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Date : 20120420

Dossier : IMM‑5228‑11

Référence : 2012 CF 467

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

ROGER AGWAME LEMIKA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Roger Agwame Lemika demande le contrôle judiciaire de la décision défavorable rendue relativement à un examen des risques avant renvoi (l’ERAR). Je conviens avec lui que l’agent d’ERAR a commis une erreur lorsqu’il a évalué les risques auxquels il est exposé en République démocratique du Congo (la RDC) en raison de la grave maladie mentale dont il souffre. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Le contexte

 

[2]               M. Lemika souffre de schizophrénie. De toute évidence, sa maladie est bien contrôlée à l’aide de médicaments, mais en l’absence de traitement, M. Lemika peut devenir agité, agressif et psychotique. Le dossier fait état de plusieurs tentatives de suicide et de la conviction délirante de M. Lemika qu’il est le fils de Dieu et qu’il possède des pouvoirs spéciaux.

 

[3]               M. Lemika a travaillé pendant quelque temps après son arrivée au Canada, mais il appert qu’il est sans emploi et sans domicile depuis un certain nombre d’années à cause de sa maladie. C’est aussi à cause de sa maladie qu’il a eu des démêlés avec la justice.

 

[4]               M. Lemika faisait valoir dans sa demande d’ERAR qu’il serait en danger en RDC à cause de sa maladie mentale.

 

[5]               Il faisait valoir également qu’il n’était pas exclu de la protection par le sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, lequel prévoit qu’on ne peut conclure qu’une personne est exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si la menace ou le risque « résulte […] de l’incapacité du pays [d’origine] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats ».

 

[6]               M. Lemika a indiqué qu’il ne craint pas d’être incapable d’obtenir des soins médicaux en tant que tel, mais plutôt que le fait de ne pas avoir accès à des soins médicaux augmentait le risque de persécution par les forces de sécurité de l’État et ses concitoyens parce que sa maladie mentale ne serait pas traitée.

 

[7]               M. Lemika a soutenu que, à cause de son incapacité d’obtenir un traitement médical, y compris des médicaments, en RDC, son état mental se détériorerait et les symptômes de sa maladie se manifesteraient.

 

[8]               À cause de sa maladie, M. Lemika ne serait pas en mesure de se procurer ce qui est nécessaire pour vivre, comme de la nourriture et un logement. En outre, sa maladie pourrait notamment faire en sorte qu’il se comporte bizarrement, ce qui pourrait mener à son arrestation et à sa détention par les agents de sécurité de l’État. Il dit que, s’il était arrêté, il serait détenu dans des conditions extrêmes susceptibles de mettre sa vie en danger.

 

[9]               M. Lemika dit également que la population générale en RDC ne comprend pas les maladies mentales. Les malades mentaux sont souvent considérés comme des personnes à qui un sort a été jeté et ils sont traités avec des prières ou des actes de sorcellerie. M. Lemika prétend qu’il serait donc en danger s’il commençait à se comporter bizarrement en RDC. Il affirme qu’en plus d’être victime d’ostracisme il risque d’être maltraité par ses compatriotes à cause de sa maladie.

 

[10]           Enfin, M. Lemika soutient qu’il court le risque d’être ciblé au point d’entrée en tant que rapatrié et à cause du conflit armé qui fait rage en RDC.

 

La décision relative à l’ERAR

 

[11]           L’agent d’ERAR a examiné la preuve relative à la maladie psychiatrique de M. Lemika et au traitement médical qu’il a suivi au fil des ans. Il a reconnu que M. Lemika était atteint d’une invalidité chronique et de longue durée, mais il a conclu que sa maladie mentale pouvait être contrôlée par des médicaments sur ordonnance et qu’il avait accepté de prendre de tels médicaments dans le passé.

 

[12]           L’agent a mis en évidence la preuve selon laquelle le traitement des troubles mentaux fait partie du système des soins de santé primaires de la RDC, concluant qu’un traitement médical ne serait pas refusé à M. Lemika en RDC [traduction] « pour quelque raison que ce soit ». En conséquence, l’agent a conclu que M. Lemika n’était pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

 

[13]           L’agent a conclu également que M. Lemika n’était pas recherché pour être interrogé, arrêté ou détenu en RDC. En outre, il n’était pas convaincu que M. Lemika serait ciblé par quiconque dans le contexte du conflit armé faisant rage dans ce pays. Enfin, il était convaincu que, de toute façon, M. Lemika pourrait obtenir la protection de l’État en RDC.

 

La norme de contrôle

 

[14]           Je conviens avec les parties que la décision de l’agent doit être contrôlée au moyen de la norme de la raisonnabilité : voir Buchung c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 381, 79 Imm. L.R. (3d) 94, au paragraphe 26; Perea c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1173, [2009] A.C.F. no 1472 (QL), aux paragraphes 23 et 24.

 

[15]           Lorsque la norme de la raisonnabilité s’applique, la Cour doit examiner la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59.

 

Analyse

 

[16]           La décision de l’agent d’ERAR est fondée sur la conclusion selon laquelle M. Lemika pourra obtenir les soins médicaux exigés par sa schizophrénie en RDC.

 

[17]           En parvenant à cette conclusion, l’agent a mentionné que [traduction] « la santé mentale fait partie des soins de santé primaires en République démocratique du Congo et les troubles mentaux graves sont traités en première ligne ». L’agent a fait remarquer également qu’[traduction] « [i]l y a un centre de santé mentale et environ 22 psychiatres dans la capitale [Kinshasa] » et que [traduction] « [d]es médecins compétents sont présents sur place et des médicaments sont normalement disponibles ».

 

[18]           Toutes ces déclarations sont corroborées par la preuve. La question que l’agent n’a pas examinée est celle de savoir si M. Lemika aurait réellement accès à ces soins s’il devait retourner en RDC.

 

[19]           La preuve documentaire présentée à l’agent révèle que les quelques établissements de santé mentale situés à Kinshasa ne disposent pas de spécialistes capables de traiter la schizophrénie et que les médicaments nécessaires pour traiter les malades psychiatriques sont souvent trop chers pour le patient. En fait, ce qui ressort principalement de l’ensemble de cette preuve, c’est que les soins de santé mentale limités offerts en RDC sont généralement accessibles seulement aux personnes qui ont les moyens de les payer.

 

[20]           Des éléments de preuve présentés à l’agent indiquaient que les hôpitaux peuvent offrir une consultation, un diagnostic et un traitement initiaux sans frais dans certains cas. Il appert cependant que le patient doit assumer le coût de son traitement par la suite.

 

[21]           Les personnes atteintes de troubles mentaux n’ont droit à aucune prestation d’invalidité en RDC et M. Lemika n’a plus aucun contact avec sa famille. En outre, l’agent ne disposait d’aucune preuve indiquant que sa famille voudrait aider M. Lemika à payer ses frais médicaux ou aurait les moyens de le faire.

 

[22]           En conséquence, je suis convaincue que l’agent a tiré sa conclusion concernant la possibilité, pour M. Lemika, d’obtenir des soins de santé mentale sans tenir compte de la preuve dont il disposait.

 

[23]           À cause de la conclusion qu’il a tirée au sujet de la possibilité, pour M. Lemika, d’obtenir des soins de santé mentale, l’agent n’a pas déterminé si, dans les faits, les risques allégués par M. Lemika « résult[aient] […] de l’incapacité du pays [d’origine] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » au sens du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR.

 

[24]           En règle générale, le sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR s’applique dans les cas où un traitement médical essentiel à la survie du demandeur d’ERAR, la dialyse par exemple, n’est pas offert dans son pays d’origine ou il n’a pas les moyens de se le payer : voir, par exemple, Covarrubias c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 365, [2007] 3 R.C.F. 169 (QL) (C.A.F.).

 

[25]           Le risque allégué par le demandeur d’ERAR dans de tels cas est donc que son incapacité d’obtenir des soins médicaux causera directement le préjudice appréhendé.

 

[26]           La présente affaire est quelque peu différente.

 

[27]           Le préjudice que M. Lemika craint de subir en RDC n’est pas que son incapacité d’obtenir des soins de santé l’exposera en soi à une menace à sa vie ou au risque de traitements cruels et inusités. M. Lemika prétend plutôt que, s’il ne peut pas obtenir un traitement, sa santé déclinera et les symptômes de sa schizophrénie, par exemple une pensée désordonnée, des crises de délire, une psychose et un comportement agressif ou bizarre, se manifesteront.

 

[28]           C’est la manifestation des symptômes de sa maladie qui, selon M. Lemika, attirera probablement l’attention des agents de sécurité de l’État et entraînera son arrestation et sa détention dans des conditions susceptibles de mettre sa vie en danger. Son comportement étrange attirera aussi l’attention de ses concitoyens et fera en sorte qu’il ne sera pas en mesure de se procurer les choses essentielles à la vie et qu’il sera l’objet d’ostracisme et de violence.

 

[29]           La nature de la thèse de M. Lemika exige une appréciation de la causalité. En d’autres termes, le préjudice craint par M. Lemika « résulte[‑t‑il] […] de l’incapacité [de la RDC] de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats » ou les actes intermédiaires appréhendés de tiers font‑ils en sorte que le préjudice est suffisamment éloigné de l’incapacité initiale d’obtenir des soins médicaux pour ne pas être visé au sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR?

 

[30]           Il faut apprécier les faits pour répondre à cette question, ce que devrait faire en premier lieu un agent d’ERAR.

 

[31]           Ce qui nous amène à la conclusion subsidiaire de l’agent selon laquelle, de toute façon, M. Lemika pourrait obtenir la protection de l’État en RDC.

 

[32]           Pour étayer cette conclusion, l’agent a inclus dans sa décision plus de quatre pages d’extraits tirés du rapport de 2010 du département d’État des États‑Unis. Bien que le rapport fasse allusion aux efforts déployés pour lutter contre l’impunité, les extraits font un portrait presque uniformément sombre des conditions existant en RDC.

 

[33]           Le rapport mentionne que [traduction] « les forces de sécurité de l’État ont continué d’agir avec impunité durant toute l’année en commettant de nombreux actes illicites graves », notamment des arrestations arbitraires et des détentions dans des conditions [traduction] « rudes et dangereuses pour la vie ». Les prisons ne fournissent pas de nourriture aux détenus et ces derniers doivent compter sur leur famille à cet égard; en outre, des prisonniers meurent régulièrement de faim.

 

[34]           Le rapport du département d’État des États‑Unis indique également que les prisonniers n’ont souvent pas droit à des soins médicaux et que les maladies infectieuses sont endémiques. Les cellules peuvent être dépourvues de fenêtres, d’eau courante ou potable, d’éclairage, d’électricité ou de toilette. La violence sexuelle et les maladies transmises sexuellement, dont le VIH/sida, sont répandues.

 

[35]           Le rapport mentionne en outre que les soldats [traduction] « ne courent “aucun risque d’être punis” lorsqu’ils commettent des actes illicites, notamment en raison du caractère anonyme de ceux‑ci ».

 

[36]           L’agent a néanmoins conclu, sans analyser véritablement cette preuve, que M. Lemika n’avait pas produit une preuve claire et convaincante pour réfuter la présomption voulant que la RDC soit en mesure de protéger ses citoyens. Cet aspect de la décision de l’agent ne possède donc pas la justification, la transparence et l’intelligibilité d’une décision raisonnable.

 

[37]           En outre, le dossier ne permet pas de compléter la décision de l’agent puisque les autres éléments de preuve documentaire dont celui‑ci disposait au regard des conditions existant en RDC tracent aussi un portrait presque uniformément sombre.

 

[38]           Par conséquent, je suis convaincue que la décision de l’agent d’ERAR était déraisonnable. Il n’est donc pas nécessaire que j’examine les autres sources de risque décrites par M. Lemika.

 

Conclusion

 

[39]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

 

[40]           M. Lemika a proposé, à des fins de certification, une question qui concerne l’interprétation du sous‑alinéa 97(1)b)(iv) de la LIPR. Je ne suis pas convaincue que cette question permettrait de disposer d’un appel, compte tenu de ma conclusion selon laquelle l’applicabilité de cette disposition exige une appréciation factuelle de la causalité qui devrait être faite en premier lieu par un agent d’ERAR. En conséquence, aucune question ne sera certifiée.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’ERAR pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.B.

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5228‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  ROGER AGWAME LEMIKA c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 17 avril 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE MACTAVISH

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 20 avril 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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