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Date : 20121116

Dossier : IMM‑11693‑12

Référence : 2012 CF 1333

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 16 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

 

DANIEL KUSMIEREK

BARTOSZ KUSMIEREK

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE Ministre de la Sécurité publique

et de la Protection civile

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Les demandeurs sont deux frères d’origine ethnique rome et citoyens de la Pologne. L’un est âgé de 28 ans et l’autre est âgé de 25 ans. Ils sont venus au Canada parce qu’ils étaient victimes d’actes discriminatoires en Pologne, à savoir du harcèlement, des mauvais traitements et de la violence, ce que la Section de la protection des réfugiés n’a pas mis en doute mais plutôt pleinement reconnu dans leur situation précise.

 

[2]               Le gouvernement polonais a mis en place d’importantes mesures pour protéger tous les segments de sa population et il a adopté des dispositions à l’encontre des crimes haineux et de l’incitation à la violence du fait de l’origine ethnique, comme l’a précisé la Section de la protection des réfugiés. La Section de la protection des réfugiés a néanmoins déclaré que [traduction] « malgré cela, les efforts déployés par le gouvernement pour appliquer la loi étaient parfois inefficaces ». Elle a de plus relevé que [traduction] « la preuve documentaire fait état d’incidents isolés d’abus et de violence verbale et physique à caractère raciste, dirigés contre les Roms […] ». Ainsi, même si d’importants efforts ont été faits et des mesures effectivement mises en place, la preuve documentaire soumise à la Section de la protection des réfugiés indique que dans des cas exceptionnels, des [traduction] « skinheads » et d’autres personnes ont commis des actes de violence grave et que les intentions et les efforts du gouvernement, quoique réels, n’ont pas permis de mettre un terme aux agressions physiques graves dans le voisinage des écoles, des résidences et des lieux de travail.

 

[3]               Les demandeurs demandent à la Cour de surseoir à l’exécution de la mesure de renvoi qui doit être effectuée ce soir, le 16 novembre 2012. Ils ont aussi saisi la Cour d’une demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire en ce qui concerne le refus des agents de renvoi de reporter leur expulsion et présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[4]               Dans des cas précis, la discrimination peut constituer de la persécution lorsque des personnes ont fait l’objet d’un traitement inhumain au point de faire d’elles des victimes d’agents de persécution plutôt que des victimes d’actes de discrimination (non encore visés par des mesures d’application de la loi mises en place par l’État). Comme je l’ai déjà mentionné, la Section de la protection des réfugiés a elle‑même confirmé, au paragraphe 15 de sa décision, que des incidents isolés de violence à caractère raciste dirigés contre les Roms ont eu lieu. Cela semble être le cas en l’espèce.

 

[5]               Il s’agit d’un cas d’espèce. Il mérite un examen attentif. Ainsi, en raison de la question grave que l’affaire soulève et de la possibilité de préjudice irréparable, la prépondérance des inconvénients favorise les demandeurs suivant le critère, comportant trois volets conjonctifs, de l’arrêt Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1988), 86 NR 302 (CAF).

 

[6]               De plus, comme je l’ai précisé, une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été présentée et, selon des éléments de preuve non contredits montrent que les demandeurs ont tenté de s’intégrer matériellement et socialement dans la société canadienne (et ainsi commencé une nouvelle vie prometteuse après une existence marquée par la discrimination et le harcèlement physique depuis leur jeune âge).

 

[7]               Comme je l’ai déjà mentionné dans Csonka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 FC 1056 :

[68]      Pour savoir si la situation que subissent les demandeurs équivaut à de la persécution, il faut déterminer si leurs droits fondamentaux de la personne sont menacés « de façon importante » (Chan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1995] 3 RCS 593, au paragraphe 70; Sadeghi‑Pari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282). En tranchant cette question, la Commission doit tenir compte de l’effet cumulatif des incidents de persécution (Munderere c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 84).

 

[69]      La preuve documentaire sur la situation générale qui règne en Hongrie pour les Roms soulève de graves préoccupations quant aux droits de la personne. Les obstacles en matière d’éducation, d’emploi, de logement, d’économie et de santé ainsi que la violence dirigée contre les Roms dont la preuve fait état montrent que les conditions dans lesquelles certains Roms vivent en Hongrie pourraient équivaloir à de la persécution.

 

[…]

La ligne de démarcation entre discrimination et persécution est mince en droit des réfugiés.

 

Dans les affaires de cette nature, la distinction est faite comme l’indique la jurisprudence des cours supérieures, discutée et citée ci‑dessus.

 

Un jour, dans un monde plus évolué, une norme plus douce et plus clémente s’appliquera peut‑être et fera disparaître la distinction entre les deux, tout comme la notion de traitement séparé, mais égal disparaît graduellement (dans certains États). Cependant, les normes jurisprudentielles en droit international n’ont pas, à ce jour, évolué en ce sens (en ce qui concerne la fluidité de la démarcation entre discrimination et persécution).

 

Pourquoi faudrait‑il que l’enfant ou, du reste, l’adulte qui, pour les mêmes raisons que celles qui l’exposeraient ou pourraient l’exposer à des actes de persécution, est victime de discrimination dans un pays quelconque, soit privé du droit de demander l’asile (parce que le niveau de la persécution n’est pas atteint)?

 

Les normes internationales en droit des réfugiés ne permettent pas encore d’accorder le statut de réfugié au demandeur d’asile qui subit de la discrimination (sans que la discrimination n’atteigne le niveau défini pour équivaloir à de la persécution). Il est à espérer que les pays d’origine seront incités à en faire davantage pour favoriser le respect des droits de la personne dans leur propre État, et l’avenir nous dira si cet espoir se concrétisera.

 

Le juge a pour mandat d’interpréter la loi et la jurisprudence en général, et plus particulièrement la jurisprudence des cours supérieures. La trajectoire du droit et son interprétation évoluent par le truchement de la jurisprudence, comme la notion d’« arbre vivant », évoquée par Lord Stankey, prend place dans le droit constitutionnel et se retrouvera peut‑être un jour dans le droit des réfugiés. Toutefois, cette branche du droit international n’est pas encore rendue là et, par conséquent, l’interprétation de la convention sur les réfugiés n’a pas encore atteint cette étape. Elle l’atteindra peut‑être un jour, mais pour l’instant, le monde a encore du chemin à faire. (Il faut reconnaître que l’amélioration continue des droits de la personne est la responsabilité des pays sources de réfugiés; autrement, il incomberait uniquement aux pays accueillant des réfugiés, plutôt qu’aux pays sources de réfugiés, d’améliorer leur bilan au chapitre des droits de la personne, dans le cadre de la communauté des nations, si, en fait, les normes législatives internationales devaient faire évoluer la condition humaine.)

 

Par conséquent, la Cour n’a d’autre choix que d’établir la démarcation entre discrimination et persécution, à l’image de la jurisprudence des cours supérieures. Les cours supérieures ont reconnu l’état du monde civilisé dans lequel elles se trouvent elles‑mêmes, où la rencontre entre le réel et l’idéal ne s’est pas encore produite à cet égard.

 

[Souligné dans l’original.]

 

[8]               Il ressort de la décision Csonka que dans certains cas la ligne de démarcation entre discrimination et persécution est mince et, par conséquent, qu’il y ait lieu de conclure que la discrimination s’est en fait transformée en persécution en raison d’agressions physiques graves dans des cas exceptionnels où, en raison du harcèlement physique constant qu’elles subissent depuis leur jeune âge, la situation devient intolérable pour les victimes (soit ce que le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a estimé être – s’agissant de cas où des modifications aux mesures d’application de la loi apportées dans un pays n’entraînent pas toujours un changement d’attitude complet au sein de la population, ni, en raison de son expérience passée, dans l’esprit du réfugié – des motifs impérieux; ainsi, cela peut nécessiter, à l’égard de ce qui ne peut plus être considéré comme de la discrimination mais plutôt comme de la persécution, une réponse différente de la part des décideurs).

 

[9]               En conséquence, un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi est accordé aux demandeurs en attente d’une décision définitive sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance.

 


ORDONNANCE

 

La Cour ordonne qu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi soit accordé aux demandeurs en attente d’une décision définitive sur la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire en instance.

 

Obiter

De façon exceptionnelle, en raison de la situation particulière des demandeurs, le soussigné recommande qu’un examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire soit entrepris avant le renvoi des demandeurs, le cas échéant, étant toutefois entendu que la Cour n’en reconnaît pas moins que cela ne relève pas de son pouvoir discrétionnaire, mais de celui de l’autorité compétente de décider du bien‑fondé des motifs d’ordre humanitaire et du moment où cet l’examen de cette question sera effectué.

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.

 

 


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑11693‑12

 

INTITULÉ :                                                  DANIEL KUSMIEREK

                                                                        BARTOSZ KUSMIEREK c
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

REQUÊTE INSTRUITE PAR TÉLÉCONFÉRENCE LE 16 NOVEMBRE 2012 depuis Ottawa (ONTARIO) et TORONTO (ONTARIO)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                  LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 16 novembre 2012

 

 

 

OBSERVATIONS ORALES ET ÉCRITES :

 

Milan Tomasevic

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alex Kam

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Milan Tomasevic

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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