[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 16 mars 2012
En présence de madame la juge Gleason
ENTRE :
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GERMAN ORLANDO GUTIERREZ ARIAS, LAURA CATALINA MARIN BARRIENTOS
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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Motifs du jugement et jugement
[1] La Cour est saisie de la demande de contrôle judiciaire de la décision du 28 juin 2011 [la décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la SPR ou la Commission] a refusé la demande d’asile des demandeurs présentée en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la LIPR].
[2] Le demandeur principal, German Orlando Gutierrez Arias, a allégué qu’il était ciblé par les membres des Forces armées révolutionnaires de la Colombie [les FARC], qui l’ont menacé et ont tenté de le tuer. Il allègue qu’il risque d’être torturé ou tué s’il est renvoyé en Colombie. La demanderesse, Laura Catalina Maria Barrientos, épouse de M. Gutierrez Arias, a présenté sa demande de protection du fait de sa relation avec M. Gutierrez Arias.
[3] La SPR a rejeté les demandes parce qu’elle a établi que M. Gutierrez Arias n’était pas crédible et qu’elle estimait que les demandeurs bénéficieraient d’une protection adéquate de l’État en Colombie.
[4] Selon les demandeurs, ces deux conclusions sont déraisonnables. Plus précisément, ils soutiennent que la conclusion de la Commission en matière de crédibilité s’appuyait sur deux conclusions de fait déraisonnables que la Commission a tirées sans aucunement tenir compte de la preuve qui lui avait été présentée et que la conclusion sur la protection de l’État était déraisonnable parce que fondée sur une mauvaise évaluation de la situation particulière de M. Gutierrez Arias ou du fait qu’il a été jugé « peu connu ».
[5] Il faut faire preuve d’une grande déférence judiciaire à l’égard des conclusions de la Commission en matière de crédibilité et de protection offerte par l’État. En effet, les deux questions se retrouvent au cœur même de l’expertise de la Commission et elles sont liées de près aux faits d’une espèce donnée. Par conséquent, ces conclusions ne peuvent être annulées que si elles sont déraisonnables. Ce critère est exigeant et pour y satisfaire, la Cour doit passer en revue non seulement les motifs de la Commission, mais aussi le dossier dont la SPR était saisie. La Cour ne peut intervenir que si elle est convaincue que la décision n’est pas justifiée, que le processus décisionnel n’est pas transparent et intelligible et que la décision n’appartient pas « aux issues possibles pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir v Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, par. 47). Le critère qui permet de statuer sur le caractère raisonnable des conclusions de fait de la SPR, y compris celles qui portent sur la crédibilité et la protection offerte par l’État, figure à l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC, 1985, ch F-7. Cette disposition prévoit qu’une décision peut être annulée si elle est fondée sur une conclusion erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont l’office fédéral en question dispose.
[6] Malgré la rigueur du critère applicable, j’estime, pour les motifs exposés ci-après, que la décision de la SPR est déraisonnable parce que la Commission a tiré ses conclusions sur les deux questions en cause sans tenir compte de la preuve dont elle était saisie. Les demandes d’asile des demandeurs seront donc renvoyées à la SPR afin qu’un tribunal différemment constitué statue à nouveau sur l’affaire.
[7] Les demandeurs soulèvent aussi un problème de justice naturelle parce que la SPR a mentionné dans ses motifs un rapport – 2009 US Department of State Report on Human Rights Practices in Columbia [rapport de 2009 préparé par le Département d’État des États-Unis sur les pratiques à l’égard des droits de la personne en Colombie] – dont le contenu n’a pas été divulgué aux demandeurs. Cependant, comme le conseil des demandeurs l’a reconnu en toute franchise à l’audience, aucune conséquence majeure ne découle de cette non-divulgation étant donné que les parties du rapport invoquées par la SPR ne différaient pas substantiellement de la version 2008 du même rapport qui faisait partie du cartable national de documentation de la Commission, remis aux demandeurs.
LA CONCLUSION DE LA SPR SUR LA CRÉDIBILITÉ DES DEMANDEURS EST DÉRAISONNABLE
[8] La Commission a fourni deux motifs principaux pour justifier le fait qu’elle n’ajoutait pas foi aux propos de M. Gutierrez Arias.
[9] Premièrement, elle a soutenu que certains des événements qui se seraient produits n’avaient probablement pas eu lieu parce que M. Gutierrez Arias était retourné (ou « s’était réclamé de nouveau de la protection de son pays ») en Colombie après qu’il eût fait l’objet de certaines menaces. La SPR en a conclu que le fait que le demandeur se soit réclamé à plusieurs reprises de la protection de l’État colombien affaiblit la validité des allégations de crainte subjective des FARC et que, par conséquent, les événements mentionnés par le demandeur n’ont probablement pas eu lieu. Voici comment s’est exprimée la Commission à cet égard :
Compte tenu du nombre de fois que le demandeur d’asile principal est parti de Bogotà et y est retourné, malgré les menaces reçues et malgré les motifs allégués pour y être retourné, le tribunal estime qu’il est difficile de croire à la crainte subjective du demandeur d’asile et même aux menaces des FARC. Si son récit voulant qu’il soit la cible des FARC est véridique, il n’est pas logique qu’il ait continué de retourner à Bogotà dans des intervalles de trois à six mois après s’être prétendument enfui du pays. Par conséquent, le tribunal accorde peu de poids à la dénonciation que le demandeur d’asile dit avoir déposée contre les FARC ou à l’authenticité de la lettre que les FARC lui auraient envoyée. Le tribunal conclut, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas ou n’est pas la cible des FARC. (Par. 11 de la décision.)
[10] Deuxièmement, la Commission n’a pas cru que M. Gutierrez Arias avait été réellement victime d’une tentative d’assassinat parce qu’elle a jugé improbable que M. Gutierrez Arias ait déposé une plainte à la police, puis se soit immédiatement enfui aux États-Unis sans faire de suivi. Il a considéré le dépôt de la plainte comme une sorte de « maquillage de sa demande d’asile ». Voici un extrait de sa décision à ce sujet :
Le tribunal tire une conclusion défavorable de ce qui semble être un maquillage de sa demande d’asile, parce qu’il n’aurait pas été présent pour témoigner au sujet de sa dénonciation, s’il a effectivement déposé une plainte et si la police a décidé de la traiter. Ainsi, aux yeux du tribunal, la seule explication possible de la dénonciation présumée faite par le demandeur d’asile principal et ses parents est qu’il voulait montrer, par son récit, qu’il était réellement la cible des FARC. Ce faisant, le tribunal croit encore, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile principal ne dit pas la vérité en alléguant être la cible des FARC. (Par. 13 de la décision.)
[11] À mon avis, ces deux conclusions sont injustifiables vu la preuve dont la Commission était saisie.
[12] En ce qui concerne le fait qu’il s’est réclamé à plusieurs reprises de la protection de la Colombie, la preuve établit que M. Gutierrez Arias n’est pas retourné en Colombie après la tentative d’assassinat, quoiqu’il ait fait des allers et retours dans son pays après les menaces reçues précédemment.
[13] Plus précisément, tant dans son formulaire de renseignements personnels qu’au cours de son témoignage devant la SPR, M. Gutierrez Arias a expliqué qu’en janvier 2000, alors qu’il était âgé de 20 ans, il avait obtenu un emploi comme huissier d’un tribunal pénal de Bogotà, en Colombie et que, dans le cadre de ses fonctions, il devait informer les personnes accusées et détenues des dates de leur procès. Il avait obtenu ce poste par l’intermédiaire de sa tante, juge à l’une des cours pénales de Bogotà.
[14] Monsieur Gutierrez Arias a aussi déclaré que peu après avoir commencé ce travail, il avait signifié un avis de procès à un membre des FARC qui était incarcéré; celui-ci l’a menacé et a déclaré que les FARC savaient que la tante de M. Gutierrez Arias instruisait plusieurs des affaires les concernant et qu’elle avait fait emprisonner certains des dirigeants des FARC. Il a jouté que M. Gutierrez Arias et sa famille [traduction] « le paieraient de leur sang et de leur vie ».
[15] Monsieur Gutierrez Arias a ensuite consulté sa tante qui lui a conseillé de quitter la Colombie le plus tôt possible. Il a suivi son conseil et s’est enfui aux États-Unis, utilisant un visa de visiteur déjà en sa possession. Lorsqu’il a cessé de recevoir d’autres menaces, il est retourné en Colombie en septembre 2000, mais non à son poste d’huissier. Dans l’intervalle, sa tante était devenue une [traduction] « juge sans visage », qui se cachait et était protégée jour et nuit.
[16] En novembre 2000, M. Gutierrez Arias est retourné aux États-Unis pour des raisons personnelles, puis est revenu en Colombie en décembre 2000, dans les deux cas muni d’un visa valide de visiteur aux États-Unis. Il a déclaré que, le 2 février 2001, les membres de sa famille ont reçu une lettre de menace des FARC qui avait été remise au portier de l’immeuble où habitait sa famille. La lettre était rédigée sur du papier portant l’en-tête FARC - EP et son auteur menaçait de mort les membres de la famille de Gutierrez Arias avec force précisions. L’auteur de la lettre ajoutait que les FARC [traduction] « n’aimaient pas le fait que [leur] famille était jugée et condamnée par [la leur] ». La lettre constituait l’une des pièces du dossier de la SPR. La Commission a conclu qu’elle n’accorderait qu’une faible valeur probante à la lettre, mais elle n’a pas justifié cette conclusion et aucun élément du dossier ne donne à penser que la lettre n’était pas authentique.
[17] Après avoir reçu cette lettre, les membres de la famille Gutierrez Arias ont emménagé dans un autre appartement à Bogotà. Parce qu’il possédait déjà un visa valide pour les États-Unis (contrairement à ses parents), M. Gutierrez Arias s’est de nouveau enfui aux États-Unis au début de juin 2001. Il s’est de nouveau réclamé de la protection de la Colombie en novembre 2001 parce qu’il ne recevait plus d’autres menaces, qu’il ne voulait pas demeurer aux États-Unis plus longtemps que son visa le lui permettrait et parce qu’il voulait poursuivre ses activités normales. Par contre, au lieu de retourner vivre avec les membres de sa famille à Bogotà, il est allé habiter chez un parent à Cali.
[18] Autour du mois de mars 2002, les parents de M. Gutierrez Arias ont reçu un appel téléphonique anonyme. L’interlocuteur, qui ne s’est pas identifié, disait être au fait des départs à l’étranger et des retours en Colombie de M. Gutierrez Arias et que, tôt ou tard, ils le retrouveraient. Peu de temps après, M. Gutierrez Arias a fui de nouveau aux États-Unis et y est demeuré jusqu’en juillet 2002, date à laquelle il est retourné en Colombie. Au cours de son témoignage devant la Commission, il a expliqué que malgré ses craintes, il se disait que les menaces étaient verbales et qu’il voulait reprendre ses activités courantes. C’est pourquoi il avait somme toute décidé de retourner en Colombie.
[19] Monsieur Gutierrez Arias a aussi déclaré qu’en avril 2003, il avait été suivi par deux hommes masqués à motocyclette qui ont tiré des coups de feu en direction de la voiture qu’il conduisait. Il a perdu la maîtrise de son véhicule et a été blessé par du verre brisé. Il a déposé une plainte à la police et a soumis à la SPR une copie de la plainte (de même que des photographies de sa voiture montrant les trous laissés par les projectiles). Au cours de son témoignage devant la Commission, M. Gutierrez Arias a affirmé que sa tante ainsi que la police lui avaient suggéré de fuir la Colombie pour sa propre sécurité.
[20] Monsieur Gutierrez Arias a fui aux États-Unis, où il est demeuré jusqu’en 2009. Pendant son séjour aux États-Unis, il a rencontré et épousé Mme Barrientos et ils ont eu deux enfants (qui sont citoyens américains). Ils allèguent qu’ils n’ont pas présenté à temps une demande d’asile aux États-Unis parce qu’ils avaient obtenu un service médiocre et de mauvais conseils d’un consultant en immigration dépourvu des permis nécessaires, lui-même réfugié, autrefois avocat en Colombie (mais qui n’était pas autorisé à pratiquer le droit aux États-Unis). Les demandeurs ont finalement retenu les services d’un avocat américain et ont déposé leurs demandes d’asile en 2008; cependant, ces demandes ont été rejetées par suite de l’expiration des délais et parce que le décideur en première instance a mis en doute la crédibilité de M. Gutierrez Arias. Ils ont par la suite été déboutés en appel.
[21] En mai 2009, quelques jours après avoir appris que leurs appels avaient été rejetés aux États-Unis, les demandeurs se sont rendus au Canada et, à la frontière, ont présenté les demandes d’asile que la Commission a rejetées dans la décision.
[22] Monsieur Gutierrez Arias a aussi déclaré que ses parents avaient reçu des appels téléphoniques anonymes jusqu’en 2005; ces interlocuteurs inconnus voulaient lui parler. Il a dit être convaincu que s’il retournait en Colombie, les membres des FARC pourraient le retracer et se mettre à sa poursuite et qu’ils passeraient probablement aux actes à cause de son association avec sa tante et des incidents qui étaient maintenant connus. Il a déposé en preuve des lettres de membres de sa famille qui corroboraient ces affirmations de même que de nombreux documents sur son pays d’origine, dont certains sont abordés ci-après.
[23] Concentrons-nous d’abord sur la façon dont la Commission a traité les occasions où le demandeur s’est réclamé de la protection du pays dont il a la nationalité. À mon avis, il était déraisonnable de conclure que M. Gutierrez Arias n’éprouvait pas de crainte subjective d’être persécuté. À cet égard, l’événement le plus grave allégué par le demandeur est de loin la tentative d’assassinat. M. Gutierrez Arias ne s’est pas réclamé de la protection de la Colombie après cet incident, même si cela a eu pour conséquence que ses parents à lui et ceux de Mme Barrientos n’ont jamais vu ses deux enfants. J’estime déraisonnable que la SPR ait reproché au demandeur ses retours précédents alors que ces retours suivaient des incidents beaucoup moins graves. Il est tout simplement impossible d’inférer que parce que M. Gutierrez Arias n’avait pas eu de craintes auparavant, lorsqu’il avait fait l’objet de simples menaces, il n’en avait pas non plus après avoir échappé à la mort dans l’attentat de 2003. En effet, à partir de l’incident de la fusillade, il ne s’est plus réclamé de la protection de la Colombie. Or, la SPR n’a nullement tenu compte de ce fait et a plutôt entretenu la confusion entre les comportements antérieurs de M. Gutierrez Arias (qui suivaient des incidents bien moins graves) et sa réaction complètement différente après la fusillade. À partir de ces faits, rien ne permettait à la Commission de supposer que M. Gutierrez Arias ne craignait pas d’être tué par les FARC à compter de 2003. Par conséquent, le traitement qu’a fait la Commission des occasions précédentes où M. Gutierrez Arias se réclamait de la protection de la Colombie est complètement déraisonnable et ses retours répétés ne peuvent pas être utilisés pour conclure que M. Gutierrez Arias n’était pas crédible.
[24] De même, à mon avis, le traitement qu’a fait la Commission de la plainte présentée à la police n’est pas raisonnable. Aucun élément de preuve au dossier ne donne à penser que M. Gutierrez Arias avait décidé de fuir la Colombie avant de déposer sa plainte. Il a plutôt déclaré au cours de son témoignage qu’il avait déposé sa plainte à la police le jour de la fusillade et que c’est après avoir parlé à la police et à sa tante (qui lui ont suggéré de quitter la Colombie) qu’il a décidé de demander l’asile aux États-Unis. À ce sujet, voici son témoignage devant la Commission sur la plainte qu’il avait déposée à la police (dossier du tribunal, page 716) :
[Traduction]
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Et la police n’a rien fait au sujet de cet incident?
PRINCIPAL DEMANDEUR D’ASILE : Les policiers m’ont demandé de me rendre au poste de police dès que je quitterais l’hôpital afin de déposer une plainte; c’est ce que j’ai fait. Donc, lorsque j’ai quitté l’hôpital, je me suis rendu au poste de police et un rapport a été établi.
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Et qu’a fait la police?
[…]
PRINCIPAL DEMANDEUR D’ASILE : Les policiers m’ont dit qu’il serait bon que je trouve un endroit sûr ou que je quitte le pays si je pouvais le faire parce qu’eux ne pourraient me fournir une protection si je n’en payais pas les coûts.
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Et qu’avez-vous décidé de faire?
PRINCIPAL DEMANDEUR D’ASILE : Je me suis procuré immédiatement un billet pour me rendre aux États-Unis. Mes parents ont réussi à trouver l’argent nécessaire. Donc, depuis ce moment-là, je ne suis pas retourné en Colombie.
[25] La Commission a entièrement laissé de côté cette explication et cette série d’incidents. Aucun élément ne permettait à la Commission de conclure raisonnablement que la plainte de M. Gutierrez Arias à la police ne constituait qu’un « maquillage » de sa demande d’asile étant donné qu’il n’a décidé de fuir le pays qu’après avoir déposé sa plainte et s’être fait conseiller par la police et par sa tante de quitter la Colombie.
[26] Étant donné que ces deux conclusions sont les seuls fondements de la décision de la Commission relativement à la crédibilité du demandeur, la décision doit être annulée. Ce faisant, je reconnais que la Cour doit faire preuve de beaucoup de prudence en annulant des conclusions de la SPR sur la crédibilité en application de l’alinéa 18.1(4)d) de la LCF. Comme je l’ai indiqué dans Sandeep Kaur Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, en matière de crédibilité « … la Cour ne doit pas intervenir pour infirmer des conclusions relatives à la crédibilité et à l’identité si la décision de la Commission s’appuie sur des éléments de preuve, si les motifs invoqués par la SPR pour justifier ses conclusions (qui ne sont pas manifestement spécieuses) ne sont pas des généralisations et s’il n’y a pas d’incohérence patente entre la décision de la Commission et la force probante de la preuve au dossier » (par. 60). En l’espèce, la conclusion de la SPR relativement à la crédibilité ne respecte aucun de ces trois critères. Pour les motifs susmentionnés, aucun élément de preuve n’étaie les conclusions contestées et, en fait, la preuve milite dans le sens contraire. Les motifs de la Commission sont donc nettement spécieux.
LA conclusion de la SPR sur la protection de l’état est déraisonnable
[27] En ce qui concerne sa conclusion relative à la protection de l’État, la Commission a indiqué que même si la version des événements donnée par M. Gutierrez Arias était la vérité, il était peu probable que les FARC soient encore intéressées à se lancer à sa poursuite. Elle a fondé sa décision en jugeant à tort que M. Gutierrez Arias était peu connu, parce qu’elle l’a considéré comme un « simple […] greffier » et qu’elle n’a pas du tout tenu compte de sa relation avec sa tante, juge d’une cour pénale en Colombie qui avait déclaré coupable et fait emprisonner des membres des FARC. Voici ce qu’a écrit la SPR à ce sujet :
[Traduction]
De plus, selon son récit, le demandeur d’asile principal était un simple huissier ou greffier, un fait qui aurait été évident au prisonnier membre des FARC en janvier 2000. Il a apparemment laissé cet emploi en mars 2000, lorsqu’il est parti pour les États-Unis il y a 11 ans. Par conséquent, il est raisonnable de présumer que, puisqu’il était peu connu et qu’il avait laissé son poste de greffier, les FARC s’intéressent à des questions plus pressantes ou à des cibles plus en vue. Le tribunal n’est donc pas persuadé que le demandeur d’asile présente un intérêt, si cela a déjà été le cas, pour les FARC aujourd’hui. (Par. 37 de la décision.)
[28] Pour tirer sa conclusion sur la protection de l’État, la SPR a cité certains des faits figurant dans les nombreux documents sur la Colombie incorporés au dossier et y a renvoyé. Ce faisant, la Commission n’a pas examiné la documentation en fonction du fait que M. Gutierrez Arias était connu, mais elle s’est plutôt penchée sur la situation des employés de soutien. De plus, pour une raison inconnue, la SPR s’est concentrée à plusieurs égards, dans son analyse l’analyse sur l’information sur le pays, sur les risques auxquels étaient exposées les victimes d’extorsion. Or, les demandeurs n’ont jamais allégué avoir été victimes d’extorsion ou craindre de l’être. Ces commentaires n’ont donc aucune pertinence. Il semble donc que la SPR a « copié-collé » des conclusions relatives à la situation en Colombie provenant de décisions antérieures, mais qu’elle n’a pas examiné et modifié ces renseignements pour les adapter à la situation des demandeurs.
[29] La Cour a souvent établi qu’une mauvaise évaluation de la situation du demandeur d’asile peut vicier l’analyse sur la protection de l’État parce que cette analyse est purement contextuelle et que la possibilité de se réclamer de la protection de l’État dont le demandeur d’asile a la nationalité peut fort bien reposer sur qui le demandeur est exactement et les motifs pour lesquels il est visé. Par exemple, voici un extrait de la décision Walcott c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 415, 98 Imm LR (3d) 216, au par. 44, rendue par le juge de Montigny : « Ayant mal qualifié le risque auquel le demandeur affirmait être exposé, l’agente ne pouvait l’apprécier correctement. Pour ce seul motif, il y a lieu de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire. »
[30] De même, dans Corado Guerrero c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1210, 208 ACWS (3d) 815, le juge Zinn s’est exprimé en ces termes aux paragraphes 22 et 23 :
La Commission a analysé le risque prévu à l’article 97 de la Loi qui était invoqué par le demandeur. Elle a reconnu la violence générale existant au Guatemala et a fait remarquer que cette violence était principalement reliée à la drogue. Elle a ensuite noté que le demandeur était une cible de premier choix pour le recrutement, car il était vulnérable en raison de son âge et de son profil social; il était jeune, naïf, peu averti et peu instruit, il était orphelin et il vivait avec sa grand-mère âgée depuis qu’il avait huit ans, sans aucun soutien familial ou social solide pour l’aider à prendre des décisions cruciales. Selon la Commission, il était une cible particulière parce que la ville où il vivait était située tout près de la frontière avec le Salvador. La Commission a précisé que ce qui faisait du demandeur « une cible particulière pour cette organisation [était] son refus de passer de la drogue à travers la frontière du Salvador ». Malgré le fait que, selon elle, le demandeur était ciblé, la Commission a conclu que le risque auquel il était exposé était généralisé en raison de l’omniprésence des gangs au Guatemala.
À mon avis, les erreurs décrites ci-dessus ont amené la Commission à qualifier incorrectement la situation personnelle du demandeur et, ainsi, à conclure à tort que d’autres personnes étaient généralement exposées à la même situation et au même risque de préjudice que lui. Le demandeur ne courait pas simplement le risque, comme de nombreux jeunes de son âge, d’être recruté par un gang criminel. Il courait plutôt le risque d’être tué parce qu’il était expressément et personnellement ciblé par une organisation criminelle qui avait chargé les Maras 18 de le tuer. [Non souligné dans l’original]
[31] Dans l’importante preuve documentaire relative à la Colombie dont était saisie la SPR, le fait que les personnes associées au système judiciaire pouvaient très bien courir le risque d’être ciblées par les FARC était souvent mentionné. Le document le plus pertinent parmi ces éléments de preuve était peut-être le rapport publié en 2010 intitulé UNHCR Eligibility Guidelines for Assessing the Internal Needs of Asylum Seekers from Columbia [lignes directrices sur les demandes d’asile formulées par des Colombiens] , dont voici un extrait (p. 658 du dossier certifié du tribunal) :
[Traduction]
FC/CF3. Juges et autres personnes jouant un rôle dans l’administration de la justice
Les juges, les procureurs de l’État, les témoins, les avocats et les autres personnes qui participent à des instances judiciaires et à des enquêtes relatives à des violations des droits de la personne ou du DIH visant des membres des forces de sécurité de l’État ou des forces paramilitaires et des groupes de guérilla courent le risque d’être tués, kidnappés, soumis à la torture et à des mauvais traitements ou d’être victimes de disparition forcée. Ceux qui font enquête sur la corruption, le narcotrafic et les conflits relatifs à la propriété des terres courent des risques semblables.
[32] Vu le défaut de la SPR de tenir compte de la documentation sur le pays en fonction de la situation particulière et personnelle de M. Gutierrez Arias, sa conclusion sur la protection de l’État est déraisonnable.
CONCLUSION
[33] Pour les motifs qui précèdent, la décision de la SPR sera annulée et les demandes des demandeurs seront renvoyées à la SPR afin qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue à nouveau sur l’affaire.
[34] Aucune question à certifier en vertu de l’article 74 de la LIPR n’a été présentée et aucune n’est soulevée en l’espèce.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR est accueillie.
2. La décision de la SPR est annulée.
3. Les demandes d’asile des demandeurs sont renvoyées à la SPR afin qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue à nouveau sur l’affaire.
4. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
5. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.
Mary J.L. Gleason
juge
Traduction certifiée conforme
Linda Brisebois, LL.B.
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4723-11
Intitulé : GERMAN ORLANDO GUTIERREZ ARIAS, LAURA CATALINA MARIN BARRIENTOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
Lieu de l’audience : Toronto (Ontario)
DATE de l’audience : le 6 mars 2012
Motifs du jugement et
DATE des motifs : le 16 mars 2012
Comparutions :
Veronica Cham |
Pour les demandeurs
Pour le défendeur |
Avocats inscrits au dossier :
Avocat
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Pour les demandeurs
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Myles Kirvan, Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
Pour le défendeur |