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Date : 20121023

Dossier : T-1348-12

Référence : 2012 CF 1234

[TRADUCTION FRANÇAISE NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 octobre 2012

En présence de monsieur le juge de Montigny

 

 

ENTRE :

 

CONRAD BLACK

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE CONSEIL CONSULTATIF DE

L’ORDRE DU CANADA

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Le demandeur, M. Conrad Black, a présenté une demande de contrôle judiciaire en vertu de l’article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F-7 (la LCF), afin de contester une décision du Conseil consultatif de l’Ordre du Canada (le Conseil) datée du 7 juin 2012 et confirmée le 6 juillet 2012. Le Conseil avait refusé la demande de M. Black, qui voulait que le Conseil tienne une audience avant de décider s’il existe des motifs soutenables de révoquer la nomination de M. Black à l’Ordre du Canada (l’Ordre).

 

[2]               Après avoir soigneusement étudié les observations écrites et orales du demandeur et du défendeur, la Cour a conclu que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Bien que je sois prêt à admettre que la demande n’est pas prématurée et que la décision du Conseil de refuser une audience au demandeur n’échappe pas au contrôle judiciaire, je conclus que les principes d’équité procédurale et de justice naturelle n’obligent pas le Conseil à tenir une audience en l’espèce.

 

FAITS

[3]               Le demandeur, Conrad Black, a été nommé officier de l’Ordre du Canada en 1990.

 

[4]               Le 20 juillet 2011, Stephen Wallace, le secrétaire du gouverneur général, a écrit une lettre à M. Black pour l’aviser que le Conseil avait conclu qu’il pouvait y avoir des motifs soutenables de révoquer la nomination de M. Black à l’Ordre. Cela découlait du nouveau prononcé de sentence à l’égard de M. Black, peu de temps auparavant, relativement à sa condamnation par la Cour de district des États-Unis, district du nord de l’Illinois, pour un chef d’accusation de fraude et un chef d’accusation d’entrave à la justice.

 

[5]               Les motifs pour lesquels le Conseil se demandait s’il y avait lieu de recommander au gouverneur général de révoquer la nomination de M. Black sont énoncés dans le passage suivant de la lettre de M. Wallace :

[traduction]

 

La Politique et procédure de révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada oblige le Conseil consultatif à envisager la révocation dans certains cas, notamment lorsqu’une personne fait l’objet d’une condamnation au criminel ou que la conduite de la personne constitue un écart de conduite grave et est considérée comme une atteinte à la réputation, à l’intégrité ou à la valeur de l’Ordre ou ternit les motifs de la nomination de la personne à l’Ordre.

 

(Affidavit de Conrad Black, pièce 1, dossier de la demande, page 17)

 

[6]               Dans la même lettre, M. Wallace a informé le demandeur que ce dernier pouvait soit démissionner de l’Ordre, soit présenter des observations écrites au plus tard le 17 août 2011. L’absence de réponse dans le délai imparti n’allait pas couper court au processus.

 

[7]               Le 17 août 2011, le demandeur a écrit à Stephen Wallace pour l’informer qu’il n’allait pas démissionner volontairement et pour demander une audience devant le Conseil. Le demandeur a expliqué que sa demande était fondée [traduction] « autant sur la nature et la complexité des questions examinées que sur le fait [qu’il avait] reçu l’appui de nombreux officiers et compagnons de l’Ordre du Canada, qui voudraient aussi présenter des observations en [sa] faveur » (affidavit de M. Black, pièce 3, dossier de la demande, page 27).

 

[8]               Dans sa lettre du 17 août, le demandeur a présenté un sommaire des instances judiciaires qui avaient mené à sa condamnation et il a expliqué que, si on lui en donnait l’occasion, il pourrait démontrer qu’il n’avait rien à se reprocher, que ce soit légalement ou moralement. Il a affirmé ce qui suit au sujet des instances judiciaires aux États-Unis :

[traduction]

 

Avec égards, je soutiens aussi que, loin de clore le débat, l’existence d’une condamnation au criminel dans un État étranger ne fait que le lancer. Dans un tel cas, une personne raisonnable et soucieuse d’équité doit examiner les circonstances sous‑jacentes à l’affaire avant de décider qu’elle importance il faut accorder à la condamnation. Si – et je suis confiant de pouvoir le démontrer si on m’en donne l’occasion – il existe des preuves convaincantes que les poursuivants et l’État étrangers ne se sont pas conduits correctement et équitablement à mon endroit, j’estime que le Conseil consultatif a non seulement le pouvoir, mais l’obligation d’en tenir compte. En l’espèce, j’estime que, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, un observateur juste et impartial conclurait que j’ai agi honorablement et que c’est l’État étranger qui a manqué à cette obligation. Par ailleurs, il n’y a pas le moindre doute que, si les mêmes faits avaient été instruits au Canada, je n’aurais absolument jamais été déclaré coupable, que ce soit en première instance, en appel ou même devant la Cour suprême du Canada.

 

[9]               Dans sa lettre de cinq pages, M. Black a expliqué que, en 2005, il avait été accusé d’avoir commis 17 infractions criminelles aux États-Unis. De ce nombre, trois chefs d’accusation n’ont pas été poursuivis, un a été abandonné et neuf ont été rejetés par le jury, mais les condamnations pour les quatre derniers ont été confirmées par la Cour d’appel des États-Unis, septième circuit (United States of America v Conrad M. Black, 530 F 3d 596 (7th Cir Ill 2008)). Toutefois, cet arrêt a été infirmé par une décision unanime de la Cour suprême des États-Unis (Conrad M. Black v United States, 78 USWL 4732 (US 2010)). En fin de compte, la Cour d’appel pour le septième circuit a confirmé deux condamnations : la première, pour fraude, et la deuxième, pour entrave à la justice relativement aux circonstances dans lesquelles le demandeur avait emporté 13 boîtes de documents qui se trouvaient dans son bureau de Hollinger, à Toronto (United States of America v Conrad M. Black, 625 F 3d 386 (7th Cir Ill 2010). Dans la lettre qu’il a envoyée à M. Wallace, le demandeur a dit qu’il envisageait d’interjeter appel de ces condamnations parce que le droit à un avocat que lui garantissait le sixième amendement à la constitution américaine avait été violé.

 

[10]           Le demandeur a aussi souligné que les allégations sur lesquelles reposait le chef d’accusation d’entrave à la justice avaient été soulevées devant la Cour de justice de l’Ontario, en 2005, dans le contexte d’une motion visant à obtenir une ordonnance pour outrage au tribunal. La Cour de justice a ordonné que les boîtes de documents soient rapportées, mais la motion sur l’outrage a été reportée. Plus de sept années se sont maintenant écoulées depuis la suspension de l’instruction de la motion, et aucun document n’a été déposé et aucune autre mesure n’a été prise relativement à cette motion.

 

[11]           Le 7 juin 2012, Stephen Wallace a écrit au demandeur pour répondre à la lettre du 17 août 2011 de ce dernier (affidavit de M. Black, pièce 4, dossier de la demande, page 33). M. Wallace a alors informé le demandeur que le Conseil n’allait pas tenir d’audience. Dans sa lettre, il expliquait que, pour décider s’il y avait lieu de révoquer la nomination de M. Black à l’Ordre, le Conseil allait tenir compte des cinq décisions judiciaires publiées aux États-Unis relativement à la condamnation de M. Black dans ce pays. M. Wallace invitait M. Black à présenter d’autres observations écrites ainsi que tout document à l’appui sur lequel il voulait se fonder, à condition de le faire avant le 7 juillet 2012. Toujours dans sa lettre, M. Wallace a expliqué que, après avoir reçu ces nouvelles observations, le Conseil examinerait le dossier de M. Black et transmettrait au gouverneur général sa recommandation quant à la révocation de la nomination de M. Black.

 

[12]           Le 26 juin 2012, l’avocat de M. Black a écrit à Stephen Wallace pour demander au Conseil de réexaminer sa décision sur la demande d’audience de M. Black (affidavit de M. Black, pièce 5, page 36). Dans sa lettre, il a aussi affirmé que, si le Conseil maintenait son refus, M. Black déposerait une demande de contrôle judiciaire.

 

[13]           Le 6 juillet 2012, M. Wallace a répondu à l’avocat de M. Black. Il a de nouveau rejeté la demande d’audience. M. Wallace a écrit que, comme il avait déjà été expliqué, le Conseil était prêt à examiner des observations écrites supplémentaires. Vu le temps écoulé dans l’intervalle, le délai accordé à M. Black pour ce faire a été prolongé jusqu’au 23 juillet 2012.

 

[14]           Le 9 juillet 2012, M. Black a déposé une demande de contrôle judiciaire, en vertu de l’article 18 de la LCF, à l’égard de la décision du Conseil de ne pas tenir d’audience.

 

[15]           Le 18 juillet 2012, le demandeur a présenté un avis de requête visant une ordonnance provisoire interdisant au Conseil de poursuivre son analyse ou de prendre une décision avant que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée. Le 19 juillet 2012, le défendeur a présenté une requête incidente visant la radiation de la demande. Les parties se sont ensuite entendues pour retirer leur requête respective à condition que le Conseil s’engage à ne pas faire de recommandation avant que la demande de contrôle judiciaire soit tranchée. La juge Tremblay-Lamer a ensuite rendu une ordonnance, datée du 19 juillet 2012, qui prévoyait que la demande serait instruite rapidement et qui fixait l’audience au 24 août 2012.

 

QUESTIONS EN LITIGE

[16]           La demande de contrôle judiciaire soulève les trois questions suivantes :

a)   La demande est‑elle prématurée?

b)   La décision du Conseil de refuser d’accorder une audience à M. Black est‑elle susceptible de contrôle judiciaire?

c)   Le Conseil a‑t‑il violé un principe d’équité procédurale?

 

ANALYSE

            L’Ordre du Canada

[17]           Avant d’analyser les trois questions énoncées ci‑dessus, il est important de comprendre le cadre légal qui régit l’Ordre, surtout en ce qui a trait à la procédure de nomination et de révocation des nominations. Le défendeur a fourni une description utile des règles applicables, et l’exposé qui suit est donc fondé dans une large mesure sur les observations du défendeur à cet égard.

 

[18]           L’Ordre a été créé au moyen de lettres patentes délivrées par la Reine en 1967. L’Ordre du Canada, comme l’Ordre du Mérite, l’Ordre du mérite militaire et l’Ordre du mérite des corps policiers, fait partie du régime canadien de distinctions honorifiques et relève de la prérogative de la Couronne en matière de distinctions honorifiques (voir Paul Lordon, Crown Law, Toronto, Butterworths, 1991, à la page 103).

 

[19]           La Constitution de l’Ordre du Canada (la Constitution de l’Ordre), qui figure en annexe des lettres patentes, confère au gouverneur général du Canada le pouvoir de nommer des personnes à l’Ordre en reconnaissance de réalisations exceptionnelles et du mérite au plus haut degré, en particulier dans le cadre de services rendus au pays ou à l’humanité, ou de services distingués rendus à l’égard d’une collectivité, d’un groupe ou d’un domaine d’activité en particulier (articles 9, 11, 16 et 18 de la Constitution de l’Ordre).

 

[20]           L’Ordre se compose de Sa Majesté du chef du Canada, du gouverneur général du Canada et de son conjoint, des compagnons, officiers et membres ainsi que des compagnons, officiers et membres honoraires (article 2 de la Constitution de l’Ordre).

 

[21]           Comme il est expliqué ci‑dessus, l’Ordre comporte trois grades : les compagnons, les officiers et les membres. Le gouverneur général peut nommer une personne à n’importe quel grade et élever toute personne nommée à l’Ordre, avec son consentement, à un grade supérieur (articles 1 et 24 de la Constitution de l’Ordre).

 

[22]           Les privilèges conférés aux compagnons, officiers et membres de l’Ordre sont symboliques. Une fois nommés, les compagnons, officiers et membres peuvent porter les insignes que le gouverneur général prescrit par ordonnance, solliciter du héraut d’armes du Canada la concession d’armoiries officielles, faire figurer autour de leur écu d’armoiries l’anneau portant la devise de l’Ordre et y suspendre le ruban et l’insigne de leur grade et faire suivre leur nom des lettres correspondant à leur grade, à savoir « C.C. » pour les compagnons, « O.C. » pour les officiers et « C.M. » pour les membres (paragraphe 21(1) de la Constitution de l’Ordre).

 

[23]           Tout citoyen canadien peut être nommé compagnon, officier ou membre de l’Ordre. Toute personne qui n’est pas un citoyen canadien peut être nommée compagnon, officier ou membre honoraire (article 9 de la Constitution de l’Ordre). Le nombre de compagnons de l’Ordre est limité, tout comme le nombre de nominations aux trois grades qui peuvent être faites chaque année (articles 13 à 15, 17 et 19 de la Constitution de l’Ordre).

 

[24]           Avant de faire une nomination à l’Ordre, le gouverneur général demande au Conseil de lui présenter des recommandations. Le Conseil est établi conformément à l’article 7 de la Constitution de l’Ordre. Il est composé du juge en chef du Canada, du greffier du Conseil privé, du sous‑ministre du ministère du Patrimoine canadien, du président du Conseil des Arts du Canada, du président de la Société royale du Canada, du président du conseil d’administration de l’Association des universités et collèges du Canada et d’au plus cinq autres membres nommés par le gouverneur général.

 

[25]           L’article 8 de la Constitution de l’Ordre précise le rôle du Conseil :

8. Le Conseil :

 

a) examine les mises en candidature visées à l’alinéa 5c) que lui a remises le secrétaire général;

 

b) dresse la liste des candidats à titre de compagnons, d’officiers, de membres et de compagnons, d’officiers et de membres honoraires qui sont les plus méritants et la soumet au gouverneur général;

 

c) présente des recommandations au gouverneur général relativement aux questions que ce dernier lui a soumises.

 

[26]           La Constitution de l’Ordre prévoit qu’une personne cesse d’appartenir à l’Ordre lorsqu’elle décède, lorsque le gouverneur général accepte sa démission de l’Ordre qu’elle a communiquée par écrit ou lorsque le gouverneur général prend une ordonnance de révocation de sa nomination à l’Ordre (article 25 de la Constitution de l’Ordre). L’article 26 de la Constitution de l’Ordre permet de rendre les ordonnances suivantes :

26. Le gouverneur général peut prendre des ordonnances concernant la régie et les insignes de l’Ordre et la révocation d’une nomination.

 

[27]           Suivant la Politique et procédure de révocation d’une nomination à l’Ordre du Canada (la Politique), le gouverneur général ne procède à la révocation, par ordonnance, de la nomination d’une personne à l’Ordre que sur recommandation du Conseil (article 2 de la Politique). Le Conseil doit envisager la révocation de la nomination d’une personne à l’Ordre dans les cas suivants (article 3 de la Politique) :

3. Le Conseil consultatif envisage la révocation dans l’un ou l’autre des cas suivants :

 

a) la personne fait l’objet d’une condamnation au criminel;

 

b) la conduite de la personne, selon le cas :

 

(i) constitue un écart de conduite grave et est considérée comme une atteinte à la réputation, à l’intégrité ou à la valeur de l’Ordre ou ternit les motifs de la nomination de la personne à l’Ordre;

 

(ii) a fait l’objet d’une sanction officielle, telle une amende ou un blâme par un organe d’arbitrage, une association professionnelle ou toute autre organisation.

 

[28]            La Politique exige aussi que la recommandation du Conseil sur la révocation de la nomination d’une personne à l’Ordre soit fondée sur des éléments de preuve, après vérification des faits en cause et compte tenu du principe de l’équité (article 2 de la Politique).

 

[29]           L’article 5 de la Politique établit un processus à onze étapes, lequel prévoit que le Conseil doit envoyer un avis écrit à la personne intéressée lorsqu’il envisage de recommander la révocation de la nomination de cette dernière à l’Ordre. Ce processus accorde à la personne intéressée l’occasion de présenter des observations (étape 7 de l’article 5 de la Politique) :

Étape 7 – Si l’intéressé choisit de présenter des observations, lui‑même ou son représentant peut, avant l’expiration du délai fixé dans l’avis ou de tout autre délai autorisé par le secrétaire général, les transmettre par écrit ou sous toute autre forme autorisée par le secrétaire général.

 

[30]           À la fin du processus, le Conseil remet au gouverneur général un rapport faisant état de ses conclusions et de sa recommandation (étape 9 de l’article 5 de la Politique) :

Étape 9 – Si l’intéressé a présenté des observations, le secrétaire général remet tous les documents pertinents au Conseil consultatif. Après un examen en bonne et due forme, le Conseil consultatif fournit au gouverneur général un rapport exposant ses conclusions et sa recommandation quant à la révocation de l’intéressé.

 

[31]           Lorsqu’il reçoit le rapport du Conseil, le gouverneur général peut, selon la recommandation du rapport, soit demander au secrétaire général d’informer la personne intéressée qu’elle continue d’appartenir à l’Ordre, soit prendre une ordonnance de révocation de la nomination de la personne intéressée à l’Ordre en vertu de l’alinéa 25c) de la Constitution de l’Ordre (étape 10 de l’article 5 de la Politique). Lorsqu’une nomination à l’Ordre est révoquée, un avis est publié dans la Gazette du Canada et le Bureau du secrétaire du gouverneur général diffuse un communiqué de presse (étape 11 de l’article 5 de la Politique).

 

a) La demande est‑elle prématurée?

[32]           Il est bien établi en droit que, en règle générale, les décisions interlocutoires des organismes administratifs ne sont pas susceptibles de contrôle. Cette règle existe depuis longtemps et elle a récemment été réitérée par la Cour suprême du Canada (voir l’arrêt Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364 (l’arrêt Halifax)) et par la Cour d’appel fédérale (voir l’arrêt Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61, [2011] 2 RCF 332 (l’arrêt C.B. Powell)). Dans ce dernier arrêt, dont les motifs ont été rédigés par le juge Stratas, la Cour d’appel fédérale a expliqué la raison d’être de cette règle de la manière suivante :

 [30]     En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point : […]

 

[31]      La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

 

[32]      On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif […]

 

[33]           La Cour applique invariablement cette règle, comme en témoignent les décisions suivantes, où les contestations de décisions interlocutoires ont été rejetées systématiquement : Esgenoôpetitj (Burnt Church) First Nation c Canada (Human Resources and Skills Development), 2010 CF 1195, [2010] ACF no 1492, aux paragraphes 42 à 47; Lundbeck Canada Inc c Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 1379, [2008] ACF no 1772, aux paragraphes 27 à 32; Boulos c Canada (Procureur général), 2012 CF 292, [2012] ACF no 320, aux paragraphes 15 à 25; Garrick c Amnesty International Canada, 2011 CF 1099, [2011] ACF no 1609, aux paragraphes 44 à 55.

 

[34]           Aucune des parties ne remet en cause l’existence de cette règle. Toutefois, elles ne s’entendent pas sur la question de savoir si les faits soulevés par le demandeur représentent des « circonstances exceptionnelles » qui justifieraient l’intervention de la Cour avant qu’une décision définitive soit prise. Le demandeur affirme que le refus du Conseil de tenir une audience constitue une violation de l’équité procédurale et porterait irrémédiablement préjudice à ses droits. Il soutient aussi que, s’il attendait que le gouverneur général ait révoqué sa nomination, il n’aurait plus le moindre recours, car aucune ordonnance de ce genre n’a déjà fait l’objet d’un contrôle judiciaire et une telle contestation se buterait à l’argument du caractère théorique de la demande. Il va sans dire que le défendeur réplique que les arguments de M. Black ne satisfont pas au critère des « circonstances exceptionnelles ».

 

[35]           Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la portée des exceptions reconnues à la règle voulant que les décisions interlocutoires ne soient pas susceptibles de contrôle judiciaire a été réduite considérablement au cours des dernières années. Dans son arrêt le plus récent sur la question, la Cour suprême du Canada est allée jusqu’à écarter un de ses arrêts antérieurs, Bell c Ontario Human Rights Commission, [1971] RCS 756, où elle avait conclu que, lorsqu’une question préliminaire de compétence était en cause, une demande d’ordonnance de prohibition pouvait être instruite avant l’achèvement du processus administratif. Dans l’arrêt Halifax, la Cour suprême a approuvé expressément la retenue dont les tribunaux de révision font désormais preuve lorsqu’ils refusent de court‑circuiter le rôle décisionnel des tribunaux administratifs, faisant référence avec approbation à l’arrêt C.B. Powell de la Cour d’appel fédérale.

 

[36]           Ces développements récents viennent affaiblir la thèse selon laquelle une violation alléguée de l’équité procédurale constitue l’une des circonstances exceptionnelles qui justifient l’intervention d’un tribunal de révision et l’annulation d’une décision administrative interlocutoire. Dans ses observations écrites, le demandeur a invoqué une décision dans laquelle la Cour avait conclu qu’une telle allégation était suffisante pour justifier d’intervenir à l’étape interlocutoire (voir la décision Fairmont Hotels Inc c Directeur de Corporations Canada, 2007 CF 95, [2007] ACF no 133, au paragraphe 10). Cette approche n’est probablement plus appropriée, comme le montre le passage suivant de l’arrêt C.B. Powell (paragraphe 33) :

[33]      Partout au Canada, les cours de justice ont reconnu et appliqué rigoureusement le principe général de non‑ingérence dans les procédures administratives, comme l’illustre la portée étroite de l’exception relative aux « circonstances exceptionnelles ». Il n’est pas nécessaire d’épiloguer longuement sur cette exception, puisque les parties au présent appel ne prétendent pas qu’il existe des circonstances exceptionnelles qui permettraient un recours anticipé aux tribunaux judiciaires. Qu’il suffise de dire qu’il ressort des précédents que très peu de circonstances peuvent être qualifiées d’« exceptionnelles » et que le critère minimal permettant de qualifier des circonstances d’exceptionnelles est élevé […] Les meilleurs exemples de circonstances exceptionnelles se trouvent dans les très rares décisions récentes dans lesquelles les tribunaux ont accordé un bref de prohibition ou une injonction contre des décideurs administratifs avant le début de la procédure ou au cours de celle‑ci. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale ou de l’existence d’un parti pris, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ou du fait que les toutes les parties ont accepté un recours anticipé aux tribunaux ne constituent pas des circonstances exceptionnelles permettant aux parties de contourner le processus administratif dès lors que ce processus permet de soulever des questions et prévoit des réparations efficaces […]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

(Voir aussi les décisions Garrick, précitée, et Boulos, précitée.)

 

[37]           Cependant, l’argument du demandeur au sujet de l’absence d’autre recours est plus convaincant. La position de M. Black repose sur l’idée que le gouverneur général révoquerait inévitablement sa nomination de l’Ordre sans lui donner de préavis si le rapport du Conseil recommandait cette révocation. Il ne fait aucun doute, suivant l’article 2 de la Politique, qu’aucune nomination à l’Ordre ne peut être révoquée sans la recommandation du Conseil, mais je ne suis pas du tout convaincu que le gouverneur général est lié par une telle recommandation. J’admets néanmoins que le libellé de l’étape 10 du processus établi à l’article 5 de la Politique peut soutenir la conclusion contraire : « […] le gouverneur général, selon la recommandation que contient le rapport : soit demande au secrétaire général d’informer l’intéressé qu’il continue d’appartenir à l’Ordre, soit prend une ordonnance de révocation de la nomination de l’intéressé à l’Ordre » [non souligné dans l’original]. Toutefois, il reste que, dans son rapport, le Conseil expose « ses conclusions et sa recommandation » – la décision définitive revient donc au gouverneur général. D’ailleurs, le modèle d’ordonnance de révocation annexé à la Politique est ainsi rédigé :

[…]

 

Attendu que, par suite de __________, le Conseil consultatif de l’Ordre du Canada a examiné s’il y avait des motifs pour révoquer la nomination de __________ à l’Ordre du Canada;

 

Attendu que le Conseil consultatif, après avoir examiné les faits, a recommandé au/à la Gouverneur(e) général(e) de révoquer la nomination de __________ à l’Ordre du Canada;

 

Attendu que le/la Gouverneur(e) général(e) a jugé bon d’accepter la recommandation du Conseil consultatif,

 

[…]

 

[Non souligné dans l’original.]

 

[38]           En outre, le demandeur n’a pas expliqué comment une politique pourrait supplanter les prérogatives du gouverneur général ou limiter les pouvoirs discrétionnaires de ce dernier. Cela étant dit, je suis prêt à accepter que, dans la majorité des cas, le gouverneur général suivra la recommandation du Conseil. De plus, j’estime que la recommandation du Conseil n’est pas susceptible de contrôle en vertu de l’article 18.1 de la LCF, car il ne s’agit pas d’une décision ou d’une ordonnance au sens de cette disposition (voir l’arrêt Jada Fishing Co Ltd c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2002 CAF 103, [2002] ACF 436). Ainsi, la question est de savoir si le demandeur se trouverait privé de tout recours si le gouverneur général acceptait la recommandation du Conseil de révoquer la nomination du demandeur à l’Ordre.

 

[39]           C’est là une question auquel il est difficile de répondre avec certitude, car, à ce jour, aucune ordonnance prise en vertu de l’alinéa 25c) de la Constitution de l’Ordre n’a encore fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire. À cet égard, l’avocat du défendeur a soulevé des arguments qui semblent contradictoires : d’une part, il a affirmé que ni la recommandation du Conseil ni la décision du gouverneur général ne sont justiciables, mais, d’autre part, il a soutenu que la demande est prématurée parce que M. Black pourrait déposer une demande de contrôle judiciaire après que le gouverneur général aura pris sa décision. Le défendeur ne peut pas jouer sur les deux tableaux.

 

[40]           Je me prononcerai plus en détail sur la question du caractère justiciable dans la section suivante des présents motifs. À ce stade, il suffit de dire qu’il n’existe pas de réponse simple et incontestable à cette question. Il y a de bonnes raisons de croire que la décision définitive du gouverneur général de révoquer une nomination à l’Ordre n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, car il s’agit de l’exercice véritable d’une prérogative. Il en va probablement de même pour la recommandation finale que le Conseil transmet au gouverneur général en application de l’étape 9 de la procédure de révocation établie par la Politique, car on peut soutenir que cette recommandation relève elle aussi de l’exercice de cette prérogative. Même si la recommandation pouvait être contestée en partant du principe qu’elle était viciée par une violation du droit du demandeur à la justice naturelle et à l’équité procédurale – une thèse discutable –, le gouverneur général pourrait très bien appliquer cette recommandation avant qu’une demande de contrôle judiciaire ne puisse être déposée, et encore moins entendue et tranchée.

 

[41]           L’avocat du demandeur a aussi renvoyé la Cour à une décision du protonotaire Aalto, Chauvin c Canada, 2009 CF 1202, [2009] ACF no 1496 (la décision Chauvin), où ce dernier a conclu que la demande visant à contester le processus de nomination du Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada était devenue théorique une fois la nomination faite, car tout différend tangible portant sur la remise de l’insigne avait disparu. Dans cette affaire, M. Chauvin, un membre de l’Ordre, a pris ombrage de la nomination du Dr Morgentaler. M. Chauvin n’a pas contesté la nomination du Dr Morgentaler en tant que tel, mais plutôt le processus par lequel le Conseil avait soumis le nom du Dr Morgentaler à la gouverneure générale. La Cour a conclu que, puisque la gouverneure générale avait déjà fait la nomination, il ne servait à rien de déclarer que la recommandation du Conseil devait être annulée ou renvoyée pour nouvel examen. Il semble que cette décision n’ait pas été contestée et qu’elle n’ait donc pas été réexaminée par la Cour fédérale ou la Cour d’appel fédérale. Cependant, il ne fait aucun doute que le même argument – celui du caractère théorique de l’instance – pourrait être soulevé si M. Black contestait la révocation de sa nomination à l’Ordre en alléguant que le processus suivi par le Conseil était vicié. Même si l’on cherchait à établir une distinction formelle entre l’affaire Chauvin et la présente affaire parce que M. Black pourrait contester la décision du gouverneur général de révoquer sa nomination en plus d’attaquer le processus ayant mené à cette décision, il reste que le seul moyen qui pourrait être invoqué pour contester la décision du gouverneur général serait d’alléguer que le Conseil n’a pas respecté la procédure établie par la Politique pour arriver à la recommandation qu’il a faite au gouverneur général.

 

[42]           Compte tenu de l’analyse exposée ci‑dessus, je suis prêt à accepter que la question soulevée par le demandeur appartient aux « circonstances exceptionnelles » qui justifient de faire exception à la règle qui empêche le contrôle judiciaire des décisions interlocutoires. Il y a un risque réel que le demandeur se trouve sans autre recours s’il était empêché de présenter une demande de contrôle judiciaire à l’égard du refus du Conseil de lui accorder une audience. Bien que je garde à l’esprit que l’évolution récente de la jurisprudence a restreint la portée des circonstances exceptionnelles qui justifient l’intervention d’un tribunal avant qu’une décision définitive soit prise, je suis d’avis que la présente affaire répond à cette exception. Dans la mesure où la question soulevée par M. Black est justifiable et susceptible de contrôle judiciaire – une question sur laquelle je me pencherai dans la section suivante –, on ne peut pas l’empêcher de présenter une demande à ce stade‑ci en soutenant qu’elle est prématurée. La décision contraire risquerait de constituer une injustice grave pour M. Black, car il pourrait alors, au final, n’avoir aucun recours pour contester la décision du Conseil.

 

[43]           Avant de passer à une autre question, je tiens à préciser que ma conclusion n’a rien à voir avec l’argument de M. Black selon lequel sa réputation et son intégrité seraient entachées irrémédiablement si le gouverneur général révoquait sa nomination à l’Ordre. En premier lieu, si une telle décision entachait la réputation du demandeur, ce serait d’abord et avant tout à cause de ses condamnations aux États-Unis. Ensuite, fait plus important encore, bon nombre de condamnations au criminel sont infirmées en appel, mais nul ne soutiendrait qu’une personne peut contester chaque décision interlocutoire faite par le juge du procès en alléguant qu’une déclaration de culpabilité entacherait irrémédiablement sa réputation et son intégrité même si la condamnation était finalement infirmée.

 

b) La décision du Conseil de refuser d’accorder une audience à M. Black est‑elle susceptible de contrôle judiciaire?

[44]           L’avocat du défendeur a soulevé une deuxième objection préliminaire à l’encontre de la demande de contrôle judiciaire de M. Black. Il soutient que l’attribution et la révocation de distinctions honorifiques ne sont pas justiciables, car elles reposent sur une prérogative de la Couronne et sont liées à l’un des derniers pouvoirs qui ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire. L’avocat du demandeur attaque ce raisonnement et réplique que les mesures relevant d’une prérogative sont susceptibles de contrôle judiciaire lorsqu’elles portent atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne.

 

[45]           Il est intéressant de noter que le point de départ d’une analyse rigoureuse de cette question est une autre décision concernant M. Black, un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario : Black v Canada (Prime Minister), [2001] OJ no 1853, 54 OR (3d) 215 (l’arrêt Black). Dans cette affaire, M. Black avait introduit une action où il accusait le premier ministre Jean Chrétien d’abus de pouvoir, de faute dans l’exercice d’une charge publique et de négligence. Le premier ministre avait conseillé à la Reine de ne pas nommer M. Black pair et membre de la Chambre de lords, car cela aurait été contraire à la loi canadienne. Les défendeurs ont alors présenté une motion pour faire rejeter l’action de M. Black. Le litige portait sur la question de savoir si le premier ministre avait exercé une prérogative de la Couronne et, le cas échéant, si la conduite du premier ministre était susceptible de contrôle judiciaire.

 

[46]           S’exprimant au nom de la Cour d’appel, le juge Laskin a commencé son raisonnement en énonçant une thèse qui ne prête pas à contestation : l’attribution de distinctions honorifiques est une prérogative de la Couronne, tout comme le sont la conclusion de traités, la défense du pays, la prérogative de clémence, la dissolution du Parlement et la nomination du premier ministre et des ministres. Les prérogatives sont les pouvoirs discrétionnaires de la Couronne qui sont issus de la common law et qui n’ont pas été limités ou abrogés par une loi. Au Canada, comme le pouvoir de conférer des distinctions honorifiques n’a jamais été limité par une loi, il continue de s’agir d’une prérogative de la Couronne.

 

[47]           Traditionnellement, les tribunaux avaient une compétence très limitée à l’égard des prérogatives de la Couronne : ils pouvaient seulement décider si une prérogative existait et, le cas échéant, déterminer sa portée et décider si elle avait été supplantée par une loi. Cependant, les tribunaux en sont venus à reconnaître que l’exercice des prérogatives n’échappe plus au contrôle judiciaire. Au Canada, cette évolution découle notamment de l’enchâssement de la Charte canadienne des droits et libertés et de son alinéa 32(1)a), lequel prévoit que la Charte s’applique au Parlement et au gouvernement du Canada pour tous les domaines relevant du Parlement.

 

[48]           Dans l’arrêt Black, pour déterminer jusqu’où les cours peuvent aller lorsqu’elles contrôlent l’exercice d’une prérogative, le juge Laskin s’est fondé dans une large mesure sur l’arrêt Council of Civil Service Unions v Minister for the Civil Service, [1985] 1 AC 374, (l’arrêt Council), où la Chambre des lords avait conclu que la considération déterminante lorsqu’il faut décider si l’exercice d’une prérogative est susceptible de contrôle judiciaire est l’objet de l’exercice de la prérogative, et non sa source. Le juge Laskin a adopté l’approche anglaise, qu’il a résumée de la sorte :

[traduction]

 

[49]      Je souscris à la conclusion de la Chambre des lords selon laquelle c’est le critère de l’objet qui doit être utilisé pour décider si l’exercice d’une prérogative est susceptible de contrôle. C’est ce critère que je m’efforcerai d’appliquer en l’espèce.

 

[50]      Au cœur du critère de l’objet réside la notion de caractère justiciable. Cette notion concerne le point de savoir s’il est à propos que les cours de justice décident un point donné ou plutôt défèrent à d’autres organes décisionnels tels que le Parlement. Voir les arrêts Canada (Vérificateur général) c. Canada (Ministre de l’Énergie, des Mines et des Ressources), [1989] 2 R.C.S. 49, 61 D.L.R. (4th) 604, et Thorne’s Hardware Limited c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 106, 143 D.L.R. (3d) 577. Seuls sont susceptibles de contrôle judiciaire les exercices de la prérogative qui sont justiciables. La Cour doit donc décider « si la question qu’on lui a soumise revêt un caractère purement politique et devrait, en conséquence, être tranchée dans une autre tribune ou si elle présente un aspect suffisamment juridique pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire ». (voir le Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525 à la page 545, 58 B.C.L.R. (2d) 1.

 

[51]      D’après le critère énoncé par la Chambre des lords, l’exercice de la prérogative sera justiciable, ou susceptible d’une action en justice, si son objet porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne. Lorsqu’il est porté atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne, la Cour est à la fois compétente et qualifiée pour procéder à un contrôle judiciaire de l’exercice de la prérogative.

 

[49]           L’exercice d’une prérogative est donc susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’il porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne.

 

[50]            À mon avis, on ne saurait affirmer sérieusement que la décision de conférer ou de refuser de conférer une distinction honorifique porte atteinte aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne. Par sa nature, l’attribution d’une distinction honorifique est une décision discrétionnaire qui n’est pas régie fondamentalement par des normes objectives, mais plutôt par des considérations morales, éthiques et politiques. De même, nul ne peut prétendre avoir droit ou s’attendre légitimement à recevoir une distinction honorifique. Par conséquent, la décision de conférer ou de refuser de conférer une distinction honorifique n’est pas susceptible de contrôle judiciaire, car les cours ne sont pas bien placées pour décider si une personne devrait recevoir une distinction honorifique. Le juge Laskin l’a bien expliqué dans l’arrêt Black :

[traduction]

 

[60]      Le refus de décerner une distinction est sans rapport avec le refus de délivrer un passeport ou d’accorder un pardon, situations où d’importants intérêts individuels sont en jeu. Contrairement au refus d’attribuer une pairie, un refus de passeport ou de pardon entraîne un réel préjudice pour la personne touchée. Ici, aucun intérêt individuel important n’est en jeu. Les droits de M. Black n’ont pas été touchés, même si l’on donnait la portée la plus large possible au terme « droits ». Aucun citoyen canadien n’a droit à une distinction honorifique.

 

[51]           L’avocat du demandeur a cherché à soutenir qu’il faut distinguer l’attribution d’une distinction honorifique de sa révocation, mais il n’a jamais expliqué à quoi tenait cette différence. Je ne vois pas pourquoi le droit ou l’attente de conserver une distinction honorifique devraient être plus élevés que le droit ou l’attente de la recevoir en premier lieu. Il se peut que, lorsqu’une distinction est décernée, elle puisse seulement être révoquée pour des motifs et selon une procédure bien établis, mais il s’agit là d’une question distincte, sur laquelle je me prononcerai ci‑après. Toutefois, en l’absence de facteurs extérieurs, la simple attribution d’un privilège ne le transforme pas en un droit susceptible d’exécution par les tribunaux. Dès lors qu’il est admis que l’attribution d’une distinction honorifique est un pouvoir discrétionnaire de la Couronne et que nul n’a « droit » à une distinction honorifique, force est d’admettre qu’il en va de même pour la décision ultérieure de révoquer la distinction. Le fait qu’une personne craigne que sa réputation soit ternie par la révocation d’une distinction n’a pas plus de poids, sur le plan juridique, que le fait qu’une personne soit contrariée parce qu’on n’a simplement pas reconnu qu’elle méritait de recevoir une distinction honorifique. Dans les deux cas, il s’agit d’une décision discrétionnaire et fort subjective, qui ne repose pas vraiment sur des critères objectifs (et encore moins sur des critères juridiques) – ce n’est donc pas une question qui se prête à un règlement judiciaire. Par conséquent, si ma décision était seulement fondée sur l’alinéa 25c) de la Constitution de l’Ordre, j’aurais conclu que M. Black n’avait manifestement pas le droit de présenter sa demande de contrôle judiciaire

 

[52]           Cependant, il semble que la Cour doit aussi se demander si M. Black avait une attente légitime en matière d’équité procédurale, compte tenu de l’existence de la Politique. Comme il a été mentionné précédemment, il est désormais bien établi que deux facteurs peuvent rendre justiciable l’exercice d’une prérogative : s’il porte atteinte aux droits (je viens de conclure que ce n’est pas le cas en l’espèce) ou aux attentes légitimes de la personne. Dans l’arrêt Council, le lord Diplock s’est penché sur la question des « attentes légitimes » et il a conclu qu’une décision devient susceptible de contrôle judiciaire lorsqu’elle touche une personne :

[traduction]

 

[…] en la privant de quelque avantage (i) que le décideur lui avait accordé dans le passé et qu’elle peut légitimement s’attendre à conserver jusqu’à ce qu’on lui communique des motifs rationnels pour le supprimer, motifs sur lesquels elle aura l’occasion de se prononcer ou (ii) que le décideur lui a donné l’assurance [que l’avantage] ne lui sera pas retiré sans qu’elle ait d’abord l’occasion de fournir des raisons de prétendre que cet avantage ne devrait pas lui être retiré.

 

(Arrêt Council of Civil Service Unions, page 408, cité dans l’arrêt Black, au paragraphe 48.)

 

[53]           L’article 3 de la Politique réfute clairement l’hypothèse voulant que M. Black pouvait s’attendre légitimement à conserver l’Ordre, quoi qu’il advienne, une fois qu’il l’avait reçu. Cette disposition prévoit noir sur blanc que la nomination d’une personne à l’Ordre peut être révoquée si cette personne fait l’objet d’une condamnation au criminel ou si la conduite de cette personne constitue un écart de conduite grave et est considérée comme une atteinte à la réputation, à l’intégrité ou à la valeur de l’Ordre ou ternit les motifs de la nomination de la personne à l’Ordre. En outre, l’alinéa 25c) de la Constitution de l’Ordre prévoit qu’une personne cesse d’appartenir à l’Ordre lorsque le gouverneur général prend une ordonnance de révocation de sa nomination à l’Ordre. Vu ces dispositions, M. Black ne pourrait pas prétendre sérieusement qu’il a une attente légitime que sa nomination à l’Ordre soit irrévocable, mais, en toute justice, ce n’est pas ce qu’il soutient.

 

[54]           Ce que M. Black affirme, c’est qu’il a une attente légitime de voir le Conseil respecter les principes d’équité procédurale qui sont intégrés à la Politique. Je suis d’accord avec M. Black à cet égard.

 

[55]           Après que la Cour d’appel de l’Ontario eut rendu l’arrêt Black, la Cour d’appel fédérale a reconnu que la procédure établie par une autorité publique peut créer une attente légitime qui sera suffisante pour justifier le contrôle judiciaire d’une décision relevant de l’exercice d’une prérogative.

 

[56]           Dans l’arrêt Chiasson c Canada, 2003 CAF 155, [2003] ACF no 477 (l’arrêt Chiasson), l’intimé avait soumis la candidature de son père pour une décoration canadienne pour acte de bravoure relativement à un sauvetage qui avait eu lieu en 1943. Le Conseil consultatif des décorations canadiennes, qui avait pour rôle de sélectionner les candidats, n’avait pas recommandé cette nomination au gouverneur général parce que l’incident était survenu plus de deux ans avant la présentation de la candidature. Ce délai de prescription était mentionné dans le formulaire de mise en candidature fourni par la Direction des distinctions honorifiques, mais il n’apparaissait nulle part dans le Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure. M. Chiasson a ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire à l’égard de la décision du Conseil consultatif des décorations canadiennes de ne pas recommander la nomination de son père. S’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, le juge Strayer a établi une distinction entre cette affaire et l’affaire Black, du fait qu’une procédure avait été établie pour encadrer le pouvoir du Conseil consultatif des décorations canadiennes de sélectionner les candidats :

[8] […] Contrairement à l’affaire Black, dans laquelle il n’y avait pas d’instruments écrits régissant le pouvoir exercé par le premier ministre, il est certes possible de soutenir en l’espèce que le Règlement, une fois adopté, constitue un ensemble de règles qui prévoient des critères permettant à un tribunal judiciaire de déterminer si la procédure qui y est prescrite a été suivie et si le Conseil a exercé la compétence qui lui a été attribuée. Le fait que le Règlement lui-même a été promulgué en vertu de la prérogative royale ne fait pas des questions de conformité avec la procédure qu’il prescrit des questions qui ne relèvent clairement pas du contrôle judiciaire.

 

[9] Je souscris à l’avis du juge Laskin, qui parlait au nom de la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Black (paragraphes 60 à 63), à savoir que personne n’a droit à une distinction honorifique ou ne peut s’attendre légitimement, au sens substantif du terme, à recevoir une distinction honorifique. Toutefois, il est à mon avis possible de soutenir que lorsqu’une procédure a été établie par une autorité publique, soit en l’espèce au moyen d’un règlement publié dans la Gazette du Canada, au sujet de la façon dont un conseil précis, soit un autre organisme public, doit étudier la candidature soumise par un citoyen et de la base sur laquelle il doit le faire, une attente légitime est alors créée, à savoir que la procédure prescrite sera suivie aux fins de l’examen préalable des candidatures avant la présentation au gouverneur général d’une liste de candidats aux fins de l’exercice de la prérogative royale. (Voir par exemple Council of Civil Service Unions c. Minister for the Civil Service [1985] 1 A.C. 374 aux pages 417 à 419 (C.L.)). Je ne suis donc pas convaincu qu’il soit clair et évident que les principes énoncés dans l’arrêt Black s’appliquent en l’espèce. Dans l’arrêt Black, la Cour d’appel de l’Ontario considérait que l’on sollicitait l’examen de l’avis donné au sujet des distinctions honorifiques attribuées à des Canadiens, soit une question ne relevant pas du contrôle judiciaire. En l’espèce, il me semble que l’on sollicite l’examen des actions d’un conseil agissant en vertu d’un règlement précis dans le cadre de la sélection des candidats à une distinction honorifique avant que le gouverneur général prenne la décision par laquelle pareille distinction est de fait attribuée.

 

[57]           En l’espèce, tout comme dans l’affaire Chiasson, on pourrait soutenir que la Politique crée une attente légitime que le Conseil respectera sa procédure avant de recommander au gouverneur général d’exercer la prérogative royale, et ce, même si M. Black n’a pas de droit ou d’attente légitime, sur le fond, à conserver l’Ordre du Canada.

 

[58]           Dans l’arrêt Chiasson, le juge Strayer a expliqué clairement que, même si l’avis que le Conseil consultatif des décorations canadiennes transmet au gouverneur général et la décision définitive de ce dernier ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire, la Cour peut quand même contrôler la procédure et les critères utilisés par le Conseil consultatif des décorations canadiennes afin de décider si ce dernier a respecté la procédure établie. Selon le juge Strayer, lorsqu’un organisme est créé par règlement, même en vertu d’une prérogative, l’organisme est lié par le règlement et ses activités sont susceptibles de contrôle judiciaire si elles n’y sont pas conformes :

[16] […] Dire que le refus du Conseil d’étudier la candidature peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire n’est pas reconnaître que quelqu’un a droit à une décoration ou peut légitimement s’attendre à recevoir une décoration. Cependant, il est possible de soutenir que l’on reconnaîtrait peut-être ainsi qu’une personne qui est capable de soumettre la candidature d’une autre personne possède certains droits procéduraux à l’examen de la candidature par le Conseil conformément au Règlement dûment adopté. […]

 

[59]           Le demandeur invoque aussi la décision Chauvin, précitée. Dans cette affaire, un membre de l’Ordre avait demandé le contrôle judiciaire de la décision du Conseil de recommander à la gouverneure générale de nommer le Dr Morgentaler à l’Ordre du Canada. M. Chauvin ne contestait pas la nomination finale par la gouverneure générale, mais plutôt le processus par lequel le Conseil avait fait sa recommandation. Dans la décision Chauvin, le protonotaire Aalto a accueilli la requête de radiation du défendeur parce que la demande était devenue théorique quand la gouverneure générale avait nommé le Dr Morgentaler à l’Ordre. Cependant, il a n’a pas admis qu’il était manifeste et évident que la décision du Conseil n’était pas susceptible de contrôle. Le protonotaire Aalto s’est fondé sur l’arrêt Chiasson pour conclure que la recommandation du Conseil consultatif des décorations canadiennes à la gouverneure générale était susceptible de contrôle, car un instrument écrit régissait cette décision :

[36]      La Cour d’appel de l’Ontario a confirmé la décision du juge de première instance de radier l’action de M. Black au motif que le premier ministre exerçait une prérogative qui n’était pas justiciable. Cependant, l’espèce Black se distingue de la présente espèce. Il n’y était pas question d’instrument régissant ou restreignant le pouvoir exercé par le premier ministre. Ici, il existe des critères précis énoncés dans les articles 8, 9 et 18 de la Constitution : le candidat doit compter parmi les plus méritants; il doit pouvoir justifier de services distingués rendus à l’égard d’une collectivité, d’un groupe ou d’un domaine d’activité en particulier; et il doit être citoyen canadien. Comme le faisait observer le juge Strayer dans l’arrêt Chiasson :

 

Contrairement à l’affaire Black, dans laquelle il n’y avait pas d’instruments écrits régissant le pouvoir exercé par le premier ministre, il est certes possible de soutenir en l’espèce que le Règlement, une fois adopté, constitue un ensemble de règles qui prévoient des critères permettant à un tribunal judiciaire de déterminer si la procédure qui y est prescrite a été suivie et si le Conseil a exercé la compétence qui lui a été attribuée. Le fait que le Règlement lui-même a été promulgué en vertu de la prérogative royale ne fait pas des questions de conformité avec la procédure qu’il prescrit des questions qui ne relèvent clairement pas du contrôle judiciaire. (paragraphe 8)

 

[37]      Si l’on applique ce critère à la requête en radiation dont il s’agit ici, on peut donc soutenir qu’il n’est pas manifeste et évident que les points soulevés par M. Chauvin ne sont pas justiciables. […]

 

[60]           L’avocat du défendeur a cherché à distinguer ces deux affaires de la présente espèce en soutenant que, contrairement à la Constitution de l’Ordre, la Politique n’est pas un texte réglementaire au sens de la Loi sur les textes réglementaires, LRC 1985, ch S‑22. Selon cet argument, en l’absence d’une procédure prévue par un texte réglementaire, le processus adopté par le Conseil pour faire sa recommandation au gouverneur général relativement à la révocation possible d’une nomination ne devrait pas être justiciable, tout comme la décision du gouverneur général n’est pas justiciable.

 

[61]           Avec tout le respect que je dois à l’avocat du défendeur, je crois que cet argument passe à côté de la question. La question de savoir si une question devrait être assujettie au processus judiciaire est au cœur de la notion du caractère justiciable. Ainsi, une question sera assujettie au processus judiciaire si elle a trait aux droits ou aux attentes légitimes d’une personne, notamment l’attente qu’un processus ou une procédure soient respectés dans la prise d’une décision. Autrement dit, le fait qu’une procédure ait été énoncée et rendue publique – ce qui fournit aux tribunaux un ensemble de critères objectifs sur lequel fonder leurs décisions – joue un rôle fondamental lorsqu’il faut décider si une personne avait des attentes légitimes.

 

[62]           La lecture attentive de l’arrêt Chiasson étaye cette position. Le juge Strayer n’a pas seulement fait une distinction d’avec l’affaire Black parce qu’il n’y avait pas d’« instruments écrits » qui y régissaient le pouvoir exercé par le premier ministre, mais il a ajouté que le Règlement sur les décorations canadiennes pour actes de bravoure « constitue un ensemble de règles qui prévoient des critères permettant à un tribunal judiciaire de déterminer si la procédure qui y est prescrite a été suivie ». Le fait que l’analyse doive porter sur l’existence d’une procédure, plutôt que sur la nature juridique de cette procédure, est renforcé par le passage suivant des motifs du juge Strayer : « lorsqu’une procédure a été établie par une autorité publique, soit en l’espèce au moyen d’un règlement publié dans la Gazette du Canada, au sujet de la façon dont un conseil précis [doit fonctionner] » [non souligné dans l’original], cela est suffisant pour créer une attente légitime que la procédure prescrite sera suivie. Cette idée de l’attente légitime était aussi omniprésente dans les motifs du lord Diplock dans l’arrêt Council, surtout au paragraphe suivant, qui a été cité par le juge Laskin dans l’arrêt Black :

[traduction]

 

Pour pouvoir faire l’objet d’un contrôle judiciaire, la décision doit avoir des conséquences qui touchent une personne (ou un groupe de personnes) autre que le décideur, bien qu’elle puisse aussi avoir des effets sur ce dernier. Elle doit toucher cette autre personne soit :

 

a) en portant atteinte à ses droits ou obligations qui peuvent être exercés par ou contre elle en droit privé;

 

b) en la privant de quelque avantage (i) que le décideur lui avait accordé dans le passé et qu’elle peut légitimement s’attendre à conserver jusqu’à ce qu’on lui communique des motifs rationnels pour le supprimer, motifs sur lesquels elle aura l’occasion de se prononcer ou (ii) que le décideur lui a donné l’assurance [que l’avantage] ne lui sera pas retiré sans qu’elle ait d’abord l’occasion de fournir des raisons de prétendre que cet avantage ne devrait pas lui être retiré.

 

(Arrêt Council of Civil Service Unions, page 408, cité dans l’arrêt Black, au paragraphe 48.)

 

[63]           Par conséquent, j’estime qu’on ne peut pas affirmer sérieusement que le processus adopté par le Conseil pour faire sa recommandation au gouverneur général relativement à la révocation de la nomination de M. Black à l’Ordre échappe à la compétence de la Cour. Bien que les parties n’aient pas éclairci la nature juridique exacte de la Politique, je n’ai aucun doute qu’il s’agit d’un « instrument écrit » et d’un « ensemble de règles » qui régit la procédure que le Conseil doit suivre pour faire une recommandation au gouverneur général relativement à la révocation d’une nomination à l’Ordre. La Politique semble être une annexe à la Constitution de l’Ordre et, sur le site Web du gouverneur général, elle se trouve directement sous ce texte sur la page intitulée Constitution de l’Ordre du Canada. Comme il a été mentionné ci‑dessus, la Politique décrit le processus à onze étapes que le Conseil doit suivre pour recommander la révocation d’une nomination. La Politique, qui est un document public, prévoit à l’article 5 que la procédure de révocation « s’effectue selon » ces onze étapes. Je ne vois donc pas comment on pourrait soutenir que la Politique ne crée pas une attente qu’elle sera suivie ou que les étapes qu’elle prescrit ne constituent pas un ensemble de critères objectifs sur lesquels les tribunaux devraient se fonder s’ils étaient appelés à décider si le Conseil a exercé le rôle qui lui est conféré et respecté la procédure suivant laquelle il doit exercer son rôle.

 

[64]           L’avocat du défendeur soutient que, même si l’on adoptait l’hypothèse que la Politique peut créer l’attente légitime que la procédure prescrite soit suivie, la décision du Conseil en l’espèce n’en serait pas justiciable pour autant, car M. Black n’a aucune attente légitime qu’une audience soit tenue. Selon l’avocat du défendeur, [traduction] « les attentes légitimes créent seulement des droits procéduraux lorsque des affirmations “claires, nettes et explicites” sont faites ». En l’espèce, la Politique, loin de prévoir le droit à une audience, permet seulement la présentation d’observations écrites, sauf si le secrétaire général de l’Ordre autorise leur présentation sous une autre forme. Par conséquent, la seule attente légitime qui pourrait naître de la Politique est celle de pouvoir présenter des observations écrites.

 

[65]           Aussi intéressant soit‑il, cet argument a trait au bien‑fondé des observations du demandeur; il ne vise pas le caractère justiciable de la décision contestée en l’espèce. Je ne crois pas qu’il est pertinent à cette étape de l’analyse. Je le répète, le caractère justiciable consiste seulement à savoir si une question donnée peut être tranchée par les tribunaux. Ainsi, le tribunal n’est pas appelé à trancher un argument sur le fond, mais simplement à décider si cet argument peut être soulevé dans une instance judiciaire.

 

[66]           Pour tous les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis que l’objet de la demande de contrôle judiciaire de M. Black est justifiable et que la Cour peut légitimement en être saisie.

 

            c) Le Conseil a‑t‑il violé un principe d’équité procédurale?

[67]           L’avocat du demandeur soutient que le Conseil a commis une erreur en refusant d’accorder une audience à M. Black, car, dans les circonstances, les principes de justice naturelle et d’équité procédurale exigeaient la tenue d’une audience. L’avocat du demandeur s’est fondé sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39 (l’arrêt Baker) – sans toutefois les appliquer systématiquement –, pour affirmer que ces critères militent en faveur d’un haut degré d’équité, sans doute en raison des conséquences graves que la recommandation finale du Conseil aurait supposément pour la réputation de M. Black. L’avocat du demandeur a aussi invoqué la Politique elle‑même, dont l’article 2 exige que le Conseil fasse sa recommandation « après vérification des faits en cause ». Bien que la tenue d’une audience ne soit pas obligatoire, le demandeur avance que le secrétaire général doit l’autoriser en application de l’étape 7 du processus énoncé à la Politique, car les observations et les conclusions relatives aux faits en cause sont en litige et mettent en doute la crédibilité du demandeur.

 

[68]           Je ne peux pas souscrire à cet argument. Comme l’a reconnu le demandeur, l’obligation d’équité procédurale ne fait pas naître un droit absolu à une audience. Sur le plan de l’équité procédurale, la question fondamentale est de savoir s’il est nécessaire de tenir une audience pour que les parties aient la possibilité raisonnable de présenter efficacement leur position. D’ailleurs, dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a affirmé clairement que la tenue d’une audience n’est pas toujours nécessaire :

[22] […] les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leur points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

 

[…]

 

[33] […] on ne peut pas dire non plus qu’une audience est toujours nécessaire pour garantir l’audition et l’examen équitables des questions en jeu. La nature souple de l’obligation d’équité reconnaît qu’une participation valable peut se faire de différentes façons dans des situations différentes. […]

 

[69]           Peu importe que l’on se fonde sur la Politique ou sur les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, le demandeur n’a pas établi qu’il a droit à une audience. Le libellé de la Politique ne comporte aucun élément qui créerait une attente légitime d’avoir une audience. Au contraire, l’étape 7 prévoit la possibilité de présenter des observations écrites, mais ne mentionne pas le moindre droit à une audience. Elle prévoit simplement que le secrétaire général de l’Ordre peut autoriser que les observations soient transmises sous toute autre forme. Le secrétaire général a donc le pouvoir d’autoriser la présentation d’observations orales s’il le juge opportun, mais l’interprétation de cette disposition selon son sens ordinaire ne permet pas de conclure qu’il a l’obligation de le faire dans quelques circonstances que ce soit. Il s’agit manifestement d’un pouvoir discrétionnaire, qui n’est assujetti à aucun critère, et il ne fait aucun doute que la Cour n’est pas mieux placée que le secrétaire général pour décider s’il y a lieu de tenir une audience dans une affaire donnée. Comme l’a affirmé le juge Evans dans l’arrêt Xwave Solutions Inc c Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2003 CAF 301, [2009] ACF no 1089 (l’arrêt Xwave), au paragraphe 34 :

[34] […] La fonction de l’équité procédurale est de fixer des normes minimales, et non de permettre à une cour de révision de décider comment il [sic] aurait exercé le pouvoir discrétionnaire du Tribunal de tenir ou ne pas tenir une audience. Soupeser les considérations applicables à la décision de tenir ou ne pas tenir une audience fait appel à l’expertise du Tribunal, et la Cour ne doit intervenir que pour empêcher une inéquité évidente.

 

[70]           Ce qui était vrai pour une audience quasi judiciaire devant le Tribunal canadien du commerce extérieur l’est encore plus pour l’exercice d’une prérogative. L’affaire Xwave portait sur le Tribunal, à qui la loi permet de tenir une audience dans le cadre d’une enquête (voir la Loi sur le Tribunal canadien du commerce extérieur, LRC 1985, ch 47 (4e suppl), paragraphe 30.13(1)). Néanmoins, la Cour d’appel fédérale a conclu que le Tribunal n’avait pas abusé de son pouvoir discrétionnaire en refusant de tenir une audience dans cette affaire. La Cour d’appel fédérale a conclu expressément que, même si une audience aurait certes pu aider Xwave à plaider sa plainte, ce n’est pas là le critère de l’iniquité procédurale en matière de contrôle judiciaire. Selon la Cour d’appel fédérale, il était plus pertinent de chercher à savoir si Xwave disposait d’autres moyens pour établir le bien‑fondé de sa thèse.

 

[71]           En l’espèce, la Constitution de l’Ordre est muette quant à la procédure que le Conseil doit suivre, et la Politique adoptée par le Conseil prévoit seulement que la possibilité de présenter des observations sous une autre forme que l’écrit relève du pouvoir discrétionnaire du secrétaire général de l’Ordre. M. Black croit peut‑être qu’il devrait pouvoir présenter ses observations oralement, mais cela n’est pas suffisant pour créer le droit de présenter des observations sous cette forme‑là.

 

[72]           L’application des facteurs énumérés dans l’arrêt Baker donne le même résultat. Le premier de ces facteurs est la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir. À la lumière du dossier, il est évident que le Conseil n’exerce pas une fonction judiciaire ou quasi judiciaire. Comme il a été expliqué ci‑dessus, le rôle du Conseil se limite à analyser les faits et à transmettre une recommandation au gouverneur général pour aider ce dernier à exercer sa prérogative. Ni le Conseil ni le gouverneur général ne sont censés remplir une fonction judiciaire ou quasi judiciaire, et la décision définitive de révoquer ou non la nomination de M. Black à l’Ordre ne touche aucun droit. La procédure suivie par le Conseil, sous la forme publiée dans la Politique, n’a rien à voir avec le processus décisionnel judiciaire; il ne s’agit pas d’un processus contradictoire et il ne doit pas être assujetti aux mêmes contraintes procédurales.

 

[73]           Le deuxième facteur énoncé dans l’arrêt Baker, la nature du régime législatif, est inadapté à la présente espèce. Dans cet arrêt, la juge L’Heureux‑Dubé a écrit que « [l]e rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, et d’autres indications qui s’y rapportent dans la loi, aident à définir la nature de l’obligation d’équité dans le cadre d’une décision administrative précise » (arrêt Baker, précité, paragraphe 24). En l’espèce, comme il a été expliqué ci‑dessus, aucun règlement ou texte réglementaire ne précise la procédure d’attribution et de révocation des distinctions honorifiques. En outre, fait plus important encore, le rôle du Conseil n’est pas de prendre une décision, même sur le plan administratif, mais d’aider le gouverneur général à exercer son pouvoir discrétionnaire en lui transmettant une recommandation. Au risque de me répéter, la décision définitive du gouverneur général est discrétionnaire, et l’existence d’une procédure d’appel ou d’un autre recours, que ce soit durant le processus ou à l’étape finale, serait tout à fait contraire à la nature même du régime. Par conséquent, on ne peut pas considérer sérieusement que l’absence de recours à l’égard du Conseil ou du gouverneur général est un élément qui exige un degré élevé d’équité procédurale

 

[74]           Le troisième facteur énoncé dans l’arrêt Baker pour définir la nature et l’étendue de l’obligation d’équité est l’importance de la décision pour la personne visée. Plus la décision est importante pour la vie de la personne visée et plus ses répercussions sont grandes pour elle, plus les protections procédurales seront rigoureuses. En l’espèce, le demandeur soutient qu’un degré élevé d’équité procédurale est exigé, car sa réputation en jeu.

 

[75]           Comme je l’ai souligné précédemment, les intérêts touchés par la décision en cause ne relèvent d’aucun droit. Il n’existe pas de droit ou d’attente légitime à recevoir une distinction honorifique ou à conserver une distinction accordée. Les privilèges associés à la nomination à l’Ordre sont purement symboliques et sont complètement différents des droits qui étaient en cause dans la majorité des décisions invoquées par M. Black à l’appui de sa demande d’audience.

 

[76]           Il est vrai que, dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Canada (Commission d’enquête sur le système d’approvisionnement en sang au Canada), [1997] 3 RCS 440, [1997] ACS no 83, et dans la décision Chrétien c Canada (Ex-commissaire, Commission d’enquête sur le programme de commandites et les activités publicitaires), 2008 CF 802, [2009] 2 RCF 417, confirmée par 2010 CAF 283, [2010] ACF no 1274, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale, respectivement, ont conclu qu’un degré élevé d’équité procédurale est exigé lorsque la réputation d’une personne est en jeu. Néanmoins, le contexte général de ces deux affaires était fort différent de celui de la présente espèce, car elles portaient sur des commissions d’enquête très médiatisées, qui avaient une nature quasi judiciaire et qui étaient régies par des lois et des règles de procédures détaillées. Par exemple, dans la Loi sur les enquêtes, LRC 1985, ch I‑11, laquelle encadrait le fonctionnement de ces deux commissions, l’article 13 permettait aux commissaires de conclure, dans leur rapport, d’imputer une faute à une personne. Cela est bien différent du pouvoir discrétionnaire qu’a le gouverneur général de faire et de révoquer des nominations à l’Ordre, surtout dans les cas comme celui‑ci, où le Conseil a expliqué dans les lettres transmises à M. Black que sa recommandation sera fondée sur les deux condamnations découlant des cinq jugements américains.

 

[77]           Il est fort possible qu’une ordonnance prise par le gouverneur général pour révoquer la nomination de M. Black à l’Ordre ternisse davantage la réputation de ce dernier, mais, bien honnêtement, on peut aussi affirmer que, si la réputation de M. Black était davantage entachée par la révocation de la nomination de ce dernier à l’Ordre, ce serait d’abord et avant tout en raison des condamnations aux États-Unis. Selon les lettres envoyées par le Conseil à M. Black, si la nomination de ce dernier devait être révoquée, ce serait à cause de ces condamnations au criminel et non sur le fondement de nouvelles conclusions d’écart de conduite.

 

[78]           Compte tenu de ces considérations, je ne peux pas conclure que le troisième facteur est suffisant pour faire pencher la balance en faveur de l’exigence d’un degré élevé d’équité procédurale.

 

[79]           J’ai déjà réglé la question du quatrième facteur, à savoir les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision. Aucune disposition de la Constitution de l’Ordre ou de la Politique ne permet d’étayer une attente légitime de voir le Conseil tenir une audience lorsqu’il envisage de recommander la révocation de la nomination d’une personne à l’Ordre.

 

[80]           Le dernier facteur est le niveau de retenue accordé au décideur. Dans l’arrêt Baker, la Cour suprême du Canada a insisté sur l’importance de respecter les choix de procédure faits par le décideur lui‑même, surtout quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures. C’est manifestement le cas en l’espèce, car aucune disposition de la Constitution de l’Ordre n’encadre le processus que le Conseil doit suivre pour faire sa recommandation. Par conséquent, la décision du Conseil d’examiner seulement des observations écrites avant de formuler sa recommandation au gouverneur général commande le plus haut degré de retenue.

 

[81]           Par conséquent, même si la Cour appliquait les critères énoncés dans l’arrêt Baker, le degré d’équité procédural exigé dans les circonstances serait minime et n’inclurait certainement pas le droit à une audience. Il faut se souvenir que, dans l’affaire Baker, la question était de savoir si Mme Baker et ses enfants devaient pouvoir rester au Canada en raison de considérations d’ordre humanitaire. Malgré les conséquences que pouvait avoir la décision en cause pour Mme Baker et sa famille, la Cour suprême a conclu que Mme Baker n’avait pas droit à une audience. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il ne serait pas raisonnable de prétendre que l’intérêt de M. Black à conserver une distinction honorifique mérite davantage d’être protégé que les intérêts personnels qui étaient en jeu dans l’affaire Baker.

 

[82]           Le demandeur admet que l’obligation d’équité procédurale ne comporte pas un droit absolu à une audience, mais il affirme que les circonstances de son affaire sont uniques. Plus précisément, il se fonde sur l’arrêt Khan v University of Ottawa (1997), 34 OR (3d) 535, [1997] OJ no 2650 (Cour d’appel de l’Ontario) (l’arrêt Khan) pour soutenir qu’une personne a droit à une audience lorsque sa crédibilité est en cause. Dans cette affaire, une étudiante à la Faculté de droit avait échoué un examen et fait appel de sa note en alléguant que le professeur avait seulement corrigé trois cahiers de réponse, alors qu’elle en avait remis quatre. Le Comité d’évaluation de la Faculté de droit a conclu, sans accorder d’audience à l’étudiante, que cette dernière n’avait pas démontré l’existence d’un quatrième cahier de réponse. En contrôle judiciaire, le juge Laskin, qui a rédigé les motifs de la décision majoritaire de la Cour d’appel de l’Ontario, a donné raison à l’étudiante et conclu qu’il aurait fallu tenir une audience parce que la crédibilité était la [traduction] « question principale » en litige devant le Comité d’évaluation. Le juge Laskin a cité l’arrêt Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, [1985] ACS no 11, et la décision Masciangelo v Spensieri, [1990] OJ no 1429, 1 CPC (3d) 124 (Haute Cour de justice de l’Ontario), décisions selon lesquelles, lorsqu’une décision repose sur une question de crédibilité, le décideur ne doit pas tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité sans accorder d’audience à la personne touchée. Le juge Laskin s’est exprimé de la sorte :

[traduction]

 

[23] Ces remarques s’appliquent tout autant à l’appel de Mme Khan devant le Comité d’évaluation. Cependant, l’Université soutient qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience, car Mme Khan n’était pas accusée du moindre écart de conduite. Il est vrai que Mme Khan n’était pas accusée de malhonnêteté ou d’une autre faute et que la procédure devant le Comité n’était pas contradictoire à proprement parler. Néanmoins, c’est la crédibilité de Mme Khan qui était la question principale que le Comité d’évaluation devait trancher. Pour que l’appel de Mme Khan réussisse, il fallait que le Comité prête foi à sa déclaration. Si le Comité avait cru l’assertion de Mme Khan selon laquelle elle avait rempli un quatrième cahier de réponse, elle se serait déchargée du fardeau d’établir qu’il y avait peut‑être eu une erreur ou une injustice importante. Puisque l’appel de Mme Khan reposait sur sa crédibilité et qu’une conclusion défavorable sur ce point aurait eu des conséquences graves pour elle, l’équité commandait la tenue d’une audience. Le Comité d’évaluation a rejeté l’explication de Mme Khan au sujet du quatrième cahier sans l’entendre. Cela constitue une violation de l’équité procédurale, violation qui était suffisante pour vicier fondamentalement la procédure devant le Comité d’évaluation.

 

[83]           La présente affaire est fort différente, car on ne peut pas affirmer que la crédibilité est la question principale que le Conseil doit trancher. La Conseil n’a pas à décider si les tribunaux américains ont condamné M. Black à tort ou à raison : le rôle du Conseil ne consiste pas à réexaminer le bien‑fondé des condamnations de M. Black ou à se pencher sur l’état d’esprit qu’avait ce dernier lors des faits ayant mené aux condamnations. Le Conseil agirait de façon hautement irrégulière s’il remettait en cause les décisions des tribunaux américains. Si M. Black estime qu’il a été déclaré coupable injustement et que ses condamnations devraient être infirmées, il a tout à fait le droit d’interjeter appel des verdicts de culpabilité (je crois d’ailleurs qu’il l’a fait). Tant que les condamnations de M. Black n’auront pas été infirmées définitivement par une instance supérieure aux États-Unis, le Conseil est obligé d’inclure les condamnations de M. Black parmi les faits dont il doit tenir compte pour décider ou non de recommander la révocation de la nomination de ce dernier à l’Ordre. Je ne vois pas comment M. Black pourrait se servir d’une audience pour démontrer qu’il n’a rien à se reprocher, que ce soit légalement ou moralement, sans devoir nécessairement chercher à débattre de nouveau des questions tranchées par les tribunaux américains dans leurs décisions.

 

[84]           Dans la lettre du 17 août 2011 qu’il a envoyée au secrétaire du gouverneur général, M. Black a aussi affirmé qu’il chercherait à convaincre le Conseil qu’aucun tribunal canadien ne l’aurait déclaré coupable sur le fondement des faits présentés aux tribunaux américains. Manifestement, il s’agit là d’un argument qui est complexe et qui n’a pas grand-chose à voir avec la crédibilité de M. Black. Si M. Black a raison d’alléguer qu’il a été traité injustement par le système de justice américain, rien ne l’empêche de présenter cet argument par écrit. D’ailleurs, il a été invité trois fois à fournir des observations écrites. M. Black a envoyé au Conseil un exemplaire du livre qu’il a écrit au sujet de ses condamnations, un ouvrage de plus de 500 pages. Il pourrait inclure dans ses observations au Conseil des lettres de personnes qui l’appuient, notamment celles qu’il a présentées à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Il est souvent préférable d’aborder les questions complexes par écrit plutôt qu’oralement.

 

[85]           En résumé, le demandeur n’a pas réussi à démontrer qu’une audience est nécessaire pour garantir le traitement équitable de ses arguments ou que la présentation d’observations écrites est insuffisante pour lui donner une possibilité raisonnable de participer efficacement au processus par lequel le Conseil arrive à la recommandation qu’il transmet au gouverneur général. M. Black a été informé que le Conseil tiendrait compte de cinq décisions américaines portant sur les condamnations de M. Black pour formuler sa recommandation et qu’il peut présenter toutes les observations écrites et tous les documents nécessaires pour étayer sa position. Si ces observations n’étaient pas suffisantes pour répondre à toutes les préoccupations du Conseil, ce dernier pourrait demander des renseignements supplémentaires à M. Black. Ainsi, M. Black aura amplement l’occasion de présenter sa version des faits et de s’assurer que le Conseil comprenne bien sa position avant de formuler une recommandation. Finalement, contrairement à ce que M. Black soutient, la crédibilité n’est pas un facteur clé ou une question principale dans le processus par lequel le Conseil décidera s’il doit recommander la révocation de la nomination de M. Black à l’Ordre. Pour toutes ces raisons, je suis d’avis que le droit à l’équité procédurale de M. Black n’a pas été violé par la décision du Conseil de ne pas tenir d’audience.

 

[86]           Finalement, M. Black reproche aussi au Conseil de ne pas avoir motivé sa décision de refuser de tenir une audience. Bien que certains types de décision administrative exigent une certaine forme de motifs, il n’existe aucune obligation de fournir des motifs pour toutes les décisions administratives ou encore d’expliquer chaque aspect d’une telle décision : voir, par exemple, les arrêts Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 20, et Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654, au paragraphe 54. J’accepte l’argument du défendeur selon lequel, compte tenu du faible degré d’équité procédurale exigé par le processus d’attribution et de révocation des distinctions honorifiques, on ne peut pas conclure que le Conseil a l’obligation de motiver la décision d’instruire l’affaire par écrit, une décision préliminaire de nature procédurale.

 

CONCLUSION

[87]           Puisque j’ai conclu que le demandeur ne peut pas s’attendre légitimement à avoir une audience et que les principes d’équité procédurale n’obligent pas le Conseil à accorder une audience avant de formuler sa recommandation, je rejetterai la demande de contrôle judiciaire de M. Black, avec dépens.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE :

La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.

 

« Yves de Montigny »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        T-1348-12

 

INTITULÉ :                                      CONRAD BLACK c LE CONSEIL CONSULTATIF DE L’ORDRE DU CANADA

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 24 août 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            Le juge de Montigny

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 23 octobre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Howard

Aaron Kreaden

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christine Mohr

Andrea Bourke

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Stikeman Elliott S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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