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Date : 20120517

Dossier: IMM-949-11

Référence : 2012 CF 580

Ottawa (Ontario), le 17 mai 2012

En présence de monsieur le juge Shore 

 

ENTRE :

 

BUROU JEANTY DUFOUR

 

 

 

demandeur

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

         MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

I. Au préalable

[1]               La Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982 (R-7), constituant l’annexe B de la Loi de 1982  sur le Canada (R-U), 1982, c 11 [Charte], ne donne pas une licence à abandonner des responsabilités à l’égard de la collectivité. Aucune liberté n’est illimitée. De chaque liberté découle une responsabilité.

 

[2]               La Charte par sa simple présence confirme que les être humains sont nés libre; mais, de leurs libertés sont nés des responsabilités.

[3]               Comme si bien exprimé par les grands sages Sri Aurobindo « la loi est l’enfant de la liberté ». De la même façon que les parents sont responsables pour leurs enfants, l’adhésion aux responsabilités est sauvegardée par la mise en vigueur des lois par lesquelles les responsabilités sont assumées.

 

[4]               Depuis qu’il est au Canada, le demandeur a accumulé les condamnations graves, notamment pour agression armée et introduction par effraction dans un dessein criminel. Ces crimes mettent à risques la population canadienne. Le paragraphe 68(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, 2001, ch 27 [LIPR] vise justement à protéger le public contre des criminels, tel que le demandeur, qui n’ont pas su profiter de la deuxième chance qui leur a été octroyée.

 

[5]               La Cour est d’accord avec les arguments du défendeur à l’effet que déclarer que le paragraphe 68(4) de la LIPR est inconstitutionnel reviendrait à constitutionnaliser le droit d’appel, les motifs d’appel et le maintien de l’appel (ou le maintien du sursis à la mesure de renvoi). Toutefois, la Cour suprême a constamment rappelé que le droit d’appel n’est pas un principe de justice fondamentale ou une exigence de la primauté du droit (Charkaoui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 RCS 350 aux para 133-137 [Charkaoui]; Medovarski c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 51, [2005] 2 RCS 539 au para 47 [Medovarski]; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Chiarelli, [1992] 1 RCS 711 [Chiarelli]).

 

 

II. Introduction

[6]               Le demandeur s’est adressé à cette Cour parce que l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC], agissant au nom du ministre, a émis un avis de révocation de plein droit du sursis de la mesure de renvoi dont il faisait l’objet. Le demandeur soumet, à l’appui de sa demande, que cette procédure, qui s’est effectuée sans qu’il ait pu avoir la possibilité de répondre aux faits reprochés, alors même que son expulsion s’enclenchait, est inconstitutionnelle. La validité constitutionnelle de la révocation « automatique » du sursis de renvoi du paragraphe 68(4) de la LIPR est donc à la base de l’argumentation soumise par le demandeur.

 

[7]               De prime abord, il convient de rappeler que les objectifs de la LIPR ont été énumérés Ramnanan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CF 404 [Ramnanan] :

I.  Aperçu

 

[1]        Les objectifs de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), énoncés à l’article 3, sont doubles : les alinéas a) à g) énoncent les objectifs qui visent à faciliter l’immigration et la réunification des familles, tandis que les alinéas h) et i) visent à protéger la santé et la sécurité des Canadiens.

 

[2]        Lorsqu’il a rédigé la nouvelle loi sur l’immigration, le législateur a décidé que l’on en était arrivé à un tournant et a voulu, pour assurer la sécurité de la société canadienne, restreindre l’accès au Canada aux personnes interdites de territoire pour criminalité ou grande criminalité et à celles qui se sont livrées à des actes de violence ou de terrorisme ou ont porté atteinte aux droits humains ou internationaux. [L’intention du législateur à cet égard s’est concrétisée dans diverses dispositions, par exemple à l’article 64, au paragraphe 68(4), ainsi qu’aux articles 196 et 197 de la LIPR. (Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] 2 R.C.S. 539; Martin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 60)]

 

[3]        La nouvelle loi en question exprime une décision politique ainsi qu’il ressort clairement d’un extrait tiré des témoignages entendus par le Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration de la Chambre des communes, le 8 mai 2001, cité par la juge en chef du Canada Beverley McLachlin dans le jugement unanime Medovarski (elle y fait référence aux paragraphes 9 à 12 inclusivement).

 

[4]        Il est admis que le jugement Medovarski a été revu dans l’arrêt unanime Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350, aux paragraphes 16 et 17.

 

[5]        Dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi (ERAR), par exemple, il y a lieu de prendre en considération :

 

[16]      … que « [l]e principe le plus fondamental du droit de l’immigration veut que les non-citoyens n’aient pas un droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada ».  La Cour a ajouté « À elle seule, l’expulsion d’un non-citoyen ne peut mettre en cause les droits à la liberté et à la sécurité garantis par l’art. 7 » (Medovarski, par. 46 (je souligne)).

 

[17]      Ainsi, Medovarski ne permet pas d’affirmer que la procédure d’expulsion, dans le contexte de l’immigration, échappe à l’examen fondé sur l’art. 7.  Si l’expulsion d’un non-citoyen dans le contexte de l’immigration n’enclenche peut-être pas en soi l’application de l’art. 7 de la Charte, certains éléments rattachés à l’expulsion, telles la détention au cours du processus de délivrance et d’examen d’un certificat ou l’éventualité d’un renvoi vers un pays où il existe un risque de torture, pourraient en entraîner l’application.

 

(Charkaoui [...]).

 

III. Procédure judiciaire

[8]               Il s’agit d’une procédure judiciaire par laquelle le demandeur fait appel à cette Cour pour que le paragraphe 68(4) de la LIPR soit déclaré inconstitutionnel et inopérant. Le demandeur conteste également la décision de l’ASFC qui, en date du 26 janvier 2011, a révoqué le sursis de la mesure de renvoi dont le demandeur faisait l’objet.

 

 

IV. Faits

[9]               Le demandeur, monsieur Burou Jeanty Dufour, est né le 5 juin 1987 en Haïti, où il vécut jusqu’à son arrivée au Canada, le 22 juin 2002. Le demandeur est le fils adoptif de monsieur Joseph Dufour, adoption survenue en date du 7 octobre 2002. À son arrivée au Canada, le demandeur est allé vivre à Chicoutimi avec son père adoptif. Il est devenu résident permanent du Canada en date du 4 février 2004. En janvier 2007, le demandeur a décidé d’aller vivre seul à Québec pour poursuivre ses études. C’est à ce moment-là que le demandeur a commencé à rencontrer de graves problèmes.

 

[10]           Le 12 octobre 2007, le demandeur a été déclaré coupable d’entrave à la justice, tel que décrit au paragraphe 139(2) du Code criminel, LRC, 1985, ch. C-46 (Dossier du défendeur [DD] à la p 16).

 

[11]           Le 15 octobre 2008, il a été déclaré coupable d’agression armée ou infliction de lésions corporelles, telles que décrit à l’alinéa 267a) du Code criminel. (DD à la p 15).

 

[12]           Le 4 novembre 2008, un agent a émis un rapport constatant que monsieur Dufour était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité (DD à la p 20 et suiv).

 

[13]           Le 12 mars 2009, la Section de l’Immigration [SI] a conclu que monsieur Dufour était interdit de territoire pour grande criminalité et a ordonné son expulsion (DD à la p 28 et suiv); il fait donc l’objet d’une mesure de renvoi (DD à la p 32).

 

[14]           Le 16 avril 2010, la Section d’appel de l’Immigration [SAI] a ordonné le sursis de la mesure de renvoi pendant une période de cinq ans et a imposé à monsieur Dufour certaines conditions énumérées dans la décision (DD à la p 34 et suiv).

 

[15]           Le 16 décembre 2010, monsieur Dufour a plaidé et a été déclaré coupable de complot et de s’être introduit par effraction dans un dessein criminel dans un endroit autre qu’une maison d’habitation, infractions prévues aux alinéas 465(01)c) et 348(01)b)e) du Code criminel (Dossier du demandeur aux pp 101 à 109). Il a été condamné dans la cause 150-01-031501-100, à Chicoutimi, province de Québec, à un total de 120 jours d’emprisonnement, suivi d’une période de probation de 24 mois.

 

[16]           Suite à la condamnation du demandeur à ces infractions, passibles d’une peine d’emprisonnement maximal de dix ans, et qui emportent donc interdiction de territoire pour grande criminalité, le ministre a transmis à la SAI, le 13 janvier 2011, un avis de révocation de plein droit du sursis de la mesure de renvoi en application du paragraphe 68(4) de la LIPR (Dossier du tribunal [DT] aux pp 5-6).

 

[17]           Le 26 janvier 2011, la SAI a constaté que le sursis était révoqué de plein droit et que l’appel était classé (DT à la p 1 et suiv).

 

V. Décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire

[18]           À l’appui d’un avis de révocation de plein droit du sursis d’une mesure de renvoi déposé par l’ASFC, la SAI a reproduit le paragraphe 68(4) et l’alinéa 36(1)a) de la LIPR dans sa décision et a repris les motifs émis dans l’avis du ministre du 13 janvier 2011, tels qu’envoyés à monsieur Dufour :

[4]        Par lettre datée du 13 janvier 2011, le conseil du ministre a soumis un avis de révocation de plein droit du sursis de la mesure de renvoi conformément au paragraphe 68(4) de la Loi.

 

[5]        Le ministre allègue essentiellement que l’appelant a été trouvé coupable, le 16 décembre 2010, de l’infraction prévue au paragraphe 348(1)(b)(e) du Code criminel, soit d’introduction par effraction dans un dessein criminel dans un endroit autre qu’une maison d’habitation. Il s’agit d’une infraction commise le ou vers le 16 novembre 2010 qui est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de dix ans.

 

[…]

 

[8]        Depuis le prononcé du sursis de la mesure de renvoi, l’appelant a été trouvé coupable d’une autre infraction de grande criminalité mentionnée au paragraphe 36(1) de la Loi. Par seul effet de la Loi, le sursis est automatiquement révoqué de plein droit et l’appel est classé.

 

[9]        Il est mis fin à cet appel par effet de la loi.

 

[19]           Le sursis de l’exécution de la mesure de renvoi avait préalablement été accordé par la SAI, suite à un appel interjeté par monsieur Dufour, en vertu du paragraphe 63(3) de la LIPR. La SAI a par la suite appliqué la révocation de plein droit, prévue au paragraphe 68(4) de la LIPR, du sursis de la mesure de renvoi en raison de la condamnation du demandeur, en date du 16 décembre 2010.

 

VI. Point en litige

[20]           La SAI a-t-elle erré en droit en ce que le paragraphe 68(4) de la LIPR est inconstitutionnel, puisque contrevenant aux articles 7, 12 et 15 de la Loi constitutionnelle de 1982?

VII. Dispositions législatives pertinentes

[21]           Comme argument central au présent contrôle judiciaire, le demandeur conteste la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la LIPR :

Classement et annulation

 

(4) Le sursis de la mesure de renvoi pour interdiction de territoire pour grande criminalité ou criminalité est révoqué de plein droit si le résident permanent ou l’étranger est reconnu coupable d’une autre infraction mentionnée au paragraphe 36(1), l’appel étant dès lors classé.

Termination and cancellation

 

(4) If the Immigration Appeal Division has stayed a removal order against a permanent resident or a foreign national who was found inadmissible on grounds of serious criminality or criminality, and they are convicted of another offence referred to in subsection 36(1), the stay is cancelled by operation of law and the appeal is terminated.

 

[22]           L’alinéa 36(1)a) de la LIPR auquel réfère le paragraphe 68(4) de la LIPR se lit tel que suit :

Grande criminalité

 

36.      (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

 

a) être déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

Serious criminality

 

36.      (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

 

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed

VIII. Position des parties

[23]           Le demandeur soulève de prime abord le paragraphe 57(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LR (1985), ch F-7, pour souligner que la Cour fédérale a la juridiction d’invalider, rendre inapplicable ou sans effet une loi fédérale ou provinciale ou leurs textes d’application dont la constitutionnalité est en cause, dans la mesure où un avis a été signifié au procureur général du Canada et à ceux des provinces, étape dont le demandeur s’est chargé dans son Avis de question constitutionnelle.

 

[24]           Au soutien de sa demande, monsieur Dufour plaide que le paragraphe 68(4) est contraire aux articles 7, 12 et 15 de la Charte. Il soumet qu’il est père d’un enfant canadien, qu’il a des projets d’avenir, qu’il s’est inscrit dans une formation de maçonnerie à l’École des métiers de la construction de Montréal, et qu’il souhaite réintégrer la société canadienne. Le demandeur soumet que la décision à son encontre omet de prendre en compte sa situation générale, son âge, ses relations familiales au Canada, la présence ou l’absence de personnes pouvant l’accueillir dans son pays d’origine, ainsi que la probabilité de se réintégrer dans son pays d’origine. Selon le demandeur, le paragraphe 68(4) de la LIPR nie de manière absolue le droit d’être entendu de l’individu, puisqu’une fois l’avis rendu, l’appel est classé et la personne se trouve devant le fait accompli. Il cite la décision Németh c Canada (Justice), 2010 CSC 56, [2010] 3 RCS 281 à l’appui de son argument.

 

[25]           En réplique, le demandeur a rappelé qu’il conteste la validité constitutionnelle de la révocation « de plein droit » du sursis de renvoi au paragraphe 68(4) de la LIPR, c’est-à-dire, sans la tenue d’une audience à laquelle monsieur Dufour aurait pu comparaître pour exposer sa preuve et expliquer la condamnation subséquente, qui trouve son fondement dans la règle audi alteram partem. Il soumet que la décision Ramnanan ne fermait pas complètement la porte à l’argument d’inconstitutionnalité du paragraphe 68(4) de la LIPR (au para 56). Il soumet également qu’il sera séparé de sa famille et renvoyé en Haïti, où sa vie et sa sécurité physique seront en danger. En ce sens, c’est une deuxième peine, qui, selon lui, lui est infligée.

 

[26]           Le défendeur allègue que la révocation de plein droit au paragraphe 68(4) de la LIPR n’aurait pas pour objectif de punir monsieur Dufour, mais de permettre le renvoi d’un individu qui n’a pas respecté les conditions d’un sursis. Le défendeur fait par ailleurs remarquer que le demandeur ne conteste pas l’application de la loi à son égard, mais plutôt et seulement la constitutionnalité de la loi. Il soutient que les arguments du demandeur doivent surmonter plusieurs embûches : d’abord, le demandeur n’a aucun droit absolu d’entrer ou de demeurer au Canada, droit réservé aux citoyens canadiens; ensuite, les tribunaux, et notamment la Cour suprême, ont rejeté les arguments qu’il présente et les motifs humanitaires ne sont pertinents que dans le cadre d’une demande présentée à cet effet. Selon le défendeur, la preuve et les arguments présentés par le demandeur ne permettent pas à la Cour de s’écarter d’une jurisprudence constante qui permet au législateur de restreindre le droit d’appel comme bon lui semble.

 

IX. Norme de contrôle

[27]           Conformément à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 62, (également, Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 au para 53), la jurisprudence a déjà établi de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à cette catégorie de questions en particulier :

[23]      La norme de contrôle qui s’applique à l’égard de la décision de la SAI en ce qui a trait à l’interprétation des dispositions pertinentes de la LIPR est celle de la décision correcte. (Singh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 417 (CanLII), 2005 CAF 417, par. 23; Carbonaro c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 102 (CanLII), 2006 CF 102, par. 19 à 21; Bautista c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 30 (CanLII), 2006 CF 30, par. 9; Medovarski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 4 F.C.R. 48 (C.A.F.), conf. par [2005] R.C.S. 539, par. 18; Ferri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1580 (CanLII), 2005 CF 1580, par. 14)

 

(Ramnanan).

 

Question préliminaire

[28]           Le 26 janvier 2011, la SAI a constaté la condamnation de monsieur Dufour, confirmé qu’il était une deuxième fois interdit de territoire pour grande criminalité et a classé son appel. Dans sa demande, monsieur Dufour soumet que la décision de l’ASFC (l’avis du ministre qui lui a été envoyé le 13 janvier 2011) de révoquer le sursis d’une mesure de renvoi devrait être annulée. Or, le défendeur fait remarquer que le demandeur ne conteste pas les motifs donnés par la SAI, le 26 janvier 2011, contrairement à une jurisprudence constante (Mémoire du défendeur à la p 6). Selon la réplique de monsieur Dufour, il semblerait que celui-ci ne conteste pas les motifs de la SAI, mais plutôt le fait que l’affaire ait été déférée à la SAI sans que monsieur Dufour n’ait eu la possibilité de répondre aux faits reprochés. Cependant, tel que le fait remarquer le défendeur, la demande d’autorisation et demande de contrôle judiciaire du 28 janvier 2011 fait référence au dossier de la SAI (MA9-03801).

 

X. Analyse

[29]           Le demandeur soumet que le paragraphe 68(4) de la LIPR engendre le genre de situation dans laquelle un individu tel que lui, ayant habité près de dix ans au Canada et depuis son plus jeune âge, serait forcé de retourner dans son pays de citoyenneté, alors que sa famille se trouve au Canada, que son éducation a eu lieu dans les écoles canadiennes et que ses plans d’avenir sont liés au Canada. Selon le demandeur, tout cela constitue une atteinte au droit à la sécurité de la personne, à la fois physique et psychologique.

 

[30]           Les arguments que présente monsieur Dufour ne sont pas entièrement nouveaux. Dans Ramnanan, la Cour fédérale a conclu que le paragraphe 68(4) ne violait pas le droit des résidents permanents à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne protégée par l’article 7 de la Charte.

 

[31]           Dans le contexte d’autres dispositions de la LIPR, ou de l’ancienne Loi sur l’immigration, LRC 1985, ch I-2, qui restreignent ou restreignaient le droit d’appel des résidents permanents condamnés pour des infractions criminelles, les autres arguments du demandeur ont également été rejetés (Chiarelli; Medovarski).

 

[32]           Dans le même ordre d’idées, il faut rappeler que le tribunal avait acquiescé à la demande qui avait été faite d’accorder un sursis d’exécution de la mesure de renvoi pour une période de cinq ans. En d’autres mots, le demandeur s’était fait accorder toutes les chances possibles de se réhabiliter selon la législation canadienne. En ordonnant le sursis de la mesure de renvoi, dans sa décision du 16 avril 2010, la SAI avait jugé :

[14]      Le témoignage de l’appelant a démontré qu’il ne reconnaît pas pleinement sa responsabilité dans la commission des infractions malgré les condamnations. L’appelant a témoigné avoir appris de ses erreurs. L’’appelant est jeune et il apparaît sincère lorsqu’il allègue qu’il a de bonnes intentions. Il a l’opportunité de se faire une vie au Canada, et le tribunal espère pour lui que la mesure de renvoi qui a été prononcée servira de leçon et qu’il restera sur le droit chemin

 

[33]           Dans l’énumération des conditions au sursis se trouvait la condition de « ne pas commettre d’infraction criminelle » (DT à la p 22).

 

Le mécanisme de la LIPR

[34]           Lorsque l’ASFC constate que le résident permanent est interdit de territoire, un agent dresse un rapport circonstancié énonçant les faits qui l’amène à tirer pareille conclusion. Il le transmet à l’agent qui exercera la juridiction délégué du ministre en pareilles circonstances (au para 44(1) de la LIPR). Si le délégué estime que le rapport est bien fondé, il défère l’affaire à la SI (au para 44(2) de la LIPR) qui tiendra une enquête (art. 45 de la LIPR). Lorsque la SI en vient également à la conclusion que le rapport est bien fondé, elle prend la mesure de renvoi.

 

[35]           En l’espèce, la SI a conclu que monsieur Dufour était interdit de territoire pour grande criminalité (au para 36(1) de la LIPR) et a ordonné son expulsion. Puisque monsieur Dufour n’avait pas été condamné à une peine d’emprisonnement d’au moins deux ans, il a pu interjeter appel à la SAI, juridiction compétente dans de telles circonstances (au para 63(3) de la LIPR).

 

[36]           Au terme de l’audition de l’appel, la SAI a trois options : elle peut y faire droit, ordonner le sursis de la mesure de renvoi ou rejeter l’appel (art. 66-69 de la LIPR). Si elle ordonne le sursis, elle l’assortit des conditions réglementaires (art. 251 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]) et des conditions qu’elle estime indiquées dans les circonstances (au para 68(2) de la LIPR). Dans la présente affaire, la SAI a ordonné le sursis de la mesure de renvoi de monsieur Dufour pendant cinq ans et l’a assorti d’autres conditions.

 

[37]           Le résident permanent qui respecte les termes de la « deuxième chance » qui lui est ainsi donné pourra demander l’annulation de la mesure de renvoi (au para 68(3) de la LIPR). Par contre, lorsque pendant le sursis, le résident permanent interdit de territoire pour grande criminalité ou criminalité est déclaré coupable d’une autre infraction de grande criminalité, le sursis est révoqué de plein droit et l’appel est classé (au para 68(4) de la LIPR).

 

[38]           Quant au paragraphe 68(4) de la LIPR, le ministre envoie à la SAI et au résident permanent un avis de révocation du sursis dans lequel il donne les détails de la condamnation et de l’infraction, la disposition législative fédérale qui crée l’infraction et la peine imposée si l’infraction n’est pas punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins 10 ans (Règles de la Section d’appel de l’immigration, DORS/2002-230 aux para 27(1) et (2)). L’avis et la décision de la SAI sont distincts.

 

[39]           En l’espèce, puisque monsieur Dufour a été condamné d’une autre infraction de grande criminalité, le ministre a transmis un avis de révocation de plein droit de la mesure de sursis qui lui avait été octroyée par la SAI. Le 26 janvier 2011, la SAI a constaté la condamnation de monsieur Dufour, confirmé qu’il était une deuxième fois interdit de territoire pour grande criminalité et classé son appel.

 

 

L’intention de la LIPR

[40]           En adoptant les dispositions de la LIPR, un des objectifs du législateur était de faciliter le renvoi des résidents permanents qui se sont livrés à des activités de grande criminalité. Dans Medovarski, la Cour suprême a souligné que cette intention ressort clairement :

9          La LIPR comporte une série de dispositions destinées à faciliter le renvoi de résidents permanents qui se sont livrés à des activités de grande criminalité. Cette intention se dégage des objectifs de la LIPR, des dispositions de la LIPR applicables aux résidents permanents et des audiences qui ont précédé l’adoption de la LIPR.

 

10        Les objectifs explicites de la LIPR révèlent une intention de donner priorité à la sécurité. Pour réaliser cet objectif, il faut empêcher l’entrée au Canada des demandeurs ayant un casier judiciaire et renvoyer ceux qui ont un tel casier, et insister sur l’obligation des résidents permanents de se conformer à la loi pendant qu’ils sont au Canada. Cela représente un changement d’orientation par rapport à la loi précédente, qui accordait plus d’importance à l’intégration des demandeurs qu’à la sécurité : voir, par exemple, l’al. 3(1)i) LIPR comparativement à l’al. 3j) de l’ancienne Loi; l’al. 3(1)e) LIPR comparativement à l’al. 3d) de l’ancienne Loi; l’al. 3(1)h) LIPR comparativement à l’al. 3i) de l’ancienne Loi. Considérés collectivement, les objectifs de la LIPR et de ses dispositions relatives aux résidents permanents traduisent la ferme volonté de traiter les criminels et les menaces à la sécurité avec moins de clémence que le faisait l’ancienne Loi.

 

11        Conformément à ces objectifs, la LIPR crée un nouveau régime par lequel la peine d’emprisonnement de plus de six mois emporte interdiction de territoire : al. 36(1)a) LIPR. La personne condamnée à une peine d’emprisonnement de plus de deux ans ne peut pas interjeter appel d’une mesure de renvoi la visant : art. 64 LIPR. Les dispositions autorisant le contrôle judiciaire atténuent le caractère définitif de ces dispositions, tout comme le font les appels fondés sur des motifs d’ordre humanitaire et l’évaluation du risque préalable à un renvoi. Toutefois, la Loi est claire : un emprisonnement de plus de six mois emporte interdiction de territoire; un emprisonnement de plus de deux ans emporte interdiction d’appel.

 

12        Lorsqu’elle a déposé la LIPR, la ministre a souligné énergiquement que les dispositions comme l’art. 64 avaient pour objet de retirer aux grands criminels le droit d’interjeter appel. Elle a dit souhaiter [TRADUCTION] « que l’on renvoie le plus rapidement possible [. . .] les personnes qui constituent un risque pour la sécurité du Canada » (Comité permanent de la citoyenneté et de l’immigration, Témoignages, 8 mai 2001). [La Cour souligne].

 

[41]           Ainsi, le paragraphe 68(4) de la LIPR ne vise pas à punir le résident permanent, mais à protéger le public en restreignant l’accès au territoire aux résidents permanents interdits de territoire pour grande criminalité et permettre le renvoi rapide de ceux qui ne saisissent pas la chance qui leur est donnée de s’amender pendant la durée du sursis de la mesure de renvoi (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 417, [2006] 3 RCF 70, au para 41; également, Ramnanan).

 

[42]           Depuis qu’il est au Canada, monsieur Dufour a accumulé les condamnations graves, notamment pour agression armée et introduction par effraction dans un dessein criminel. Ces crimes mettent à risque la population canadienne. Le paragraphe 68(4) de la LIPR vise justement à protéger le public contre des criminels, tel que monsieur Dufour, qui n’ont pas su profiter de la deuxième chance qui leur a été octroyée.

 

Le paragraphe 68(4) est constitutionnel et conforme à la Charte

[43]           La Cour est d’accord avec les arguments du défendeur à l’effet que déclarer que le paragraphe 68(4) de la LIPR est inconstitutionnel reviendrait à constitutionnaliser le droit d’appel, les motifs d’appel et le maintien de l’appel (ou le maintien du sursis à la mesure de renvoi). Toutefois, la Cour suprême a constamment rappelé que le droit d’appel n’est pas un principe de justice fondamentale ou une exigence de la primauté du droit (Charkaoui aux para 133-137; Medovarski au para 47; Chiarelli).

 

[44]           Le demandeur a soumis que la révocation automatique du sursis, de plein droit et sans que monsieur Dufour ne puisse expliquer les raisons de sa condamnation et le contexte dans lequel elle est intervenue, constitue une violation des garanties constitutionnelles de monsieur Dufour (Réplique au mémoire du défendeur à la p 7). Or, le demandeur n’a donné aucune raison, ni n’a expliqué le contexte de sa condamnation à la Cour, pas plus qu’au tribunal.

 

[45]           Pour les mêmes raisons, les motifs humanitaires (alinéa 67(1)c) de la LIPR) ne constituent un moyen d’appel que si le législateur en décide ainsi. En adoptant le paragraphe 68(4) de la LIPR, il a voulu que soit mis fin à l’appel uniquement sur constatation de l’interdiction de territoire sans que d’autres questions ne soient examinées (Bautista c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 30 au para 16). La Charte n’exige pas que les motifs humanitaires soient incorporés dans toute et chacune des dispositions de la LIPR.

 

[46]           Pour ces motifs, le paragraphe 68(4) de la LIPR est conforme à l’article 7 de la Charte. Il ne constitue pas non plus une peine ou un traitement cruel et inusité et n’est pas contraire à l’article 12 de la Charte. Quant à l’article 15 de la Charte, seuls les citoyens canadiens ont le droit constitutionnel d’entrer, de demeurer et de sortir du Canada. Une disposition qui, comme le paragraphe 68(4) de la LIPR, qui restreint le droit du résident permanent de demeurer au Canada d’une façon qui n’est pas imposée aux citoyens ne peut donc, de ce seul fait, constituer une violation du droit à l’égalité consacré par l’article 15 de la Charte.

 

XI. Conclusion

[47]           Le demandeur a un casier judiciaire relativement important. Il n’a pas respecté les obligations auquel il était assujetti en tant que résident permanent, et n’a pas pris la deuxième chance que lui offrait la SAI. Les arguments que le demandeur a soulevé quant à la constitutionnalité du paragraphe 68(4) de la LIPR ont par ailleurs tous déjà été rejetés par cette Cour et par les cours de juridiction supérieure. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE le rejet de la demande de contrôle judiciaire du demandeur. Aucune question grave de portée générale à certifier.

 

Obiter :

Ce cas a été déjà ajourné à la demande des deux parties, avec l’accord explicite du Ministre, à cause de la question de la citoyenneté de l’enfant adopté par des Canadiens. Cette question reste toujours en jeu. Elle fait l’objet, maintenant, d’une instance séparée de contrôle judiciaire dont le soussigné n’est pas saisi. Également, un facteur de considérations humanitaires est sous-jacent compte tenu que l’individu a été adopté comme enfant par un couple Canadien.

Il est important pour cette instance de répondre directement qu’aux points en litige dans ce cas plutôt que se pencher directement (ou même indirectement, ou sous-consciemment) sur des éléments ou facteurs qui vont entrer en jeu (en temps et lieu) éventuellement devant une autre instance où ces facteurs vont être considérés (pour ne pas mitiger ce qui devrait être décidé par cette Cour dans cette instance).

 

 

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-949-11

 

INTITULÉ :                                       BUROU JEANTY DUFOUR c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               le 8 et 9 mai 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT:                               LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                      le 17 mai 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Alain Vallières

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Ian Demers

Charles Junior Jean

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Alain Vallières, avocat

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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