Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

 

 


Date : 20121206

Dossier : IMM-2764-12

Référence : 2012 CF 1431

Vancouver (Colombie-Britannique), le 6 décembre 2012

En présence de monsieur le juge Shore

 

ENTRE :

 

LYUBOV TERENTEVA

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

         Motifs du jugement et jugement

 

I. Introduction

[1]               La demanderesse, citoyenne de l’Ouzbékistan, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision qu’un agent chargé de l’examen des risques avant renvoi [ERAR] a rendue en vertu de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demanderesse allègue que l’agent chargé de l’ERAR a évalué de façon déraisonnable les éléments de preuve qui lui avaient été présentés en concluant qu’elle ne craignait pas avec raison d’être persécutée au sens de l’article 96 de la LIPR et qu’elle n’avait pas qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR. La demanderesse soutient de plus que l’agent chargé de l’ERAR a appliqué le mauvais critère pour établir si la preuve documentaire démontrait que les personnes se trouvant dans une situation semblable à la sienne en Ouzbékistan étaient visées par l’article 96 ou l’article 97 de la LIPR.

 

II. Procédure judiciaire

[2]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR, de la décision du 6 février 2012 d’un agent chargé de l’ERAR.

 

III. Contexte

[3]               La demanderesse, Mme Lyubov Terenteva, est une citoyenne de l’Ouzbékistan âgée de 77 ans.

 

[4]               La demanderesse allègue que sa santé est très fragile parce qu’elle a subi une fracture des deux hanches, ce qui l’oblige à se déplacer avec une canne, qu’elle souffre d’hypertension artérielle et d’angine de poitrine.

 

[5]               Selon ses déclarations, tous les membres de sa famille immédiate vivent au Canada. Sa fille est citoyenne canadienne et son fils a fait une demande d’asile au Canada le 5 janvier 2012.

 

[6]               Elle ajoute qu’elle ne possède pas de rente de retraite, d’épargne ou de maison en Ouzbékistan et qu’elle est incapable de travailler à cause de son âge et de ses problèmes de santé.

 

[7]               La demanderesse allègue que le 15 mai 2005, les autorités ouzbèkes lui ont demandé de signer le certificat de décès d’un ami attestant que l’ami en question était décédé d’une crise cardiaque, alors que celui-ci avait été tué lors d’un massacre perpétré à Andijan. Elle affirme qu’elle a refusé de signer le certificat et que, par la suite, les autorités l’avaient menacée, persécutée, détenue et privée de nourriture et ses voisins, à la demande des autorités, l’avaient battue.

 

[8]               Le 14 août 2009, le mari de la demanderesse est décédé dans un hôpital en Ouzbékistan. Une infirmière aurait dit à la demanderesse que le mari de la demanderesse n’était pas mort de causes naturelles, mais plutôt des suites d’une injection.

 

[9]               La demanderesse ajoute qu’elle a par la suite reçu des appels téléphoniques des autorités, qui ont reconnu avoir tué son mari et l’ont menacée de mort elle aussi.

 

[10]           Le 5 novembre 2009, la demanderesse s’est rendue au Canada et, le 30 novembre 2009, elle a présenté une demande d’asile alléguant qu’elle craignait avec raison d’être persécutée du fait qu’elle est juive.

 

[11]           Le 23 février 2011, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande parce qu’elle n’était pas étayée par des éléments de preuve documentaire et que la crédibilité de la demanderesse était mise en doute.

 

[12]           Le 18 mai 2011, la demanderesse a présenté sa demande d’ERAR, qui a été rejetée le 6 février 2012.

 

[13]           Le 9 mars 2012, la demanderesse a été hospitalisée à cause de douleurs à la poitrine.

 

[14]           Le 12 mars 2012, l’Agence des services frontaliers du Canada a accordé à la demanderesse un report temporaire de son renvoi jusqu’au 11 juin 2012, afin de permettre à sa fille de la raccompagner en Ouzbékistan.

 

[15]           Le 21 mars 2012, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’agent chargé de l’ERAR.

 

IV. Décision visée par le contrôle

[16]           L’agent chargé de l’ERAR a conclu que la demanderesse n’avait pas une crainte fondée d’être persécutée au sens de l’article 96 de la LIPR parce qu’il n’existait pas de possibilité raisonnable qu’elle risque d’être persécutée en Ouzbékistan. Selon l’agent chargé de l’ERAR, la demanderesse n’avait pas non plus qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR parce que, selon la prépondérance des probabilités, elle ne serait pas personnellement exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités.

 

[17]           L’agent chargé de l’ERAR a reconnu que la preuve documentaire avait établi le fait que le gouvernement de l’Ouzbékistan était corrompu et que la torture était pratiquée dans les prisons de ce pays. L’agent chargé de l’ERAR a aussi accordé une certaine valeur à la preuve documentaire en ce qui concerne le massacre perpétré à Andijan et les efforts du gouvernement pour éviter que la population soit informée au sujet de ce massacre.

 

[18]           L’agent chargé de l’ERAR était disposé à donner foi à l’exposé narratif de la demanderesse, mais il n’a pas reconnu que la preuve documentaire avait un lien avec le risque de persécution dont elle aurait fait l’objet (décision de l’agent chargé de l’ERAR, p. 5). L’agent chargé de l’ERAR a estimé que la preuve documentaire ne démontrait pas que les personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de la demanderesse étaient persécutées. Bien que des éléments de preuve établissent que des témoins directs et des victimes du massacre d’Andijan étaient ciblés, ces éléments de preuve n’établissaient pas que les amis des victimes du massacre d’Andijan étaient persécutés ou que les autorités avaient souvent demandé aux amis et aux membres des familles d’identifier les victimes du massacre.

 

[19]           En ce qui concerne la situation générale en Ouzbékistan, l’agent chargé de l’ERAR a accepté les éléments suivants de la preuve documentaire : (i) les agents chargés de l’application de la loi de même que les agents de sécurité battent et maltraitent fréquemment les détenus afin d’obtenir des confessions ou des renseignements et les mesures prises par le gouvernement pour limiter ce genre de comportement n’ont pas été couronnées de succès; (ii) le gouvernement ouzbèke a renforcé la présence des forces de sécurité dans le pays afin de réagir aux mouvements nés dans la foulée du printemps arabe; (iii) des membres de minorités religieuses, de groupes islamiques et de défenseurs des droits de la personne ont été emprisonnés après avoir subi des procès injustes; (iv) les autorités ouzbèkes ont rejeté des appels internationaux en faveur d’une enquête indépendante sur l’assassinat massif de manifestants; (v) les personnes qui cherchent à se loger dans une autre ville doivent fréquemment verser des pots-de-vin; (vi) de nombreux Ouzbèkes (principalement les hommes en âge de travailler) cherchent de l’emploi à l’étranger.

 

[20]           En rejetant la demande d’ERAR, l’agent chargé de l’ERAR a établi que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle était persécutée par l’État ouzbèke en raison de ses croyances politiques ou pour tout autre motif. L’agent chargé de l’ERAR a estimé qu’il existait peu d’éléments de preuve établissant que la demanderesse s’était rendue dans la ville d’Andijan, que son ami avait été tué dans le massacre d’Andijan ou même que cette personne avait déjà existé, et que les autorités ouzbèkes l’avaient déjà persécutée auparavant. Aucun élément de preuve à caractère médical ni aucun témoignage d’un ami ou d’une personne ayant reçu ses confidences n’a été présenté pour étayer ses allégations selon lesquelles elle avait été détenue dans un sous-sol par les autorités ouzbèkes après avoir refusé de signer le certificat de décès frauduleux et son mari avait été empoisonné. L’agent chargé de l’ERAR a justifié cette conclusion en soulignant que la preuve documentaire ne montrait pas que les personnes se trouvant dans des situations semblables à celle de la demanderesse risquaient de subir des lésions, d’être persécutées ou d’être assassinées en Ouzbékistan.

 

[21]           L’agent chargé de l’ERAR a aussi tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse n’a pas cherché à obtenir de l’aide de l’étranger ou de fuir l’Ouzbékistan en 2005 après sa période de détention. Selon l’agent chargé de l’ERAR, le fait pour la demanderesse de ne pas avoir justifié le temps qui s’est écoulé ne lui permet pas d’établir qu’elle craignait avec raison d’être persécutée au sens de l’article 96 de la LIPR ou qu’elle avait qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

V. Questions en litige

[22]           (1) L’évaluation qu’a faite l’agent chargé de l’ERAR de la preuve était-elle raisonnable?

(2) Était-il raisonnable pour l’agent chargé de l’ERAR d’exiger de la demanderesse qu’elle présente des éléments de preuve qui correspondaient exactement à sa situation personnelle?

 

VI. Dispositions législatives pertinentes

[23]           Les dispositions suivantes de la LIPR sont pertinentes en l’espèce :

Définition de « réfugié »

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

 

Personne à protéger

 

97.      (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

 

(ii) elle y est exposée en tous lieux de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérentes à celles-ci ou occasionnées par elles,

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

Personne à protéger

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

Convention refugee

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Person in need of protection

 

97.      (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

 

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

 

Person in need of protection

 

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

VII. Thèses des parties

[24]           La demanderesse allègue que l’agent chargé de l’ERAR a agi de façon déraisonnable en concluant que la preuve documentaire n’établissait pas que les personnes se trouvant dans une situation semblable sont exposées à des risques en Ouzbékistan. Invoquant la décision Morales c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 49, la demanderesse soutient que l’agent chargé de l’ERAR était tenu de prendre en compte les risques auxquels sont exposées les personnes se trouvant dans des situations semblables.

 

[25]           La demanderesse fait état d’un rapport selon lequel les médecins de la morgue d’Andijan ont aidé les autorités à cacher le massacre d’Andijan en falsifiant des dossiers de décès. Selon la demanderesse, c’est un peu ce qui s’est produit lorsque les autorités ont tenté de l’obliger à signer le certificat de décès de son ami. Un autre rapport décrit aussi la façon dont les autorités ouzbèkes ont obligé les membres de la famille d’une personne décédée en détention (lors d’un incident qui n’avait rien à voir avec le massacre d’Andijan) à signer un document dans lequel ils s’engageaient à ne pas déposer de plainte à ce sujet.

 

[26]           La demanderesse soutient qu’un examen plus global de la preuve documentaire étaye son allégation selon laquelle elle était exposée à des risques. À son avis, un tel examen révèle que les autorités ouzbèkes ont entrepris une campagne visant à éliminer les témoins du massacre d’Andijan et les personnes qui en contestent le compte rendu officiel. La demanderesse soutient que la preuve documentaire établissait avec certitude que ces catégories de personnes sont exposées à des risques en Ouzbékistan. La demanderesse allègue aussi qu’elle appartient aux deux catégories de personnes parce qu’elle s’est opposée aux tentatives visant à masquer les causes du décès de son ami lors du massacre. La preuve documentaire démontre aussi que les personnes qui, de façon générale, militent en faveur de la transparence en Ouzbékistan ont été persécutées (particulièrement les personnes qui témoignent au sujet des violations des droits de la personne en Ouzbékistan) et que les membres des familles d’anciens résidants d’Andijan font l’objet d’une surveillance constante de la part des forces de sécurité.

 

[27]           La demanderesse soutient que l’agent chargé de l’ERAR a agi de façon déraisonnable en concluant qu’elle n’appartenait à aucun des groupes à risque visés par la recherche sur la situation générale en Ouzbékistan. La demanderesse soutient qu’en refusant de signer le certificat de décès à la demande des autorités, elle s’est positionnée comme dissidente; or, les membres de ce groupe sont exposés à un risque de persécution. La demanderesse prie la Cour d’appliquer la décision Mansuri c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 745, dans laquelle il a été établi qu’un agent chargé de l’ERAR avait agi de façon déraisonnable en statuant qu’un demandeur n’était pas membre d’un groupe à risque malgré la preuve qui établissait qu’il était appartenait réellement à ce groupe.

 

[28]           Selon la demanderesse, l’agent chargé de l’ERAR a analysé la preuve d’une manière déraisonnablement stricte en établissant une distinction entre sa situation et celle des témoins directs du massacre d’Andijan. La preuve documentaire révèle que les autorités cherchaient à éliminer le souvenir du massacre et qu’elles persécutaient, torturaient et tuaient ceux qui en avaient été témoins. La demanderesse allègue qu’il n’était pas nécessaire qu’elle ait été directement témoin du massacre pour être considérée comme un témoin; or, elle en est devenue un au moment où il lui a été demandé d’identifier le corps de son ami.

 

[29]           La demanderesse soutient aussi que la décision de l’agent chargé de l’ERAR était déraisonnable parce qu’elle se concentrait sur l’absence de preuve documentaire relative à la persécution de membres de la famille et d’amis des victimes du massacre d’Andijan et sur la question de savoir si les autorités avaient systématiquement invité les membres de la famille ou les amis à identifier ces victimes malgré le témoignage précis de la demanderesse qui établissait essentiellement qu’elle avait été persécutée. Invoquant la décision Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, la demanderesse soutient que l’agent chargé de l’ERAR était tenu de fournir des explications sérieuses pour justifier le fait qu’il avait écarté son témoignage vu que ce témoignage étayait son allégation selon laquelle elle avait été persécutée par les autorités. La demanderesse invoque aussi la décision Nagaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 204, dans laquelle la Cour a établi qu’une décision d’un agent chargé de l’ERAR était déraisonnable parce que la preuve documentaire n’avait pas été évaluée en fonction des risques précis auxquels disait être exposée la demandeure d’asile.

 

[30]           Enfin, la demanderesse allègue que l’agent chargé de l’ERAR a appliqué le mauvais critère en exigeant d’elle qu’elle fournisse des éléments de preuve correspondant exactement à sa propre situation. Elle invoque la décision Khodabakhsh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1340, 382 FTR 105, dans laquelle la Cour a affirmé que la SPR avait agi de façon déraisonnable en exigeant d’un demandeur d’asile qu’il soumette des éléments de preuve relatifs à des situations identiques à la sienne. Selon la demanderesse, le même problème se présente dans sa situation à elle parce que l’agent chargé de l’ERAR a insisté pour obtenir des éléments de preuve démontrant que les amis des victimes du massacre d’Andijan avaient été persécutés et qu’on leur demandait systématiquement d’identifier des corps.

 

[31]           Le défendeur, s’appuyant sur Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, soutient qu’il incombe à la demanderesse de prouver que sa crainte d’être persécutée est fondée ou qu’elle a qualité de personne à protéger. La réponse à la question de savoir si la preuve de la demanderesse lui permet de s’acquitter du fardeau qui lui incombe dépend du poids que le décideur accorde à cette preuve. Le défendeur soutient que la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de la façon dont les agents d’ERAR apprécient la valeur de la preuve qui leur est soumise.

 

[32]           Selon le défendeur, l’évaluation de la preuve faite par l’agent chargé de l’ERAR était raisonnable parce que la demanderesse n’a pas fourni d’éléments de preuve précis portant qu’elle était personnellement persécutée par les autorités ouzbèkes ou par ses voisins, et parce que ni la preuve relative à la situation dans l’ensemble du pays ni la preuve documentaire relative au massacre d’Andijan ne montraient que des personnes se trouvant dans une situation semblable à celle de la demanderesse en Ouzbékistan étaient exposées à des risques.

 

[33]           Le défendeur soutient que la situation de la demanderesse n’était pas assimilable à celle des médecins à la morgue d’Andijan. Bien que la demanderesse ait déclaré qu’on lui avait demandé d’identifier une victime du massacre d’Andijan, des éléments de preuve documentaire établissaient qu’il était [traduction] « très rare » que des membres des familles se présentent à la morgue pour réclamer le corps de victimes (dossier de la demanderesse, p. 61).

 

[34]           Le défendeur soutient aussi qu’il était raisonnable pour l’agent chargé de l’ERAR de conclure que la demanderesse n’était pas une dissidente politique du simple fait qu’elle avait refusé de signer le certificat de décès falsifié de son ami. Le défendeur estime que les éléments de preuve soumis étaient insuffisants pour établir un lien entre son exposé narratif et les risques auxquels sont exposés ces personnes ou ces groupes.

 

[35]           De l’avis du défendeur, l’agent chargé de l’ERAR n’a pas appliqué le mauvais critère en exigeant de la demanderesse qu’elle fournisse des éléments de preuve documentaire correspondant exactement à sa propre situation. Le défendeur soutient que l’agent chargé de l’ERAR a examiné la preuve sur la situation dans le pays et qu’il a raisonnablement conclu qu’il n’était pas raisonnable de comparer la situation de la demanderesse à celle des personnes ou des groupes qui craignaient avec raison d’être persécutés ou qui avaient qualité de personnes à protéger.

 

VIII. Analyse

Normes de contrôle

[36]           L’évaluation de la preuve par l’agent chargé de l’ERAR est susceptible de contrôle selon la norme de raisonnabilité (Lakhani c Canada (Ministre  de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 656). La question de savoir si l’agent chargé de l’ERAR a exigé de la demanderesse une preuve trop précise est aussi susceptible de contrôle selon cette même norme (Khodabakhsh, précitée).

 

[37]           Vu l’application de la norme de la raisonnabilité, la Cour ne peut intervenir que si les motifs de la Commission ne sont pas « justifiés, transparents et intelligibles ». Pour qu’il soit satisfait à cette norme, la décision doit aussi appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, par. 47).

 

(1) L’évaluation qu’a faite l’agent chargé de l’ERAR de la preuve était-elle raisonnable?

[38]           Dans une instance instruite en vertu de l’article 112 de la LIPR, il incombe à la demanderesse de démontrer selon la prépondérance des probabilités que sa crainte d’être persécutée est fondée ou qu’elle a qualité de personne à protéger (Ferguson, précitée, aux par. 21 et 22).

 

[39]           Selon le défendeur, [traduction] « la réponse à la question de savoir si la preuve soumise satisfait au fardeau imposé par la loi repose en grande partie sur le poids accordé à la preuve présentée » et la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard de la façon dont l’agent chargé de l’ERAR évalue la preuve (Ferguson, précitée, au paragraphe 24). En l’espèce, les problèmes mentionnés par la demanderesse ne concernent pas simplement le poids que l’agent chargé de l’ERAR a accordé à la preuve; ils découlent plutôt du raisonnement sur lequel l’agent chargé de l’ERAR s’est fondé pour évaluer la preuve.

 

[40]           Selon son exposé narratif, la demanderesse se trouvait dans une situation semblable (mais non identique) à celle des médecins de la morgue d’Andijan et des témoins du massacre d’Andijan. Il n’était pas raisonnable que l’agent chargé de l’ERAR tire une autre conclusion. La demanderesse a été témoin du massacre d’une autre façon qu’une personne qui a entendu elle-même les coups de feu. Étant donné que le fait pour la demanderesse d’avoir vu le corps a eu pour conséquence qu’elle a été la cible des mesures de l’État, confirmées par la documentation, afin d’éliminer le souvenir du massacre, son témoignage (aux fins de l’établissement de l’existence d’un risque) concernant le massacre équivalait essentiellement à celui d’un témoin direct.

 

[41]           L’agent chargé de l’ERAR a choisi de donner foi à l’exposé narratif de la demanderesse (TR, p. 7 ci-dessus); en d’autres termes, l’agent chargé de l’ERAR a accepté la validité de l’exposé narratif de la demanderesse selon lequel elle avait refusé de signer le certificat de décès falsifié après avoir vu le corps de son ami, qu’elle a été détenue et battue pour avoir refusé de signer ce certificat et que son mari était décédé dans des circonstances suspectes. Étant donné que l’agent chargé de l’ERAR a admis que la demanderesse s’était rendue à la morgue d’Andijan, le fait que la preuve documentaire montre qu’il était rare que des membres des familles se rendent à la morgue après le massacre n’est pas pertinent. Vu, comme l’agent chargé de l’ERAR l’a reconnu, que la demanderesse s’était rendue à la morgue et qu’elle avait été contrainte de signer un certificat de décès falsifié, il est déraisonnable de conclure que sa situation n’était pas comparable à celle des médecins de la même morgue à qui on avait demandé de falsifier les documents de décès des victimes du massacre d’Andijan.

 

[42]           Il était aussi déraisonnable que l’agent chargé de l’ERAR, après avoir accepté le compte rendu des faits de la demanderesse, statue qu’elle ne se trouvait pas dans une situation semblable à celle des témoins du massacre d’Andijan, qui eux étaient exposés à des risques en Ouzbékistan. L’agent chargé de l’ERAR a accepté l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle avait vu le corps de son ami qui avait été tué dans le cadre du massacre d’Andijan. Ce simple fait était suffisant pour faire d’elle un témoin, même si elle n’avait pas été présente au cours du massacre lui-même. Étant donné la preuve documentaire selon laquelle les témoins du massacre étaient exposés à des risques en Ouzbékistan et le témoignage même de la demanderesse au sujet du traitement qui lui avait été infligé par les autorités, conclure qu’elle n’avait pas qualité de personne à protéger ne faisait pas partie des issues possibles acceptables.

 

(2) Était-il raisonnable pour l’agent chargé de l’ERAR d’exiger de la demanderesse qu’elle présente des éléments de preuve qui correspondaient exactement à sa situation personnelle?

 

[43]           Selon Khodabakhsh, le décideur qui insiste pour que la preuve documentaire révèle une situation identique agit de façon déraisonnable (par. 23). Dans Khodabakhsh, la SPR exigeait des éléments de preuve documentaire au sujet de parents qui avaient toujours été de confession musulmane et qui avaient été menacés parce que leur fille avait vécu à l’extérieur de l’Iran pendant deux décennies et qu’elle s’était convertie à la foi Baha’ie. En l’espèce, l’agent chargé de l’ERAR a exigé des éléments de preuve aussi spécifiques en concluant que la demanderesse devait fournir la preuve que les amis des victimes du massacre d’Andijan étaient exposés à des risques et qu’on leur demandait systématiquement d’identifier les corps des victimes de ce massacre.

 

[44]           La Cour souligne, de façon incidente, qu’une bonne partie des conclusions de l’agent chargé de l’ERAR semblent être fondées implicitement sur une conclusion défavorable implicite quant à la crédibilité de la demanderesse. Ce point n’ayant pas été soulevé par les parties, la Cour n’en tiendra pas compte pour se prononcer sur la décision de l’agent chargé de l’ERAR.

 

[45]           Même si l’agent chargé de l’ERAR a de toute évidence accepté l’exposé narratif de la demanderesse, des éléments de la décision peuvent donner à penser que l’agent chargé de l’ERAR ne l’a pas crue. Plus précisément, l’agent chargé de l’ERAR semble avoir cherché à obtenir des éléments de preuve documentaire corroborants au sujet des amis des victimes du massacre d’Andijan pour évaluer la crédibilité de la demanderesse. Or, la Cour a affirmé, dans Strachn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 984, que malgré la différence entre une conclusion défavorable concernant la crédibilité et une conclusion d’insuffisance de la preuve, il était aussi possible qu’un décideur ait « incorrectement formulé de véritables conclusions relatives à la crédibilité comme s’il s’agissait de conclusions d’insuffisance de la preuve » (au par. 34). L’insistance avec laquelle l’agent chargé de l’ERAR a demandé des éléments de preuve prouvant que les amis et les membres des familles étaient systématiquement invités à la morgue d’Andijan pour identifier les corps des victimes donne fortement à penser que l’agent chargé de l’ERAR mettait en doute l’exposé narratif de la demanderesse. Si l’agent chargé de l’ERAR avait cru que la demanderesse s’était rendue à la morgue d’Andijan, ces éléments de preuve n’auraient pas été nécessaires.

 

[46]           Cet aspect de la décision de l’agent chargé de l’ERAR ressort davantage des commentaires de l’agent chargé de l’ERAR selon lesquels le compte rendu des faits de la demanderesse était [traduction] « contraire à ses déclarations relatives au risque faites devant la SPR » et des [traduction] « problèmes de crédibilité » s’étaient manifestés lors de l’instruction de sa demande devant la SPR (décision de l’agent chargé de l’ERAR, p. 4).

 

IX. Conclusion

[47]           Pour tous les motifs susmentionnés, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il statue nouveau.


JUGEMENT

            LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il statue de nouveau. Aucune question n’a été certifiée.

 

Michel M.J. Shore

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2764-12

 

INTITULÉ :                                      LYUBOV TERENTEVA c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

 

DATE de l’audience :             Le 5 décembre 2012

 

Motifs du jugement

Et jugement :                            Le juge SHORE

 

DATE des motifs :                     Le 6 décembre 2012

 

 

 

Comparutions :

 

Daragh S. Karkairan

 

Pour la demanderesse

 

Mark E.W. East

Pour le défendeur

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Daragh S. Karkairan

Avocat

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour la demanderesse

 

FOR THE APPLICANT

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

FOR THE RESPONDENT

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.