Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date: 20120214


Dossier : IMM-2457-11

Référence : 2012 CF 211

Ottawa, Ontario, le 14 février 2012

En présence de monsieur le juge Harrington

 

ENTRE :

 

SHPENDI SHAHINI

 

 

 

demandeur

 

 

et

 

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

 

 

 

défendeur

 

 

 

 

           MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Monsieur Shpendi Shahini, un citoyen d’Albanie, mène une vie mouvementée depuis son arrivée en Amérique du Nord, il y a douze ans. En août 2000, muni d’un faux passeport slovène, il se rend à Détroit, aux États-Unis, avec l’intention d’y revendiquer le statut de réfugié au motif qu’il fait l’objet de persécution en raison de son opinion politique. Son cousin, Erjon Shahini, s’y est rendu quelques semaines avant lui. Tous deux ont utilisé de faux passeports fournis par un agent dénommé Nikolin Marku, compatriote albanais. Bien que monsieur Shahini et son cousin devaient lui redonner les faux passeports une fois en sol américain, ceux-ci décident de les garder. Selon eux, ces documents constituent la meilleure preuve de leurs dates d’entrée aux États-Unis, et leur seraient d’une grande utilité lors du dépôt de leurs demandes d’asile.

 

[2]               En représailles, monsieur Marku les menace de mort. Le 27 octobre 2000, Erjon est assassiné. Selon l’acte de décès émis par la ville de Détroit, Erjon est retrouvé mort à l’intérieur d’un véhicule sur l’avenue Wesson suite à un coup de feu tiré à 1 h 20, à Détroit, au Michigan. Il s’agit d’un homicide.

 

[3]               Craignant pour sa vie, monsieur Shahini se débarrasse du faux passeport plutôt que de le remettre à monsieur Marku. Bien qu’il se considère à risque, il décide de rester aux États-Unis, endroit qu’il estime plus sécuritaire que l’Albanie.

 

[4]               Plus tard, il se voit refuser le statut de réfugié aux États-Unis. Il interjette appel de cette décision, sans succès. Néanmoins, il continue de demeurer dans le pays.

 

[5]               En novembre 2007, une des personnes impliquées dans le meurtre d’Erjon, Artan Marku, se vante en Albanie d’avoir participé à sa perpétration. Dès lors, le frère d’Erjon, Eli Shahini, le tue pour se venger. Par conséquent, une vendetta se développe entre les familles Shahini et Marku, vendetta qui est point restreinte par les frontières nationales.

 

[6]               Malgré tout, monsieur Shahini se croit encore relativement en sûreté au Michigan, du moins jusqu’à ce que deux albanais demandent des informations à son sujet, en avril 2008, dans un café fréquenté par des albanais. Il s’enfuit alors au Canada pour y déposer une demande d’asile.

 

LA DÉCISION DU MEMBRE AUDIENCIER DE LA SPR

 

[7]                Le membre audiencier de la Section de la protection des réfugiés (SPR), de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada, rejette sa demande d’asile pour divers motifs, tous à l’effet que monsieur Shahini n’est pas crédible. Selon le membre audiencier, le fait qu’il n’a revendiqué le statut de réfugié qu’en mai 2001, alors qu’il est arrivé aux États-Unis en août 2000, est un point déterminant. Elle s’est également préoccupée de la raison pour laquelle il s’est débarrassé de son faux passeport.

 

[8]               Monsieur Shahini n’a jamais déposé aucune déclaration auprès des autorités policières américaines à propos des menaces qu’il a reçues. Sa cousine, toutefois, qui elle parle l’anglais, en a déposé une pour lui, et a aussi obtenu des documents par le biais de demandes d’accès à l’information. Le membre audiencier s’attarde au fait que monsieur Shahini ne présente aucun document émanant de sources américaines officielles afin d’éclaircir les circonstances entourant le décès de son cousin, ni aucune coupure de presse à cet égard. Elle fait alors référence à des demandeurs qui, eux, ont pu fournir ce genre de preuve lors d’un meurtre similaire en 2003.

 

[9]               Bien que monsieur Shahini soumet plusieurs lettres d’attestation émanant du Comité national de réconciliation albanais, le membre audiencier exprime des doutes quant à leur authenticité en raison de la possibilité d’acheter ce genre de documents en Albanie, ainsi que du niveau de corruption dans ce pays.

 

LA QUESTION EN LITIGE

 

[10]           En l’espèce, il n’y a qu’une seule question en litige. Il s’agit de savoir si la décision est raisonnable. À mon avis, elle ne l’est pas, et je vais accueillir, conséquemment, la demande de contrôle judiciaire.

 

ANALYSE

 

[11]           En l’espèce, aucune importance ne doit être attribuée au délai de monsieur Shahini à revendiquer le statut de réfugié aux États-Unis. Même si le membre audiencier ne croit pas ses explications selon lesquelles il avait le droit de déposer une demande d’asile dans un délai d’un an une fois arrivé aux États-Unis, et qu’il voulait économiser de l’argent afin de pouvoir engager un avocat, les motifs à la base de cette demande d’asile diffèrent complètement de ceux à la base de sa demande déposée au Canada. Lorsque monsieur Shahini revendique l’asile aux États-Unis au motif qu’il fait l’objet de persécution en raison de son opinion politique, et il ne fait aucunement mention de la vendetta entre les familles Shahini et Marku; vendetta qui n’avait pas encore vue le jour.

 

[12]           Apparemment, le membre audiencier est d’avis que ce crime devrait être résolu, et qu’il n’est pas suffisant de produire un rapport officiel sur l’homicide, dans lequel les meurtriers ne sont pas identifiés. Comment peut-on même être au fait que le crime a, réellement, été résolu? Quant au défaut de produire des coupures de presse, il n’est pas acquis que chaque meurtre à Détroit fera la manchette de tous les journaux. D’ailleurs, ce n’est pas sans raison que la ville de Détroit se surnomme « Murder City ». Le Comité national de réconciliation a émis diverses lettres d’attestation du conflit entre les deux familles. Le membre audiencier est insatisfait du fait que certaines d’entre elles ne font aucunement mention de l’assassinat d’Artan Marku en 2007. À mon avis, cela est dépourvu de pertinence; en fait, l’information détenue par le Comité n’est que du ouï-dire. Ce qui est fondamental, c’est que le Comité a bel et bien tenté de convaincre la famille Marku à mettre fin à la vendetta, et que celle-ci a refusé.

 

[13]           Il n’y a pas lieu de décrire l’historique des vendettas en Albanie. Ces vendettas sont anciennes, barbares et sont basées sur une notion malencontreuse d’honneur et de vengeance. Si les renseignements retrouvés dans les lettres d’attestation sont véridiques, alors il en ressort que monsieur Shahini est à risque advenant son retour en Albanie.

 

[14]           Le membre audiencier juge, toutefois, que ces lettres d’attestation ne sont pas authentiques puisqu’il est possible de les acheter en Albanie. Cependant, il y a une preuve au dossier qui indique autrement, en raison des caractéristiques de sécurité que comportent ces lettres. Le membre audiencier fait référence à la réponse aux demandes d’information ALB103570.EF retrouvée dans le cartable national de documentation sur l’Albanie, daté du 29 octobre 2010. Voici ce que ce document révèle au sujet des lettres d’attestation :

Plusieurs sources mentionnent qu’il peut être possible d’acheter des lettres d’attestation relativement à la participation à des vendettas en Albanie (agrégée de recherché 15 sept. 2010; professeur 15 sept. 2010; chercheur honoraire 22 sept. 2010). Le chercheur honoraire de l’Université de Roehampton a affirmé qu’une [traduction] « corruption endémique » règne toujours en Albanie, ce qui fait en sorte qu’il est impossible d’éliminer la possibilité que de telles lettres puissent être achetées (ibid.). De même, le professeur de l’IPFW a dit que [traduction] « presque tout peut être acheté ou vendu » en Albanie, en particulier des documents (15 sept. 2010). Il s’est souvenu d’avoir entendu dire que le CNR s’est plaint de l’existence de fausses lettres d’attestation (professeur 15 sept. 2010). Toutefois, le président du CNR a affirmé qu’il est [traduction] « impossible » d’acheter une lettre d’attestation de son organisation, car chacune est signée par le président et est identifiée par un code et un numéro de protocole uniques (CNR 13 sept. 2010).

 

[Je souligne.]

 

[15]           Il est démesurément simpliste, et même superficiel, d’assumer que les lettres d’attestation ne sont pas authentiques. Étant donné qu’il y a des renseignements dans le cartable national de documentation sur l’Albanie qui semblent carrément contredire sa conclusion, le membre audiencier se devait d’expliquer pourquoi elle n’accorde aucune valeur probante à ces lettres (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 157 FTR 35, [1998] ACF No 1425 (QL)). Elle aurait pu également apaiser ses doutes en soumettant les lettres à des analyses scientifiques.


 

ORDONNANCE

 

POUR LES MOTIFS SUSMENTIONNÉS;

LA COUR ORDONNE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision d’un commissaire de la SPR de la CISR, rendue le 21 mars 2011, à l’effet que le demandeur n’est pas un « réfugié au sens de la Convention » ni « personne à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la Loi, soit accueillie.

2.                  Ladite décision du 21 mars 2011 soit cassée et l’affaire retournée pour des fins de réexamen devant un autre commissaire de la SPR.

3.                  Il y a aucune question grave de portée générale à certifier.

 

 

 

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                        IMM-2457-11

 

INTITULÉ :                                       SHAHINI c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                 MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :               LE 2 FÉVRIER 2012

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                       LE JUGE HARRINGTON

 

DATE DES MOTIFS :                      LE 14 FÉVRIER 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Me Noël Saint-Pierre

POUR LE DEMANDEUR

 

Me Suzon Létourneau

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Saint-Pierre, Perron, Leroux Avocats inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.