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Date : 20121106

Dossier : IMM-106-12

Référence : 2012 CF 1295

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 novembre 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

NORA ADRIANA LARA MARTINEZ

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Nora Adriana Lara Martinez (la demanderesse), une citoyenne du Mexique, a présenté une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demande CH était fondée sur les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives auxquelles la demanderesse serait exposée au Mexique en raison de son sexe et du fait qu’elle est lesbienne, et en tant que personne chez qui un trouble de stress post-traumatique (TSPT) et un trouble dépressif majeur ont été diagnostiqués.

 

[2]               La demande de Mme Martinez a été rejetée par un agent principal d’immigration du bureau d’examen des risques avant renvoi (l’agent d’ERAR) dans une décision datée du 9 décembre 2011, et Mme Martinez a reçu l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire le 28 mai 2012.

 

[3]               La demanderesse soutient que l’agent d’ERAR a mal interprété la preuve qui lui avait été présentée et qu’il a commis une erreur de droit en déterminant si la demanderesse serait exposée à des difficultés par son renvoi au Mexique. Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la décision est déraisonnable et doit être annulée.

 

FAITS

[4]               La demanderesse est née le 10 août 1979, à Cordoba, dans l’État de Veracruz. Elle est lesbienne et souffre de TSPT et de trouble dépressif majeur, diagnostic dont fait état un rapport rédigé par une psychologue canadienne, Mme Marta Young, daté du 8 décembre 2010.

 

[5]               La demanderesse est arrivée au Canada en qualité de visiteuse le 13 juillet 2008; à cette époque-là, les citoyens du Mexique n’avaient pas besoin de visa de visiteur. Bien qu’elle eût prévu rentrer au Mexique à l’expiration de son statut de visiteuse, Mme Martinez a finalement décidé de rester au Canada, affirmant qu’elle ne pouvait retourner travailler au Mexique, où elle ferait l’objet d’un intérêt sexuel non désiré, de harcèlement et de discrimination. Elle a présenté une demande d’asile fondée sur son orientation sexuelle le 22 septembre 2009, laquelle a été rejetée le 21 septembre 2010. L’autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision a été refusée à la demanderesse le 3 décembre 2010. La demanderesse a présenté une demande CH le 10 décembre 2010 et une demande d’ERAR le 25 février 2011. Ces deux demandes ont été refusées par l’agent d’ERAR le 9 décembre 2011.

 

[6]               La demanderesse a été élevée dans la foi chrétienne, et tant sa famille que son église lui ont appris que l’homosexualité était mal. La demanderesse a néanmoins commencé à éprouver des sentiments pour d’autres filles quand elle était jeune. À l’école élémentaire, elle était la cible de camarades de classe qui riaient d’elle parce qu’elle ressemblait à un garçon. Même si elle tentait de cacher les sentiments qu’elle éprouvait pour d’autres filles et se sentait obligée de sortir avec des garçons, la demanderesse déclare qu’elle a d’abord fait l’objet de moqueries, puis d’avances non désirées de la part des hommes. Il s’agissait d’un problème particulier à l’université, où elle étudiait l’ingénierie dans un programme à prédominance masculine. En plus de faire l’objet d’un intérêt non désiré de la part des hommes, elle a été agressée sexuellement par un camarade de classe

 

[7]               À l’été 2002, la demanderesse a tenté de se suicider. La demanderesse décrit avoir souffert d’accès de dépression et éprouvé du dégoût pour elle‑même en raison de son attirance pour les femmes et du harcèlement qu’elle subissait de la part de ses amis et camarades de classe masculins. Elle déclare que sa vie n’avait pas de sens et que son avenir, pensait-elle, ne lui réservait rien d’autre que l’obligation de cacher sa vraie nature.

 

[8]               En 2003, la demanderesse a rencontré Adriana Morales, une femme dont elle est tombée amoureuse et avec qui elle a commencé une relation à caractère sexuel. Quand les familles des deux femmes ont pris connaissance de leur relation, elles ont interdit aux deux femmes de se voir et, à un moment donné, le frère de Mme Morales a menacé de tuer la demanderesse si elle ne restait pas à l’écart de sa sœur. La mère de la demanderesse considérait l’homosexualité comme une maladie devant être traitée, et a emmené la demanderesse voir un psychologue plusieurs fois. La demanderesse et Mme Morales n’ont pas cessé de se fréquenter, mais elles ont continué de cacher leur relation à leur famille.

 

[9]               En 2004, le fils du maire local et ami de la mère de la demanderesse a demandé la permission d’inviter la demanderesse à un rendez‑vous. Lorsque la demanderesse a décliné l’invitation, l’homme l’a fait suivre par un policier et a découvert sa relation avec Mme Morales. La demanderesse a accepté de sortir avec l’homme quand celui‑ci l’a avertie que quelque chose de grave pourrait arriver à Mme Morales, mais elle a mis fin à leur relation quand l’homme a tenté de l’embrasser de force.

 

[10]           En mars 2005, la demanderesse, Mme Morales et deux amies ont été arrêtées par la police pour une inspection de routine alors qu’elles faisaient la tournée des bars à Mexico. La demanderesse affirme que les policiers étaient en état d’ébriété et qu’ils ont détenu arbitrairement les filles jusqu’à ce qu’elles reconnaissent être lesbiennes. Elles ont monté de force dans la voiture et, après avoir roulé de 15 à 20 minutes environ, un policier a tiré l’une d’elles hors de la voiture et l’a frappée au visage. Les filles ont réussi à s’enfuir mais n’ont jamais signalé l’incident, ayant trop peur de déposer une plainte au bureau du procureur.

 

[11]           De 2006 à 2008, la demanderesse a occupé divers emplois; chaque fois, elle a été mise à pied ou a démissionné, soit parce qu’elle faisait l’objet d’un intérêt non désiré de la part des hommes ou qu’elle était harcelée en raison de son orientation sexuelle. Dans le premier emploi qu’elle a occupé pour le maire de Fortin, le maire lui a fait des avances sexuelles non désirées et l’a finalement congédiée quand elle a refusé ses avances, disant qu’il n’aimait pas les personnes comme elle. Par la suite, la demanderesse a subi différentes formes de harcèlement à cause de son orientation sexuelle et de son sexe, tout d’abord quand elle travaillait pour une entreprise de logistique des transports et ensuite lorsqu’elle occupait le poste de superviseure d’un groupe de récolte composé entièrement d’hommes. À la suite d’une série d’incidents dont la gravité allait en augmentant, la demanderesse aurait éprouvé de la peur et un grave stress, si bien qu’elle n’a pu garder chaque emploi que pendant une courte période.

 

[12]           En juillet 2008, la demanderesse est venue au Canada à titre de visiteuse, accompagnée de Mme Morales, qui était ici pour étudier l’anglais. Leurs familles ignoraient que les deux femmes étaient venues au Canada ensemble. La demanderesse déclare qu’elle se sentait complètement heureuse et tranquille au Canada, et qu’elle pouvait sortir en public avec Mme Morales sans se faire harceler ni craindre pour sa sécurité. Mme Morales termine actuellement ses études au Mexique, mais elle est venue deux fois au Canada. La demanderesse explique que Mme Morales n’est pas exposée à la persécution au Mexique parce qu’elle n’a pas l’air d’être homosexuelle et que personne ne la soupçonne d’être lesbienne. Dans une lettre d’appui datée du 29 octobre 2010, Mme Morales corrobore cette description, affirmant qu’elle ne vit pas ouvertement comme une lesbienne au Mexique. Elle déclare que la vie de la demanderesse est beaucoup plus difficile, parce que celle-ci ne joue pas le rôle docile réservé aux femmes au Mexique.

 

[13]           Selon la demanderesse, les problèmes auxquels les femmes et les homosexuels font face ne sont pas le propre de certaines villes, mais se retrouvent partout au pays. De plus, elle affirme qu’il est difficile pour une femme de vivre au Mexique sans risquer de subir une agression, y compris une agression sexuelle, et soutient que l’armée se fait maintenant complice de cette violence et qu’elle est considérée comme étant pire que la police. La demanderesse affirme qu’en tant que femme célibataire dans la trentaine, elle sera socialement condamnée parce qu’elle n’est pas mariée et devra cacher son orientation sexuelle par crainte des conséquences qui pourraient se produire si elle vivait ouvertement. La demanderesse soutient qu’elle serait exposée à de graves difficultés émotionnelles en tant que lesbienne forcée de vivre dans le placard au Mexique.

 

DÉCISION CONTESTÉE

[14]           Après avoir examiné la preuve documentaire, l’agent d’ERAR a conclu que le gouvernement du Mexique prenait des mesures sérieuses pour régler les problèmes posés par la criminalité, la violence et le traitement des minorités sexuelles. Selon l’agent, la preuve documentaire révélait aussi que le Mexique modifiait ses lois pour répondre aux attitudes sociétales envers les couples de même sexe. Bien que la demanderesse ait pu souffrir en raison des incidents décrits ci‑dessus, la preuve ne permettait pas de conclure, a estimé l’agent, que ces incidents s’étaient produits à cause de l’orientation sexuelle ou du sexe de la demanderesse. Le risque étant de nature prospective, l’agent a déterminé que la demanderesse n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve démontrant qu’en raison de sa situation personnelle, le renvoi au Mexique entraînerait pour elle des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[15]           L’agent d’ERAR a également examiné le degré d’établissement de la demanderesse au Canada et conclu qu’elle n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’elle occupait un emploi stable. Bien que la demanderesse ait participé à de nombreux programmes professionnels et linguistiques pour tenter de s’intégrer dans la société canadienne, l’agent a fait remarquer qu’un certain degré d’établissement était attendu de la part de la demanderesse pendant son séjour au Canada. L’agent a aussi reconnu que la demanderesse avait noué de nombreux liens d’amitié pendant son séjour au Canada, mais il n’était pas convaincu que la séparation d’avec ses amis équivaudrait pour la demanderesse à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, considérant qu’elle devait savoir qu’elle aurait peut-être à rentrer au Mexique parce qu’elle demeurait au Canada sans statut.

 

[16]           Enfin, l’agent a fait les observations suivantes sur le rapport de la psychologue :

[traduction] J’ai reçu une copie de l’évaluation psychologique effectuée par Mme Marta Young. Dans son rapport, Mme Young déclare que la demanderesse présente les symptômes du trouble de stress post‑traumatique et du trouble dépressif majeur. J’accepte le diagnostic de Mme Young parce qu’il découle en partie des observations d’une professionnelle de la santé. Toutefois, les éléments de preuve qui ont été produits ne suffisent pas à me convaincre que la demanderesse serait incapable d’obtenir un traitement pour ses troubles ou qu’un tel traitement lui serait refusé au Mexique.

 

Considérations d’ordre humanitaire – Motifs de la décision, dossier de la demande, p. 16.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[17]           Dans ses observations écrites et verbales, l’avocate de la demanderesse soulève les trois questions suivantes :

i)    L’agent d’ERAR a‑t‑il fait une appréciation raisonnable de la preuve psychologique soumise à l’appui de la demande CH présentée par Mme Lara Martinez?

ii)   L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en tirant des conclusions de fait sans tenir dûment compte de la preuve qui lui avait été présentée?

iii)  L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en appréciant les difficultés auxquelles Mme Lara Martinez serait exposée au Mexique, en ce qui concerne tant le critère appliqué que l’appréciation de la preuve?

 

[18]           L’avocate du défendeur a examiné chacune de ces questions dans ses observations écrites et verbales, et je les passerai en revue à mon tour dans l’analyse qui suit.

 

ANALYSE

[19]           Avant d’examiner le bien‑fondé des questions soulevées dans la présente demande de contrôle judiciaire, il faut dire un mot sur la norme de contrôle applicable. Les avocates des deux parties conviennent que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique à une demande CH, et c’est bien la norme appliquée par la Cour dans de tels cas : voir, par exemple, Frank c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 270, au paragraphe 15.

 

[20]           Par conséquent, la Cour ne modifiera pas la décision d’un agent d’ERAR si elle est justifiée, transparente et intelligible, et si elle « appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47.

 

[21]           Par ailleurs, la question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère dans l’appréciation des difficultés aux fins de l’article 25 de la LIPR est une question de droit qui commande un degré de retenue beaucoup moins élevé de la part de la Cour : voir, par exemple, Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 739, au paragraphe 7; Ambassa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 158, au paragraphe 24.

 

i) L’agent d’ERAR a‑t‑il fait une appréciation raisonnable de la preuve psychologique soumise à l’appui de la demande CH présentée par Mme Lara Martinez?

[22]           Comme nous l’avons vu ci‑dessus, la demanderesse a présenté, à l’appui de sa demande CH, un rapport rédigé par Mme Marta Young, une psychologue agréée pratiquant en Ontario, qui diagnostique chez la demanderesse un TSPT et un trouble dépressif majeur. La psychologue termine ses impressions cliniques par la déclaration suivante : [traduction] « Étant donné les nombreux événements traumatiques subis par Mme Martinez au cours des dix dernières années, je crois fermement que ses symptômes psychologiques s’exacerberont vraisemblablement de façon marquée si elle devait rentrer au Mexique et que, par conséquent, sa santé mentale sera nettement compromise » (dossier de la demande, p. 79).

 

[23]           J’ai déjà reproduit, au paragraphe 16 des présents motifs, les observations que l’agent d’ERAR a formulées en réponse à ce rapport. La demanderesse affirme que l’agent a commis une erreur en insistant sur la disponibilité des soins de santé mentale plutôt qu’en entreprenant une analyse de fond sur la question de savoir si, en raison de son état psychologique, elle serait exposée à des difficultés indues, injustifiées ou excessives au Mexique. Elle ajoute que, en plus de faire abstraction de la preuve d’expert présentée, l’agent d’ERAR a commis une erreur en omettant de s’arrêter aux difficultés émotionnelles vécues au Mexique qu’elle avait alléguées et au fait que des psychologues au Mexique avaient tenté de la guérir de son orientation sexuelle plutôt que de traiter son TSPT ou sa dépression.

 

[24]           Je conviens avec la demanderesse que l’agent d’ERAR ne semble pas avoir tenu compte du rapport de la psychologue dans son intégralité. L’agent a accepté le diagnostic posé par Mme Young et, par voie de conséquence, les conclusions de la psychologue selon lesquelles les symptômes de TSPT de la demanderesse sont chroniques et que la demanderesse entretient encore des pensées suicidaires qui cadrent avec le diagnostic de trouble dépressif majeur. Néanmoins, l’agent ne commente nulle part la conclusion de la psychologue voulant que la santé mentale de la demanderesse souffrira vraisemblablement et sera nettement compromise si la demanderesse retourne au Mexique. Étant donné que l’agent d’ERAR a accepté le diagnostic de la psychologue dans sa décision, le fait de ne pas tenir compte des dernières conclusions de la psychologue quant aux conséquences du diagnostic appuie l’allégation de la demanderesse selon laquelle l’agent a omis soit d’apprécier le diagnostic dans son intégralité, soit de soupeser l’effet qu’un retour au Mexique aurait sur la stabilité psychologique de la demanderesse.

 

[25]           L’avocate du défendeur a tenté de soutenir que les observations de la demanderesse sur son état mental n’étaient pas un élément central de sa demande et que ses allégations à ce sujet reposaient sur l’argument fondamental voulant que la demanderesse serait en définitive exposée à de la discrimination en tant que lesbienne. Ayant conclu qu’il était improbable que la demanderesse continue de subir des difficultés indues en tant que lesbienne vivant au Mexique, le défendeur soutient que l’agent n’était pas tenu de prêter beaucoup d’attention à la question secondaire de l’état mental de la demanderesse. Cet argument est truffé de difficultés majeures.

 

[26]           Premièrement, l’argument selon lequel le rapport de la psychologue ne mérite pas une grande attention étant donné que l’état mental de la demanderesse n’est pas un élément central de sa demande n’est pas corroboré par la preuve. Une section entière des observations de la demanderesse concernant les difficultés au Mexique porte sur les difficultés émotionnelles et mentales (dossier de la demande, p. 109 à 112). La demanderesse prend presque toute une page pour citer les conclusions de Mme Young selon lesquelles elle souffre de TSPT et d’un trouble dépressif majeur en raison de ce qu’elle a traversé au Mexique. Compte tenu de ces observations et de l’ensemble de la preuve, affirmer que l’état mental de la demanderesse n’est pas un élément central de sa demande CH n’est pas, à mon avis, une position défendable.

 

[27]           De plus, la raison proposée par le défendeur pour expliquer pourquoi le rapport de la psychologue n’est pas examiné en profondeur ne figure pas dans les motifs. Il était certainement loisible à l’agent de dire pourquoi il n’accordait pas beaucoup de poids à l’évaluation de la psychologue, mais aucune explication de la sorte n’est donnée. Il est bien établi que l’avocate ne peut parer à cette lacune en donnant sa propre explication de ce qui peut constituer le fondement de la décision faisant l’objet du contrôle.

 

[28]           Les conclusions de la psychologue n’ont été réfutées par aucun autre avis d’expert, et il convient certainement de les examiner plus en détail. J’estime que cette instance concorde parfaitement avec une autre affaire tranchée par ma collègue la juge Mactavish, dans laquelle l’agent avait très peu parlé d’un rapport de psychologue. J’adopte et reprends à mon compte les observations faites à ce sujet par ma collègue :

La preuve d’expert irréfutée soumise à l’agent d’ERAR démontrait que si Mme Davis était forcée de retourner à Saint-Vincent, elle serait exposée à un risque de dépression nerveuse qui pourrait fort bien l’amener à avoir des idées suicidaires. Dans de telles circonstances, l’agent ne pouvait se contenter d’examiner la disponibilité des soins de santé mentale à Saint-Vincent. Pour reprendre les termes du conseil de Mme Davis, même si les soins de santé à Saint-Vincent étaient parfaits, les agents devaient quand même se demander si faire subir une telle épreuve à Mme Davis constituerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Cette question n’a jamais réellement été abordée par l’agent, ce qui rend la décision encore plus déraisonnable.

 

Davis c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 97, aux paragraphes 18 et 19. Voir aussi Perez Arias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 757, aux paragraphes 14 et 15.

 

[29]           L’avocate du défendeur essaie de faire une distinction avec ces deux affaires au motif que les difficultés alléguées par les demandeurs reposaient sur leur état psychologique. Cette thèse ne peut être confirmée, mais une lecture attentive des deux décisions ne permet pas de tirer une telle inférence.

 

[30]           Pour tous les motifs susmentionnés, je suis d’avis que la façon dont l’agent a traité le rapport de la psychologue était viciée. Ce défaut est suffisant en soi pour rendre la décision de l’agent déraisonnable et, à lui seul, il permettrait à la Cour d’accueillir la demande de contrôle judiciaire. J’examinerai néanmoins les autres questions soulevées par les parties, ne serait-ce que pour orienter l’agent d’ERAR qui devra rendre une nouvelle décision dans le dossier de la demanderesse.

 

ii) L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en tirant des conclusions de fait sans tenir dûment compte de la preuve qui lui avait été présentée?

[31]           La demanderesse conteste la conclusion de l’agent d’ERAR selon laquelle elle n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les incidents décrits dans ses affidavits et ses observations s’étaient produits en raison de son orientation sexuelle ou de son sexe. Il est allégué que la décision est déraisonnable parce que l’agent d’ERAR n’a pas expliqué pourquoi il n’avait pas accepté les déclarations non réfutées faites sous serment par Mme Martinez selon lesquelles elle avait subi du harcèlement et de la discrimination en raison de son orientation sexuelle et de son sexe, et parce que l’agent d’ERAR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire qui corroborait le témoignage de Mme Martinez.

 

[32]           Je conviens avec la demanderesse que la déclaration de l’agent voulant que la preuve ne suffisait pas à établir un lien entre les incidents décrits par la demanderesse et son orientation sexuelle ou son sexe laisse perplexe. L’agent n’a proposé aucun autre motif qui aurait pu expliquer ces incidents. Le fait que la demanderesse a reçu une éducation, obtenu un diplôme d’ingénierie et occupé des emplois rémunérés pour plusieurs employeurs différents ne réfute nullement le fait qu’elle a subi de nombreux incidents de harcèlement et de discrimination liés à son sexe et à son orientation sexuelle. En fait, la demanderesse a témoigné qu’elle avait perdu ses divers emplois à la suite de ces incidents. Il est possible, comme l’a noté l’agent après avoir examiné certains éléments de preuve documentaire, que la société mexicaine soit en voie de devenir plus tolérante envers les homosexuels et les couples de même sexe, mais l’agent n’explique nulle part comment ces éléments de preuve documentaire suffisent à réfuter le témoignage non contredit de la demanderesse, qui affirme avoir subi les incidents décrits ci‑dessus en raison de son sexe ou de son orientation sexuelle.

 

[33]           Quoi qu’il en soit, je conviens avec le défendeur que même si l’agent a commis une erreur en concluant que les incidents vécus par la demanderesse n’étaient pas liés à son orientation sexuelle ni à son sexe, une telle erreur n’est pas déterminante. Il ne faut pas oublier que l’appréciation des difficultés dans le cadre d’une demande CH est de nature prospective. Peu importe les incidents subis par la demanderesse dans le passé, il incombe à la demanderesse de démontrer qu’elle continuerait d’être exposée à des difficultés indues si elle était forcée de retourner au Mexique.

 

[34]           Par conséquent, toute erreur de fait que l’agent a pu commettre en appréciant les difficultés subies par la demanderesse avant son arrivée au Canada ne suffirait pas à elle seule à justifier l’intervention de la Cour. La véritable question consiste à se demander si l’agent a commis une erreur en déterminant que la demanderesse ne continuerait pas d’être exposée à des difficultés indues si elle était forcée de retourner au Mexique. Il s’agit de la question que j’examinerai maintenant.

 

iii) L’agent d’ERAR a‑t‑il commis une erreur en appréciant les difficultés auxquelles Mme Lara Martinez serait exposée au Mexique, en ce qui concerne tant le critère appliqué que l’appréciation de la preuve?

[35]           La demanderesse soutient que le passage de la décision où l’agent d’ERAR déclare qu’elle pourrait obtenir la protection de l’État au Mexique si des problèmes survenaient donne à penser que l’agent a appliqué le mauvais critère quand il devait déterminer si la demanderesse serait exposée à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives à son retour. En toute déférence, je ne suis pas d’accord.

 

[36]           La demanderesse affirme avec raison que la protection de l’État n’est pas un facteur déterminant dans une décision relative à une demande CH. La protection de l’État peut néanmoins être un facteur à prendre en considération dans l’évaluation d’une demande CH, dans la mesure où l’analyse ne s’arrête pas là : voir Walcott c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 415, aux paragraphes 63 et 64. En l’espèce, l’agent n’a pas arrêté son analyse après avoir examiné la protection de l’État. Il a passé en revue la situation actuelle au Mexique et conclu que les attitudes de la société envers les couples de même sexe évoluaient, que les lois mexicaines étaient modernisées en fonction de cette évolution, et que le gouvernement prenait des mesures sérieuses pour régler les problèmes posés par la criminalité, la violence et le traitement des minorités sexuelles.

 

[37]           Je conviens avec le défendeur que l’agent n’a pas rejeté la demande CH de la demanderesse uniquement ou principalement en raison de la disponibilité de la protection de l’État, mais plutôt parce que son appréciation de la preuve documentaire l’a amené à conclure que la demanderesse ne subirait pas de difficultés indues sous forme de discrimination et de danger physique en raison de son orientation sexuelle si elle était renvoyée au Mexique. À la lumière de cette conclusion, l’agent a simplement soutenu qu’il était improbable que la demanderesse doive demander la protection de l’État, mais que cette protection serait disponible en cas de besoin.

 

[38]           Après avoir examiné la décision dans son ensemble, je suis d’avis que l’agent n’a pas appliqué le mauvais critère dans l’appréciation des difficultés. J’estime également que l’agent d’ERAR n’a pas fait une évaluation déraisonnable en déterminant que la demanderesse ne serait pas exposée à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives en raison de son orientation sexuelle si elle était forcée de rentrer au Mexique, sauf qu’il a omis de tenir pleinement compte des aspects des observations de la demanderesse qui portaient sur la santé mentale, comme il a été discuté ci‑dessus.

 

CONCLUSION

[39]           À la lumière de tout ce qui précède, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, au motif que l’agent d’ERAR a omis d’apprécier adéquatement les aspects des observations de la demanderesse qui portaient sur la santé mentale.

 

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

 

« Yves de Montigny »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-106-12

 

INTITULÉ :                                      NORA ADRIANA LARA MARTINEZ c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 23 août 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 6 novembre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Laila Demirdache

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Abigail Martinez

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIERS :

 

Services juridiques communautaires

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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