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Cour fédérale

 

Federal Court

 

Date : 20120518


Dossier : IMM-5232-11

Référence : 2012 CF 605

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 mai 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

PABLO ORLANDO PION TARAZONA SILVANA SOFIA TAVERA BARRANZA GABRIELA SOFIA PION TAVERA

 

 

 

demandeurs

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 15 juillet 2011. La Commission a décidé que les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention, ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

 

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande est rejetée.

 

I.          Les faits

 

[3]               Pablo Orlando Pion Tarazona (le demandeur principal) et son épouse, Silvana Sofia Tavera Barranza et leur fille, Gabriela Sofia Pion Tavera (les demandeurs) sont de citoyenneté colombienne. Ils invoquent, à l’appui de leur demande d’asile au Canada, leur crainte des Autodéfenses unies de Colombie (AUC).

 

[4]               Le demandeur principal était gestionnaire immobilier d’un immeuble d’habitation en copropriété comprenant plusieurs appartements appartenant aux AUC. En mars 2009, ayant constaté que plusieurs automobiles étaient garées irrégulièrement sur la propriété, il appela la police. Un des résidents de l’immeuble, membre des AUC, subtilisa des renseignements qui étaient en la possession de l’assemblée des copropriétaires. Là encore, le demandeur principal déclara l’incident à la police et, le 6 mars 2009, déposa une plainte au pénal.

 

[5]               Le demandeur principal commença à recevoir, de membres des AUC, des coups de téléphone menaçants exigeant qu’il démissionne et qu’il leur verse 100 millions de pesos. Bien qu’il leur ait versé 10 millions de pesos, et déposé la somme à l’endroit indiqué, il se vit ordonner de quitter le pays s’il souhaitait qu’il n’arrive rien à sa famille. Le 1er avril 2009, le demandeur est parti pour les États-Unis, arrivant au Canada le 8 septembre 2009.

 

II.        La décision en cause

 

[6]               La Commission estime que le demandeur principal n’a pas réfuté la présomption voulant qu’il ait pu se prévaloir, en Colombie, de la protection de l’État. Il semblerait, selon la situation prévalant dans le pays, que l’État est en mesure d’assurer aux victimes de la criminalité, une protection, imparfaite certes, mais suffisante, les autorités faisant de sérieux efforts pour régler les problèmes que la criminalité pose dans ce pays. Étant donné que le demandeur principal a décidé d’appeler la police suite aux premiers incidents qui l’ont opposé à un membre des AUC, et qu’à chaque fois la police a répondu à son appel, la Commission ne voit pas pourquoi il n’a pas agi de même en réponse aux menaces ultérieures.

 

[7]               La Commission a par ailleurs estimé que le demandeur principal disposait, à Bogota, d’une possibilité de refuge intérieur car rien ne démontre de façon concluante qu’il risquerait d’être persécuté ou, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait personnellement exposé à des risques. Étant donné qu’il s’était soumis aux exigences des AUC, celles-ci n’avaient plus aucune raison de lui en vouloir, d’autant plus qu’il ne faisait plus obstacle à ce qu’elles obtiennent, pour l’immeuble de copropriété, le contrat de sécurité qu’elles voulaient se voir attribuer.

 

III.       Les questions en litige

 

[8]               Les questions soulevées dans le cadre de cette demande peuvent être formulées en les termes suivants :

 

a)         La Commission a-t-elle refusé d’accorder aux demandeurs une audition impartiale de leur cause en ne permettant pas à leur avocate de présenter des observations écrites et en ne tenant pas compte de sa déficience?

 

b)         La Commission a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la protection que l’État aurait été en mesure d’accorder?

 

c)         La Commission a-t-elle commis une erreur en estimant que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur?

 

IV.       La norme de contrôle

 

[9]               Je dois, s’agissant de questions intéressant la justice naturelle ou l’équité procédurale, appliquer la norme de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43).

 

[10]           En ce qui concerne, par contre, la manière dont la Commission a évalué la protection que l’État était en mesure d’accorder, et la possibilité de refuge intérieur, je dois appliquer la norme de contrôle de la décision raisonnable (voir Mendez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 584, [2008] ACF no 771, aux paragraphes 11 à 13; Galindo c Canada (Ministre de la Citoyenneté), 2011 CF 1114, [2011] ACF no 1364, au paragraphe 18).

 

[11]           Je vais, dans mon application de cette norme, prendre en compte la justification de la décision, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel et l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47).

 

V.        Analyse

 

A.        L’impartialité de l’audition

 

[12]           Les demandeurs affirment ne pas avoir bénéficié d’une audition impartiale de leur cause, la Commission n’ayant pas accordé à leur avocate la possibilité de présenter ses observations par écrit, comme elle demandait à le faire, en raison des douleurs qu’elle éprouvait au dos. L’avocate avait demandé à la Commission de lui accorder un délai supplémentaire afin qu’elle puisse présenter ses conclusions par écrit, car elle n’était pas en mesure d’apporter avec elle à l’audience la documentation sur le pays en question. Selon les demandeurs, la Commission a déraisonnablement rejeté sa demande, qu’elle a assimilée à une demande d’ajournement, sans cependant tenir compte d’un certain nombre de facteurs pertinents. La décision de la Commission étant en partie fondée sur une analyse des conditions prévalant dans le pays en question, les demandeurs estiment que cela leur a porté préjudice.

 

[13]           Compte tenu des principes applicables et des circonstances de cette affaire, je ne saurais souscrire à la thèse des demandeurs.

 

[14]           Selon l’article 60 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, les observations doivent être présentées « oralement à la fin de l’audience, sauf ordonnance contraire de la Section ». La possibilité de présenter des observations par écrit relève par conséquent entièrement du pouvoir discrétionnaire de la Commission.

 

[15]           Dans Xiao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 195, [2001] ACF no 349, au paragraphe 23, le juge Francis Muldoon a rejeté l’argument voulant qu’on ait refusé à la demanderesse l’occasion de convenablement présenter son cas, estimant que la Commission n’a « aucune obligation de donner la possibilité de fournir des observations écrites, ou de donner au demandeur un délai illimité pour faire des observations orales ».

 

[16]           Dans cette affaire, la fixation d’une date d’audience avait déjà été plusieurs fois retardée. L’avocate des demandeurs avait eu plusieurs occasions d’informer la commissaire de la Section des complications dues à son état de santé et, éventuellement, de demander à pouvoir présenter ultérieurement des observations par écrit. Or, elle a attendu, pour le faire, que l’audience soit déjà bien avancée.

 

[17]           La commissaire de la Section rejeta effectivement la demande présentée tardivement par l’avocate des demandeurs, après l’avoir examinée lors d’une suspension d’audience, mais elle proposa à l’avocate de lui fournir des copies des documents en question. L’avocate des demandeurs demanda deux documents précis, et on lui accorda une suspension d’audience afin qu’elle puisse les consulter et trouver les passages dont elle avait besoin pour préparer ses observations orales. Les observations qu’elle a présentées ensuite reprenaient des extraits de ces documents. La Commission a, dans ses motifs, cité ces mêmes observations.

 

[18]           La Commission n’était pas tenue d’offrir à l’avocate des demandeurs la possibilité de présenter des observations par écrit et, compte tenu des circonstances, elle pouvait raisonnablement rejeter une demande en ce sens, la question relevant en effet de son pouvoir discrétionnaire. La Commission n’a pas motivé ce rejet, mais je ne saurais retenir l’argument du demandeur qui affirme que, dans ce genre d’affaire, il y a lieu de tenir compte des facteurs susceptibles de justifier un ajournement. Ce qui était en cause c’était la nature des arguments présentés devant la Commission et non une demande d’ajournement. Quoi qu’il en soit, il y a plusieurs facteurs justifiant que l’on ne permette pas de présenter de nouvelles conclusions écrites après une suspension d’audience, compte tenu des observations orales qui ont été présentées lors d’une audience antérieure qui avait elle‑même été reportée.

 

[19]           Je relève par ailleurs les efforts faits par la Commission en vue de répondre aux besoins de l’avocate et de lui permettre de consulter les documents pertinents. Il ne fait aucun doute que la Commission a dûment tenu compte des observations orales qu’elle lui a présentées. Les demandeurs n’ont pas établi qu’ils ont subi le moindre préjudice du fait que leur avocate n’a pas eu la possibilité de présenter des observations écrites, en raison, par exemple, de documents essentiels qu’il aurait convenu de citer de vive voix et qui auraient sensiblement étayé leur cause, documents que la Commission n’aurait donc aucunement pris en compte. Étant donné le manque de précisions apportées sur ce point, je ne vois guère comment les demandeurs se seraient vu refuser une audition équitable de leur cause.

 

B.        La protection de l’État

 

[20]           Les demandeurs reprochent également à la Commission sa conclusion voulant que, puisqu’ils avaient pu, à l’occasion des difficultés initialement éprouvées avec les AUC et l’immeuble en copropriété, contacter la police et que celle-ci avait réagi, ils auraient pu en faire autant lors des menaces ultérieures. Selon les demandeurs, la Commission n’a pas saisi les différences entre ces deux situations.

 

[21]           Les demandeurs peuvent ne pas être d’accord avec le raisonnement de la Commission, mais ce raisonnement fait partie des issues possibles acceptables. Dans la mesure où le demandeur n’a pas répugné à contacter la police à l’égard de difficultés auxquelles il était confronté dans le cadre de ses affaires, et que la police a correctement réagi, il est, comme le soutient le défendeur, logique de conclure que l’on pouvait raisonnablement s’attendre à une démarche analogue et à une réaction similaire à l’occasion de situations plus graves.

 

[22]           Contrairement aux arguments additionnels formulés par les demandeurs, je considère comme raisonnable la manière dont la Commission a évalué les preuves documentaires touchant la protection étatique. Il faut présumer, à moins d’une preuve contraire, que la Commission a pris en compte l’ensemble de la preuve, et elle n’est, par ailleurs, pas tenue de faire spécifiquement état de chaque preuve documentaire qui lui est présentée (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CA); Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 NR 317, [1992] ACF no 946 (CA).

 

[23]           Avant de conclure qu’en Colombie, l’État assure aux victimes de la criminalité, une protection imparfaite certes, mais suffisante, la Commission a reconnu qu’il existait certaines contradictions entre les diverses preuves documentaires. Au paragraphe 22 de ses motifs, la Commission cite des extraits de documents auxquels s’était référée l’avocate des demandeurs quant à l’existence d’un certain degré de collusion et de tolérance en Colombie entre la police et les groupes de guérilla.

 

[24]           La Commission a néanmoins vu la preuve documentaire et le fait qu’ils avaient antérieurement eu des contacts avec la police, mais n’avait pas par la suite eu recours à elle face aux menaces des AUC, elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection étatique. La Commission est en droit de soupeser ainsi les preuves qui lui sont présentées, et de prendre en compte les contacts antérieurs des demandeurs avec la police.

 

[25]           Il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir dans la conclusion de la Commission voulant que les demandeurs ne soient pas parvenus à réfuter la présomption de protection étatique en produisant des preuves claires et convaincantes s’appuyant sur ce qu’ils ont eux-mêmes vécu (voir Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, [2008] ACF no 399, au paragraphe 38). Cette conclusion serait par ailleurs déterminante.

 

C.        La possibilité de refuge intérieur (PRI)

 

[26]           La conclusion concernant la protection étatique est raisonnable et permet à elle seule de confirmer la décision de la Commission, mais j’entends néanmoins me pencher sur certains des arguments avancés par les demandeurs au sujet de la possibilité de refuge intérieur.

 

[27]           En effet, les demandeurs contestent aussi les conclusions de la Commission voulant qu’ils aient, à Bogota, une possibilité de refuge intérieur viable. En laissant entendre que, dans la mesure où ils s’étaient soumis aux exigences des AUC, les demandeurs ne courraient aucun risque, la Commission a mal interprété la situation. On s’en prenait à eux, en effet, non seulement à cause du contrat de sécurité, mais aussi parce qu’ils avaient fait appel à la police. Le demandeur principal s’est fait extorquer, et on a exigé qu’il démissionne et qu’il quitte la Colombie. Les demandeurs soutiennent qu’en restant à Bogota, ils refuseraient de se soumettre à ces exigences et braveraient les AUC.

 

[28]           Étant donné que les demandeurs ont satisfait aux principales exigences des AUC et que le contrat de sécurité un des volets du différend, la conclusion à laquelle la Commission est parvenue au sujet de la PRI est raisonnable. Il est, à un stade antérieur de la décision, légitimement demandé au demandeur principal « pourquoi il croyait que les AUC seraient toujours à sa recherche s’il devait retourner en Colombie, même si les incidents remontent à plus de deux ans, qu’il a démissionné de son poste au condominium et qu’il ne constitue donc plus un obstacle à l’obtention du contrat de sécurité par les AUC ».

 

[29]           Dans son analyse de la PRI, la Commission a expressément pris en compte les arguments avancés à l’audience par le demandeur principal qui soutenait que les AUC parviendraient à le retrouver n’importe où, et que cette organisation travaille, sur l’ensemble du territoire colombien, la main dans la main avec la police. La Commission a rappelé que, selon le demandeur, les AUC « l’ont déclaré ennemi » et qu’il est persuadé qu’elles continueraient à le rechercher dans cette ville. Soupesant les arguments présentés, et prenant en compte le fait que le demandeur s’était soumis aux exigences des AUC, la Commission a estimé qu’il « est plus qu’improbable que les AUC s’intéresseraient toujours au demandeur d’asile si celui‑ci devait retourner à Bogotá ».

 

[30]           La Commission a estimé que les demandeurs n’ont tout simplement pas fourni de preuves démontrant qu’il n’y avait, selon la prépondérance des probabilités, aucune possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés à Bogota et qu’il ne serait pas, compte tenu des circonstances de l’affaire, déraisonnable d’aller s’y réfugier (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, au paragraphe 10; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, [1993] ACF no 1172, au paragraphe 15).

 

VI.       Conclusion

 

[31]           En refusant aux demandeurs, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, la possibilité de présenter des observations écrites après la tenue de l’audience, la Commission ne les a pas, en l’occurrence, privés d’une audition impartiale de leur cause. La Commission a raisonnablement conclu que l’État était en mesure de leur accorder une protection suffisante et qu’ils avaient, à Bogota, une possibilité de refuge intérieur viable.

 

[32]           La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5232-11

 

INTITULÉ :                                      PABLO ORLANDO PION TARAZONA ET AUTRES c MCI

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :             LE 21 MARS 2012

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                            LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :                     LE 18 MAI 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

D. Clifford Luyt

 

POUR LES DEMANDEURS

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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