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Date : 20120222


Dossier : IMM-5635-11

Référence : 2012 CF 245

[traduction française certifiée, non révisée]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2012

En présence de monsieur le juge Near

 

 

ENTRE :

 

MARTHA SOFIA SERNAS DE TORO ET MARIA CECILIA CERNAZ HAMANN

 

 

 

demanderesses

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

      MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) a déterminé, le 19 juillet 2011, que les sœurs Martha Sofia Sernas de Toro et Maria Cecilia Cernaz Hamann n’avaient pas qualité de réfugiées au sens de la Convention, ni de personnes à protéger ainsi que l’entendent les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L C 2001, c 27.

 

[2]               La demande est rejetée, pour les motifs exposés ci-après.

 

I.          Les faits

 

[3]               Les demanderesses sont citoyennes de la Colombie. Le 25 septembre 2009, elles ont présenté une demande d’asile au Canada fondée sur la crainte que leur inspiraient les Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

 

[4]               L’époux de la demanderesse principale (Maria Sofia Sernas de Toro) a été abattu par des guérilleros des FARC à la suite d’un incident survenu le 2 novembre 2002. Il avait reçu la consigne de conduire son taxi jusqu’à un terrain vague, où des guérilleros des FARC ont sauté dans sa voiture et lui ont fait des menaces. Il a réussi à sortir de la voiture mais, ce faisant, il a été abattu. La police a répondu rapidement et a arrêté les suspects.

 

[5]               Lorsque le procureur (ou la Fiscalia) s’est rendu à l’hôpital, l’époux de la demanderesse principale n’a pas désigné les FARC comme les auteurs du crime. Il est décédé un mois plus tard.

 

[6]               La demanderesse principale a été convoquée à la Fiscalia pour faire une dénonciation officielle. Elle a également intenté une action afin de recevoir une indemnisation pour le décès de son époux en février 2003. Elle retiré son action par la suite sous l’empire de la peur, car elle prétend avoir reçu un appel du père de l’un des auteurs du crime, qui l’a informée que son époux avait été tué parce qu’il refusait de s’acquitter de ses tâches.

 

[7]               En janvier 2009, les demanderesses ont reçu un appel les informant qu’elles devaient payer un montant à titre de dédommagement pour les six années qu’un des auteurs du crime avait passées en prison. Elles ont décidé de quitter Cali pour s’installer à Bogota. Peu de temps après ce déménagement, elles ont appris que leur appartement à Cali avait été visité par des voleurs.

 

[8]               La demanderesse principale allègue qu’elle a reçu un autre appel des FARC à Bogota sur son téléphone cellulaire, le 21 juillet 2009. L’auteur de l’appel exigeait le paiement de 300 millions de pesos, faute de quoi les demanderesses seraient assassinées. Les demanderesses ont alors décidé de s’enfuir au Canada.

 

II.         La décision soumise au contrôle

 

[9]               La Commission a conclu qu’il n’existait aucun lien avec un motif prévu par la Convention dans le cas des demanderesses. Si la Commission acceptait le fait que les FARC poursuivaient des objectifs politiques, il n’en demeurait pas moins que l’époux de la demanderesse principale avait été victime d’extorsion parce qu’il possédait une voiture et qu’on croyait qu’il avait de l’argent, et que les demanderesses avaient été ciblées à leur tour par suite de cet incident. L’objectif visé par l’extorsion était purement d’ordre criminel et n’avait rien à voir avec des opinions politiques réelles ou présumées.

 

[10]           La crédibilité des demanderesses a également suscité un certain nombre d’interrogations. Lorsque la demanderesse principale a été priée d’expliquer l’absence de données pour la période comprise entre 2003 et 2009 dans l’exposé circonstancié figurant dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), elle a mentionné les appels de menace reçus en 2006. La Commission n’a pas tenu compte de cet élément de preuve; cependant, comme cette information n’était pas consignée dans le FRP, la seule explication que la demanderesse a fournie après plusieurs questions insistantes est qu’elle s’en était tenue à l’incident de 2009. De plus, en réponse à des questions au sujet de l’appel qu’elle avait reçu après s’être enfuie à Bogota, la demanderesse principale a admis qu’elle avait reçu l’appel sur son téléphone cellulaire, au numéro qu’elle utilisait à Cali. Rien donc pour prouver qu’on l’avait repérée à Bogota.

 

[11]           La Commission a conclu que la demanderesse principale n’avait jamais sollicité l’aide de la police. Il s’ensuit qu’elle n’avait pas établi de manière claire et convaincante que l’État n’était pas en mesure d’assurer sa protection. La Colombie est considérée comme une démocratie constitutionnelle multipartite. La Commission a souligné que bien que les droits de la personne continuent d’y être bafoués dans une large mesure, le gouvernement poursuit ses efforts pour s’attaquer et mettre un terme à ce problème.

 

[12]           Après avoir examiné la preuve documentaire ayant trait à la menace que représentaient les FARC, la Commission a conclu que le groupe continuait d’être actif dans les régions rurales mais qu’il avait perdu du terrain dans la plupart des centres urbains. Il a été admis que les forces de sécurité craignaient que les FARC commettent des actes de terrorisme afin de reconquérir le terrain perdu dans les centres urbains et qu’il y avait des indications en ce sens depuis quelque temps. Les incidents n’étaient toutefois pas considérés comme des attaques ciblées.

 

[13]           La Commission a fait allusion aux catégories de personnes qui sont actuellement considérées comme des cibles des FARC. Si ces personnes continuent d’être assassinées par les FARC, rien n’indique que celles qui ont un profil différent, comme les demanderesses, soient ciblées dans les villes.

 

[14]           La Commission a également conclu que les demanderesses avaient une possibilité de refuge intérieur sûr (PRI) à Bogota. L’appel fait à la demanderesse principale a été reçu sur son téléphone cellulaire, au numéro qu’elle utilisait à Cali.

 

[15]           Concernant la preuve documentaire ayant trait à la probabilité que les FARC trouvent les demanderesses à Bogota, la Commission a indiqué que cette probabilité était fonction de l’importance attribuée à la personne ciblée. Les FARC étaient furieuses que la demanderesse principale embrasse des idées différentes des leurs. Cette dernière n’était cependant pas une cible de grande valeur, victime d’extorsion ou forcée à collaborer et à apporter une aide technique. La Commission a conclu qu’il était peu probable que la demanderesse soit repérée à Bogota et que, si elle l’était, elle pourrait bénéficier d’une protection suffisante de l’État.

 

III.       Les questions en litige

 

[16]           Les questions que soulève la présente demande sont les suivantes :

 

a)         La Commission a‑t‑elle tiré une conclusion raisonnable quant à l’existence de la protection de l’État?

 

b)         La Commission était‑elle fondée à conclure que les demanderesses avaient une possibilité de refuge intérieur sûr?

 

IV.       La norme de contrôle

 

[17]           La norme de contrôle qui s’applique à la conclusion de la Commission quant à la protection de l’État est celle du caractère raisonnable (Mendez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 584, [2008] ACF no 771, aux paragraphes 11 à 13). Cette norme doit également être appliquée à la conclusion relative à la PRI (Diaz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1243, [2008] ACF no 1543, au paragraphe 24; Guérillas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 394, [2010] ACF no 438, au paragraphe 10).

 

[18]           Le caractère raisonnable tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au para 47).

 

V.        Analyse

 

A.        La protection de l’État

 

[19]           Les demanderesses contestent la conclusion de la Commission relativement à l’existence de la protection de l’État parce qu’elle n’a pas tenu compte des explications qu’elles ont données pour ne pas avoir demandé la protection des autorités après qu’elles eurent reçu les appels de menaces. Ayant déposé une dénonciation relativement à la mort de son époux, la demanderesse principale était ciblée et menacée par les FARC. Elle était donc trop effrayée pour communiquer avec les autorités par suite des menaces qu’elle‑même et probablement d’autres membres de sa famille avaient reçues.

 

[20]           Le défendeur soutient que la Commission a tenu compte du témoignage et des explications de la demanderesse principale quant aux raisons pour lesquelles elle n’avait pas communiqué avec les autorités. La Commission a également expliqué clairement pour quelles raisons une partie de son témoignage avait été écartée.

 

[21]           Après examen de la décision de la Commission, je suis plutôt d’accord avec la position du défendeur. Au paragraphe 23 de sa décision, la Commission mentionne expressément que la demanderesse principale ne s’est pas adressée à la police après avoir reçu des menaces et que « [l]a raison pour laquelle elle ne l’a pas fait était qu’elle avait peur et croyait que des membres des FARC avaient infiltré la force policière. » Il était également admis que la demanderesse principale avait probablement eu raison, à l’époque, de ne pas s’être adressée à la police de Cali, point qui justifiait un examen plus approfondi de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur sûr dans la dernière partie de la décision.

 

[22]           Maintenant qu’il est clairement établi que le témoignage de la demanderesse principale a été pris en considération, l’étape suivante consiste à examiner l’importance qui a été accordée à ses explications. La préoccupation des demanderesses ne justifie pas, en soi, l’intervention de la Cour, car la Commission a le droit d’apprécier les éléments de preuve dont elle dispose pour se prononcer sur l’existence ou non de la protection de l’État.

 

[23]           Les demanderesses affirment de plus que la Commission n’a pas examiné tous les éléments de preuve documentaires ayant trait à l’existence de la protection de l’État, car elle n’a pas tenu compte des éléments contradictoires.

 

[24]           Le défendeur souligne pour sa part que la Commission a examiné ces éléments de preuve en profondeur et relevé les contradictions avant d’analyser la situation de chaque demanderesse. La Commission a fait état de la corruption et des conflits qui avaient cours et des mesures mises en place par les responsables gouvernementaux dans le cadre de divers programmes pour lutter contre ces problèmes. Elle s’est intéressée plus particulièrement au risque que représentaient les FARC ainsi qu’à sa présence timide dans les centres urbains comme Bogota.

 

[25]           La Commission a expressément examiné les éléments de preuve contradictoires ayant trait à l’existence de la protection de l’État. Le fait de ne pas énumérer tous les éléments de preuve documentaire ne constitue pas une erreur susceptible de révision (voir Hassan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 147 N.R. 317, [1992] ACF no 946 (CAF); Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF)).

 

[26]           Les demanderesses avaient l’obligation de fournir des éléments de preuve clairs et convaincants pour établir que la protection de l’État était insuffisante (voir Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94, 2008 CarswellNat 605, au paragraphe 38). Le fardeau qui consiste à fournir ces éléments de preuve est plus lourd lorsqu’il s’agit d’un pays démocratique (voir Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, [2007] ACF no 584, au paragraphe 57). Après examen de l’ensemble de la preuve documentaire et des témoignages, la Commission s’est dite convaincue, d’une part, que les demanderesses n’avaient pas demandé l’aide de la police et, d’autre part, qu’elles auraient pu bénéficier d’une protection suffisante de l’État dans d’autres régions de la Colombie. Cette conclusion appartient aux issues possibles acceptables.

 

[27]           Comme l’appréciation de la protection de l’État était étroitement liée à la conclusion de la Commission quant à la PRI, je dois également me pencher sur cette question.

 

B.         La possibilité de refuge intérieur (PRI)

 

[28]           Les demanderesses contestent la conclusion selon laquelle elles disposaient d’une possibilité de refuge intérieur sûr à Bogota, Colombie. Elles soutiennent que la Commission n’a pas tenu compte du témoignage de la demanderesse principale, étayé par la preuve documentaire disponible, selon lequel la demanderesse n’avait pas demandé la protection de la police parce que les FARC avaient infiltré toutes les forces policières aux quatre coins de la Colombie. Les demanderesses estiment que cet élément de preuve contredit la déclaration selon laquelle elles avaient probablement eu raison de ne pas demander la protection de la police à Cali, mais elles auraient pu le faire à Bogota.

 

[29]           Cependant, je ne suis pas convaincu que la Commission a écarté le témoignage de la demanderesse principale à cet égard. En effet, au paragraphe 49 de ses motifs, la Commission écrit expressément qu’« elle a ajouté qu’elle ne bénéficierait pas de la protection de l’État puisque les FARC avaient infiltré les forces policières. »

 

[30]           La Commission a ensuite examiné la preuve documentaire relative à la menace que représentaient les FARC à Bogota. Après avoir admis que le groupe était présent dans la région, la Commission a déclaré qu’il était tout de même possible pour une personne qui n’est pas considérée comme une cible de grande valeur de s’établir et de vivre en sécurité ailleurs. Comme les demanderesses ne correspondaient pas au profil des personnes qui sont principalement ciblées par les FARC, la Commission a conclu qu’elles n’auraient vraisemblablement pas été repérées et que, si elles l’avaient été, elles auraient pu bénéficier d’une protection suffisante de l’État à Bogota.

 

[31]           Cette conclusion s’accorde avec les décisions de la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, 22 Imm L.R. (2d) 241 et Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2000), [2001] 2 CF 164, [2000] ACF no 2118, aux paragraphes 13 à 15, selon lesquelles il est possible de trouver une PRI dans une localité où la vie des demandeurs ne sera pas mise en danger et où il est objectivement raisonnable de s’attendre à ce qu’ils cherchent refuge.

 

[32]           Après examen du témoignage et de la preuve documentaire de la demanderesse principale, la Commission pouvait donc raisonnablement conclure que la ville de Bogota représentait une possibilité de refuge intérieur sûr. Les demanderesses y ont cherché refuge au début parce qu’elles croyaient probablement qu’elles y seraient en sécurité et qu’elles pourraient retourner à la ville. Encore une fois, on demande à la Cour de réévaluer la preuve alors que la décision de la Commission appelle à bon droit la retenue judiciaire en l’espèce.

 

VI.       Conclusion

 

[33]           La commission ayant tenu compte du témoignage et de la preuve documentaire des demanderesses pour tirer des conclusions raisonnables quant à l’existence de la protection de l’État et d’une possibilité de refuge intérieur sûr à Bogota, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.


JUGEMENT

 

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

 

« D. G. Near »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                        IMM-5635-11

 

INTITULÉ :                                       MARTHA SOFIA SERNAS DE TORO ET AUTRES c MCI

 

 

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 TORONTO

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 8 FÉVRIER 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                              LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :                       LE 22 FÉVRIER 2012

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Michael Brodzky

 

POUR LES DEMANDERESSES

Christopher Crighton

 

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Michael Brodzky

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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