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Date : 20130104

Dossier : IMM‑456‑12

Référence : 2013 CF 8

[traduction FRANÇAISE certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 4 janvier 2013

En présence de monsieur le juge en chef

 

 

ENTRE :

 

VALERIAN LUKAJ

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par Valerian Lukaj contre le refus de traiter sa demande de parrainage parental, refus émanant d’une personne non identifiée au Centre de traitement des demandes (CTD) de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC). M. Lukaj soutient ce qui suit :

 

a)                  CIC a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que sa demande de parrainage, envoyée par courrier recommandé le 4 novembre 2011, a été reçue après cette date, et donc postérieurement à la date d’échéance contenue dans les instructions ministérielles établies plus tôt ce jour‑là;

 

b)                  le ministre de Citoyenneté et Immigration Canada a outrepassé son pouvoir ou en a abusé, lorsqu’il a établi ces instructions ministérielles, et qu’il a refusé d’agir conformément aux articles 12 et 13 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et qu’il a refusé d’agir conformément au Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement).

 

[2]               Je ne suis pas d’accord. Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée.

 

I.          Les faits et la décision soumise au contrôle

 

[3]               Le 4 novembre 2011, CIC a adopté le Bulletin opérationnel 350, intitulé Quatrième série d’instructions ministérielles : moratoire temporaire sur les demandes de parrainage de parents et de grands-parents au titre de la catégorie du regroupement familial (les instructions ministérielles). CIC a annoncé qu’elle instaurait une « suspen[sion] temporaire[…], soit pendant 24 mois tout au plus, [de] la réception des demandes de parrainage de parents et de grands‑parents ». Les instructions ministérielles prévoyaient aussi que ce moratoire entrerait en vigueur le jour suivant, le 5 novembre 2011.

 

[4]               Après avoir pris connaissance de cette annonce, M. Lukaj a rencontré son avocat dans l’après‑midi afin de mettre au point et de présenter sa demande de parrainage à CIC par courrier recommandé, en conformité avec la liste de contrôle des documents antérieurement émise par CIC.

 

[5]               Le 20 décembre 2011, la trousse de demande de parrainage a été renvoyée au bureau de l’avocat de M. Lukaj avec une lettre type non signée et non datée dans laquelle on déclarait que le timbre dateur sur la demande indiquait qu’elle avait été reçue au CTD le 5 novembre 2011 ou à une date ultérieure. Ensuite, dans la lettre on expliquait qu’à partir du 5 novembre 2011, CIC avait arrêté temporairement l’acceptation de nouvelles demandes de parrainage pour les parents et les grands‑parents. Selon la lettre, seules les demandes reçues avant cette date seraient traitées par le CTD. Dans la lettre, on ajoutait que ce moratoire temporaire dans l’acceptation de nouvelles demandes continuerait jusqu’à avis contraire, et que, comme résultat de ce moratoire, la demande du demandeur et les documents à l’appui lui étaient retournés, avec les frais qu’il aurait payés. La lettre se terminait par une déclaration selon laquelle, à partir du 1er décembre 2011, un super visa pour les parents et les grands‑parents serait offert aux personnes admissibles. M. Lukaj a été renvoyé au site Internet de CIC pour tout renseignement supplémentaire.

 

II.        La norme de contrôle

 

[6]               La question du moment auquel la demande de M. Lukaj a été « reçue » par le CTD a trait à l’interprétation par CIC des instructions ministérielles, lesquelles ont été établies conformément au paragraphe 87.3(3) de la LIPR.

 

[7]               Au paragraphe 54 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), une majorité des juges de la Cour suprême ont déclaré que : « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » [non souligné dans l’original.] Dans une discussion subséquente sur la norme de contrôle applicable aux questions de droit en général, au paragraphe 55, la Cour suprême a établi le critère relatif à la nature de la question de droit comme étant celle qui revêt « une importance capitale pour le système juridique [et qui est] étrangère au domaine d’expertise du décideur administratif » [non souligné dans l’original.] La Cour suprême a ajouté que le contrôle des questions de droit qui ne satisfont pas à ce critère peut être compatible avec la norme de contrôle de la décision raisonnable, lorsque certains autres facteurs pointent en ce sens. La Cour suprême a aussi décrit trois types précis de questions de droit qui feront généralement l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Aucun de ces types précis de questions ne se pose en l’espèce.

 

[8]               Plus tard, dans la décision à la majorité, il a été souligné que la première étape dans le processus de contrôle judiciaire consiste à vérifier « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier » (Dunsmuir, précité, au paragraphe 62).

 

[9]               Avant l’arrêt Dunsmuir, il appert que la jurisprudence avait décidé que l’interprétation de la LIPR et du Règlement faite par un agent des visas était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Hilewitz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration); De Jong c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 57, au paragraphe 71, [2005] 2 RCS 706; dela Fuente c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 186, aux paragraphes 39 à 51, [2007] 1 RCF 387 (dela Fuente)).

 

[10]           Toutefois, depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour suprême a répété à de nombreuses occasions que « [l]orsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive ou une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie, la déférence est habituellement de mise » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 (Alberta Teachers), au paragraphe 30; Celgene Corporation c Procureur général du Canada, 2011 CSC 1, au paragraphe 34; Smith c Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, aux paragraphes 26 à 28; Nor‑Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals et Procureur général de la Colombie‑Britannique, 2011 CSC 59, au paragraphe 36; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 RCS 471, au paragraphe 16). Récemment, la Cour suprême a aussi déclaré ce qui suit :

Le principe ne vaut cependant pas lorsque l’interprétation de la loi constitutive relève d’une catégorie de questions à laquelle la norme de la décision correcte demeure applicable, à savoir les « questions constitutionnelles, [les] questions de droit qui revêtent une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise du décideur, [les] questions portant sur la “délimitation des compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents” [et] les questions touchant véritablement à la compétence » (Alberta Teachers, précité, au paragraphe 30).

 

[11]           En fait, la Cour suprême est allée jusqu’à dire que « sauf situation exceptionnelle — et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir —, il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire » (Alberta Teachers, précité, au paragraphe 34).

 

[12]           Vu ce qui précède, je suis d’avis que la jurisprudence antérieure à l’arrêt Dunsmuir ne peut pas être considérée comme ayant déjà déterminé « de manière satisfaisante », comme cela ressort du paragraphe 62 de l’arrêt Dunsmuir, le degré de déférence qui doit être accordé à l’interprétation par un tribunal administratif de la LIPR, du Règlement, ou par analogie des Lignes directrices du ministre établies conformément à ces dispositions légales.

 

[13]           La situation est moins claire en ce qui a trait à d’autres types de décideurs administratifs, en particulier les délégués du ministre tels que les agents de visas. Au paragraphe 19 de l’arrêt Toussaint c Canada (Procureur général), 2011 CAF 213, la Cour d’appel fédérale a souligné qu’il y avait une incertitude quant à savoir si la norme de contrôle applicable à l’interprétation ou à l’application d’une politique administrative établie en application d’un décret par un directeur employé de CIC était la décision raisonnable ou la décision correcte. Vu que rien ne permet de trancher de la question de savoir si la norme de contrôle était la décision raisonnable ou la décision correcte, la Cour d’appel a déterminé qu’elle n’avait pas besoin de rendre une décision sur cette question.

 

[14]           J’adopterais une approche semblable en l’espèce, étant donné que la conclusion à laquelle je suis arrivé ci‑dessous serait la même, peu importe si l’interprétation faite par CIC des Lignes directrices du ministre était susceptible de contrôle selon la décision raisonnable ou selon la décision correcte.

 

[15]           La question de savoir si le ministre a outrepassé son pouvoir ou en a abusé lorsqu’il a établi les instructions ministérielles est susceptible de contrôle selon la décision correcte (Dunsmuir, précité, aux paragraphes 59 et 60; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 42, [2009] 1 RCS 339 (Khosa)).

 

IV.       Analyse

 

A.        CIC a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a décidé qu’elle avait « reçu » la demande de M. Lukaj le 5 novembre 2011 ou à une date ultérieure?

 

[16]           M. Lukaj soutient que pour le parrainage de personnes précises, notamment les parents de résidents permanents et de citoyens, le schéma établi par la LIPR et le Règlement constitue une offre contractuelle faite aux répondants éventuels, laquelle promeut l’objectif du regroupement familial. Le demandeur affirme que lorsqu’il dépose une demande contenant un engagement de parrainage, tout demandeur accepte en fait les modalités offertes, et il indique sa volonté de conclure un accord qui le lie à CIC de s’engager à des obligations correspondantes permettant à la personne parrainée d’être acceptée pour la résidence permanente au Canada. Au début, il avait ajouté qu’une fois que le ministre a offert les modalités contractuelles énoncées dans le schéma légal mentionné ci‑dessus, le ministre était lié par la « règle de l’acceptation par la poste » à l’acception de sa demande à la date à laquelle elle a été mise à la poste. Toutefois, lors de l’audition de la présente demande, son avocat a admis que la règle de l’acceptation par la poste ne s’appliquait pas dans le contexte d’une demande de parrainage. Par conséquent, il a ancré la position de M. Lukaj quant à la nature contractuelle de sa demande, sur son point de vue selon lequel il avait une attente légitime que sa demande soit traitée, une fois qu’il l’aurait envoyée par courrier recommandé le 4 novembre 2011.

 

[17]           Je n’accepte pas les observations de M. Lukaj sur cet aspect.

 

[18]           Le schéma de parrainage établi par la LIPR et le Règlement est de nature légale et non pas contractuelle (Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, aux paragraphes 47 à 50, [2011] 2 RCS 504).

 

[19]           L’admissibilité au parrainage dans la catégorie du regroupement familial est établie au paragraphe 12(1) de la LIPR qui prévoit ce qui suit :

Sélection des résidents permanents

Regroupement familial

 (1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

Selection of Permanent Residents

Family reunification

 (1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

 

[20]           L’admissibilité correspondante des résidents permanents et des citoyens canadiens à la qualité de répondant pour le parrainage d’un membre de la famille est établie au paragraphe 13(1) de la LIPR qui est énoncé de la façon suivante :

Régime de parrainage

 
Droit au parrainage : individus

 (1) Tout citoyen canadien et tout résident permanent peuvent, sous réserve des règlements, parrainer l’étranger de la catégorie « regroupement familial ».

 

Sponsorship of Foreign Nationals

 
Right to sponsor family member

 (1) A Canadian citizen or permanent resident may, subject to the regulations, sponsor a foreign national who is a member of the family class.

 

 

[21]           Le cadre réglementaire applicable aux demandes de parrainage est décrit à la Section 3 du Règlement, en particulier aux articles 130 à 137.

 

[22]           Dans ce schéma réglementaire, le droit au parrainage d’un membre de la famille n’est pas octroyé, acquis ou ne commence pas à être acquis, tant qu’une décision favorable n’est pas rendue relativement à la demande (Kaur Gill c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1522, au paragraphe 40). Jusqu’à un tel moment, le demandeur a simplement un espoir que sa demande sera acceptée.

 

[23]           En fait, jusqu’à un tel moment, le demandeur pourrait même ne pas avoir droit au traitement de sa demande (Liang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 758, aux paragraphes 5 à 11, et au paragraphe 43). Cela ressort clairement de la phraséologie du paragraphe 87.3(4), lequel s’applique aux demandes présentées après le 27 février 2008 (Loi d’exécution du budget de 2008, LC 2008, article 120).

 

[24]           M. Lukaj prétend qu’il avait une attente légitime selon laquelle le ministre accepterait sa demande de parrainage sur la base de sa nature contractuelle, et sur le fait que la liste vérification des documents de CIC indique que le courrier est le moyen de communication préféré.

 

[25]           Je ne suis pas d’accord. Dans la même veine, M. Lukaj admet qu’il [traduction] « savait que, lorsqu’il a envoyé sa demande le 4 novembre 2011, elle n’arriverait pas physiquement au Centre de traitement des demandes ». En fait, la preuve non contestée établit que sa demande a été physiquement reçue au CTD le 9 novembre 2011. Les instructions ministérielles l’informaient aussi clairement que sa demande ne serait pas acceptée aux fins de traitement, si elle n’avait pas été reçue avant le 5 novembre 2011. En particulier, sous le titre « Instructions de traitement », on l’a informé qu’à : « compter du 5 novembre 2011, aucune nouvelle demande de parrainage de parents [R117(1)c)] ou de grands‑parents [R117(1)d)] au titre de la catégorie du regroupement familial ne sera acceptée aux fins de traitement ». De plus, sous le titre « Demandes reçues le 5 novembre 2011 ou à une date ultérieure », il est énoncé ce qui suit :

Les nouvelles demandes de parrainage CF4 de parents ou de grands-parents reçues au CTD le 5 novembre 2011 ou à une date ultérieure, seront retournées aux répondants avec une lettre les informant du moratoire temporaire. Les demandes dont le cachet de la poste indique une date antérieure au 5 novembre 2011, mais qui sont reçues au CTD le 5 novembre ou à une date ultérieure seront également retournées aux répondants. Dans les 2 cas, les frais de traitement acquittés seront remboursés. [Non souligné dans l’original.]

 

[26]           Vu ce qui précède, je ne suis pas d’accord avec les affirmations de M. Lukaj selon lesquelles le schéma établi par la LIPR et le Règlement constitue une « offre » qu’il a acceptée, et qu’il avait une attente légitime selon laquelle sa demande serait traitée, même s’il savait qu’elle ne serait physiquement reçue qu’à après le 5 novembre 2011. Je note que le juge Zinn a récemment traité une situation semblable, et qu’il a conclu, comme j’ai moi‑même conclu que « la demande de parrainage du demandeur devait avoir été postée et reçue par CIC avant le 5 novembre 2011 » (Vahit Esensoy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2012 CF 1343, au paragraphe 8 (Esensoy)).

 

[27]           J’ajouterais simplement qu’il est bien établi en droit que les demandes de parrainage de la catégorie du regroupement familial sont considérées comme « reçues » seulement lorsqu’elles sont physiquement reçues, et non pas lorsqu’elles sont mises à la poste (Hamid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 217, aux paragraphes 45 à 47; Salahova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 352, aux paragraphes 15 à 10; Lim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 FC, au paragraphe 28; Castro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 659, au paragraphe 10). Je note que l’affidavit de Glen Bornais, Analyste principal à CIC, daté du 1er juillet 2012 (affidavit Bornais) déclare au paragraphe 27 qu’il s’agit aussi d’une procédure de CIC qui est normalisée. Cela affaiblit encore plus la position de M. Lukaj relative à ses attentes légitimes (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 26 (Baker)). Cet élément de preuve n’a pas été contredit par M. Lukaj.

 

B.        Les instructions ministérielles excédaient-elles le pouvoir du ministre ou constituaient‑elles un abus de ce pouvoir?

 

[28]           M. Lukaj soutient que le ministre a outrepassé son pouvoir lorsqu’il a établi les instructions ministérielles parce que ces instructions contrevenaient au schéma légal des articles 12 et 13 de la LIPR, et à la Section 3 de la Partie 7 du Règlement (articles 130 à 137), notamment le droit au parrainage qui y est créé.

 

[29]           Je ne suis pas d’accord. Cet argument a récemment été soulevé et rejeté par le juge Zinn dans la décision Esensoy, précitée, aux paragraphes 8 à 21. Je suis d’accord avec les motifs rendus par le juge Zinn et je trouve qu’il est inutile de les répéter ici.

 

[30]           En outre, à titre subsidiaire, M. Lukaj prétend que l’établissement des instructions ministérielles était arbitraire, injuste, fait de mauvaise foi, et que cela constituait donc un abus de pouvoir du ministre.

 

[31]           Je ne suis pas d’accord. Au paragraphe 18 de la décision Esensoy, précitée, le juge Zinn a conclu qu’il appert que le ministre a établi les instructions ministérielles de bonne foi et de façon légitime :

Le dossier fait état d’un arriéré de 165 000 demandes au moment de l’annonce de l’instruction ministérielle. En janvier 2012, le délai de traitement prévu des demandes de résidence permanente liées à la Turquie pouvait être de 81 mois. On est en droit de penser que ce problème requérait une intervention administrative, et les actions du ministre semblent avoir été prises de bonne foi et avoir pour objet de régler la question de l’arriéré.

 

[32]           La preuve produite en l’espèce confirme qu’il y avait un arriéré d’environ 165 000 demandes au moment où les instructions ministérielles ont été établies. Selon le paragraphe 10 de l’affidavit Bornais, cet arriéré était de 103 000 demandes au début de 2008. Entre autres choses, le paragraphe 10 de cet affidavit fournit les renseignements complémentaires et utiles suivants :

[traduction]

Les arriérés croissants compromettent la capacité du Canada d’offrir le système d’immigration le plus efficace possible. Il y a des coûts élevés qui sont liés au maintien des arriérés. Plutôt que de traiter les demandes, les personnes ressources sont occupées à gérer les demandes et à répondre aux plaintes et aux demandes de renseignements. Un corollaire des arriérés est l’allongement du temps d’attente, étant donné que lorsque les arriérés augmentent les clients doivent attendre de plus en plus longtemps pour que leurs demandes soient traitées. Non seulement les temps d’attente représentent un mauvais service à la clientèle et ils obligent les demandeurs à mettre en veille des décisions très importantes pour leurs vies, mais en plus, ils diminuent aussi la confiance du public dans le système d’immigration. Enfin, l’allongement du temps d’attente expose le gouvernement au risque d’un recours judiciaire (c’est‑à‑dire une procédure de mandamus).

 

[33]           L’affidavit Bornais note en outre que le moratoire temporaire faisait partie d’un vaste plan d’action pour un regroupement familial accéléré. Entre autres choses, la première phase de ce plan prévoyait trois autres composantes principales. La première de ces composantes engageait le gouvernement fédéral à augmenter le nombre de parents et de grands‑parents parrainés qui seraient admis d’environ 15 500 en 2010, à 25 000 en 2012 – une augmentation d’environ 60 %. La deuxième de ces composantes était l’établissement d’un super visa pour les parents et les grands‑parents, super visa qui pouvait être valable jusqu’à 10 ans, et qui permettrait des entrées multiples jusqu’à 24 mois à la fois, sans renouvellement du statut. Cela est entré en vigueur le 1er décembre 2011. La troisième composante était un engagement de consulter les Canadiens relativement à la restructuration du programme de parrainage des parents et des grands‑parents afin de s’assurer qu’il serait durable à l’avenir. Le paragraphe 22 de l’affidavit Bornais déclare que cette consultation a commencé le 23 mars 2012.

 

[34]           Ces éléments du plan d’action du ministre ont tous été expliqués lors du communiqué de presse publié le 4 novembre 2011 par CIC. Ce communiqué de presse expliquait aussi que la deuxième phase du plan d’action commencerait « environ deux ans après les consultations ». À cette époque, selon le plan, le moratoire temporaire serait levé, les demandes à venir seraient traitées rapidement, et le programme de parrainage des parents et des grands‑parents fonctionnerait sur une base plus efficace et plus durable que par le passé.

 

[35]           Entre-temps, selon le paragraphe 22 de l’affidavit Bornais, CIC continue à [traduction] « à traiter, sur une base prioritaire, toutes les demandes de parrainage pour conjoints, partenaires et enfants à charge, peu importe les niveaux cibles du plan ».

 

[36]           La raison pour laquelle les instructions ministérielles ont été établies en un si court laps de temps est brièvement expliquée dans les Notes en vue d’une allocution de l’honorable Jason Kenney, C.P., député, ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, lesquelles ont été publiées à la conférence de presse tenue le 4 novembre 2011 pour l’annonce du moratoire temporaire et d’autres aspects du plan d’action du ministre.

À mesure que nous restructurerons le programme pour en assurer la viabilité, nous devrons relever le défi suivant : si nous acceptons des demandes dans le cadre de ce programme pendant la période de consultation et de restructuration, nous savons ce qui se produira – nous serons inondés par une immense hausse du nombre de demandes. En effet, les gens se diront : « au cas où les critères changeraient, il vaut mieux que je présente ma demande tout de suite ». Et cette possibilité nous inquiète beaucoup. Cela s’est déjà produit. Les consultants et les avocats en immigration vont contacter leurs clients pour leur dire : « nous allons envoyer votre demande immédiatement ». Et, ensuite, le nombre de demandes passera de 40 000 à 50 000, 60 000 ou 70 000, et nous ne viendrons jamais à bout de l’arriéré.

 

[37]           Selon un affidavit souscrit par Sharon Ferreira qui est coordonnatrice des opérations au CTD, le 10 juillet 2012, le temps de traitement pour les demandes de parrainage de parents et de grands‑parents était d’environ 31 à 55 mois à l’époque. Au bureau des visas à Rome, en Italie, où la demande de M. Lukaj aurait vraisemblablement été envoyée pour traitement, le temps de traitement était d’environ 40 mois. Si M. Lukaj avait présenté sa demande avant le 5 novembre 21011, ce temps de traitement n’aurait vraisemblablement pas commencé jusqu’à « après 2013 ».

 

[38]           Vu tout ce qui précède, je suis d’accord avec la conclusion du juge Zinn, au paragraphe 18 de la décision Esensoy, précitée, selon laquelle il appert que l’établissement des instructions ministérielles semble avoir été pris de bonne foi et avait pour objet de régler l’arriéré décrit ci‑dessus. Je suis convaincu que les actions du ministre à cet égard n’étaient ni arbitraires ni prises de mauvaise foi.

 

[39]           M. Lukaj a aussi soutenu que les principes d’équité procédurale exigent qu’on lui donne un certain avis en cas de changement de la politique du ministre, étant donné que les instructions ministérielles touchaient à son droit fondamental de parrainer ses parents.

 

[40]           Je ne suis pas d’accord.

 

[41]           Il est bien établi que le contenu de l’obligation d’équité due aux demandeurs de visa ne commande pas un degré élevé d’équité procédurale (Petrosyn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 FC 1319, au paragraphe 19; Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CA), au paragraphe 41; Kahn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345, aux paragraphes 30 à 32, [2002] 2 CF 413; Patel c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 55, 23 Imm LR (3d) 161, au paragraphe 10).

 

[42]           Comme cela est exposé ci‑dessus, M. Lukaj n’avait aucun droit dévolu, acquis ou en voie d’acquisition au parrainage de ses parents. Il n’avait pas non plus le droit de voir sa demande traitée. De plus, il n’avait pas d’attente légitime selon laquelle sa demande dont il savait qu’elle ne serait reçue par CIC qu’à après la date d’échéance établie dans les instructions ministérielles serait traitée.

 

[43]           Conformément au paragraphe 87.3(2) de la LIPR, le ministre a, et il avait dans le cadre de la version de la LIPR en vigueur lorsque la décision faisant l’objet du présent contrôle a été rendue en 2011, un vaste pouvoir réglementaire relativement au traitement des demandes de parrainage, notamment celles auxquelles il est fait référence au paragraphe 13(1) (Esensoy, précitée, aux paragraphes 10 à 12).

 

[44]           Comme cela est expliqué ci‑dessus, il appert que le ministre avait des motifs honnêtes d’établir des instructions ministérielles et de le faire dans un très court laps de temps.

 

[45]           Compte tenu de tout ce qui précède, l’obligation d’équité procédurale due à M. Lukaj ne comprenait pas de droit à un long préavis quant au « moratoire temporaire » dans le traitement des demandes présentées relativement à l’établissement des instructions ministérielles (dela Fuente, précité, au paragraphe 20l; Salahova, 2010 CF 352, au paragraphe 21; Baker, précité, aux paragraphes 26 et 27).

 

V.        Conclusion

 

[46]           Pour les motifs énoncés ci‑dessus, CIC n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu qu’elle avait « reçu » la demande de M. Lukaj le 5 novembre 2011 ou à une date ultérieure. En outre, le ministre n’a pas outrepassé son pouvoir, et il n’a pas agi de mauvaise foi ou de façon arbitraire lorsqu’il a établi les instructions ministérielles. De plus, l’établissement des instructions ministérielles en un très court laps de temps n’a pas entraîné de violation de quelque obligation d’équité que ce soit qui serait due à M. Lukaj.

 

[47]           Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

 

[48]           À la fin de l’audition de sa demande, le défendeur a proposé la certification de la question suivante :

[traduction]

Vu la responsabilité du ministre d’appliquer la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) de manière à atteindre les divers objectifs énoncés au paragraphe 3(1), et vu la responsabilité du ministre de gérer ces objectifs dans le plan annuel du gouvernement pour le nombre total des admissions, l’article 13 de la LIPR interdit‑il au ministre de mettre en application des instructions fondées sur le paragraphe 87.3 de la LIPR, lesquelles suspendent temporairement l’acceptation des demandes de parrainage aux fins de la réduction de l’arriéré des demandes et de la réduction du temps d’attente qui y est lié pour les parents et les grands‑parents parrainés?

 

[49]           De façon subsidiaire, au cas où la Court préférerait une question plus ouverte, le demandeur propose la question suivante pour certification :

[traduction]

Lorsqu’il a établi et mis en application la suspension temporaire de la réception de nouvelles demandes de parrainage pour les parents et les grands‑parents tel qu’il est énoncé dans les instructions ministérielles du 5 novembre 2011, le ministre a‑t‑il outrepassé son pouvoir discrétionnaire et ses actions étaient‑elles ultra vires de la LIPR?

 

[50]           À mon avis, aucune des questions proposées ne soulève de « question grave de portée générale » comme l’exige l’alinéa 74d) de la LIPR. Pour les motifs énoncés par le juge Zinn dans la décision Esensoy, précitée, il est clair que le tout faisait partie du pouvoir réglementaire du ministre d’établir des instructions ministérielles, notamment l’aspect de ces instructions qui entraînait un moratoire temporaire dans l’acceptation des demandes de parrainage pour un parent ou un grand‑parent.

 

[51]           J’ajouterais simplement qu’aucune des questions proposées et énoncées ci‑dessus ne permettrait de trancher la présente demande, si on y répondait de façon défavorable (Varela c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 145, au paragraphe 28).

 

[52]           Selon moi, aucune autre question grave de portée générale n’est soulevée dans la présente demande.

 

[53]           Par conséquent, il n’y aura pas de question à certifier.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE en ces termes :

 

1.    La présente demande est rejetée.

 

2.    Il n’y a aucune question à certifier.

 

 

 

« Paul S. Crampton »

Juge en chef

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Laurence Endale, LLM., M.A.Trad.jur.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Dossier :                                              IMM-456-12

 

INTITULÉ :                                            VALERIAN LUKAJ

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                    Vancouver (Colombie-Britannique)        

 

DATE DE L’AUDIENCE :                   Le 29 août 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                  Le juge en chef

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                           Le 4 janvier 2013

 

COMPARUTIONS :

 

Craig Costantino

POUR LE DEMANDEUR

 

Caroline Christiaens

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elgin, Cannon & Assoc.

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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