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Date: 20121015

Dossier : IMM‑558‑12

Référence : 2012 CF 1198

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

NIKOLLE VUKTILAJ

LIZE VUKTILAJ

LAURA VUKTILAJ

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue par un agent d’immigration (l’agent), le 2 décembre 2011, en réponse à leur demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR). L’agent a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque de persécution, de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités, ni à une menace à leur vie, s’ils retournaient en Albanie.

 

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

I.          Faits

 

[3]               Les demandeurs – M. Nikolle Vuktilaj (le demandeur principal), son épouse et leur fille – sont des citoyens de l’Albanie.

 

[4]               En 2000, les demandeurs ont quitté l’Albanie à destination des États‑Unis, où ils ont demandé l’asile politique en raison des liens qu’ils entretenaient dans leur pays avec le Parti démocratique. En 2004, les autorités américaines de l’immigration ont rejeté leur demande parce que la situation politique en Albanie avait changé. Les demandeurs ont ensuite épuisé toutes les voies d’appel dont ils disposaient aux États‑Unis puis, en février 2008, une ordonnance d’expulsion en bonne et due forme a été rendue contre eux.

 

[5]               Le 18 février 2008, les demandeurs sont entrés illégalement par camion au Canada, au poste frontalier de Windsor, en Ontario. Ils ont demandé l’asile le lendemain, invoquant l’implication de leur famille dans une vendetta qui l’opposait à la famille Rexhaj en Albanie.

 

[6]               Aux dires des demandeurs, la vendetta trouverait son origine dans un différend foncier remontant à 1992. La famille Rexhaj prétendait que le terrain sur lequel était érigée la maison des demandeurs lui appartenait avant la prise de pouvoir des communistes en Albanie, et elle a commencé à proférer des menaces à l’endroit des demandeurs. En 1997, la maison des demandeurs a été rasée par le feu. Elle a ensuite été reconstruite avec l’aide de membres de l’église catholique qui avait récemment rouvert ses portes, mais comme je l’ai mentionné, les demandeurs ont quitté l’Albanie en l’an 2000.

 

[7]               En février 2008, alors qu’ils s’apprêtaient à retourner en Albanie pour se conformer à l’ordonnance américaine d’expulsion, les demandeurs ont appris que le frère du demandeur principal avait été tué par un camion alors qu’il circulait à bicyclette. Trois jours plus tard, un membre de la famille Rexhaj a été tué; la famille Rexhaj a imputé ce meurtre à un membre de la famille des demandeurs et elle a déclaré une vendetta.

 

[8]               Le 28 janvier 2011, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), pour des motifs liés à la crédibilité et au caractère adéquat de la protection de l’État. Le 22 août 2011, les demandeurs ont soumis leurs demandes d’ERAR.

 

II.        Décision à l’examen

 

[9]               L’agent d’ERAR a conclu que les demandeurs avaient présenté un certain nombre d’éléments de preuve nouveaux conformément à l’alinéa 113a) de la LIPR. Parmi ces nouveaux éléments, il y avait une lettre dans laquelle la belle‑sœur du demandeur principal (l’épouse de son frère décédé) décrivait les sévices sexuels que lui avaient infligés trois hommes que l’agent a reconnu être liés à la famille Rexhaj. Il y avait aussi des attestations et des articles divers où l’on expliquait qu’il y avait toujours des vendettas en Albanie, ainsi que des éléments confirmant que l’épouse du demandeur principal était traitée pour un cancer au Canada.

 

[10]           L’agent a reconnu que les nouveaux éléments de preuve confirmaient l’existence actuelle d’une vendetta entre les familles Rexhaj et Vuktilaj et que, par suite de ce différend, [traduction] « des membres des deux familles ont été assassinés et des biens ont été endommagés ».

 

[11]           Malgré l’existence de ce risque, l’agent a estimé que les demandeurs n’avaient pas présenté une preuve claire et convaincante permettant de réfuter la présomption de la protection de l’État. Premièrement, les demandeurs n’ont pas démontré qu’ils avaient tenté de manière raisonnable d’obtenir la protection de l’État en Albanie. Deuxièmement, ils n’ont pas non plus démontré que les autorités ne pourraient ou ne voudraient pas assurer leur protection. Tout en reconnaissant que les divers articles et rapports présentés renfermaient des renseignements contradictoires, l’agent a conclu que les nouveaux éléments de preuve permettaient de constater que certains efforts étaient consentis par le gouvernement albanais pour s’attaquer au problème des vendettas.

 

[12]           L’agent a fait remarquer qu’en l’absence [traduction] « d’un effondrement complet de l’appareil étatique, on peut présumer que l’État est capable de protéger ses citoyens ». L’agent a conclu que, [traduction] « sans être parfaite, la protection de l’État est accessible pour les familles albanaises impliquées dans des vendettas, et elle serait accessible pour les demandeurs, selon la prépondérance des probabilités, s’ils faisaient des tentatives pour l’obtenir ».

 

III.       Questions en litige

 

[13]           La seule question en litige dans le cadre de la présente demande est de savoir si l’évaluation faite par l’agent de la protection de l’État était raisonnable.

 

IV.       Norme de contrôle

 

[14]           L’examen de la protection de l’État effectué par l’agent met en jeu des questions mixtes de fait et de droit et il peut donc faire l’objet d’un contrôle suivant la norme de la raisonnabilité (Mendez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 584, [2008] ACF no 771, aux paragraphes 11 à 13; CRPP c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 181, [2012] ACF no 189, au paragraphe 25).

 

[15]           Le caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (voir Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

[16]           Je signale qu’il n’appartient pas à la Cour de substituer son appréciation des faits à celle de l’agent (voir Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, 157 FTR 35, au paragraphe 14).

 

V.        Analyse

 

[17]           On ne saurait dire que l’État n’accorde pas sa protection s’il ne lui a pas été donné l’occasion de réparer une forme de préjudice. Tel que l’a toutefois déclaré la Cour suprême du Canada, « l’omission du demandeur de s’adresser à l’État pour obtenir sa protection fera échouer sa revendication seulement dans le cas où la protection de l’État [traduction] “aurait pu raisonnablement être assurée” » (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, au paragraphe 49).

 

[18]           En l’espèce, la principale question en litige entre les parties est de savoir si la protection de l’État aurait pu raisonnablement être assurée aux demandeurs. En effet, les demandeurs prétendent que la preuve documentaire démontre de manière claire et convaincante que la protection de l’État ne pourrait raisonnablement leur être assurée. Ils font valoir que l’agent a commis une erreur en insistant sur leur défaut de faire appel à la police et en faisant abstraction de la preuve documentaire.

 

[19]           Le défendeur fait ressortir le principe énoncé dans Borges c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 491, [2005] ACF no 621, selon lequel « [l]es preuves documentaires produites par le demandeur sur les lacunes du système judiciaire [d’un pays donné] (et que la Commission aurait, selon lui, ignorées) ne sont pas pertinentes en l’absence de toute tentative pour obtenir la protection de l’État ou en l’absence d’explications plausibles et crédibles de son renoncement à y recourir » (Borges, précitée, au paragraphe 10).

 

[20]           Compte tenu de la décision dans son ensemble, j’estime que les conclusions de l’agent relatives à la protection de l’État étaient raisonnables, et ce, pour trois raisons principales.

 

[21]           Premièrement, l’agent ne disposait d’aucune explication valable des demandeurs eux‑mêmes quant à la raison pour laquelle ils n’avaient pas demandé protection aux autorités albanaises. Bien que dans les observations qu’ils ont présentées en l’espèce, les demandeurs soutiennent maintenant avoir expliqué [traduction] « qu’ils ne s’attendaient pas à ce que [l’État] les protège, et qu’une preuve abondante étayait cette conviction », bien peu d’éléments de preuve personnalisés en ce sens ont été soumis à l’agent. Plus précisément, les demandeurs n’ont rien répondu lorsque, dans la demande d’ERAR, on leur demandait de décrire le type d’aide qu’ils avaient sollicitée de l’État ou, s’ils n’en avaient demandé aucune, d’en expliquer le motif.

 

[22]           Je comprends que les demandeurs étaient absents de l’Albanie depuis l’an 2000 et qu’il aurait été difficile pour eux à cette époque de demander protection aux autorités de leur pays, mais ils n’ont jamais soulevé cette question. De plus, comme l’agent l’a souligné, aucun élément de preuve propre à leur cause n’expliquait pourquoi aucun membre de la famille n’avait cherché la protection des autorités ou n’était allé voir la police. Il est vrai que les demandeurs ont déclaré dans les observations qu’ils ont présentées au soutien de leur demande d’ERAR que d’autres personnes dans une situation semblable à la leur avaient été tuées et que cela démontrait l’incapacité de l’État albanais de protéger les familles impliquées dans des vendetta, mais l’agent a indiqué qu’il ne disposait que de [traduction] « peu de précisions » au sujet de ces décès et que l’on ne [traduction] « savait pas si les personnes tuées avaient tenté d’obtenir la protection des autorités albanaises ».

 

[23]           Il incombe aux demandeurs de réfuter la présomption de protection de l’État, et l’absence de toute explication dans leurs demandes d’asile ne constitue pas la preuve claire et convaincante requise pour une telle réfutation.

 

[24]           Deuxièmement, l’argument des demandeurs fondé sur la récente décision Shkabari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 177, [2012] ACF no 186, du juge John O’Keefe n’a rien de convaincant. Dans Shkabari, la Cour a conclu que la Commission avait omis de considérer un facteur important dans sa décision : les tentatives faites par les demandeurs pour obtenir l’aide d’une commission sur la paix et la réconciliation mise sur pied pour résoudre le problème des vendettas en Albanie. Les demandeurs soutiennent que cette affaire est analogue à la leur, et que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en ne tenant pas compte, dans son évaluation de la protection de l’État, de leurs tentatives répétées de régler le différend par la médiation.

 

[25]           L’argument des demandeurs sur ce point comporte trois principales lacunes. Premièrement, les demandeurs ne semblent pas avoir fait valoir cet élément comme preuve de leurs tentatives pour obtenir la protection de l’État. En fait, les demandeurs se sont fondés sur cet élément avant tout pour dissiper les craintes de la Commission quant à leur crédibilité. D’ailleurs, l’agent a considéré que les affidavits souscrits par les présidents du comité de la réconciliation nationale et du conseil des anciens du village de Vermosh constituaient une preuve convaincante de l’existence d’une vendetta, et cela l’a amené à infirmer la conclusion de la Commission quant à la vraisemblance du risque couru par les demandeurs. Deuxièmement, les organisations en cause ne semblent pas être des organismes de l’État. Troisièmement, des éléments de preuve au dossier indiquent que les familles Vuktilaj et Rexhaj ont refusé de soumettre leur différend à la médiation. Je conclus donc qu’était raisonnable la conclusion de l’agent concernant le défaut des demandeurs de s’en remettre aux autorités.

 

[26]           Enfin, les demandeurs affirment que l’agent aurait [traduction] « fait abstraction ou choisi de ne pas tenir compte des déclarations explicites produites en preuve selon lesquelles la plupart des familles isolées ne bénéficiaient d’aucun soutien des autorités, et que la police n’intervenait pas avant qu’un membre d’une telle famille ait été tué, les policiers semblant craindre eux‑mêmes de devenir les cibles d’instigateurs de vendettas » (mémoire des faits et du droit des demandeurs, au paragraphe 16). Faire ainsi abstraction de la preuve, soutiennent les demandeurs, a conduit l’agent à conclure de manière déraisonnable que la protection de l’État aurait pu raisonnablement leur être assurée.

 

[27]           J’estime que l’agent n’a pas fait abstraction de cet élément de preuve. Il a apprécié la preuve documentaire nouvellement soumise puis, tout en reconnaissant que la protection offerte par l’État n’était pas parfaite en Albanie, il a conclu que cette preuve ne suffisait ni pour infirmer la conclusion de la Commission, ni pour réfuter la présomption de protection de l’État. Tout en avançant que la police n’intervenait que lorsqu’un meurtre était commis, par exemple, les demandeurs n’ont produit aucun élément de preuve démontrant que la police n’était pas intervenue, et qu’elle n’interviendrait pas dans ce cas particulier alors que deux décès étaient survenus. La conclusion de l’agent était raisonnable.

 

VI.       Conclusion

 

[28]           Après avoir examiné les nouveaux éléments de preuve présentés par les demandeurs en vue de démontrer que la protection de l’État ne pourrait raisonnablement leur être assurée en Albanie, l’agent a conclu à l’absence d’une preuve claire et convaincante permettant de réfuter, selon la prépondérance des probabilités, la présomption de protection de l’État. J’estime que la conclusion de l’agent appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, et qu’ainsi elle est raisonnable.

 


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« G. Near »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑558‑12

 

INTITULÉ :                                                  NIKOLLE VUKTILAJ ET AL. c MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 2 octobre 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 15 octobre 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Veronica Cham

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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