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Date : 20120417

Dossier : IMM‑5711‑11

Référence : 2012 CF 439

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 avril 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

SHEAT BUDJAKU, SUZANA BUDJAKU

AND ISEN BUDJAKU

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 8 août 2011. La Commission a statué que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention, ni celle de personne à protéger, selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

 

[2]               La demande est rejetée pour les motifs exposés plus loin.

 

I.          Les faits

 

[3]               Le demandeur principal, Sheat Budjaku, sa femme, Suzana Budjaku, et leur enfant mineur, Isen Budjaku (ci‑après appelés collectivement les demandeurs), sont des citoyens de la Macédoine d’origine ethnique albanaise. Arrivés au Canada le 5 mai 2009, ils ont demandé l’asile le 28 juillet suivant.

 

[4]               Leur demande d’asile est fondée sur une vendetta déclarée en 2005 par la famille Marku après un incident au cours duquel un cheval a été abattu. Le demandeur principal affirme qu’il est allé voir les aînés du village afin de se réconcilier avec la famille Marku, mais sans succès. Lui et son fils aîné ont été attaqués par des membres de la famille Marku, mais il a réussi à s’échapper sans être blessé.

 

II.        La décision faisant l’objet du présent contrôle

 

[5]               La Commission a conclu que le demandeur principal n’avait pas produit une preuve crédible au soutien des principales allégations de la demande d’asile. Sa conduite après la vendetta n’était pas compatible avec son témoignage selon lequel la famille ne sortait plus de chez elle pour sa sécurité. Il s’était risqué à sortir pour aller travailler dans une boulangerie et son fils était allé à l’école, quoique de façon irrégulière. Ces déclarations jetaient un doute sur la crédibilité des risques auxquels ils étaient exposés à la suite de la vendetta déclarée contre eux.

 

[6]               La Commission a considéré que la lettre d’un aîné du village, Nazif Kaziu, qui décrivait les efforts déployés pour réconcilier les parties, avait une très faible valeur probante. La lettre était signée seulement par l’un des aînés alors que ceux‑ci étaient censés agir en groupe. En outre, elle n’indiquait pas pourquoi et quand la famille Marku avait déclaré la vendetta. De plus, « la lettre de Nazif Kaziu était écrite sur du papier ordinaire qui ne semblait pas constituer une déclaration officielle des aînés du village ».

 

[7]               Le demandeur principal ne pouvait pas expliquer les incohérences contenues dans son témoignage selon lequel, bien que les vendettas soient courantes en Macédoine, il n’était au courant d’aucun autre incident. Il a déclaré qu’« il ne pouvait témoigner que sur sa propre affaire et qu’il ne savait pas si d’autres personnes avaient vécu une telle situation ».

 

[8]               La Commission a résumé son appréciation de la crédibilité des demandeurs au paragraphe 10 de ses motifs :

Étant donné l’incohérence entre les actions du demandeur d’asile principal après la déclaration de la présumée vendetta et les risques que court une famille contre laquelle une vendetta a été déclarée ainsi que le témoignage douteux des aînés du village, je ne suis pas convaincu de la véracité de la vendetta et, enfin, du bien‑fondé de la peur des demandeurs d’asile.

 

III.       La question en litige

 

[9]               La question en litige concerne le caractère raisonnable des conclusions de la Commission relatives à la crédibilité.

 

IV.       La norme de contrôle

 

[10]           Les questions de fait et de crédibilité sont assujetties à la norme de contrôle de la raisonnabilité (voir, par exemple, Aguirre c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 571, [2008] ACF no 732, aux paragraphes 13 et 14). Le caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2009] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

V.        Analyse

 

[11]           Les demandeurs contestent les conclusions défavorables que la Commission a tirées relativement à la crédibilité à cause de l’incohérence concernant la réclusion de la famille, la lettre de l’aîné du village et l’absence d’exemples au soutien de la déclaration selon laquelle les vendettas étaient courantes. Bien que je ne sois pas convaincu que ces conclusions soient déraisonnables, j’examinerai chacun des arguments soulevés par les demandeurs.

 

[12]           Les demandeurs soutiennent que la Commission a tiré déraisonnablement de la mention de la réclusion et des actes incohérents que constituait le fait de se rendre au travail ou à l’école une conclusion défavorable concernant la crainte subjective. Le terme [traduction] « réclusion » n’était pas employé dans le Formulaire de renseignements personnels (le FRP). Le demandeur principal l’a utilisé dans son témoignage, mais il a expliqué ensuite que sa famille avait simplement pris des précautions avant de sortir de la maison. Les réfugiés ne sont pas tenus de rester enfermés chez eux car cela irait à l’encontre des droits de la personne fondamentaux. Selon les demandeurs, la Commission a exagéré [traduction] « quelques contradictions apparentes », tout en oubliant les aspects de la demande d’asile concernant la vendetta et les agressions. Les demandeurs s’appuient à cet égard sur Djama c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 531, 1992 CarswellNat 1136 (CA).

 

[13]           Je suis toutefois convaincu par les observations du défendeur que la Commission a correctement tenu compte de l’incohérence concernant la réclusion. Le demandeur principal a semblé laissé entendre dans son témoignage qu’entre 2005 et 2008 il avait travaillé à la boulangerie [traduction] « tout le temps » ou chaque fois qu’il avait la possibilité de le faire [traduction] « de manière clandestine ». Son fils a continué d’aller à l’école pendant cette période, quoique de façon irrégulière. Cela était en contradiction avec sa prétention selon laquelle [traduction] « j’ai été forcé de me protéger. Je me suis placé en réclusion dans la maison avec toute la famille. » Il a fait référence à la notion de réclusion à deux reprises.

 

[14]           Il était loisible à la Commission de considérer que cette preuve était incompatible avec l’existence d’une crainte subjective découlant de la menace que constituait la famille Marku. La Commission n’a pas laissé entendre que les demandeurs devaient s’être placés en réclusion pour être admissibles en tant que réfugiés, mais que les déclarations concernant la menace représentée par la famille Marku et les actes des demandeurs étaient problématiques. La Commission a tenu compte de manière raisonnable de leur crainte subjective concernant l’existence de la vendetta sur laquelle ils fondaient leur demande.

 

[15]           Les conclusions relatives à la crédibilité qui sont fondées sur des contradictions, des incohérences et des dissimulations internes sont au cœur du pouvoir discrétionnaire des juges des faits (voir Dhindsa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 2011, 102 ACWS (3d) 165, au paragraphe 41; Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 NR 238, [1992] ACF no 481 (CA)). Les demandeurs ne sont tout simplement pas d’accord avec la Commission quant à l’importance à accorder à cette incohérence particulière.

 

[16]           Contrairement à ce que prétendent les demandeurs, il semble également que la Commission a signalé l’incohérence au demandeur principal à l’audience. Les demandeurs savaient que leur crédibilité était un enjeu. La Commission n’était pas nécessairement même tenue d’interroger le demandeur principal au sujet de cette incohérence dans les circonstances (voir Tekin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 357, [2003] ACF no 506, au paragraphe 14).

 

[17]           Les demandeurs soutiennent en outre qu’il était déraisonnable que la Commission considère la lettre d’un aîné du village, Nazif Kaziu, comme une déclaration officielle et lui accorde « très peu de valeur probante » pour la simple raison qu’elle n’était pas signée par tous les aînés, qu’elle ne mentionnait pas quand et pourquoi la vendetta avait été déclarée et qu’elle était rédigée sur du papier ordinaire. Ils font valoir que les aînés du village n’agissent pas en qualité de gouvernement ou en une autre qualité officielle; par conséquent, la Commission n’aurait pas dû s’attendre à ce qu’une lettre d’un groupe informel formé de membres âgés d’une collectivité respecte certaines formalités. En outre, les demandeurs rappellent les éléments de preuve qui, selon eux, corroborent la cause sous‑jacente de la vendetta, à savoir la mention du nom d’un autre aîné dans la lettre de Nazif Kaziu et une deuxième lettre d’un ancien voisin.

 

[18]           Je dois convenir avec le défendeur qu’il était raisonnable que la Commission accorde une faible valeur probante à la lettre simplement parce que celle‑ci ne renfermait aucune information pertinente quant au moment où la famille Marku a déclaré la vendetta et les raisons de celle‑ci.

 

[19]           Les demandeurs accordent trop d’importance au fait que, selon la Commission, la lettre était censée être une « déclaration officielle ». Au cours de l’audience, le demandeur a reconnu que les aînés agissaient en tant que groupe, de sorte qu’il pouvait être justifié de se demander pourquoi la lettre était signée seulement par Nazif Kaziu. De même, la crédibilité de la lettre soulevait des questions : elle était écrite sur du papier ordinaire et n’indiquait pas qu’elle était rédigée au nom d’un groupe d’aînés. Comme le défendeur le dit clairement également, les demandeurs ne peuvent pas maintenant essayer de donner de nouvelles explications au sujet de la manière de procéder des aînés dans un cas semblable. Le demandeur principal a déjà été interrogé au cours de l’audience au sujet de la participation des aînés.

 

[20]           Je dois signaler que la Commission a le droit de tirer des conclusions raisonnables en se fondant sur les invraisemblances, le bon sens et la raison, comme elle l’a fait en l’espèce (Araya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 626, [2003] ACF no 821, au paragraphe 6; Shahamati c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 415, au paragraphe 2 (CA)).

 

[21]           Enfin, le demandeur principal conteste la déclaration de la Commission selon laquelle il a affirmé dans son témoignage que les vendettas étaient « courantes » en Macédoine, mais qu’il « n’était […] au courant » d’aucun exemple. Il prétend qu’il s’agit d’une erreur de fait. Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur principal ne pouvait pas donner de détails précis parce qu’il ne les connaissait pas et qu’il pouvait parler seulement de ses propres expériences. Selon lui, la Commission était d’avis qu’il aurait dû connaître la situation d’autres personnes.

 

[22]           Je considère cependant que l’appréciation effectuée par la Commission était raisonnable, étant donné que le demandeur principal a confirmé à deux reprises dans son témoignage que les vendettas étaient courantes en Macédoine, mais qu’il a été incapable de donner un exemple général. Comme le défendeur le laisse entendre, même si la Commission a mal compris le témoignage du demandeur principal dans une faible mesure, cela ne change rien à la conclusion générale.

 

[23]           La discussion qui a eu lieu entre le membre de la Commission et le demandeur principal au cours du témoignage de ce dernier a naturellement créé une certaine confusion. Le demandeur principal a d’abord répondu qu’il ne connaissait pas d’autres incidents liés à des vendettas, mais, lorsqu’on lui a demandé de le confirmer, il a laissé entendre que cela était survenu [traduction] « [p]armi les Albanais, là où vivent les Albanais ». Il a ajouté : [traduction] « [S]i cela est arrivé à une personne en particulier […] je ne sais pas ». Lorsqu’on a insisté, il a affirmé avec force que [traduction] « cela est arrivé, mais je ne sais pas ». La Commission a résumé ce témoignage en disant que « le demandeur d’asile principal a signalé qu’il ne pouvait témoigner que sur sa propre affaire et qu’il ne savait pas si d’autres personnes avaient vécu une telle situation », ce qui traduit bien les propos du demandeur principal et reflète les principes de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité.

 

[24]           En outre, la Commission n’était pas tenue de mentionner expressément la preuve documentaire. Elle a considéré que les demandeurs n’étaient pas crédibles et n’avaient pas une crainte subjective. Elle n’avait pas l’obligation d’examiner de plus près le fondement objectif de la crainte dans la preuve documentaire. Le défendeur a aussi mis en doute l’importance de cette documentation relativement générale.

 

VI.       Conclusion

 

[25]           Comme les conclusions défavorables tirées par la Commission au sujet de la crédibilité étaient raisonnables, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5711‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  BUDJAKU ET AL c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 8 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 17 avril 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Norris Ormston

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Sophia Karantonis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Mario D. Bellissimo

Bellissimo Law Group

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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