Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20120420

Dossier : IMM‑5233‑11

Référence : 2012 CF 468

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2012

En présence de madame la juge Mactavish

 

 

ENTRE :

 

ROGER AGWAME LEMIKA

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Roger Agwame Lemika demande le contrôle judiciaire du rejet de sa demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

 

[2]               Un agent d’immigration a déterminé que M. Lemika ne subirait pas de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il était tenu d’obtenir un visa de résident permanent à partir de l’extérieur du Canada. Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a évalué les difficultés auxquelles serait exposé M. Lemika en République démocratique du Congo (la RDC) en raison de la grave maladie mentale dont il souffre. En conséquence, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

 

Le contexte

[3]               M. Lemika souffre de schizophrénie. De toute évidence, sa maladie est bien contrôlée à l’aide de médicaments, mais en l’absence de traitement, M. Lemika peut devenir agité, agressif et psychotique. Le dossier fait état de plusieurs tentatives de suicide et de la conviction délirante de M. Lemika qu’il est le fils de Dieu et qu’il possède des pouvoirs spéciaux.

 

[4]               M. Lemika a travaillé pendant quelque temps après son arrivée au Canada, mais il appert qu’il est sans emploi et sans domicile depuis un certain nombre d’années à cause de sa maladie. C’est aussi à cause de sa maladie qu’il a eu des démêlés avec la justice.

 

[5]               M. Lemika faisait valoir dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’il subirait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives en RDC à cause de sa maladie mentale. Il affirme qu’il ne pourrait pas obtenir un traitement médical, y compris des médicaments, dans ce pays. En conséquence, son état mental se détériorerait et les symptômes de sa maladie mentale se manifesteraient.

 

[6]               M. Lemika affirme que, non seulement il ne pourrait pas se procurer ce qui est nécessaire pour vivre, comme de la nourriture et un logement, s’il tombait malade en RDC, mais il pourrait notamment, à cause de sa maladie, commencer à se comporter bizarrement, ce qui pourrait mener à son arrestation et à sa détention par les agents de sécurité de l’État. Il affirme également que, s’il était arrêté, il serait détenu dans des conditions extrêmes susceptibles de mettre sa vie en danger.

 

[7]               En outre, il dit que la population générale en RDC ne comprend pas les maladies mentales. Les malades mentaux sont souvent considérés comme des personnes à qui un sort a été jeté et ils sont traités avec des prières ou des actes de sorcellerie. M. Lemika prétend qu’il serait donc en danger s’il commençait à se comporter bizarrement en RDC. Il affirme qu’en plus d’être victime d’ostracisme il risque d’être maltraité par ses compatriotes à cause de sa maladie.

 

[8]               Enfin, M. Lemika soutient qu’il subirait des difficultés parce qu’il serait ciblé dès son arrivée en RDC en tant que rapatrié et à cause du conflit armé qui fait rage dans ce pays.

 

La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[9]               L’agent d’immigration a conclu que M. Lemika ne subirait pas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives s’il devait retourner en RDC.

 

[10]           S’il reconnaissait que M. Lemika était établi dans une certaine mesure au Canada après avoir passé 16 ans dans ce pays, l’agent n’était pas convaincu que cet établissement était attribuable à des facteurs indépendants de la volonté de M. Lemika ou que le fait de rompre ces liens causerait à ce dernier des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

 

[11]           L’agent a examiné la preuve et les prétentions relatives aux difficultés que M. Lemika pourrait subir en RDC, notamment en rapport avec sa schizophrénie. Il a convenu que M. Lemika était atteint d’une invalidité chronique et de longue durée, mais il a fait remarquer qu’il avait été disposé à prendre des médicaments pour contrôler ses symptômes dans le passé.

 

[12]           Par‑dessus tout, l’agent a conclu que M. Lemika aurait accès à des traitements, notamment des médicaments, en RDC, en particulier à Kinshasa, où sa famille réside et où il y a un établissement psychiatrique spécialisé.

 

[13]           L’agent s’est aussi penché sur la question de savoir si M. Lemika serait exposé à des difficultés parce qu’il serait ciblé dès son arrivée en RDC en tant que rapatrié ou à cause du conflit armé en général qui fait rage dans ce pays, et il a conclu que ce n’était pas le cas. Tout en reconnaissant les très nombreux problèmes existant en RDC, l’agent était d’avis qu’il ne disposait d’aucune preuve lui permettant de conclure que M. Lemika serait personnellement touché par ces problèmes.

 

[14]           Par conséquent, l’agent a déterminé que, même s’il était possible que M. Lemika soit exposé à certaines difficultés en se réétablissant en RDC, il n’existait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier l’octroi d’une dispense.

 

La norme de contrôle

[15]           Je conviens avec les parties que la décision de l’agent doit être contrôlée au moyen de la norme de la raisonnabilité : Kisana c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 R.C.F. 360, au paragraphe 18; Paz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 412, 176 A.C.W.S. (3d) 1124.

 

[16]           Lorsqu’elle contrôle une décision au moyen de la norme de la raisonnabilité, la Cour doit examiner la justification de la décision, ainsi que la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel, et déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit voir Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 47, et Canada (Citoyenneté Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59.

 

Analyse

[17]           Bien que je reconnaisse qu’il faut faire montre de déférence à l’égard des décisions comme celle en cause en l’espèce, je suis convaincue que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a évalué les difficultés auxquelles M. Lemika serait exposé en RDC à cause de sa maladie mentale.

 

[18]           En concluant que M. Lemika pourrait avoir accès à des soins médicaux en RDC, l’agent a mentionné que [traduction] « la santé mentale fait partie des soins de santé primaires en République démocratique du Congo et les troubles mentaux graves sont traités en première ligne ». L’agent a ajouté qu’[traduction] « [i]l y a un centre de santé mentale et environ 22 psychiatres dans la capitale [Kinshasa] » et que [traduction] « [d]es médecins compétents sont présents sur place et des médicaments sont normalement disponibles ».

 

[19]           Toutes ces déclarations sont corroborées par la preuve. La question que l’agent n’a pas examinée est celle de savoir si M. Lemika aurait réellement accès à ces soins s’il devait retourner en RDC.

 

[20]           La preuve documentaire présentée à l’agent révèle que les quelques établissements de santé mentale situés à Kinshasa ne disposent pas de spécialistes capables de traiter la schizophrénie et que les médicaments nécessaires pour traiter les malades psychiatriques sont souvent trop chers pour le patient. En fait, ce qui ressort principalement de l’ensemble de cette preuve, c’est que les soins de santé mentale limités offerts en RDC sont généralement accessibles seulement aux personnes qui ont les moyens de les payer.

 

[21]           Des éléments de preuve présentés à l’agent indiquaient que les hôpitaux peuvent offrir une consultation, un diagnostic et un traitement initiaux sans frais dans certains cas. Il appert cependant que le patient doit assumer le coût de son traitement par la suite.

 

[22]           Les personnes atteintes de troubles mentaux n’ont droit à aucune prestation d’invalidité en RDC et M. Lemika n’a plus aucun contact avec sa famille. En outre, l’agent ne disposait d’aucune preuve indiquant que sa famille voudrait aider M. Lemika à payer ses frais médicaux ou aurait les moyens de le faire.

 

[23]           En conséquence, je suis convaincue que l’agent a tiré sa conclusion concernant la possibilité, pour M. Lemika, d’obtenir des soins de santé mentale sans tenir compte de la preuve dont il disposait.

 

[24]           Cette conclusion l’a ensuite amené à affirmer qu’en obtenant un traitement médical M. Lemika pourrait éviter les problèmes découlant de l’impunité et des mauvaises conditions de détention qui existent en RDC.

 

[25]           L’agent disposait toutefois d’une preuve indiquant que l’incapacité de M. Lemika d’obtenir des soins médicaux appropriés en RDC aurait réellement des conséquences et pourrait mettre sa vie en danger.

 

[26]           Lorsque sa maladie n’était pas traitée, M. Lemika a eu un comportement agressif et, en conséquence, des démêlés avec la justice au Canada. Il n’y a aucune raison de croire que cela n’arriverait pas en RDC s’il n’était pas en mesure d’obtenir le traitement médical dont il a besoin. Les répercussions qu’auraient sur lui son arrestation et sa détention en RDC seraient toutefois très différentes.

 

[27]           La preuve dont l’agent disposait relativement aux conditions existant dans les prisons en RDC est horrifiante. À titre d’exemple, un rapport de 2010 du département d’État des États‑Unis qualifie ces conditions de [traduction] « rudes et dangereuses pour la vie ». Les prisons ne fournissent pas de la nourriture aux détenus et ces derniers doivent compter sur leur famille à cet égard; en outre, des prisonniers meurent régulièrement de faim.

 

[28]           La preuve révèle également que les prisonniers n’ont souvent pas droit à des soins médicaux et que les maladies infectieuses sont endémiques. Les cellules peuvent être dépourvues de fenêtres, d’eau courante ou potable, d’éclairage, d’électricité ou de toilette. La violence sexuelle et les maladies transmises sexuellement, dont le VIH/sida, sont répandues.

 

[29]           Bien que l’agent semble avoir été au courant des problèmes concernant les conditions existant dans les prisons en RDC, la conclusion qu’il a tirée relativement à la possibilité, pour M. Lemika, d’obtenir des soins médicaux indiquait qu’il ne s’était pas demandé si le risque d’emprisonnement découlant de la schizophrénie de M. Lemika, dans l’éventualité où cette maladie ne serait pas traitée, constituait une difficulté inhabituelle, injustifiée ou excessive.

 

[30]           Ainsi, je suis convaincue que la décision de l’agent était déraisonnable. Vu ma conclusion concernant cette question, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres sources de difficultés mentionnées par M. Lemika.

 

Conclusion

[31]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.

 


JUGEMENT

 

            LA COUR STATUE :

 

            1.         La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

 

            2.         Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

 

 

« Anne Mactavish »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑5233‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  ROGER AGWAME LEMIKA c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 17 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                        LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 20 avril 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.