteur de la demande CH subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » (au paragraphe 8, souligné dans l’original). M. Jagernauth a en outre montré qu’il avait déjà été victime de violence et qu’il ne pouvait se prévaloir de la protection de l’État. Je suis d’avis que l’agent n’a pas tenu compte des difficultés potentielles qui se poseraient à M. Jagernauth en raison du problème de la criminalité.

 

[17]           Dans son exposé écrit, M. Jagernauth a expliqué qu’il avait visité ses tantes à Georgetown en 1999. Son dossier d’immigration précisait également qu’il vivait avec une tante en Guyana en 2001. Toutefois, selon des éléments de preuve plus récents au dossier, il n’a plus de proches parents en Guyana. L’agent n’a pas tenu compte de ces éléments.

 

[18]           L’agent a cité une note d’un médecin faisant état des antécédents de cardiopathie du père de M. Jagernauth. La note indique également que le père a fait l’objet d’une angioplastie en 2002, de sorte qu’il n’est pas exact d’affirmer que les parents de M. Jagernauth s’en sont bien tirés sans lui entre 1996 et 2003. Ce n’est qu’en 2002 que la dépendance du père à l’égard de la famille est devenue un problème. M. Jagernauth est arrivé au Canada l’année suivante et il est depuis la principale source d’aide et de soutien de la famille. Je suis d’avis que l’agent n’a pas tenu compte des difficultés qui s’abattraient sur la famille si M. Jagernauth était renvoyé.

 

[19]           M. Jagernauth a expliqué qu’il avait tenté d’immigrer au Canada par des voies légales, mais que sa demande avait été refusée à deux reprises. Il n’avait pas pu accompagner les membres de sa famille lorsqu’ils avaient immigré au pays, car il était trop vieux à l’époque pour entrer dans la catégorie des « enfants à charge ». S’estimant en danger en Guyana, il a eu recours à un faux passeport pour s’enfuir. La Cour a reconnu que les demandeurs d’asile sont souvent contraints d’utiliser de faux documents et que ce fait a une importance « secondaire » (Rasheed, au paragraphe 18). Le poids qu’il convient d’attribuer, le cas échéant, à cet élément de preuve, est évidemment variable. En l’espèce, l’allégation de M. Jagernauth selon laquelle il aurait été victime de graves crimes violents a été acceptée dans le cadre de sa demande d’asile et de sa demande d’ERAR, et même par l’agent chargé d’examiner sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Dans un tel contexte, bien que l’agent ait pu y voir un facteur négatif, il est difficile de comprendre pourquoi ce facteur a pris une importance telle qu’il a éclipsé les autres facteurs positifs en faveur de M. Jagernauth.

 

[20]           Compte tenu de l’ensemble des questions, je conclus que la décision de l’agent était déraisonnable, car elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

 

IV.       Conclusion et décision

 

[21]           Je suis d’avis que l’agent a tiré une conclusion déraisonnable à la lumière des éléments de preuve. Je dois donc accueillir la demande de contrôle judiciaire et ordonner qu’un autre agent examine la demande de M. Jagernauth. L’avocat de M. Jagernauth a demandé que je donne les directives suivantes au ministre :

 

            i)          M. Jagernauth devrait être autorisé à revenir au Canada en attendant que sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire soit réexaminée, ou

 

            ii)         la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire devrait être réexaminée dans les 60 jours et, si elle est approuvée en principe, M. Jagernauth devrait être autorisé à revenir au Canada en attendant la phase secondaire du traitement.

 

[22]           Le ministre s’oppose à ce que je donne des directives précises, soulignant que ce pouvoir ne doit être exercé que dans de rares cas : Rafuse c Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31, au paragraphe 14.

Par ailleurs, il ne convient pas de donner des directives lorsque la question en litige est de nature essentiellement factuelle. S’il est vrai que la Cour d’appel fédérale, dans Rafuse, devait composer avec une directive équivalant à un verdict imposé, j’admets que les directives qui prédéterminent l’issue d’une affaire renvoyée à un décideur pour un réexamen devraient être données dans de rares cas. Pour cette raison, je ne donnerai pas la directive i). Je m’abstiendrai également de donner la directive ii). M. Jagernauth aura une autre occasion de présenter des observations relativement à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et il peut fournir des informations sur ses difficultés actuelles en Guyana et demander la permission de revenir au Canada. Bien que je n’impose pas d’échéance au réexamen de la demande de M. Jagernauth, je suis disposé à ordonner que sa demande soit réexaminée avec célérité.

 

[23]           Aucune des deux parties n’a proposé que soit certifiée une question de portée générale et aucune ne sera énoncée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.                                          La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour une requête d’examen accéléré.

2.                                          Aucune question de portée générale n’est énoncée.

 

 

« James W. O’Reilly »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Myra‑Belle Béala De Guise

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑3017‑12

 

INTITULÉ :                                                  SURIJPAUL JAGERNAUTH c
MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 28 novembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 ET JUGEMENT :                                       LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 14 janvier 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Mark Rosenblatt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meva Motwani

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mark Rosenblatt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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