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Date : 20121107

Dossier : T-1128-12

Référence : 2012 CF 1300

[traduction FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 7 novembre 2012

En présence de monsieur le juge Hughes

 

ENTRE :

 

CHRISTOPHER BRAZEAU,

BRADLEY ROGERS,

HARVEY ANDRES,

ERNEST MEIGS et

TROY BURTON

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

 

défenderesse

 

 

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               La défenderesse, Sa Majesté la Reine, a présenté une requête sollicitant la radiation de la déclaration déposée le 13 juin 2012, dans le cadre de la présente action, ainsi que diverses autres mesures de redressement. Pour les motifs ci-dessous exposés, la Cour va ordonner que l’action soit suspendue pour six (6) mois, et ce, à certaines conditions.

 

[2]               Les demandeurs, selon l’énumération faite dans la déclaration déposée le 13 juin 2012, sont tous des détenus de l’établissement pénitentiaire fédéral de Prince Albert, en Saskatchewan. Ils réclament à la défenderesse des dommages-intérêts de plus de cinquante mille dollars (50 000 $) invoquant, selon la description figurant au paragraphe 1 de la déclaration en question :

                     la négligence

                     l’infliction, par négligence, de chocs nerveux

                     l’infliction délibérée de chocs nerveux

                     des fautes dans l’exercice de fonctions officielles

                     la violation des articles 7, 8, 9 et 12 ainsi que du paragraphe 15(1) de la Charte

 

[3]               Ils réclament en outre des dommages-intérêts majorés et punitifs, les dépens avocat-client, et diverses autres mesures de redressement.

 

[4]               Le premier parmi les demandeurs énumérés, Christopher Brazeau, se présente, au paragraphe 2 de la déclaration, comme [traduction] « demandeur principal ». Aucun des demandeurs ne se présente comme avocat admis à exercer dans un territoire ou une province du Canada. Les demandeurs ont tous signé la déclaration. Dans les documents versés au dossier de la Cour, y compris dans les observations du demandeur concernant la présente requête, le demandeur Brazeau semble agir en tant que porte-parole de l’ensemble des demandeurs.

 

[5]               À la suite de la requête en radiation initialement déposée par la défenderesse, les demandeurs ont déposé une réponse, accompagnée d’un document intitulé [traduction] « Déclaration modifiée, etc. » Ce document n’a pas été déposé à titre de document distinct visant à modifier la déclaration déposée initialement. Ce document prétend joindre deux demandeurs à l’action, et fournir des détails supplémentaires au-delà de ce que contenait la déclaration initiale. Entre‑temps, la juge Snider a, au nom de la Cour, rendu une ordonnance motivée (référence : 2012 CF 648), dans le cadre du dossier T-1543-11, une autre action introduite par le même demandeur, Christopher Brazeau, contre le procureur général du Canada. L’ordonnance de la juge Snider traitait d’une requête en radiation présentée par le procureur général.

 

[6]               Cela étant, j’ai donné une directive demandant à la défenderesse en l’espèce de remettre une argumentation modifiée au sujet des motifs de la juge Snider et des modifications qui sont censées avoir été apportées à la déclaration en l’espèce. La défenderesse a depuis remis un dossier de requête modifié. Les demandeurs, par l’entremise du demandeur Brazeau, ont, en réponse, déposé un dossier modifié. Je vais maintenant me prononcer sur la requête, essentiellement au vu de ces documents, mais j’entends également prendre en compte les documents versés auparavant au dossier.

 

[7]               Rappelons qu’aucun des demandeurs n’est avocat. Au paragraphe 6 de leur exposé des arguments, ils précisent qu’ils [traduction] « […] n’ont aucune formation juridique, et doivent par conséquent préparer et soutenir leur cause sans l’aide ou les conseils d’un avocat […] ». Il ressort, cependant, de la déclaration et des autres documents déposés par les demandeurs, que l’un ou plusieurs d’entre eux ont consacré un temps et des efforts considérables à l’étude des questions de droit soulevées en l’espèce. C’est un des problèmes éprouvés par les plaideurs qui, comme les demandeurs, se représentent eux-mêmes en justice. Une formation juridique ne repose pas, en effet, seulement sur la lecture de documents et la recherche de précédents. Une telle formation exige en outre une connaissance approfondie du droit et de son exercice, ainsi qu’une capacité de réflexion fondée sur l’expérience et permettant, par exemple, de savoir si une demande doit être portée devant la Cour, ou devant quelque autre instance. Il s’agit, par ailleurs, de savoir précisément où la demande s’insère parmi les principes de droit applicables, et comment la formuler correctement dans les documents nécessaires. Nombreux sont ceux qui savent se servir d’un couteau, mais cela n’en fait pas des chirurgiens. Bien des gens peuvent prendre connaissance des règles de procédure et des textes juridiques, mais ils ne sont pas tous des avocats. Pour faire les choses correctement, il faut non seulement des connaissances, mais des connaissances approfondies appliquées avec le discernement qu’apporte l’expérience.

 

[8]               Je ne sais pas si, pour des raisons financières ou autres, les demandeurs ont tenté en vain de retenir les services d’un avocat. Je ne peux pas savoir non plus s’ils ont en fait bénéficié des conseils d’un avocat, mais ont décidé de ne pas les suivre.

 

[9]               Voici en quels termes, au paragraphe 17 de leur déclaration modifiée, les demandeurs désignent la situation dans laquelle ils se trouvent :

[traduction]

 

17.       Les positions incommodes et dommageables, et l’extrême inconfort que leur détention impose aux demandeurs leur infligent un stress extrême et des chocs nerveux, notamment parce que :

 

a)      ils sont dans l’incapacité de comprendre, de contrôler ou de compenser les conséquences de ce qu’on leur impose;

 

b)      il leur faut, pour faire face à la situation, se fermer à eux-mêmes, ce qui entraîne;

 

c)      une atteinte à leur aptitude et capacité de désirer, d’éprouver et d’exprimer leurs émotions y compris la capacité et le désir de :

 

d)     exprimer et éprouver des sentiments de mutualité, de connectivité et de signification;

 

e)      une privation de sommeil;

 

f)       une incapacité à exprimer et/ou à réaliser mes droits;

 

g)      constamment accablé par le désespoir et une détérioration progressive de l’amour propre et de l’estime de soi;

 

h)      perte de contrôle quant à ma capacité de tolérer la situation dans laquelle je me trouve et, en même temps, de conserver mon sang-froid et de ne pas devenir fou;

 

i)        une inquiétude et une crainte constantes quant à la durée et la portée des effets que tout cela va avoir sur ma vie, sur ma personnalité et sur mon avenir;

 

j)        le sentiment constant et incessant d’une subtile colère née du fait que je n’ai pas les moyens d’effectuer les choix fondamentaux et essentiels de l’existence;

 

k)      tout cela correspond aux symptômes d’une dépression morbide, de troubles de la personnalité antisociale, de la névrose obsessionnelle compulsive et d’un état de stress post-traumatique;

 

l)        d’autres troubles qui se sont manifestés à l’occasion du comportement de la défenderesse, ou qui y font suite.

 

[10]           Nous sommes face à l’expression de sentiments de colère, de désespoir, d’amoindrissement des capacités et d’une perte de contrôle. Cela nous remet en mémoire des paroles attribuées au Bouddha : [traduction] « Se raccrocher à sa colère, c’est comme saisir une braise ardente dans le but de la jeter sur quelqu’un; c’est vous qui vous brûlez. » On pourrait, dans un même ordre d’idées, citer des auteurs grecs, tels que Sophocle et Sénèque, selon qui [traduction] « [c]eux que les dieux veulent détruire, ils les rendent d’abord fous ».

 

[11]           À la lecture de la déclaration et de la déclaration modifiée, la Cour saisit clairement que le mécontentement et la frustration que leurs conditions de détention inspirent aux détenus les poussent à désespérer et à perdre la tête. Les actes de procédure, même tels que modifiés, ne permettent pas de dire si cette situation est la conséquence normale et attendue de leur incarcération, ou si cela dépasse ce que prescrit la loi canadienne. Ce que contient la déclaration, ce sont des observations, alors qu’il faudrait qu’on y expose :

 

                     les circonstances précises de cette affaire : c’est-à-dire, en ce qui concerne les événements à l’origine de la déclaration en l’espèce, qui a fait quoi, quand et où;

                     les répercussions que cela a eues;

                     la norme que la loi impose;

                     en quoi les circonstances en question enfreignent les normes prescrites par la loi;

                     le préjudice qui en a résulté.

 

[12]           Selon les Règles de la Cour, notamment l’article 174, tout acte de procédure doit contenir un exposé concis des faits substantiels. Il ne suffit pas, par exemple, de conclure que l’on n’a pas accès aux services d’un coiffeur, que les services de bibliothèque sont insuffisants ou que l’on est privé de soleil. Il convient, en effet, d’exposer de manière claire et précise ce qui s’est passé, quand cela s’est passé et où. Quelle est la norme prescrite par la loi? Dans quelle mesure les agents de la défenderesse ont-ils manqué à cette norme? Tout cela doit être décrit dans un acte de procédure approprié.

 

[13]           La Cour devrait-elle intervenir à ce moment‑ci? Il y a des voies de recours mieux adaptées à l’expression de tels sentiments de colère et de frustration. Il y a des voies de recours qui permettent d’identifier et de corriger les carences dans les services. Il s’agit notamment de mécanismes de médiation et de règlement des griefs. Dans leur dossier modifié, au paragraphe 17, les demandeurs dressent une longue liste de numéros de référence, correspondant vraisemblablement aux procédures de règlement de griefs qu’ils ont engagées. Si la Cour a, dans certains cas, accueilli une action malgré l’existence d’une procédure de règlement des griefs, il est, avant de porter une affaire devant la Cour, habituel et souhaitable de déposer un grief et d’attendre qu’il soit tranché.

 

[14]           Par conséquent, la Cour conclut, en ce qui concerne les actes de procédure, y compris le projet de déclaration modifiée que :

a)                  la déclaration est inadéquate, car elle ne fait pas spécifiquement état des circonstances de fait précises à l’origine de la demande; elle ne fait pas état de la norme applicable; elle n’explique pas comment et en quoi les agents de la défenderesse ont manqué à cette norme;

b)                  la déclaration n’est cependant pas à ce point inadéquate qu’il y ait lieu de refuser l’autorisation de la modifier;

c)                  une partie ne peut être jointe à l’action par le simple dépôt d’une demande modifiée; il faut pour cela solliciter l’autorisation de la Cour;

d)                 les demandeurs devraient se faire représenter par un avocat;

e)                  les parties devraient agir avec sérénité et bonne foi et, avant de s’adresser à la Cour, épuiser les procédures de médiation et de règlement des griefs.

 

 

 


ORDONNANCE

 

EN CONSÉQUENCE, la présente instance est suspendue pour une période de six (6) mois afin que :

1.                  les demandeurs retiennent les services d’un avocat. S’ils sont dans l’impossibilité de le faire, ils devront, dans les cinq (5) mois, porter à l’attention de la Cour les difficultés qu’ils éprouvent et les raisons pour lesquelles ils ne parviennent pas à retenir les services d’un avocat;

2.                  l’avocat de la défenderesse devra, dans les deux (2) mois, faire savoir aux demandeurs et à la Cour les services juridiques dont pourraient bénéficier les demandeurs, y compris l’aide juridique, les services d’un avocat bénévole ou autre;

3.                  avant l’expiration de ce délai de six (6) mois, les parties feront savoir à la Cour où en sont les procédures de règlement des griefs engagées;

4.                  au plus tard à la fin de ce délai de six (6) mois, les parties feront connaître à la Cour la où en seront les procédures de médiation engagées ainsi que les efforts entrepris pour discuter entre elles des différends afin de les résoudre;

5.                  à la réception de ces renseignements, la Cour donnera des directives quant à la procédure à suivre en la présente instance;

6.                  la question des dépens sera tranchée ultérieurement.

 

                                                                                                            « Roger T. Hughes »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Christian Laroche, LL.B.

Juriste-traducteur et traducteur-conseil


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1128-12

 

INTITULÉ :                                      CHRISTOPHER BRAZEAU, BRADLEY ROGERS,

                                                            HARVEY ANDRES, ERNEST MEIGS et

                                                            TROY BURTON c SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

REQUÊTE PRÉSENTÉE PAR ÉCRIT ET EXAMINÉE AUX TERMES DE L’ARTICLE 369 DES RÈGLES

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE HUGHES

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 7 novembre 2012

 

 

CONCLUSIONS ÉCRITES :

 

Se représentant eux‑mêmes

 

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

Marcia Jackson

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

s/o

POUR LES DEMANDEURS

(POUR LEUR PROPRE COMPTE)

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 

 

 

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