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Dossier : 20121015

Dossier : IMM-9811-11

Référence : 2012 CF 1201

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

 

Ottawa (Ontario), le 15 octobre 2012

En présence de Monsieur le juge Mandamin

 

ENTRE :

 

SALEEM RASHEED KHAMES

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch. F-7, visant la décision par laquelle l’agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur.

 

[2]               Le demandeur a quitté le Kenya et est arrivé au Canada en décembre 2006. Il prétend être un citoyen de la Somalie, mais n’a jamais produit de documents à cette fin. Selon lui, il en est ainsi parce que la Somalie n’a pas eu de gouvernement qui fonctionne depuis 1990, et n’est donc pas en mesure de remettre ces documents.

 

[3]               En décembre 2006, il a demandé l’asile au Canada. En mai 2008, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande. Le 6 octobre 2008, la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

 

[4]               La SPR n’était pas convaincue que le demandeur avait établi son identité en tant que citoyen somalien. Elle a conclu que les témoins ayant témoigné à l’appui de la demande d’asile du demandeur manquaient de crédibilité. Elle a également conclu que les résultats figurant dans le rapport d’analyse linguistique de l’entreprise Sprakab (le rapport Sprakab) étaient un obstacle à sa demande. Sprakab a analysé la langue du demandeur et a conclu avec certitude qu’il ne venait pas de la Somalie, mais fort probablement de la Tanzanie. L’analyse a été effectuée par l’analyste 249 de l’entreprise d’analyse linguistique suédoise Sprakab. La SPR n’était également pas convaincue que les connaissances que le demandeur a de la Somalie étaient meilleures que ce qui se trouve dans les sources publiques.

 

[5]               En février 2009, le demandeur a épousé Nasra Said, une citoyenne canadienne. Elle a parrainé le demandeur dans sa demande de résidence permanente. Immigration Canada a reconnu que leur mariage était véritable.

 

[6]               En novembre 2011, le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (le MCI) a écrit au demandeur pour lui dire de soumettre des documents prouvant sa citoyenneté somalienne. Le demandeur ne l’a pas fait. Par conséquent, le 15 décembre 2011, le MCI a rejeté la demande de résidence permanente du demandeur.

 

[7]               L’agent a indiqué que la demande de résidence permanente du demandeur a été approuvée en principe. Ensuite, l’agent a décidé d’exempter le demandeur de l’exigence de présenter un passeport et a plutôt accepté ses déclarations solennelles.

 

[8]               L’agent a conclu que les témoins n’étaient pas crédibles.

 

[9]               L’agent a accordé beaucoup de poids au rapport Sprakab, et a conclu que [traduction] « le rapport linguistique déconsidère particulièrement la prétention du demandeur selon laquelle il est un ressortissant de la Somalie… »

 

[10]           Dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [l’arrêt Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’y a que deux normes de contrôle : la décision correcte pour les questions de droit et la raisonnabilité pour les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit. Dunsmuir, par. 50 et 53. La Cour suprême a également conclu que lorsque la norme de contrôle a déjà été établie, il n’y a pas lieu de reprendre l’analyse sur cette question. Dunsmuir, par. 57 et 62.

 

[11]           À l’examen plus approfondi du rapport Sprakab, j’estime que l’agent a commis une erreur en s’y fondant sans égard aux erreurs internes du rapport.

 

[12]           Premièrement, le rapport Sprakab indique ce qui suit : [traduction] « L’analyse est rendue plus difficile […] par le fait que l’interprète interrompt constamment la personne... » [Nous soulignons.] L’analyse linguistique porte sur les différentes caractéristiques linguistiques du langage parlé. J’estime qu’il faut se demander si l’on peut se fier à des résultats provenant de données teintées d’interruptions « constantes » du discours du sujet.

 

[13]           Deuxièmement, l’agent a indiqué qu’[traduction] « un enregistrement a été fait aux bureaux de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié durant environ quarante minutes ». Pourtant, le rapport Sprakab indique que la durée de l’enregistrement était de 24 minutes. Manifestement, 24 minutes représentent seulement 60 % de 40 minutes, et pas « environ » 40 minutes.

 

[14]           Troisièmement, le rapport Sprakab énonce ainsi les qualifications que doivent posséder leurs analystes : [traduction] « Pour être employés à SPRAKAB, les analystes doivent avoir au moins un baccalauréat en linguistique; il est également recommandé qu’ils soient spécialisés dans une concentration comme la phonétique. » [Nous soulignons.] Pourtant, l’analyste 249 de Sprakab, qui a analysé l’entrevue linguistique du demandeur, a un diplôme en enseignement des langues et non en linguistique. 

 

[15]           Il m’apparaît que les résultats de Sprakab sont, au mieux, douteux et, au pire, gravement viciés. J’estime que l’agent n’a pas agi raisonnablement en se fondant sur le rapport Sprakab pour dire qu’il « déconsidère particulièrement […] le demandeur ». Cela me suffit pour accueillir le présent contrôle judiciaire.

 

[16]           Je remarque également que les travaux de Sprakab ont été critiqués par les théoriciens, et que ces critiques ont été exprimées devant la commission. Monsieur Derek Nurse de l’Université Memorial est un linguiste spécialisé dans les langues africaines, et en particulier le swahili et les dialectes du swahili en Somalie. Il a participé à un rapport de la CIRS intitulé : Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, Somalia: Information on whether Kibajuni is commonly referred to as Bajuni; whether a Bajuni who speaks Kibajuni is considered to be speaking Kibajuni or Swahili; whether someone who speaks Kibajuni understand Swahili and vice-versa; whether an interpreter, translator or linguist would refer to Kibajuni as Swahili; information on the differences and similarities between Kibajuni and Swahili and where the two languages are spoken in the world (November 2005), 14 novembre 2005, SOM100785.E. Le rapport indique que le kibajuni et le bajuni sont le même dialecte. Dans ce rapport, M. Nurse a affirmé que, selon ses observations, [traduction] « les enregistrements [de Sprakab] indiquent que les interprètes, les traducteurs ou les linguistes ne connaissent pas toujours la différence entre le swahili et le kibajuni ».

 

[17]           Le demandeur pose la question suivante à des fins de certification : Dans une procédure administrative, l’agent d’immigration est‑il tenu d’évaluer si l’auteur d’un rapport est un expert sur le fondement de la norme de droit criminel relative à l’admission d’un témoignage d’expert prévue à l’arrêt R. c. Mohan [1994] 2 RCS 9?

 

[18]           Je ne certifie pas cette question, puisque je suis convaincu que la Cour fédérale s’est déjà prononcée sur la question. Voir la décision de la juge Snider dans Toussaint c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2009 CF 873, par. 94; le juge Lemieux dans Almrei c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2007 CF 1025, par. 37; le juge Mosley dans Almrei (Re) 2009 CF 1263, par. 262. De plus, je suis convaincu que la Cour d’appel fédérale s’est également prononcée sur la question. Voir Es-Sayyid c Canada (Ministre de la Sécurité publique et la Protection civile) 2012 CAF 59, par. 41.

 

[19]           Le demandeur pose également la question suivante à des fins de certification : Peut-on justifier l’annulation d’une décision d’un agent d’immigration qui s’est fondé sur un rapport d’expert alors qu’il ne disposait d’aucune preuve pour contester la fiabilité du rapport?

 

[20]           Je refuse de certifier cette question puisqu’il y a suffisamment d’éléments de preuve pour me permettre d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

 

[21]           Enfin, le demandeur pose cette dernière question à des fins de certification : Lors d’un contrôle judiciaire, la Cour peut‑elle tenir compte de nouveaux éléments de preuve présentés par un demandeur pour évaluer la fiabilité d’un rapport qui a été examiné par un agent d’immigration alors que ces éléments de preuve étaient accessibles ou disponibles avant le prononcé de la décision, mais n’ont pas été présentés à l’agent d’immigration?

 

[22]           Je ne certifie pas cette question parce que je n’ai pas besoin de tenir compte de nouveaux éléments de preuve puisque j’ai fondé ma décision sur les lacunes du rapport Sprakab même. 

 

[23]           La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[24]           Aucune question de portée générale n’est certifiée.


ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Leonard S. Mandamin »

Juge

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


Cour fédérale

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

Dossier :                                        IMM-9811-11

 

INTITULÉ :                                      SALEM RASHEED KHAMES c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 22 août 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                      LE JUGE MANDAMIN

 

DATE DES MOTIFS :                     Le 15 octobre 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Raoul Boulakia

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ildiko Erdei

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Raoul Boulakia

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

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