Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20120221

Dossier : IMM‑3540‑11

Référence : 2012 CF 229

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 février 2012

En présence de M. le juge Rennie

 

 

ENTRE :

 

LUWAM SEBHATU OKBAI

 

 

 

demanderesse

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’immigration (l’agent) du Haut‑commissariat du Canada à Nairobi, au Kenya, a refusé la demande de résidence permanente qu’elle avait présentée sur le fondement de raisons d’ordre humanitaire. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

 

Les faits

[2]               La demanderesse est Luwam Sebhatu Okbai. Sa sœur aînée, à qui le statut de réfugiée au sens de la Convention (la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, [1969] R.T. Can. no 6) a été reconnu, a parrainé sa demande de résidence permanente. La demanderesse et son frère sont devenus orphelins en bas âge et ils ont par la suite été élevés par la soeur aînée de la demanderesse, la répondante.

 

[3]               Lorsqu’elle a présenté sa demande de résidence permanente, la soeur de la demanderesse a inclus la demanderesse dans sa demande et a demandé que celle‑ci soit considérée comme un membre de la famille de fait pour des raisons d’ordre humanitaire. La demanderesse ne répondait pas à la définition que la loi donne de l’expression « membre de la famille » aux fins du parrainage, mais elle satisfaisait aux critères des politiques applicables permettant de la considérer comme un membre de la famille de fait.

 

[4]               L’agent a refusé la demande.

 

[5]               Dans la lettre de décision qu’il a transmise à la demanderesse le 25 mars 2011, l’agent a signalé plusieurs incohérences dans la demande présentée par la demanderesse :

[traduction] 

[…] Je suis parvenu à la conclusion qu’il n’existe pas de raisons d’ordre humanitaire justifiant de lever tout ou partie des critères et obligations applicables. J’ai formé cette opinion parce que la déclaration que votre répondante a faite n’est pas suffisamment convaincante pour justifier une dispense d’une des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés. Vous aviez 14 ans au moment du décès de votre mère; pourtant, votre répondante affirme que vous aviez neuf ans; votre répondante affirme qu’elle est « comme une mère » pour vous; pourtant, dans une des demandes qu’elle a déjà présentée en vue d’obtenir un visa de visiteuse, votre répondante ne mentionne pas votre nom comme sœur. Votre répondante affirme qu’elle vous envoie de l’argent; or, aucun élément de preuve n’a été soumis à ce sujet. Elle soutient que votre frère vous envoie également de l’argent, mais là encore, il n’y a aucun élément de preuve qui corrobore cette affirmation.

 

 

[6]               Les notes du Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (les notes du STIDI) qui ont été rédigées plusieurs mois avant la lettre de décision ne signalent aucune des incohérences relevées dans la lettre du 25 mars 2011. On mentionne dans ces notes divers facteurs à l’origine de la décision négative, à savoir :

[traduction]

J’AI PRIS CONNAISSANCE DES ARGUMENTS PRÉSENTÉS EN VUE DE FAIRE EXAMINER LA PRÉSENTE DEMANDE SUR LE FONDEMENT DE RAISONS D’ORDRE HUMANITAIRE.

 

L’AGENT CHARGÉ DE L’ÉVALUATION A ESTIMÉ À JUSTE TITRE QUE LA DEMANDERESSE NE RÉPONDAIT PAS À LA DÉFINITION DE MEMBRE DE LA FAMILLE DE LA RÉPONDANTE DE SORTE QU’ELLE NE SATISFAIT PAS AUX CRITÈRES DE LA CATÉGORIE DR2. elle ne satisfait pas non plus aux critères des demandeurs fc5 étant donné qu’elle était âgée de plus de 22 ans à la date de référence.

 

l’avocat a fait valoir des arguments convaincants pour obtenir que la demanderesse soit considérée comme membre de la famille de fait.

 

LES OBSERVATIONS PRÉSENTÉES, CONCERNANT PAR EXEMPLE SA dépendance financière, sont ADMISES. le fait que la demanderesse EST témoin de JÉHOVAH et qu’elle EST victime de persécution est également admis. la demanderesse n’est pas UNE enfant. elle avait 25 ans au moment du présent examen. elle vit seule en érythrée. elle est incapable d’obtenir un passeport DANS SON PAYS, comme l’immense majorité des érythréens.

 

sa situation actuelle n’est pas différente de celle de nombreuses personnes en érythrée.

 

je ne suis pas convaincu que la situation actuelle de la demanderesse justifie une recommandation favorable.

 

la demanderesse n’est pas une membre de la famille et sa demande est par conséquent refusée.

 

 

Questions en litige

[7]               La demanderesse fait valoir quatre moyens pour faire annuler la décision :

a.      Les contradictions relevées entre la lettre de refus et les notes du STIDI rendent la décision de l’agent inintelligible et, partant, déraisonnable.

b.      L’agent a commis une erreur en concluant que la demanderesse risquait d’être persécutée, mais qu’elle ne satisfaisait pas au critère des difficultés excessives applicable dans le cas d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

c.      L’agent a commis une erreur en n’examinant pas les principales raisons d’ordre humanitaire invoquées, à savoir la réunification de la famille et la dépendance de fait de la demanderesse envers sa soeur au Canada.

d.      L’agent a commis une erreur de droit et a manqué aux principes de justice naturelle en interprétant mal la preuve et en fondant sa décision sur des préoccupations quant à la crédibilité de la demanderesse auxquelles la demanderesse n’a pas eu l’occasion de répondre.

 

[8]               Aux fins de la présente décision, il suffit d’examiner les trois premiers moyens qui ont été invoqués pour contester la décision.

 

[9]               En règle générale, les décisions relatives aux raisons d’ordre humanitaire (décisions CH) sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 62; Thandal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 489, au paragraphe 7) et il y a lieu de faire preuve d’une retenue considérable envers ces décisions. Cette situation s’explique par le fait que les questions en litige, les considérations et les facteurs qui sont en jeu dans une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire (demande CH) sont intrinsèquement subjectifs, de sorte que, dans de nombreux cas, des personnes raisonnables pourraient arriver à des conclusions différentes, mais tout aussi défendables. Le principe suivant lequel une décision n’est déraisonnable que si elle n’appartient pas aux issues possibles au regard des faits et du droit s’applique directement aux décisions CH (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43).

 

[10]           Nous sommes en présence d’un tel cas.

 

[11]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, la Cour suprême du Canada (la CSC) a qualifié de déraisonnables les décisions qui sont inintelligibles. La CSC a récemment réitéré que la contestation du raisonnement à la base d’une décision est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable et que les lacunes dont serait entaché le raisonnement ne doivent pas être considérées comme soulevant des questions d’équité procédurale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, aux paragraphes 21 et 22).

 

Analyse

[12]           On ne trouve dans les notes du STIDI aucune explication logique permettant de comprendre la raison du refus de la demande CH.

 

[13]           L’agent accepte que la demanderesse est un témoin de Jéhovah et qu’elle est victime de persécution. L’agent note ensuite que la demanderesse a soumis des « arguments convaincants » pour être incluse dans la catégorie des membres de la famille de fait et « admet » sa dépendance financière. L’agent fait ensuite observer, au sujet de l’incapacité de la demanderesse d’obtenir un passeport, que sa situation [traduction] « n’est pas différente de celle de nombreuses personnes en Érythrée ». L’agent conclut ensuite que, comme la demanderesse n’est pas membre de la famille de fait, sa demande doit être refusée.

 

[14]           Il convient de faire quatre observations. Premièrement, en ce qui concerne la conclusion, la prémisse même de départ était que la demanderesse n’était pas membre de la famille. Cet aspect n’a jamais été contesté et c’est effectivement la raison pour laquelle la demande a été présentée en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Conclure en conséquence que la demande devrait être refusée parce qu’elle n’est pas membre de la famille est une tautologie. L’agent n’a jamais abordé l’argument central de la demande. Ce motif justifierait à lui seul l’annulation de la décision.

 

[15]           Deuxièmement, l’agent a admis que la demanderesse était une personne à protéger.

 

[16]           Bien que le défendeur fasse observer à juste titre qu’une dispense fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et qu’elle n’est pas « destinée à éliminer des difficultés » (Irimie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] ACF no 1906, la conclusion que la demanderesse était victime de persécution aurait dû amener l’agent à se demander si la preuve des difficultés avait été faite. Or, il ne l’a pas fait.

 

[17]           Troisièmement, en tenant compte du fait que la demanderesse n’avait pas de passeport, l’agent semble avoir glissé vers une analyse du sous‑alinéa 97(1)b)(ii) de la LIPR et abordé la question du risque généralisé. Le rapport entre le risque généralisé et l’absence de passeport n’est pas évident, que ce soit sur le plan juridique ou logique.

 

[18]           Quatrièmement, l’agent n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse répondait à la définition que le défendeur donne lui‑même de l’expression « membre de la famille de fait ». Voici, par exemple, ce qu’on trouve au numéro 6.1 du Guide opérationnel IP 5 :

6.1 Membres de la famille de fait

 

Les membres de la famille de fait sont des personnes qui ne satisfont pas à la définition de membres de la catégorie du regroupement familial. Ils se trouvent par ailleurs dans une situation de dépendance qui en fait des membres de fait d’une famille nucléaire qui se trouve au Canada ou qui présente une demande d’immigration. Par exemple, un fils, une fille, un frère ou une sœur laissés seuls dans le pays d’origine sans autre famille; un parent âgé comme un oncle ou une tante ou une personne sans lien de parenté qui habite avec la famille depuis fort longtemps.

[Non souligné dans l’original]

 

 

[19]           Enfin, l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des facteurs d’ordre humanitaire qui étaient pertinents pour trancher la demande, à savoir la réunification des familles et la dépendance de fait de la demanderesse envers sa sœur au Canada. La réunification des familles est l’un des objectifs énumérés dans la LIPR et les agents ont toute latitude lorsqu’il s’agit de pondérer les divers objectifs de la loi. Malgré cette latitude, les agents n’ont pas le droit de refuser d’examiner un facteur pertinent qui est étayé par la preuve présentée à l’appui d’une demande. Or, ni les notes du STIDI ni la lettre de décision ne permettent de penser que l’agent a accordé quelque attention que ce soit à la liste de facteurs dont il devait tenir compte pour trancher la demande CH.

 

[20]           En résumé, la recommandation que l’on trouve à la fin des notes du STIDI de [traduction] « préparer une lettre de refus » n’a aucun fondement logique ou probatoire et n’a aucun lien avec l’analyse qui précède.

 

[21]           Il est manifeste que le motif invoqué pour refuser la demande CH a changé entre la rédaction des notes du STIDI et la lettre du 25 mars 2011. La demande a été rejetée, en mars, en raison de ce qui semble être des préoccupations en matière de crédibilité. La crédibilité et la véracité sont toujours en cause et le ministre peut les soulever à tout moment au cours du processus décisionnel. En l’espèce, toutefois, les conclusions de fait ne trouvent aucun appui dans le dossier et elles ne sont pas défendables. La raison de la divergence au sujet de l’âge de la demanderesse est manifeste et explicable au vu du dossier qui avait été soumis à l’agent, mais ce dernier s’est tout simplement trompé au sujet de la demande de visa de visiteur de la répondante et il existait, contrairement à ce qu’il a conclu, des éléments de preuve tendant à démontrer que la demanderesse recevait de l’aide financière, élément qui avait d’ailleurs déjà été reconnu dans les notes du STIDI.

 

[22]           Les décisions doivent être appréciées globalement et en fonction du contexte légal. On doit accorder de la latitude aux agents chargés d’apprécier les faits et la preuve et on ne doit pas passer au peigne fin toutes les questions en litige et tous les éléments de preuve. Toutefois, en l’espèce, il n’y a ni cohérence, ni constance, ni lien entre les motifs invoqués pour rejeter la demande et les faits portés à l’attention de l’agent. Par conséquent, il est impossible de discerner la raison pour laquelle la demande CH a été rejetée.

 

[23]           Je n’accepte pas l’argument du défendeur suivant lequel l’agent a simplement tiré une conclusion générale en estimant que le dossier du demandeur comportait des divergences et que la preuve était insuffisante. Les deux séries de motifs sont contradictoires, ce qui fait que la décision est inintelligible et qu’elle renferme plusieurs conclusions de fait non fondées. La lettre du 25 mars 2011 ne donne aucun autre indice au sujet des motifs de la décision, ce qui en soi est indéfendable.

 

[24]           Pour arriver à cette conclusion, je m’inspire des propos que la Cour suprême du Canada a récemment tenus dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité. La juge Abella a rappelé que l’arrêt Dunsmuir indiquait clairement que, lorsqu’elle se demande si une décision est raisonnable, la cour de révision doit en examiner « la justification, la transparence et l’intelligibilité ». Il n’est pas nécessaire que les motifs soient parfaits, mais les intéressés ont le droit de comprendre le fondement sur lequel repose la décision. Comme la juge Abella l’explique, « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union, précité, au paragraphe 16). La décision qui a été rendue en l’espèce ne satisfait pas à ce critère.

 

Dépens

[25]           La demanderesse réclame les dépens.

 

[26]           Aux termes de l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière d’immigration et de protection des réfugiés (DORS/93‑22), sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, les demandes introduites en application de la LIPR ne donnent pas lieu à des dépens. Le critère minimal auquel il faut satisfaire pour démontrer qu’il existe des raisons spéciales est rigoureux.

 

[27]           Dans la décision Singh Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 201, la juge Anne Mactavish a passé en revue la jurisprudence relative aux circonstances dans lesquelles il a été jugé qu’il existait des raisons spéciales. Dans l’affaire Singh Dhaliwal, les manquements à l’équité procédurale et les erreurs juridiques qui avaient été commis étaient si évidents que la demande n’aurait jamais dû être contestée. La Cour a estimé qu’il existait effectivement des raisons spéciales justifiant l’adjudication de dépens.

 

[28]           Il est évident que le simple fait que la demande de contrôle judiciaire est contestée ou qu’elle est finalement accueillie ne constitue pas une raison justifiant l’adjudication de dépens. Il convient de laisser une grande marge de manœuvre aux parties pour leur permettre de contester et de défendre la décision en question. C’est la nature même du principe du débat contradictoire. En l’espèce toutefois, il n’existait aucun argument défendable qui pouvait être présenté pour défendre la décision, d’autant plus que les erreurs étaient flagrantes au vu de la décision. Les dépens sont par conséquent adjugés à la demanderesse et ils sont fixés à la somme de 3 000 $. La Cour ne fait aucun reproche à l’avocat qui, comme la Cour s’y attend de la part d’un substitut du procureur général, a, lors des débats, fait les admissions qui s’imposaient.

 

 


JUGEMENT

 

 

LA COUR ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et ADJUGE à la demanderesse les dépens, qui sont fixés à 3 000 $. Les parties n’ont soumis aucune question aux fins de certification et la présente affaire n’en soulève aucune.

 

 

« Donald J. Rennie »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM‑3540‑11

 

 

INTITULÉ :                                                   LUWAM SEBHATU OKBAI c.
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 18 janvier 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE RENNIE

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 21 février 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Leigh Salsberg

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.