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 Date : 20120410


Dossier : IMM-6120-11

Référence : 2012 CF 399

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 avril 2012

En présence de monsieur le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

HELEN UTOH

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

           MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 11 août 2011 par un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission). La Commission a rejeté la demande d’asile fondée sur l’article 96 et le paragraphe 97(1) de la Loi que la demanderesse avait présentée. La Commission a conclu que la demanderesse n’est ni une réfugiée au sens de la Convention (Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] RT Can no 6), ni une personne à protéger. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.  

Les faits

[2]               La demanderesse, Helen Utoh, est une citoyenne du Nigeria. Elle allègue qu’en mars 2009, un conflit entre le village d’Amai, où elle résidait, et celui d’Umuebu, avait entraîné la mort et la destruction, et ce, des deux côtés. Son époux, à titre de l’un des chefs du village, ainsi que de nombreux autres membres de la collectivité, ont par la suite été détenus par la police pendant cinq mois. À la suite de leur remise en liberté, les villageois d’Umuebu ont accusé l’époux de la demanderesse d’avoir soudoyé les policiers pour obtenir sa remise en liberté. Ce dernier a ensuite commencé à recevoir, de la part de membres de la collectivité d’Umuebu, des menaces de mort visant sa personne et sa famille. Il a signalé l’affaire à la police, qui n’a pas ouvert d’enquête au sujet de cette plainte.

 

[3]               En août 2009, alors qu’elle retournait chez elle, la demanderesse a vu des jeunes armés attaquer son village. Sa propre résidence a fait l’objet d’une attaque, mais elle a réussi à se sauver dans la brousse; elle a toutefois été séparée de son époux et de ses enfants. Elle a pu fuir à Bénin, après avoir fait signe à un homme circulant à motocyclette, et ensuite à Lagos, où elle s’est cachée chez un ami de son époux. 

 

[4]               Pendant qu’elle vivait chez l’ami de son époux à Lagos, elle a reçu des appels téléphoniques de menaces; les auteurs des appels lui ont dit qu’ils savaient où elle et les membres de sa famille se cachaient. La demanderesse, craignant pour sa sécurité, a fui le Nigeria.

 

La décision visée par le présent contrôle judiciaire

[5]               La Commission a conclu que la demanderesse n’était ni une réfugiée au sens de la Convention, ni une personne à protéger. Les deux questions examinées par la Commission étaient la crédibilité de la demanderesse et l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

La crédibilité

[6]               La Commission n’était pas convaincue que la demanderesse était mariée au chef de son village, envers qui les villageois d’Umuebu auraient proféré des menaces visant sa personne ainsi que sa famille. La Commission a relevé qu’il n’existait aucune preuve de ce mariage, mise à part une photographie datant de 1987 sur laquelle figurait un homme tenant un enfant.

 

[7]               La Commission n’était pas convaincue non plus que l’époux de la demanderesse, ainsi que la famille de ce dernier, avaient fait l’objet de menaces, en raison de l’absence d’un rapport de police ou d’un autre élément de preuve étayant cette allégation. 

 

[8]               Finalement, la Commission a conclu qu’il était invraisemblable que la demanderesse ait reçu des appels de menaces lorsqu’elle demeurait chez l’ami de son époux, à Lagos. La Commission a souligné qu’il n’y avait aucune preuve que les appels provenaient de membres de la collectivité d’Umuebu et a estimé qu’il était peu probable que ces personnes, si elles voulaient faire du mal à la demanderesse et à sa famille, les aient appelées pour leur faire part de leurs intentions. 

 

La possibilité de refuge intérieur

[9]               La Commission a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse que la demanderesse soit persécutée si elle devait quitter son village, qui semble être le seul endroit où il y a eu des problèmes. La Commission n’était pas convaincue que la demanderesse avait été retrouvée à Lagos, et elle a souligné qu’aucun élément de preuve ne démontrait que les habitants d’Umuebu la poursuivraient, ou même qu’ils s’intéresseraient à elle, dans l’éventualité où elle ne retournerait pas dans son village natal. La Commission a conclu que la demanderesse pouvait déménager dans une autre partie du Nigéria, comme à Ibadan ou à Benin City.

 

[10]           Quant au caractère raisonnable de la réinstallation, la Commission a conclu que, bien qu’elle n’ait que peu d’instruction, la demanderesse avait réussi à s’établir dans un pays étranger, soit le Canada, et a donc conclu qu’elle devrait être en mesure de se réinstaller assez facilement dans son pays d’origine.

 

Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

 

[11]           La Cour suprême a statué, dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, que, lorsque la norme de contrôle applicable a déjà été déterminée, il n’est pas nécessaire de refaire l’analyse qui s’y rattache. Les questions de crédibilité et de la viabilité d’une PRI sont des questions mixtes de droit et de fait, qui doivent être tranchées selon la norme de la raisonnabilité.

 

Analyse

 

1.      La conclusion de la Commission quant à la crédibilité était-elle raisonnable?

[12]           L’un des éléments principaux du récit de la demanderesse auquel ne croyait pas la Commission était que la demanderesse était mariée au chef de son village. La Commission a déclaré qu’il n’existait aucune preuve de ce mariage, mise à part une photographie datant de 1987 sur laquelle figurait un homme tenant un enfant.

 

[13]           Cette inférence était déraisonnable, car elle a été tirée sans égard à l’ensemble de la preuve dont était saisie la Commission. La photographie n’était pas le seul élément de preuve étayant l’existence du mariage de la demanderesse. Il y avait aussi le témoignage de la demanderesse à propos du mariage, dans lequel elle a relaté qu’elle n’avait pas de preuve documentaire de l’existence du mariage parce qu’il s’agissait d’un mariage traditionnel, et il y avait un affidavit souscrit par Emmanuel Eke, l’ami de son époux qui l’a hébergée à Lagos. Dans son affidavit, M. Eke ne laisse planer aucun doute quant au fait que son ami proche, le chef Fred Utoh, est marié à la demanderesse. M. Eke corrobore aussi la prétention de la demanderesse voulant que des individus, soupçonnés d’appartenir à la collectivité d’Umuebu, ont fait des appels de menaces alors que la demanderesse demeurait chez lui, à Lagos.

 

[14]           Bien qu’il fut loisible à la Commission d’accorder une faible valeur probante à ces éléments de preuve après les avoir examinés, elle ne pouvait pas totalement en faire abstraction. Notamment, l’omission de tenir compte explicitement de l’affidavit de M. Eke rend déraisonnable l’inférence en matière de crédibilité tirée par la Commission. L’affidavit corroborait non seulement le fait que la demanderesse était mariée au chef, mais aussi l’existence du conflit entre les villages, la fuite de la demanderesse à Lagos et les appels de menaces provenant des villageois d’Umuebu. Étant donné que la Commission n’a pas tenu compte de cet élément de preuve, je conclus que l’inférence défavorable en matière de crédibilité qu’elle a tirée est déraisonnable.

 

2.      La conclusion de la Commission quant à la PRI était-elle raisonnable?

[15]           Pour faire droit à la présente demande, la décision ne doit pas pouvoir être confirmée en raison de sa conclusion portant que la demanderesse disposait d’une PRI viable. Je conclus que l’analyse relative à la PRI faite par la Commission est elle aussi déraisonnable et que, par conséquent, la décision doit être annulée.

 

[16]           Premièrement, la conclusion de la Commission portant que la demanderesse ne ferait pas l’objet de persécution ailleurs au Nigeria est déraisonnable, du fait de son traitement de la preuve concernant les habitants d’Umuebu qui cherchaient la demanderesse à Lagos. La Commission a mentionné qu’« aucun élément de preuve ne démontre que les habitants d’Umuebu la poursuivraient ou même qu’ils souhaiteraient la poursuivre si elle retournait dans son village natal ». Cet énoncé est faux, puisque la demanderesse a relaté dans son témoignage que des résidents d’Umuebu avaient communiqué avec elle et l’avaient menacée alors qu’elle se trouvait à Lagos, et que l’affidavit de M. Eke mentionne aussi que des résidents d’Umuebu y avaient cherché la demanderesse. Cette conclusion ne peut donc être maintenue. La Commission a omis, une fois de plus, d’examiner la preuve dont elle était saisie, ou s’est fondée sur ses inférences défavorables antérieures en matière de crédibilité, au sujet desquelles j’ai déjà conclu qu’elles étaient déraisonnables.

 

[17]           L’examen de la Commission quant à savoir s’il était raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse se réinstalle ailleurs au Nigeria est aussi déraisonnable. La seule conclusion tirée par la Commission à ce sujet est que la demanderesse a « réussi à s’établir dans un pays étranger, soit au Canada », et qu’elle devrait donc « être en mesure de se réinstaller assez facilement dans son pays d’origine ». Je ne peux affirmer avec certitude ce que la Commission entendait par [traduction] « l’établissement » de la demanderesse au Canada, ni sur quels éléments de preuve elle s’est fondée pour faire cette déclaration, mais la mesure dans laquelle la demanderesse s’est installée au Canada n’est pas pertinente quant à l’égard de la question dont la Commission était saisie. La demanderesse a relaté dans son témoignage qu’elle avait été confrontée à d’importants problèmes sociaux, économiques et culturels lorsqu’elle s’est réinstallée dans une nouvelle ville au Nigeria, mais la Commission n’a pas tenu compte de cet élément. Par conséquent, la demande doit être accueillie.

 

[18]           De plus, la Commission a omis de tenir compte des Directives du président, Directives no 4 – Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) et de les appliquer lorsqu’elle a effectué son analyse quant au caractère raisonnable des PRI envisagées. Les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe enjoignent explicitement aux décideurs de tenir compte du sexe du demandeur d’asile lorsqu’ils déterminent le caractère raisonnable d’une PRI proposée :

Pour déterminer s’il existe une possibilité de refuge intérieur (PRI) raisonnable, les décideurs doivent tenir compte de la capacité de la femme, en raison de son sexe, de se rendre dans cette partie du pays en toute sécurité et d’y rester sans difficultés excessives. Pour évaluer le caractère raisonnable d’une PRI, les décideurs doivent tenir compte, entre autres, de facteurs religieux, économiques et culturels et déterminer si ceux-ci influeront sur les femmes dans la PRI et de quelle façon.

 

[Caractères gras dans l’original.]

 

 

[19]           Dans sa décision, la Commission n’a pas mentionné qu’elle avait tenu compte des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, et son analyse relative à la PRI confirme qu’elle a omis de se pencher sur la question de savoir en quoi le sexe de la demanderesse pouvait avoir une incidence sur le caractère raisonnable de la PRI envisagée.

 

[20]           Finalement, un examen de la transcription révèle que l’une des PRI évoquées dans la décision, soit Ibadan, ne semble pas avoir fait l’objet d’une mention expresse de la part de la Commission comme étant une PRI envisagée et, plus important encore, n’a pas été soumise à la demanderesse comme étant une PRI. La jurisprudence est sans équivoque quant au fait que la Commission doit mentionner précisément les noms des PRI; Farias c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1035, au paragraphe 34, et l’équité exige que le demandeur ait la possibilité de se prononcer quant au caractère approprié de la PRI. Par conséquent, cette erreur nécessite aussi que la décision soit annulée.

 

[21]           La demande est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

 

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, que la décision est annulée et que l’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-6120-11

 

INTITULÉ :                                      HELEN UTOH 

                                                            c

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                            ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :             Le 27 mars 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT
 :                            LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                     Le 10 avril 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Ochiemuan Okojie

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nadine Silverman

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Ochiemuan Okojie
Avocat
Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

 

 

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